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Îles englouties, îles retrouvées / Sous la direction de Christian Gatard / Vol.23 N.2 2025

De l’imaginaire mythologique au bricolage symbolique : île à l’endroit, île à l’envers dans Mélusine de Jean d’Arras

DOI: 10.17613/1eacn-xqe50

Jean-Jacques Vincensini

magma@analisiqualitativa.com

Agrégé de lettres, docteur d’état, professeur honoraire de langue et littérature médiévales à l’Université de Tours et membre du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (CESR, Tours). Il travaille sur les tensions entre « mythologie » et « mythe » dans les lettres médiévales ainsi que sur les modes de traduction des œuvres du Moyen Âge au XXIe siècle. Dans ces perspectives, il a présenté l’orientation épistémologique de ses recherches dans l’ouvrage Pensée mythique et narrations médiévales (Paris, Champion, 1996) puis, en 2003, il a édité et traduit le roman en prose de Jean d’Arras, Mélusine ou La Noble Histoire de Lusignan (Paris, « Lettres Gothiques ») suivi, en 2009, par l’édition-traduction du récit en vers de Couldrette, Mélusine (Roman de Parthenay ou Roman de Lusignan) avec Matthew W. Morris (The Edwin Mellen Press, Lewiston, Queenston, Lampeter). Avec Olivier Battistini, Jean-Dominique Poli et Pierre Ronzeaud, il a dirigé le Dictionnaire des lieux et pays mythiques (Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2011). En 2017, il co-dirigeait l’ouvrage collectif : La Traduction entre Moyen Âge et Renaissance. Médiations, auto-traductions et traductions secondes (Turnhout, Brepols). Il a publié en 2021, Eros, L’encre du désir (avec F. Ferney, Paris, Albin Michel).

Abstract

Qu’est-ce qu’une île ? Antérieurement à l’énonciation dans un discours, une île est une terre émergée de manière durable dans une étendue d’eau. L’île, ici, est au singulier. Mais quand ce terme passe dans le hic et nunc des textes, il peut suivre bien des parcours possibles et s’enrichir ainsi de valeurs diverses. L’île singulière se métamorphose alors en une multiplicité d’entités, qu’elles soient réelles (les îles-prisons existent bel et bien) ou imaginaires (la Nova Insula Utopia ; les îles stériles où s’échouent lamentablement les naufragés). Ces lignes reliront dans cette perspective plurielle le roman Mélusine, achevé en 1393 par un certain Jean d’Arras, et dont l’héroïne est la tragique fée Mélusine, ancêtre de la famille de Lusignan. Deux îles jouent un rôle essentiel dans ce récit : Avalon, l’île de la fée Morgane, tante de l’héroïne, et la cuve du château de Lusignan dans laquelle Mélusine se baigne tous les samedis. Que reste-t-il dans l’île d’Avalon de Mélusine des caractères stéréotypés de l’île merveilleuse de l’autre monde celtique, de l’île Éden qui échappe à la fuite du temps et protège de la mort ? Quelles « valeurs » cette île « à l’endroit » – puisque terre émergée dans une étendue d’eau – naissent de sa relation avec la cuve circulaire, île « à l’envers » – puisque étendue d’eau incluse dans de la terre ? Que racontent ces deux îles interdites aux hommes (masculins) mortels, ces deux îles qui échappent au temps humain, ces deux îles où vivent, en famille ou seules, des femmes étranges, entièrement ou partiellement extérieures aux lois de l’humanité ? On répondra en s’inspirant des travaux que Claude Lévi-Strauss a consacrés à cette activité de connaissance que l’on nomme pensée « sauvage » ou « mythique ». Conformément au fonctionnement propre à ce mode de spéculation, on verra comment, dans le récit de Jean d’Arras, les deux étendues insulaires assument à la fois leur statut de realia (sur le flanc empirique ou imaginaire) et celui de « symboles » (sur le versant de la construction élaborée par la narration qui leur accorde des significations symboliques profondes).

 

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La représentation de l’île de Wight (1591) | Baptista Boazio | Collection British Library

De l’île singulière au hic et nunc des îles

Qu’est-ce qu’une île ? Quel est le « noyau commun » de la signification de toutes les émergences insulaires, quelles que soient leurs présences géographiques ou culturelles ? En d’autres mots, comme disent les savants linguistes Greimas et Courtés [1], « antérieurement à l’énonciation dans le hic et nunc », quels sont les traits virtuels définissant une île, les traits qui seront partagés par toutes ses occurrences – ou ses « réalisations » – dans tel ou tel contexte ?

Réponse : une île est une terre émergée de manière durable dans une étendue d’eau. Cette réponse est le réel minimal de l’île : à la fois de nature physique et lexicale, celle que l’on trouve à la première ligne du dictionnaire à l’entrée « île ».

L’île, ici, est au singulier.

Cette définition, ces lignes la prendront au pied de la lettre. On évitera volontairement de s’envoler dans les ciels métaphoriques qui risquent de perdre dans la confusion et de perdre le noyau de sens défini à l’instant. On évitera, notamment, de recourir aux multiples images psychologiques de l’isolement. On connaît la phrase que Roger Caillois écrit dans L’Homme et le sacré : « Il est dans la géographie de chaque être comme une capitale, où il réside ordinairement, où il se trouve au cœur de lui-même et où il prend ses décisions les plus graves. » Cette phrase, a-t-on dit, serait l’expression insulaire de l’univers métaphorique du Moi [2]. « Je » est un autre s’écrirait alors « Je » suis une île en moi-même. Et pourquoi pas une moi-île dans la foule ou mon âme est une île dans mon corps, etc. etc. ?

Mais, on le sait, quand un terme passe de son sens virtuel à ses significations dans le hic et nunc, il s’enrichit de valeurs diverses qui lui font suivre bien des parcours possibles formulées par des acceptions multiples. C’est ainsi que l’île unique et singulière dans sa pré-réalisation se métamorphose en une multiplicité d’entités comme les lames chatoyantes ou lugubres d’un éventail largement ouvert.

Des îles au pluriel donc.

Nova insula Utopia : utopies et dystopies insulaires

L’éventail se déplie sous nos doigts. Apparaissent des îles, une pluralité d’îles, dont les multiples facettes conduisent à considérer soit leur réalité (les îles-prisons existent bel et bien), soit les imaginaires variés dont elles sont les « spatialisations » singulières (on rêve des Îles Fortunées) [3].

La première lame de notre éventail insulaire offre un paysage charmant, quasi paradisiaque. Avec leurs palmiers de carte postale et leurs rivages bleutés, les îles jouissent souvent d’une image édénique. Elle vient de loin. Aspirant désespérément à échapper aux limites de leur condition, les hommes ont toujours rêvé d’espaces hors du temps où ils pourraient vivre à l’égal des dieux. Les Îles Fortunées fantasmées par la tradition gréco-latine ou, plus largement, indo-européenne, en sont un exemple illustratif. On les découvre dans l’Odyssée d’Homère, Les Travaux et les Jours d’Hésiode, les Histoires d’Hérodote ou encore la Géographie de Strabon. On la trouve également dans la bande dessinée contemporaine. Le tome L’Île des Mers gelées de Thorgal, publié en 2005 (photo) en donne une jolie illustration.

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Dans ces lieux de douceur de vivre, l’homme échappe à la malédiction adamique, il n’est plus obligé de verser sa sueur pour cultiver les fruits nécessaires à son existence. Le paradis retrouvé ! Mais l’île édénique ne matérialise pas n’importe quel paradis. Différente du Jardin d’Éden, du paradis céleste, de la Cité idéale ou de l’abbaye de Thélème, elle a la singularité d’être – son sens virtuel l’y oblige – un « lieu, ouvert sur la mer, mais fermé au commun des mortels, qui va inspirer la création littéraire, notamment dans la mise en scène d’utopie ». (Binet, p. 2)

« Utopie », le mot est lâché. Thomas More n’est pas pour rien dans la fascination pour l’idéalisation utopique insulaire, lui qui, avec sa nova insula Utopia a identifié non-lieu (U-Topos) et Eu-Topos, lieu idéal. Sa première édition latine de 1516 n’annonce-t-elle pas un Libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus, de optimo reipublicae statu, deque nova Insula Utopia : « Un vrai livre d’or, non moins salutaire qu’agréable, relatif à la meilleure forme de communauté politique ainsi qu’à la nouvelle Île d’Utopie » ?

Mais on ne peut en rester là, à cette vision ravissante et idéalisée des îles. L’éventail s’ouvre offrant d’autres lames à la vue qui préviennent de se satisfaire du cliché édénique.

Car il tendrait à imposer comme une évidence ce qui est, en réalité, un stéréotype trompeur puisqu’il gommerait les nombreuses îles dystopiques, ces territoires porteurs de valeurs négatives que n’ignore aucune culture. Toutes ces îles stériles où s’échouent lamentablement les naufragés comme ces îles infames de l’exil qui ont été créées pour bannir les dissidents et les criminels. En effet, loin de n’inspirer que des imaginaires utopiques, ces îles si peu édéniques ont souvent été utilisées comme sites de prisons dont l’isolement naturel devait rendre impossible toute évasion. Autant d’îles dont la célébrité tient au prestige des prisonniers qui s’y sont morfondus. De Napoléon proscrit à Sainte-Hélène, à Nelson Mandela enfermé à Robben Island et à Edmond Dantès bagnard au Château d’If. Et comment ne pas penser aux geôles du Mont Saint-Michel, à celles d’Alcatraz ou aux croates « îles infernales ?

Rien n’étonne donc : « mondes ouverts sur l’extérieur et territoires clos » [4], les multiples nappes insulaires observées aux quatre coins de l’univers, dans tant de mers, d’océans et de lacs, stimulent nos imaginaires à l’infini, les saturant de fantasmes heureux et utopiques, ou angoissants et dystopiques.

Autant d’îles plurielles qui convainquent de l’évidence déjà affirmée ci-dessus : l’île virtuelle, celle dont la signification est immuable, acquiert des contenus divers et riches selon le hic et nunc géographique ou artistique où on la prend en compte.

La notion de « valeur » : Mélusine ou La Noble histoire de Lusignan

Regardons cette affirmation avec une focale littéraire. Considérée dans le contexte particulier d’une œuvre, chaque île trouve une singularité caractéristique, celle que lui offre les relations avec les autres termes du contexte où elle est employée. Depuis Ferdinand de Saussure, cette idée fonde la notion de « valeur ». Le linguiste suisse définit la « valeur » d’une unité linguistique comme le sens qu’elle acquiert grâce aux relations avec les autres unités du système, et non pas comme un contenu intrinsèque (réel ou imaginaire) : la Corse peut être réellement un morceau de batholite, elle peut susciter des images de beauté sublime, si on la considère dans une nouvelle de Mérimée ou un roman de Jérôme Ferrari, elle s’enrichit de valeurs tout à fait différentes et si diverses selon les œuvres qu’elles peuvent être contradictoires.

Il est temps de regarder l’exemple qui va intéresser les lignes qui viennent. Il vient des îles mises en scène par Mélusine, récit en prose écrit par un auteur dont nous ne connaissons que le nom, Jean d’Arras [5]. Son héroïne vedette est la fascinante et tragique fée Mélusine. C’est en août 1393 que Jean d’Arras achève le livre qu’il a consacré aux féeriques origines de la noble famille de Lusignan. Il l’offre à celui qui lui en a demandé la rédaction, Jean de Berry, troisième des quatre fils de Jean le Bon et de Bonne de Luxembourg. Avant 1393, la tradition courait que la forteresse de Lusignan avait été fondée par une fée. Elle ne porte pas encore de nom dans le Reductorium morale de Pierre Bersuire (mort en 1362) qui propose la première attestation écrite de cette légende :

Dans ma patrie, le Poitou, on raconte que le puissant château de Lusignan a été fondé par quelque chevalier et la fée qu’il avait épousée. (…) Cependant, après que son mari eut aperçu la fée dans sa nudité, on dit qu’elle mua en serpente. Et aujourd’hui encore, on raconte que l’on peut apercevoir la serpente dans le château quand il doit changer de maître. (traduction du Prologue du Livre XIV).

Qui n’a rêvé au nom de cette fée médiévale qui, dit-on, ferait encore entendre ses soupirs amers sur Lusignan en Poitou ? Fasciné, on imagine la serpente à la queue dont les écailles miroitent et la femme perdue d’avoir confié sa vie au mortel qu’elle aimait et qui, toujours, l’a trahie. Vrai soleil de son temps, selon Brantôme, son éclatant souvenir n’a jamais cessé d’étinceler. Rabelais et Gérard de Nerval, Marcel Proust, André Breton et René Char, Marcel Aymé, François Bourgeon, et la liste n’est en rien exhaustive, attestent la renommée de cette véritable star.

Aux côtés de la prose de Jean d’Arras, qui seul intéressera ces pages, un second récit donne à lire l’histoire de Mélusine « la femme perdue, celle qui chante dans l’imagination » selon Arcane 17. Il s’agit d’une œuvre qu’un certain Coudrette rédige, en vers, pour Guillaume VII l’Archevêque, seigneur de Parthenay, et, à sa mort en 1401, pour son fils Jean II, seigneur de Parthenay et de Mathefelon.

Ces narrations s’inscrivent dans le riche vivier de récits généalogiques médiévaux pour qui la gloire d’une famille puissante ne peut être banalement historique et suppose donc l’invention d’un être surnaturel. Comme les Lusignan, les Plantagenêt et avec eux avec bien d’autres familles prestigieuses ont pour ancêtre une femme de l’autre monde (une « non-humaine »), une femme dont la beauté angélique et le prodigieux dévouement ne peuvent longtemps cacher l’origine diabolique ou surnaturelle incompatible avec un destin humain.

Mais, peut se demander le lecteur, quels rapports avec le sujet, avec les îles ?

Il se trouve que, dans le roman de Jean d’Arras, le signe premier, le terme initial et nécessaire de cette différence ontologique proprement in-vivable, cette différence entre les êtres de notre monde et ceux de l’autre monde que nul n’a jamais pu combler est un espace, une île : l’île d’Avalon. Quelles « valeurs » le dépli du texte lui accorde-t-il ?

Avalon, le paradis perdu de la mère féérique

Roi d’Écosse, Elinas chasse dans une forêt. Au bord d’une fontaine, il y découvre une dame d’une surprenante beauté. Séduite à son tour, Présine – car tel est son nom –, accepte d’épouser son royal admirateur à une condition : qu’il jure que, si le couple a des enfants, Elinas ne tentera pas de voir sa femme pendant ses couches. Le roi lui en fait le serment. Plus tard, Présine donne naissance à trois filles. L’aînée reçoit le nom de Mélusine. Incapable de maîtriser son vif désir de voir sa progéniture, le roi pénètre dans la chambre où se trouve Présine avec ses trois filles. Furieuse, la reine condamne son époux. Elle se vengera grâce, dit-elle, « à ma sœur, mon alliée, la dame de l’Île Perdue. » La fée Morgane ! Sur ces mots, elle disparait avec ses trois filles et s’en va « directement avec ses trois filles en Avalon, que l’on appelle également l’Île Perdue parce que, aussi souvent qu'on y soit allé, on ne peut y revenir que par hasard. Là, elle éleva ses filles jusqu’à l’âge de quinze ans » (p. 131).

Bien entendu, à cet instant du récit, on se demande quelle prégnance imaginaire Jean d’Arras glisse dans sa narration en choisissant d’y introduire précisément l’« île d’Avalon ». On ira chercher cette prégnance dans les nombreux textes bien connus au Moyen Âge qui font de cette Avalonis insula un espace nourri de significations héritées de la mythologie celtique et bretonne.

Plus précis et savants que Wikipedia, les érudits ont établi les faits suivants. Dans la littérature arthurienne, Avalon est l’île où est emporté, terriblement blessé le roi Arthur après son dernier combat à Camlann afin d’y faire soigner ses plaies. C'est également, selon les sources, l'île où vivait la fée Morgane. La première mention de la bataille de Camlann et de l’île d'Avalon se lit dans le récit pseudo-historique l’Historia Regum Britanniae écrite autour de 1135 par Geoffroy de Monmouth [6]. L’indication sommaire qui fait d’Avalon la dernière retraire d’Arthur aura une grande fortune littéraire après l’Historia. Geoffroy, lui-même, exploitera de nouveau ce motif quelques années après son Historia dans sa Vita Merlini, au moment d’évoquer la fin de la bataille qui oppose les armées d’Arthur à celles de Mordred :

On assista alors à un combat des plus terribles : presque tous les chefs des deux armées tombèrent avec leurs hommes (…) C’est dans cette même bataille que notre illustre roi Arthur fur mortellement blessé ; il fut alors transporté dans l’île d’Avalon. Pour y soigner ses blessures. Arthur abandonna la couronne de Bretagne à un parent Constantin, qui était fils de Cador, duc de Cornouailles. C’était en l’an 542 ap. J.C. [7] (p. 258)

Arthur est accueilli dans l’île par Morgane la magicienne guérisseuse. Elle lui rendra sa santé pour peu qu’il reste auprès d’elle le temps nécessaire. Un temps sans fin, un temps laissant envisager un éventuel retour.

Si la fée Morgane vit dans l’île d’Avalon, c’est qu’il s’agit d’un séjour enchanté d’une île enchanteresse : Insula Pomorum quæ Fortunata vocatur (Vita Merlini, v. 908-909 [8]). Soit (je traduis) : « L’île des pommes, également appelée Fortunée ». Et le récit de préciser ses caractères enchanteurs et singuliers : la terre, pour être fertile, n’a pas besoin d'être parcourue par le soc du laboureur ; on y vit centenaire, voire davantage. Ce n’est pas tout :

Neuf sœurs y règnent en rendant la justice à ceux qui viennent les trouver, depuis des contrées lointaines. L’aînée est guérisseuse sans pareille et la plus belle des neuf sœurs. Elle se nomme Morgane ; elle connaît les vertus médicinales de chaque plante, capable de soulager le corps malade ou souffrant. (p. 52)

Mais l’imaginaire celtique n’est pas le seul à exalter la fortune de certaines îles. Un bref détour permettrait d’observer quelques exemples de cette fameuse translatio, c’est-à-dire du transfert, notamment mythologique, entre la culture classique, grecque et latine, d’un côté, et de l’autre, la culture celtique. Ce nom d’« île fortunée » donné à l’occasion à Avalon, est probablement emprunté, sur le versant classique, à Isidore de Séville (VIe siècle) [9] quand il décrit les îles Canaries, ou à Pomponius Mela (Ier siècle apr. J.-C.) qui évoque « les îles Fortunées, endroit où « sans être cultivée, la terre produit sans cesse des fruits, et où les habitants, libérés de toute d’inquiétude, coulent des jours plus heureux que dans les villes les plus prospères » [10].

Dans la tradition celte, celle qui a pu inspirer Geoffroy de Monmouth, qu’en est-il du nom de l’île de Présine, « Avalon » ? Comme l’observe Laurence Mathey-Maille, traductrice du récit de Geoffroy de Monmouth (Histoire des rois de Bretagne, Paris, Les Belles Lettres, 2004), l’origine d’Avalonis insula est galloise et / ou gauloise et nomme l’autre monde celtique. Elle s’appuie sur les explications données par Ashe (Speculum, 1981, LVI, p. 31-316) :

This was a Celtic Otherworld. In Welsh the name is Avallach or Afallach. Geofroy has adopted an oddly changes spelling which is thought to have been influenced by the place-name Avallon in Burgundy. ‘Avalon’ is Gaulish and means ‘place of appels’ as its conuterpart in Britain supposedly means.

Que ce soit sous la forme Avalon, Avallon, Avallach ou Afallach [11], le nom est fondé, comme l’observe Ashe, sur la désignation de la pomme et du pommier. En effet, « pomme » se dit aval ou afal en brittonique (breton, gallois) et aballos en gaulois. Le terme anglais apple, l'allemand Apfel, le finois ëppel participent de cette même étymologie. Bref, dans la tradition qui inspire Geoffroy de Monmouth, le nom désigne un endroit paradisiaque où les fruits poussent en abondance sans que l’homme n’ait à travailler la terre à la sueur de son front et où il peut vivre centenaire. Un paradis insulaire « fortuné » !

La question vient naturellement à l’esprit : comme tant d’autres romanciers médiévaux (en voir des témoignages dans L. Harf-Lancner [12]), Jean d’Arras nourrit-il le récit de sa célèbre héroïne d’images incontestablement venues de la mythologie celtique ? Que reste-t-il dans l’île d’Avalon de Mélusine des caractères stéréotypés de l’île merveilleuse de l’autre monde, de l’île éden qui échappe à la fuite du temps et protège de la mort ?

La question est de poids ! Car elle met en cause la force supposée de l’imaginaire paradisiaque nécessairement attaché à toute expression de l’île d’Avalon et, donc, de celle de Présine. Ainsi posée, cette interrogation renvoie directement à la notion de « valeur » vue ci-dessus. En la prenant comme guide, on devrait faire l’hypothèse selon laquelle, plongé dans le hic et nunc singulier du récit de Jean d’Arras, l’île d’Avalon n’exprime pas obligatoirement ce que ses sources classiques et celtiques pouvaient laisser envisager.

En fait, elle « spatialise » bien autre chose.

Ouvrons de nouveau les pages de notre roman. Chaque matin, écrit Jean d’Arras, Présine conduisait ses filles au sommet d’une montagne d’où elles apercevaient la terre d’Écosse. En larmes, elle leur disait : « Regardez, mes filles ! Voici le pays où vous êtes nées et où vous auriez eu votre part d’héritage si votre père ne nous avait pas trompées, nous plongeant ainsi, vous et moi, dans une profonde misère qui ne cessera que le jour où le Juge souverain châtiera les méchants et récompensera les bons » (p. 133) Avalon est donc l’île de la misère et de la décrépitude ! L’envers du paradis.

Voilà pourquoi, Mélusine, la fille aînée, revendiquant cette thématique misérabiliste, persuade ses sœurs de se venger de leur traitre de père :

Jugez, mes chères sœurs, du triste destin et de la misère où notre père nous a plongées, nous et notre mère, nous qui aurions pu jouir d’une considérable prospérité et des plus grandes dignités. Ne convient-il pas de réagir ? Quant à moi, et pour ce qui concerne ma part, j’ai bien l’intention d’en tirer vengeance et je compte lui faire subir autant de chagrins qu'il a infligés à notre mère par sa tromperie. (p. 133)

La conclusion va de soi.

Non seulement l’espace insulaire ainsi négativement défini s’oppose à la terre continentale, l’Écosse en l’occurrence, mais, surtout, l’île d’Avalon spatialise des valeurs négatives ou « dysphoriques », à rebours de celles qu’incarnent les images idéalisées attachées aux îles Fortunées et aux Pommes décrites par Isidore et Geoffroy de Monmouth et transmises dans les héritages culturels bien connus de Jean d’Arras. En d’autres mots, sous sa plume, l’île d’Avalon, véritable paradis perdu, est le contraire de l’Eu-topos qu’idéalisaient les traditions mythologiques, celtiques ou classiques.

Ce n’est pas encore tout. La lecture de Mélusine offre un épisode à la fois étonnant qui convainc d’enrichir l’analyse des « valeurs » que prend Avalon dans le contexte de notre roman en prose.

La suite ?

La cuve de l’épouse

Révoltée par la trahison de leur père, les trois sœurs décident de le châtier et, usant de leur pouvoir féerique, elles l’enferment dans une montagne du Northumberland, à l’extrémité septentrionale de l’Angleterre. Ce n’est pas ce que souhaitait Présine. Furieuse, elle inflige une punition à ses filles qui éclaire la grande question ontologique posée par la narration, celle des rapports entre la condition féerique dont il conviendrait de se libérer et la « nature humaine », idéal dont l’accès suppose le respect d’un exigeant tabou :

Toi, Mélusine, (…) tu seras donc châtiée en premier. La valeur de la semence de ton père vous aurait attirées, toi et tes sœurs, à sa nature humaine et vous auriez été rapidement libérées de la condition des nymphes et des fées, sans jamais y retourner. Au contraire, voici le sort que je t'inflige : désormais, tous les samedis, tu seras serpente du nombril jusqu’au bas du corps. Cependant, si tu trouves un homme qui veuille t’épouser et promettre de ne jamais te voir le samedi, de ne pas chercher non plus à découvrir qui tu es, ni de ne parler de cela à personne, alors tu vivras le cours naturel de la vie comme une femme douée de nature humaine et tu mourras naturellement. (p. 135-137)

En conséquence, endurant la vindicte maternelle, Mélusine est expulsée de son Insula Avalonis dysphorique où elle subissait sa misérable « condition des nymphes et des fées ». La voilà livrée à son destin aventureux, lancée à la quête d’un époux humain prêt à accepter le tabou du samedi. Ce sera Raymondin, le neveu du puissant comte de Poitiers. Leur rencontre est le fruit d’un malheur : Raymondin vient de tuer malencontreusement son oncle d’un coup d’épieu alors qu’il pensait frapper un énorme sanglier. Et, à la suite de cette chasse funeste, le drame de Raymondin le conduit à reproduire l’histoire d’Elinas. Errant, désespéré, dans la forêt nocturne, le jeune homme rencontre la ravissante Mélusine au bord d’une fontaine nommée la « Fontaine aux fées », parce qu’elle « avait été jadis le théâtre de nombreuses aventures étranges et qu’il en arrivait encore », écrit Jean d’Arras (p. 159). On devine la suite : fasciné, Raymondin découvre l’admirable dame à la fontaine. Elle n’a donc aucun mal à lui faire agréer le mariage en même temps que l’interdit imposé par sa mère :

Vous allez me jurer, par tous les serments que peut faire un homme d’honneur, que jamais le samedi vous ne chercherez ni à me voir ni à savoir où je serai. Et de mon côté, je vous jure, au péril de mon âme, que ce jour-là je ne ferai jamais que ce qui pourra tourner à votre honneur. (p. 167)

Toujours subjugué, Raymondin prête serment. Plus précisément et conformément à ce que requiert la belle à la fontaine, il jure qu’il ne cherchera pas à savoir « où » elle sera le samedi…. En faisant agréer son tabou matrimonial, la Merveille fait peser sur son couple une méconnaissance obscure de nature spatiale et, peut-être, d’une autre nature. Beaucoup plus que celle de Raymondin, la curiosité du lecteur est piquée par cette question d’espace : où donc passe son épouse le samedi et que devient-elle pour que tant de secret voile ce qu’elle devient cet unique jour de la semaine ?

Le roman, aidé de descriptions détaillées, donne la réponse au moment où la prohibition est violée. Bien des années après son mariage et la naissance de ses dix fils – uniquement des garçons – Raymondin endure la médisance de son frère qui accuse Mélusine de commettre l’adultère le jour de sa disparition hebdomadaire. Enflammé de jalousie, le mari de Mélusine saisit son épée et vole vers la pièce où il savait bien que se retirait sa femme tous les samedis. Là, il trouve une lourde porte en fer, tire son épée et tourne sa pointe jusqu’à ce qu’il réussisse à faire un trou. Il peut alors plonger le regard alors à l’intérieur. Et voit, extraordinaire spectacle, Melusigne qui estoit en une grant cuve de marbre ou il avoit degréz jusques au fons. L’original en moyen français poursuit : Et estoit bien la grandeur de la cuve de .xv. piéz de roont tout autour en esquarrie et y ot alees tout autour de bien .v. piéz de large. Et la se baignoit Melusigne en l’estat que vous orréz cy apréz en la vray histoire. (p. 660)

La question que l’on vient de se poser reçoit alors sa réponse : le samedi, Mélusine se baigne à l’intérieur d’une cuve pleine d’eau, elle-même placée à l’intérieur d’une pièce dissimulée aux yeux du monde, pièce qui, à son tour, est insérée dans le château de Lusignan. La construction en abyme est frappante. Le roman poursuit en précisant l’état extra-ordinaire dans lequel se trouve l’admirable épouse de Raymondin : il voit 

Melusigne en la cuve, qui estoit jusques au nombril en figure de femme et pignoit ses cheveulx, et du nombril en aval estoit en forme de la queue d’un serpent, aussi grosse comme une tonne ou on met harenc et longue durement, et debatoit de sa coue l’eaue tellement qu’elle la faisoit saillir [130va] jusques a la voulte de la chambre. (p. 660)

Que je traduis :

Mélusine dans le bassin : jusqu’au nombril elle avait l’apparence d’une femme et elle peignait ses cheveux, mais toute la partie inférieure de son corps, sous le nombril, avait la forme d’une queue de serpent, grosse comme une caque de harengs et d’une extraordinaire longueur, avec laquelle elle fouettait si violemment l’eau du bassin qu’elle éclaboussait la voûte de la salle. (p. 661)

Voilà. L’espace interdit, le lieu caché au monde le samedi, est une cuve en marbre où se déploie par moitié ce qu’il reste de l’origine féerique, non-humaine si l’on veut, de la fille de Présine, la malheureuse rejetée d’Avalon.

Elle est plongée dans l’eau mi-femme mi-sirène à queue de serpent, être dont l’hybridité aurait dû rester dissimulée jusqu’au jour de sa mort en tant que « femme naturelle » ayant échappé au misérable statut avalonien de nymphe.

« Bricolage » des espaces insulaires

Une hypothèse, inattendue à première vue, semble alors voir le jour : dans Mélusine l’île d’Avalon tire sa signification des liens qui la nouent à la cuve du château de Lusignan. Cette hypothèse peut se vérifier en mettant en lumière les rapports chargés de sens, les « valeurs » comme dirait Saussure, joignant les deux espaces qu’a fait découvrir au lecteur la fille de Présine devenue la merveilleuse épouse de Raymondin : l’île d’Avalon, d’une part, le bassin circulaire, de l’autre.

En fait, c’est un véritable et double parallélisme inversé qui lie les deux lames confectionnant notre éventail insulaire. L’île d’Avalon – selon la définition nucléaire de départ – est bien une inclusion d’un état fondamental de la matière – la terre (ou état solide) – dans un autre de ces états, l’eau (état liquide). Quant à la cuve, elle est une sorte d’île, mais inversée, puisqu’une étendue d’eau (de dimension modeste, certes) est incluse dans de la terre, en l’occurrence du marbre entouré des pierres du château. Deux figures parallèles dans leur insularité qui vise toutes deux à protéger de la périlleuse société des hommes, deux figures parallèles qu’intervertissent leurs rapports à l’eau et de la terre, la première « à l’endroit », la seconde « à l’envers ».

Nous sommes au cœur de notre sujet, le statut des îles considérées dans le hic et nunc d’une œuvre littéraire singulière. Avec quelle boussole s’aventurer dans la découverte de ces terris incognitis ?

Pour tenter de répondre, nous suivrons la piste ouverte par les travaux que Claude Lévi-Strauss a consacrés à la pensée dite « sauvage » ou « mythique » [13]. Avec cette activité de connaissance, l’homme, qui se heurte à l’incompréhension de la réalité et affronte certaines problématiques existentielles majeures (sexualité, matrimonialité, mimétisme guerrier, etc.), tente de les comprendre rationnellement. Cette volonté initiale utilise non pas des concepts abstraits, mais les moyens du bord, les matériaux que l’homme découvre dans le monde. Aucun code (botanique, zoologique, géographique, sexuel, etc.) n'échappe alors à ces premiers efforts visant à dépasser le stade du foisonnement chaotique, parfois stupéfiant, de la livrée du monde. Comment effectuer ce dépassement visant à établir la « raison des phénomènes » ? En s’affranchissant « de la considération des termes pour s’élever à celle des relations. ». Rien d’étonnant à lire cette déclaration très saussurienne, dans un texte intitulé « Les leçons de la linguistique » (publié en 1983 dans Le Regard éloigné, Pairs, Plon, pp. 191-201, ici p. 192.) Ce postulat prend pour moi un poids particulier dans la mesure où Lévi-Strauss prend soin de percevoir ce mécanisme de la pensée dite « sauvage » dans la compréhension des faits empiriques aussi bien – le travail sur Mélusine est concerné – qu’artistique et littéraire : « Mais, imaginaires ou réels, on peut dire de n’importe quels termes (…) ce qui importe, c’est leur opposition réciproque au sein d’un système. » (« Les leçons de la linguistique », p. 193 ; je souligne).

Cependant ce geste conjonctif ne peut pas accoler arbitrairement tout et n’importe quoi ! Car, déjà à cet étage, les combinaisons entre les realia sont limitées par le fait qu’elles sont empruntées à la langue où « elles possèdent déjà un sens qui restreint leur liberté de manœuvre ». C’est ce qui fait que « les éléments que collectionne et utilise le bricoleur sont ‘pré-contraints’ ». (La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 33).

C’est bien ce principe de départ qui légitime la relation établie à l’instant entre une île, qui est bien « une terre émergée de manière durable dans une étendue d’eau », d’une part et, de l’autre, une cuve qui se définit bien comme une bassine d’eau enserrée dans un entourage de pierres.

Ce temps de l’activité de celui que Lévi-Strauss nomme le « bricoleur », celui de la nécessaire mise en cohérence du flot décousu, est, comme il se doit, celui du fameux bricolage qui donne sa singularité à la pensée sauvage. Le moment où les figures naturelles ou sur-naturelles, imaginaires ou objectives, et venues de domaines entre lesquels l’expérience aurait pu ne suggérer aucune connexion (une île perdue et infortunée, une baignoire secrète) sont reliés et acquièrent « une unité et une cohérence que ne peut révéler la simple description des faits » (L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 614.).

Ainsi com-pris (dans le double sens de « pris ensemble » et « porteurs de sens »), les termes référentiels deviennent des symboles, ces « objets de connaissance et des moyens de réflexion » (Lévi-Strauss, Des symboles et leurs doubles, Paris, Plon, 1989, p. 13), leviers de l’effort « spéculatif » [14] de la pensée dite « sauvage ». Dit en d’autres termes, l’ultime étape de l’analyse consiste à mettre en lumière, derrière les figures du texte, in-cohérentes en apparence, les relations « plus simples et mieux intelligibles » qui les unissent en tant que symboles.

Faut-il le préciser, cette vision du « symbole » comme effet d’une déconstruction empirique et d’une construction rationnelle (et narrative) se distingue entièrement des théories où l’interprétation est déterminée par avance (sexuellement, imaginairement, moralement, mythologiquement, etc.) ?

Un peu abstraites, ces affirmations qui balisent le parcours de la description à la raison des phénomènes ont sans doute besoin d’être illustrées.

[Écosse vs Avalon] vs [Cuve vs Château de Lusignan] : raison de ce système spatial ?

Comment, dans le récit de Jean d’Arras, les deux étendues insulaires assument-elles à la fois leur statut de « choses » (pré-contraintes, sur le flanc empirique ou culturel et imaginaire) et celui de « symboles » (sur le versant de la construction élaborée par la narration qui leur accorde leurs « valeurs » symboliques) ? En répondant à cette question, on dégagera les interprétations des relations passées entre la fâcheuse île « à l’endroit » d’Avalon et son contraire « à l’envers », la secrète cuve de marbre.

Reprenons le fil du récit pour mieux apercevoir ces relations. Les fruits du mariage de Raymondin et Mélusine sont à la hauteur des promesses de la dame de l’autre monde : prospérité immense, pouvoir lignager ferme, naissances prolifiques de mâles, inscription glorieuse du nom de Lusignan dans l’histoire, en Europe comme en Arménie ou à Chypre. Tout cela ne peut se faire que grâce à l’activité inlassable et aux dons féeriques de la belle épouse de Raymondin, la « femme perdue », venue de l’« île perdue » (voir J. Le Goff, « Mélusine maternelle et défricheuse », Pour un autre Moyen Age. Paris, Gallimard, 1977, pp. 307-331). Mais le roman demande d’être plus précis. À l’origine de cette réussite et de ce bonheur comblant le mari humain, son épouse venue d’Avalon et leur famille, des crimes. Celui des fées, bien sûr, des trois sœurs insulaires, coupables d’une sorte de parricide à l’encontre d’Elinas leur père. Mais également celui de Raymondin, assassin malgré lui de son oncle protecteur, le comte de Poitiers, qu’il a tué par mégarde lors d’une chasse nocturne au sanglier. Une fée parricide épouse donc un criminel. Que diront les barons du Poitou ?

C’est alors que la narration opère une inversion spectaculaire. Grâce à leur alliance, les deux bannis retournent ensemble dans la société des hommes : ils fondent Lusignan. En bâtissant la forteresse et en plantant les racines de l’illustre lignage qui en sera issue, ils permettent à la meurtrière de rejoindre l’humanité. Non seulement elle pourra en tirer les avantages de « femme naturelle », mais, grâce à ses pouvoirs et à leurs effets économiques et sociaux essentiels, elle assurera la réinsertion unanimement reconnue de son mari homicide. Cependant cette double réhabilitation reste fragile car soumise au respect de la prohibition, celle qui frappe d’interdit la fée serpente, celle qui trouve son lieu dans la cuve mystérieuse, une fois par semaine.

L’interprétation des valeurs nées des liens entre les deux espaces îliens commencent à s’ébaucher. Mais il faut en préciser le trait. En reprenant l’hypothèse avancée ci-dessus, voyons comment le parallélisme inversé de nos deux lames spatiales joue dans Mélusine le rôle éminent de socle symbolique dans le bricolage de termes venus de différents codes ou, dans un autre vocabulaire, qui peuvent se lire selon différentes « clefs ». 

Puisque nous y sommes invités, commençons par relire notre récit en clef spatiale. La fille de Présine est punie par son exclusion hors de la clôture d’Avalon suivi de son bannissement dans le territoire des hommes. Plus exclusive, plus « signifiante », que l’opposition entre un jardin édénique et son entourage terrestre où aurait pu être châtiée Mélusine [15], la distinction entre les états solides et liquides, fondatrice de la notion d’« île », creuse avec une netteté remarquable l’écart entre les êtres de l’île et ceux qui n’en sont pas. Elle en est une figuration spatiale particulièrement exclusive. Protégé par son entour aquatique, Avalon – « l’île à l’endroit » – était un asile où les fées Morgane et ses sœurs partageaient une existence de nymphes, de fées. De merveilles. Sur l’autre côté de la balance, la cuve, au marbre entourant dans un cercle parfait l’eau du bain, est cette « île à l’envers » où la merveille est protégée des menaces pesant sur son destin « naturel ».

Il est d’autant plus légitime de mettre en parallèle les deux espaces que, tous deux, sont des lieux d’exil où, loin d’être paradisiaque et gonflée de pommes, l’insularité est intimement associée à une mesure punitive. En effet, à l’exil de Présine et de ses filles qui les rend inaccessibles aux traitres humains, répond l’exil de la fée au bain celé, tous les samedis, dans un lieu secret afin qu’elle reste interdite aux yeux des mortels qui l’entourent. On ajoutera que, du point de vue spatial, à l’Écosse, terre extérieure à Avalon, répond le château de Lusignan, espace dans l’intérieur duquel s’insère le bassin de la fée.

Changeons de hauteur et lisons ces premières observations de nature spatiale en clef temporelle. Ou, pour changer de vocabulaire, on se demandera comment les premières fondent-elles et déterminent-elles les valeurs symboliques des secondes. Les deux temps insulaires sont parallèles dans leur a-normalité, mais de manière contradictoire. Le flux du temps n’a pas de prise sur les fées d’Avalon, il est sans fin, sans bornes. Les grammairiens diraient qu’il est im-parfait. À l’inverse, la cuve dans laquelle Mélusine ne s’ébat que le samedi s’inscrit dans une temporalité nettement découpée. Elle fait se succéder des segments qui hachent le déroulement de la semaine, en opposant distinctement, avec toute la vigueur de l’interdit, les jours de la semaine vs le samedi. Ce jour-là les hommes sont, comme les six autres jours, des êtres humains, mais la fée, elle, se métamorphose en un être moitié-femme moitié serpente, un être hybride. Ainsi strictement bornée, le temps de la cuve est parfait.

Lu en clef sexuelle (ou « générique »), le récit met en parallèle Avalon et la cuve poitevine comme deux îles que seules des femmes occupent, à l’écart de l’univers des hommes. La masculinité est exclue de l’« île perdue ». Mélusine vit dans ce territoire sans mâles avec plusieurs femmes de sa famille : sa mère, ses sœurs et sa célèbre tante. Les hommes sont sur « terre », hors îles ! Parallèlement, dans son activité balnéaire du samedi, l’épouse de Raymondin est détachée du monde viril. Cependant à la différence du groupe des femmes en Avalon, la merveille du samedi fouette, solitaire, sans famille, l’eau de sa baignoire de marbre. De plus, cette solitude féminine est provisoire puisque, pendant les six autres jours de la semaine, la châtelaine de Lusignan ne côtoie que des hommes, les mâles du lignage : son époux, ses dix fils !

Que note la clef ontologique ? Comme sa mère et sa tante, la Mélusine d’Avalon est une femme-fée vivant dans un asile insulaire à la fois merveilleux et dysphorique, celui des nymphes aux pouvoirs et à l’existence plus qu’humaine. L’étrangeté ou l’« extériorité » – extraneus signifie en latin, « du dehors, extérieur » – de femme de l’autre monde est symbolisée par l’« extérirorisation » de l’île. Cet autre monde insulaire protège les femmes-fées non humaines des vicissitudes que subissent les êtres « normaux », ceux qui n’échappent pas aux lois tragiques de la condition humaine, la condition de notre monde.

Dans l’intériorité de la cuve, l’ancêtre des Lusignan rejoint partiellement l’humanité, mais elle en paie le prix puisqu’elle se trouve dans un corps proprement in-humain. N’est-elle pas condamnée à être, « tous les samedis, (…) serpente du nombril jusqu’au bas du corps. » Dans l’« île à l’envers » se baigne et s’agite un être dont l’hybridité signe la singularité ontologique.

Expulsion de la cuve, retour à la « pureté » d’un monde sans île

En résumé, lues avec ces clefs successives, la partition de Jean d’Arras oblige à concevoir Avalon, l’île infortunée et la cuve secrète du Château de Lusignan comme deux lames de l’éventail insulaire, lames contraires, mais parallèles puisque ce sont deux îles non paradisiaques, deux îles interdites aux hommes mortels, deux îles qui échappent au temps humain, deux îles où vivent, en famille ou seules, des femmes « étranges », entièrement ou partiellement extérieures aux lois de l’humanité.

Deux îles dont les denses relations symboliques conduisent à compléter l’interprétation déjà ébauchée et à mieux expliciter l’« effort spéculatif » impulsé par la com-préhension des deux étendues insulaires.

Conforme au processus rappelé à l’instant, les associations établies par la narration de Jean d’Arras dé-naturent les espaces îliens. Avalon est bien plus qu’une terre entourée d’eau et n’est pas non plus le refuge paradisiaque de l’île aux pommes idéalisée par la mythologie, la cuve est bien plus que le vulgaire baquet du bain hebdomadaire. Mélusine met en scène une Insula Avalonis singulière et une peu ordinaire cuve privée un jour par semaine pour symboliser les conditions dans lesquelles une femme venue de l’autre monde peut favoriser le succès social et économique de son époux humain, initialement exclu de son groupe social et le faire ainsi accéder aux plus hautes valeurs de la culture. Pour que cette action civilisatrice soit un succès, il faut que l’épouse aux pouvoirs surhumains abandonne, bien sûr, son état avalonien (île « à l’endroit », île de la féerie infortunée) mais sans assumer par la suite, à Lusignan, un statut authentiquement humain, celui qu’aurait endossé une femme « naturelle », privée de pouvoirs féériques. Celui-là, elle n’en bénéficiera jamais dans le récit. Tout ce qu’elle peut espérer, c’est un état intermédiaire : l’hybridité mi-femme mi-serpente, obligatoirement méconnue et respectée par son époux. Et, on le sait, la spatialisation de cette hybridité inaccessible mais féconde n’est autre que le bassin du samedi. Cette « île à l’envers », où sont intervertis les rapports des éléments « naturels », entre l’eau et la terre, est la position intermédiaire entre Avalon (terre entourée d’eau où vivent des nymphes) et le monde des hommes (le château de Lusignan, terre sans eau, qu’habitent des hommes).

Le monde d’une humanité normale où les femmes vivent leur cours naturel jusqu’à la mort, la fée-serpente en sera à jamais privé. Le tragique retour en Avalon est inéluctable.

Son rôle historique de « civilisatrice » est, en effet, aussi périlleux que temporaire. Contrainte par la trahison de celui qu’elle a tant choyé, son exclusion rejoint un phénomène connu des anthropologues et dont René Girard, dans Le Bouc émissaire, a proposé une analyse célèbre : le sacrifice du médiateur. Champion d’une humanité trop efficiente et douée de pouvoirs étranges venus de l’île d’Avalon, l’être féerique est incompatible avec la normalité humaine. Quand l’alliance a rempli sa tâche civilisatrice, il doit être immolé, expulsé de sa cuve hebdomadaire, comme du château du lignage qu’il a conduit au faîte de sa puissance. Manière d’exorcisme, l’infaillible transgression libère l’humanité de cette présence équivoque. Elle met fin à la confusion ontologique (que des êtres des deux mondes naturellement séparés puissent se joindre) que l’interdit avait déjà pour fonction de partiellement séparer.

La « raison des phénomènes » que sont les évolutions des statuts du vrai soleil de son temps ainsi que des relations matrimoniales entre un être de ce monde et un sujet de l’autre – fantasme constitutif de toutes les cultures – est accessible par l’évolution symbolique « bricolée » à partir des deux espaces insulaires qu’il a fallu « com-prendre ».

Finalement, grâce à la transgression de l’époux infidèle à sa parole, chaque statut d’être revient à sa place : les humains avec les humains, et les non-humaines aves les nymphes et les fées. C’est ainsi que les liens passés entre nos deux îles illustrent l’effort de la pensée « sauvage » pour « introduire un début d’ordre dans l’univers » (Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 21-22).

Pour être ainsi de nouveau stable, ordonné et « normal », le monde doit être délivré de ses extraordinaires îles et de leur impure locataire, si, à la suite de Mary Douglas, on définit l’impureté comme « ce qui n’est pas à sa place [...]. L’impur, le sale, c’est ce qui ne doit pas être inclus si l’on veut perpétuer tel ou tel ordre » [16].

Notes

[1] Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Pris, Hachette Université, 1979, p. 208.

[2] Cité par M. Estrade, « La métaphore de l’île en psychanalyse », Conférence pour le cefri-jung, 7 avril 2011, p. 1.

[3] Voir a minima A. M. Binet, « L’imaginaire de l’île, une constante anthropologique » Les Possibilités d’une île, dir. M.de Jesus Cabral et A. Cl. Santos, éd. Pétra, 2020, pp. 33-43, ainsi que L’Éros insulaire, dir. J. Isolery et A. Albertini, éd. Pétra, 2016.

[4] Selon l’expression de Ph. Pesteil, dans « Montecristo, île », Dictionnaire des lieux et pays mythiques, dir. O. Battistini, J.-D. Poli, P. Ronzeaud, J.-J. Vincensini, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2011.

[5] Nous lirons Jean d’Arras, Mélusine ou La Noble Histoire de Lusignan. Roman du XIVe siècle. Nouvelle édition critique, traduction, notes, présentation et variantes, éd. J.-J. Vincensini, Paris, Librairie Générale Française, 2003.

[6] Voir l’article de J.-R.Valette « Avalon », Dictionnaire des lieux et pays mythiques, op. cit.

[7] La traduction vient de Geoffroy de Monmouth, Merlin, présentation et traduction, N. Desgrugillers, Clermont-Ferrand, éd. Paleo, 2019.

[8] Galfridi de Monemuta Vita Merlini. Vie de Merlin attribuée à Geoffroy de Monmouth, suivie des prophéties de ce barde, tirées du IVe livre de l’Histoire des Bretons publiée, d'après les manuscrits de Londres, par F. Michel et Th. Wright, Paris, Firmin Didot, 1837.

[9] Isidore de Séville, Etymologiae XIV, éd. et trad. O. Spevak, Paris, 2011, p. 106-107.

[10] Pomponius Mela, De situ orbis libri, livre III, X (je traduis).

[11] M.Th. Chotzen, « Emain Ablach, Ynis Awallach, Insula Avallonis, Isle d’Avalon », Études celtiques 4, 1948, pp. 255-274.

[12] Les Fées au Moyen Age. Morgane et Mélusine, la naissance des fées, Paris, Champion, 1984, et Le Monde des fées dans l’Occident médiéval, Paris, Hachette Littératures, 2003.

[13] Pour plus d’explications, je me permets de renvoyer à mon article : « Chassez le naturel par la porte, il revient par la fenêtre. Considérations post-barthésiennes sur les romans ‘gothiques’ », dans Effets de réel, effet du réel : la littérature médiévale au miroir des histoires. Actes du colloque organisé à Poitiers (20-21 janvier 2022) par le CESCM, sous l'égide de la SLLMOO assisté par V. Agrigoroaei, Ch. Chaillou, Cl. Galderisi et P. Levron, Genève, Droz, 2025, pp. 17-34.

[14] Dans L’Homme nu, Cl. Lévi-Strauss use de ce qualificatif pour comparer la musique et la mythologie. Toutes deux offrent une « forme spéculative, chercher une issue à des difficultés constituant à proprement parler son thème. » p. 590.

[15] Pourquoi ne pas se dissimuler tous les samedis dans un jardin ou un grenier secret ? Parce que la fée est porteuse, dans sa nature même de nymphe, de son « être aquatique », d’une non-humanité marquée par la présence de l’eau, celle qu’elle incarnait dans l’île d’Avalon.

[16] De la souillure. Étude sur la notion de pollution et de tabou, Paris, La Découverte, 1992, p. 59.

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