Prospectiviste issu d’une double culture artistique et scientifique, il fonde en 2006 Futur Hebdo, le magazine de société de nos futurs immédiats. Sur ce site, des articles traitent les avenirs qui se présentent à nous sous la forme de brèves de presse de journalisme prospectiviste. En 2015, il crée le Comptoir Prospectiviste bureau d’études en prospective stratégique, sociologie du futur des organisations et des usages émergents. Cette même année, 2015, il est Auditeur de l’IHEST, Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (ihest.fr), et il débute une collaboration avec le Huffington Post qui porte sur l’analyse prospective d’œuvres de science-fiction, analyses qui désormais sont aussi réalisées pour le CNES et inCyber News. Ces chroniques sont toutes rassemblées sur le site Sciencefictiologie. Attaché à la valorisation de la culture populaire comme source d’inspiration pour demain, il s'intéresse aussi à l’étude des impacts de l’innovation sur le corps, que celui-ci soit biologique, social, entrepreneurial, étatique, etc. Il est contributeur pour diverses publications (inCyber News, Sanctum Labo-Crise (Ministère de la Transition écologique – uniquement papier), OpenScience, Horizons publics, Préventique (uniquement papier), Geab du LEAP, le Huffington Post, Ecko Magazine, The Conversation, INfluencia (uniquement papier)… ; il participe aux ouvrages collectifs du think tank Les mardis du Luxembourg : « L’horrificq Disputatio », éditions du Comptoir, 2020, et « Chroniques de l’intimité connectée », éditions Kawa, 2016 ; il est conférencier pour le Master ASIE (CY Cergy Paris Université), le Master IEGDI (Université de Strasbourg), le Master ISAD (Paris 2 Panthéon-Assas), l’ESCE, l’ISEFAC, le CNAM… ; il est intervenant expert pour le Forum inCyber, la Cité des Sciences et de l’Industrie, France Info, Le Monde, AFINEF, Radio Style, ARGIC-ARCCO, IHEST/IHEDN, INRA, les Compagnons du Devoir…
Abstract
Cet article propose une analogie approfondie entre l’histoire de l’exploration maritime terrestre et les dynamiques contemporaines et futures de l’exploration spatiale. En mobilisant la figure de l’île – lieu d’isolement, d’implantation et de projection – l’auteur explore les résonances entre la navigation océanique (des Austronésiens aux explorateurs européens) et les ambitions actuelles de l’humanité dans l’espace. Le texte examine les avancées technologiques majeures, de l’astrolabe aux moteurs nucléaires, qui redéfinissent les horizons et façonnent les routes interplanétaires. Au-delà de l’aspect technique, l’auteur interroge les enjeux politiques, juridiques et éthiques de l’expansion spatiale, notamment à travers l’hypothèse d’une indépendance martienne, en écho aux processus historiques de décolonisation. En revisitant les imaginaires de conquête et les tensions entre unité et fragmentation, l’article invite à penser l’archipel comme figure structurante de l’avenir humain, soulignant les défis posés par l’éparpillement géopolitique et les enjeux de gouvernance à l’échelle du Système solaire.
Portolano de l’Asie du Sud-Est (1542) | Jean Roth | Collection British Library
De l’île terrestre à l’île imaginaire
Faire une analogie entre mers et espaces interstellaires ou entre îles et corps extraterrestres peut paraître excessif. Jusqu’à preuve du contraire, une île reste une terre émergée et entourée d’une surface plus ou moins grande d’eau. Cette eau peut être salée… elle peut aussi être douce ; on parlera alors d’île lacustre ; ainsi, l'île de Manitoulin, située dans le lac Huron au Canada, dans la province de l'Ontario, est la plus grande île du monde avec 2 766 km2 de surface. Enfin, une île peut être habitée ou non.
Naviguer vers l’inconnu : une aspiration universelle ?
Les humains, ces animaux qui, depuis la crête de la colline sur laquelle ils se trouvent, cherchent toujours à savoir ce qu’il y a derrière la crête de la colline qu’ils aperçoivent au loin. Il va en être de même pour les îles : arrivés sur une côte, les humains y développent leurs activités, coincés le long de cette frontière marquée par l’étendue d’eau. Il ne faudra guère de temps pour qu’ils cherchent à aller voir ce qu’ils pourraient trouver au-delà de l’horizon… au cas où il y aurait une autre terre, une nouvelle île… où s’installer et où recommencer le cycle. Ainsi, de tout temps, les îles ont attisé la curiosité et les appétits des humains.
Le meilleur exemple de cet « élan anthropique » est l’expansion des peuples d’Océanie, les Austronésiens, Mélanésiens et autres Polynésiens qui, au cours des millénaires, se sont déplacés d’ouest en est, d’île en île, des plus petites jusqu’aux plus grandes. Les plus anciens de ces mouvements datent de quarante mille ans, autour des îles au nord de l’Australie : la Papouasie et la Nouvelle-Guinée. Les plus récents de ces déplacements, entre le dernier millénaire avant J.-C. et 1200 de notre ère, les ont amenés à naviguer de ce qui sera un jour la Nouvelle-Zélande jusqu’à l’île de Pâques.
De l’ère des grandes traversées à la construction des routes planétaires
Plus tard et ailleurs – en Europe, à la fin du XVe, aux premiers temps de la Renaissance – des navigateurs sont, eux aussi, partis à la découverte de ce qu’il pouvait y avoir au-delà de l’horizon. De ce côté-ci de la Terre par rapport à l’Océanie – la rotondité de notre planète ne faisant plus débat depuis l’Antiquité [1] [2] – les dernières avancées scientifiques et techniques offraient les moyens d’assouvir la soif d’exploration qui, à cette époque, allait se répandre en Europe comme une fièvre (d’or, d’épices, de bois précieux, de soie…).
Les Portugais ont été les premiers à se lancer dans cette aventure avec des navigateurs tels que Bartolomeu Dias (1450 - 1500), Vasco da Gama (1469 - 1524) ou bien encore Fernand de Magellan (1480 - 1521). Bientôt, les Espagnols comme d’autres leur « emboîtèrent le pas » si bien qu’il ne fallut que quelques décennies pour voir la plupart des nations d’Europe ayant un accès maritime se croiser et s’affronter sur les mers et les océans [3].
À cette époque, ces navigateurs européens (qui croient qu’ils) découvrent des îles et se les approprient en ignorant les habitants autochtones. Ces découvertes sont parfois des continents, c’est le cas de « notre » continent américain tout d’abord appelé Inde ou bien encore l’Australie découverte au début du XVIIe et dont on ne fera le tour complet qu’en 1801-1803. Ces îles, peu importe leur taille, peuvent aussi être connues de nos navigateurs mais auréolées de légendes, ce qui amène les Européens à les considérer comme mythiques (par exemple Cipango, « notre » Japon désigné, à cette époque, par une latinisation de son nom chinois).
Sur leurs routes, les navigateurs européens croisent bien d’autres territoires qui étonnent et émerveillent ces hommes souvent partis depuis des mois sur des navires malmenés par les intempéries ; ils sont pas loin d’être affamés et la plupart du temps assaillis par les maladies. Si on considère le tour du monde de Magellan (1519-1522), environ 260 hommes partirent sur cinq navires. À leur retour, ils n’étaient que 18 à bord de la seule Victoria, Magellan faisant partie des victimes de l’expédition. « Ils partirent cinq cents… mais après de nombreux efforts, nous en vîmes bien moins de trois dizaines revenir au port »… Mais, ces pertes, pas plus que celles qui suivraient, n’étaient rien. Un mouvement était lancé.
Rétrospectivement, pour ouvrir ces routes à la surface de notre planète dont le nombre pourrait ne jamais cesser de croître, pour naviguer en haute mer – pour ne plus faire du cabotage qui, depuis la nuit des temps, a été la manière la plus répandue de naviguer – des découvertes scientifiques et des améliorations technologiques étaient nécessaires.
Il y a eu bien sûr les techniques de construction navale qui ont permis l’arrivée de navires plus grands, plus fiables et plus efficaces ; on parle ici de la dérive, du gouvernail, de la voile portante sur baume… Mais, surtout, il aura fallu développer les technologies – issues des sciences : astronomie, mathématiques, géophysique – qui permettaient de se situer à la surface de la Terre, grâce à une latitude et à une longitude. La latitude, c’est-à-dire la distance angulaire d'un point à la surface de la Terre par rapport à l'équateur (référence horizontale, située entre le nord et le sud) est connue dès l’Antiquité. Elle sera améliorée par les savants arabes autour de l’an Mil. Au XVe siècle, l’astrolabe qui permet de calculer l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon, point de départ du calcul de cette latitude, fait partie des équipements standards de navigation.
Il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que de nouvelles avancées scientifiques et techniques – principalement l’horloge mécanique – pour apporter une solution efficace à la question de la longitude – lui aussi connu dans l’Antiquité mais sans que personne ait été en mesure d’y apporter une solution – c’est-à-dire le calcul de la distance angulaire d'un point à la surface de la Terre par rapport à un méridien de référence (soit le déplacement horizontal le long d’un parallèle à l’équateur).
Tous ces accomplissements scientifiques et technologiques sont à l'origine de l’expansion européenne et, dès le début du XVIe siècle, des politiques de colonisation. Du point de vue européen, les richesses exotiques issues de ces terres d’outre-mer ont justifié ces prédations au détriment des peuples autochtones. C’est à cette époque qu’un adage prend forme : « À la suite des explorateurs, viennent les marchands et, dans leur ombre, se trouvent les militaires ».
À la fin du XIXe siècle, la vapeur a réduit les temps de trajet sur tous les itinéraires désormais bien renseignés. Et, avant l’apparition de la notion de « village planétaire » inspirée par la mondialisation et l’informatique, la planète Terre se faisait plus petite avec la croissance de grandes nations, par leur taille, comme les États-Unis d’Amérique, le Canada ou le Brésil. Ainsi, à la suite des premiers colons, et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, des populations en masse quittent l’Europe pour aller se construire un destin, emportés par ce qui allait devenir le « Rêve américain ». En 1800, la traversée à voile de l’Europe jusqu’en Amérique prenait 6 à 10 semaines, selon les vents, les tempêtes, les détours... En 1850, des navires hybrides voile-vapeur effectuent la traversée en 3 à 5 semaines. En 1900, on ne passe plus que 7 à 10 jours à bord des paquebots à vapeur. Cette durée sera réduite à 3 à 5 jours dans les années 30, à l’âge d’or des paquebots transatlantiques. La suite de l’histoire verra se réduire tous les temps de trajets grâce cette fois à l’aviation, qui nous donnera d’autres aventuriers et d’autres héros. Mais, une certaine forme d’exploration et d’aventure insouciante semble faire désormais partie du passé [4], d’autant plus que le XXe siècle aura à faire face à nombre d'enjeux dont celui de la décolonisation…
L’espace, nouvelle mer ouverte à la navigation humaine ?
Cependant, aujourd'hui, au XXIe siècle, on peut à nouveau s’autoriser à interroger les notions d’île et d’exploration. Pourquoi ? Parce que, levant le regard de l’horizon vers le zénith, l’humanité, qu’on le veuille ou non, que l’on considère cette perspective comme souhaitable ou non, se remet à rêver de dépasser les nouveaux horizons qui se présentent à elle, au-dessus de sa tête, au-delà de l’atmosphère et des orbites terrestres, vers la Lune, Mars, la Ceinture d’astéroïdes et toujours plus loin encore.
Ce qu’il y a de fascinant dans la liste des lieux qui viennent d’être cités, c’est qu’ils représentent pour notre présent les mêmes enjeux que l’était n’importe quel point de la Terre pour l’humanité qu’on évoque les peuples océaniens, les Chinois ou les Européens quand ils se sont élancés sur les mers et les océans, sur leurs esquifs plus ou moins frêles…
Archipels orbitaux et colonies extraterrestres
Et c’est là que l’analogie proposée en ouverture de ce texte prend tout son sens. Ainsi, la période qui s’étend de 1969 à aujourd’hui pourrait représenter la période initiée par Henri le navigateur (1394-1460) au Portugal. Destinée à succéder aux lanceurs traditionnels, aux premiers modules spatiaux et à la Navette spatiale américaine, Starship, le vaisseau interplanétaire de l’entreprise SpaceX, toujours en cours de développement (en mai 2025), pourrait à terme représenter le prototype des vaisseaux qui, un jour, emmèneront l’humanité vers de nouveaux rivages, comme les caravelles ont succédé aux caraques du Moyen Âge. Sous peu – dans 10 années comme dans 100, peu importe – l’humanité aura installé des comptoirs sur la Lune, aux points Lagrange Terre-Lune ou Soleil-Terre, sur Mars, dans la Ceinture d’astéroïdes… et peut-être, dans un avenir bien plus lointain encore, sur les lunes des géantes gazeuses de notre Système solaire. Ces comptoirs seront des bases au sol ou des stations spatiales plus ou moins grandes. Pour atteindre cet avenir, il faudra développer des moyens de transport qui apporteront des gains de temps dans les voyages, à l’image de ce qui a été décrit au cours du XIXe siècle pour la navigation maritime.
« Prospectivement parlant », pour ouvrir ces routes au cœur de notre Système solaire, dont, pour certains, le nombre est appelé à ne jamais cesser de croître, pour naviguer en espace profond – pour ne plus faire du « cabotage » entre Terre et Lune qui, depuis le début de l’aventure humaine dans l’espace, a été la seule manière de se déplacer – bien des découvertes scientifiques et des améliorations technologiques sont encore nécessaires !
En observant ce qui se prépare, ce qu’il y a d’étonnant est de constater que les temps de voyage que vivront les nouveaux Magellan ou Cook à faire leur tour non plus de la Terre mais du Système solaire seront similaires à ceux des navigateurs intrépides du XVe siècle. Regardez : selon les connaissances actuelles, un aller-retour vers Mars prendrait 26 à 30 mois [5], soit le temps du périple dont Magellan n’est pas revenu.
Dès aujourd’hui, pour les futurs vaisseaux spatiaux, on envisage des motorisations (nucléaires) qui pourraient diviser par deux le seul temps d’un aller Terre-Mars (ou l’inverse), soit trois mois. D’autres recherches sont menées. Ces temps de voyages seront encore réduits. Imaginez qu’avant même que Magellan entreprenne le voyage qui lui sera fatal, on lui annonce avec enthousiasme que dans trois ou quatre générations, les navires iront deux fois, trois fois plus vite…
Cependant, en se replongeant dans l’histoire de la navigation maritime terrestre, comme on l’a fait plus haut, et en ne considérant que la traversée Europe-USA, on constate qu’il aura fallu attendre quatre siècles pour voir le temps de traversée être divisé par dix – de dix à une semaine – la plupart des améliorations étant intervenues au cours du dernier siècle. Ce « retour d’expérience » est peut-être – sûrement – un appel à la prudence à propos des prévisions d’évolution des durées de voyage, cette fois-ci interplanétaires, au sein du seul Système solaire.
De même, il faut rappeler le destin funeste qu’ont subi nombre des marins qui se sont élancés sur les mers, à la découverte des îles de la Terre. Cela permet d’aborder les risques que prendront sûrement les premiers voyageurs des mers spatiales, celles et ceux qui iront à la découverte des îles planétaires de notre Système solaire, qu’elles s’appellent Lune, Mars, Cérès, Ganymède… Il faut dès aujourd’hui envisager qu’une nouvelle fois la trajectoire de l’exploration des espaces interplanétaires suivent une trajectoire étrangement similaire à celle des explorations maritimes terrestres. Ainsi, on peut le dire : les premiers explorateurs, les premiers colons spatiaux, pourraient bien ne jamais revenir de leur voyage… Mais, étonnamment, l’humanité a la mémoire courte !
Se projeter dans l’avenir…
Vous en voulez une preuve ? Elles concernent une nouvelle fois un parallèle entre la colonisation d’un territoire terrestre avec ce qui pourrait se produire un jour dans l’espace. Envisageons un instant que l’humanité se soit « installée » dans l’espace. Et plaçons-nous dans deux siècles, à la fin du premier quart du XXIIIe siècle.
Dans cet avenir (très) hypothétique, L’humanité vit dans de nombreuses îles spatiales. Ce sont des installations construites à la surface de la Lune puis de Mars – probablement sous ces surfaces extraterrestres, les tout premiers temps. Ce sont des stations spatiales, d’abord construites en orbite terrestre, puis autour de la Lune, de Mars, ce sont aussi peut-être des installations construites dans la Ceinture d’astéroïdes… En leur sein, à leurs bords, les humains sont de plus en plus nombreux ; sur les sols extraterrestres, la gravité est plus faible que sur la Terre, mais s’y accommode ; les stations spatiales sont dotées d’une gravité artificielle centrifuge d’une intensité similaire à celle que l’on trouve sur Mars pour simplifier – unifier – les efforts d'acclimatation.
Dans cet avenir, les stations spatiales géantes sont devenues des ports spatiaux. Leur développement est le signe d’une accélération des échanges commerciaux entre les différentes installations humaines dans le Système solaire, entre la Terre, la Lune, Mars, la ceinture d’astéroïdes, les lunes des géantes gazeuses... À proximité de ces stations spatiales, des chantiers spatiaux fournissent les vaisseaux qui parcourent les routes du Système solaire à des allures toujours plus vives… Là-haut comme sur des sols extraterrestres, des femmes et des hommes construisent, gèrent, manipulent, nourrissent, soignent d’autres humains… copulent et croissent en nombre – Nota Bene : il ne sera pas abordé ici l’impact de la faible gravité sur le développement d’un humain, de sa conception à sa mort, qui en soi sera une aventure scientifique et éthique des plus étonnantes ! – Cependant, à la différence des colonisations humaines terrestres, dans les espaces du Système solaire que l’humanité investit, point de populations autochtones dont il aurait fallu tenir compte avant de se lancer dans la moindre installation.
… pour mieux envisager les enjeux d’éthique, de droit et de mémoire
Continuons notre réflexion en conservant notre point d’observation des questions spatiales depuis cet avenir. Là, on pourrait se rappeler que, avant même que l’humanité ne se soit installée définitivement dans l’Espace, par exemple, au cours de la première moitié du XXe siècle, de nombreuses réflexions avaient été menées, par exemple, sur la pertinence d’appliquer à l’espace la notion de « bien commun de l’humanité », d’autres travaux avaient abordé les questions de gouvernance à appliquer à l’exploitation des ressources spatiales… Ce passé avait surtout longuement débattu de l’intérêt qu’avait l’humanité à aller dans l’espace. Là-haut, point d’épices ou d’exotisme… Quant à l’or, il fallait aller sur place pour s’assurer qu’il y en avait ou pas, ce qui en soi représentait un investissement énorme. Je dis « or », c’est une image. Les matières premières issues de l’espace se sont révélées nombreuses et variées : métaux, eau, terres rares, isotopes utiles dans les industries du futur…
Aujourd’hui, au XXIIIe siècle, la question ne se pose plus : le développement de la Terre et de l'humanité est indissociable des ressources issues de l’Espace, des ressources qui ne s'évaluent pas tant en termes de matières premières qu’en produits industriels et manufacturés.
Mais, arrête-t-on là cette énumération qui a le tort de ne résumer l’aventure des humains dans l’espace uniquement à l’aune des activités économiques. En effet, ils ont été accompagnés de nombreuses d’évolutions dans des domaines tels que le droit — qu’il soit spatial, civil, du travail ou commercial et pénal — ou la médecine, les arts culinaires et leurs indispensables ingrédients… sans oublier les luttes et les droits sociaux qui sont les unes comme les autres indissociables du développement humain.
Le rêve martien et la tentation de l’indépendance insulaire
Dans cet avenir, le XXIIIe siècle, nous en sommes au moment où Mars envisage de déclarer son indépendance vis-à-vis de la Terre. Cette annonce provoque une sidération (parlant d’affaires spatiales, le mot s’impose) à l’échelle du Système solaire : « Là… on est à un tournant, on va franchir une étape ! ». Disant cela, on oublie, comme on l’a rappelé plus haut, les enseignements dont l’histoire de l’humanité est pourtant riche : la situation de Mars à l’égard de ses propriétaires terriens, à l’égard de la métropole terrienne n’est-elle pas similaire à la relation que la couronne d'Angleterre entretenait, à la fin du XVIIIe siècle, avec ses colonies d'outre-atlantique qui allaient sous peu devenir les États-Unis d’Amérique ? Comme les colonies britanniques qui, à l'époque, ont fait sécession pour se dégager de l’emprise de la métropole européenne qui les étouffait tant au plan financier que politique, les territoires spatiaux tentés par le chemin de l’indépendance ont tous atteint une forme de singularité dans leur développement : ces îles spatiales en sont arrivées à des situations de quasi-autonomie économique et institutionnelle, riches de la communauté des installations humaines qui ont essaimé dans le Système solaire, hors de portée de l’emprise d’une Terre somme toute lointaine... À quelque six siècles d’écart, va-t-on être témoin d’une « Tea Party » martienne, puisque c’est Mars qui ouvre le bal de la décolonisation ?
En attendant de voir comment vont tourner les événements, on peut se demander pourquoi l’indépendance de ces territoires n'a pas été envisagée dès les origines de ces installations, une disposition comme part d’un cheminement naturel pour de telles entités insulaires spatiales. Se pourrait-il que la Terre se soit attendue à tirer des bénéfices sans fin de ses colonies spatiales, sans contreparties ? Anticiper cette indépendance aurait pourtant été un moyen d’éviter des tensions qui, aujourd’hui, se font sentir dans tout le Système solaire. L’évocation de cette déclaration provoque une cristallisation de l'opinion entre sympathisants et opposants, sans parler d’éventuels recours à la force envisagés par la Terre, sous prétexte du maintien d’un ordre que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier d’arbitraire, violent et colonialiste.
Mais, refuser cette indépendance, cela n'irait-il pas à l’encontre de l’histoire ? Indépendamment de priver les propriétaires des installations industrielles spatiales de substantiels subsides – les plus grands cabinets d’avocats du Système solaire fourbissent leurs armes en prévision d’inévitables procès qui s'apprêtent à déferler entre la Terre et Mars – cette déclaration d’indépendance apporte surtout de l’eau au moulin des opposants à l’Espace qui n’y voient, toujours à notre époque, que la promotion d’une économie de la croissance infinie au détriment d’une frugalité dont le berceau de l’humanité aurait encore besoin, selon celles et ceux qui se proclament les défenseurs de la Terre. En admettant que cette indépendance soit non souhaitable, aurait-on pu orienter les activités spatiales pour éviter la situation actuelle ? Mais, au nom de quel principe, au cours du XXIe siècle, aurait-on dû fermer ou tout du moins restreindre l’ouverture de la porte des étoiles à l’humanité et ce, à l’échelle d’une planète qui, hier comme aujourd’hui, était loin d’être unifiée ?
Le miroir des îles : singularités humaines et destin partagé
Tout cela étant dit, il est des questions auxquelles il va néanmoins falloir apporter des réponses satisfaisantes, telles que : comment accompagner la régulation de l’économie du Système solaire dans ce nouveau contexte géopolitique ? Comment faire appliquer une même loi dans le Système solaire quand les acteurs des activités concernées par ce droit sont si éloignés les uns des autres, que les communications s’échangent en dizaines de minutes, voire en heures, sans parler des mois de voyage pour se voir physiquement, si l’on considère les points les plus éloignés du Système solaire où se sont installés les humains ? Ou bien encore : confrontée à son éparpillement dans le Système solaire (et donc à une grande variété d’écosystèmes et de destins), l'humanité pourra-t-elle rester une et indivisible ou bien est-elle condamnée à devenir alien à elle-même (ne serait-ce qu’au sujet des différences de gravité tolérée par les corps biologiques) ?
L’archipel comme figure du futur
En conclusion, revenons dans notre présent, la fin du premier quart du XXIe siècle. Et, si jamais l’humanité s’engage sur le chemin des étoiles, ce qui est loin d’être un avenir définitivement établi, on peut constater que tous les enjeux qui ont été évoqués plus haut sont néanmoins réels avec des implications contemporaines, bien qu’ils ne se jouent encore qu’à l’échelle de la Terre, à l’échelle de notre chère planète bleue, la « Blue Marble » d’Apollo 17. Faut-il pour autant ne pas s’en préoccuper dès maintenant ? Ne faudrait-il pas se pencher sur ces questions avant que les tensions émergent et polluent le débat ? C’est alors que les îles auraient à se rappeler à nous pour nous conter leurs histoires, pour nous offrir leurs expériences afin de nous permettre de mieux construire notre avenir. Ces îles qui maillent les mers de la Terre de toute éternité, ces îles qui ont séparé et réuni tant de peuples de la Terre, ne sont-elles pas images des futures îles spatiales ?
Comme quoi, oser l’analogie entre mers et espaces interstellaires, entre corps extraterrestres et îles n’était pas si excessif que cela. Et la notion d’île s'est enrichie de nouvelles nuances qui accompagneront peut-être l’humanité dans les dépassements des horizons qu’elle trouvera toujours sur son chemin, peu importe la direction dans laquelle elle regardera !
Notes
[1] Ératosthène est particulièrement connu pour son évaluation de la circonférence de la Terre très proche de la réalité grâce à un calcul géométrique (Ératosthène | Wikipedia)
[2] Pour les peuples océaniens anciens évoqués précédemment, la question de la rotondité de la Terre n’avait pas lieu d’être, ils avaient développé une représentation dynamique de l’espace, structurée par les étoiles, les vents, les courants marins, les oiseaux migrateurs et les nœuds d’îles visibles ou devinables à l’horizon…
[3] À cette liste de navigateurs, il faut ajouter Zheng He (1371 – 1433), explorateur maritime chinois, dont les voyages s’étendirent jusqu'au Moyen-Orient et en Afrique de l'Est. Parti de l’actuelle Shanghai, les voyages de Zheng He, au nombre de sept, débutèrent en 1405 pour prendre fin en 1433 sur ordre de l'Empereur Hongxi (1424-1425) qui interrompt ces expéditions pour des raisons budgétaires. À son apogée, la flotte de Zheng He compte 30 000 hommes embarqués sur environ 69 vaisseaux pouvant atteindre une soixantaine de mètres de long, comparables aux navires qui s'élanceront à la conquête de la planète soixante-dix plus tard…
[4] Il reste néanmoins les fonds sous-marins à explorer : ne dit-on pas que l’on connaît mieux la surface de la Lune que les abysses de la planète Terre ? Mais, les conditions de cette exploration demandent d’immenses moyens financiers et surtout technologiques qui restreint le nombre des candidats à cette exploration.
[5] Ce délai tient compte des positions relatives des deux planètes qui doivent se trouver à des endroits précis de leurs voyages respectifs autour du Soleil afin de réduire au maximum les temps de voyage entre les deux corps célestes. Ce sont les « fenêtres de lancement ». Une mission humaine, arrivée sur Mars, devra attendre la fenêtre de lancement suivante avant d’entamer son voyage de retour de la planète rouge vers notre Terre. En l’état actuel, le seul voyage de la Terre à Mars (ou inverse) dure de 6 à mois mois.