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Îles englouties, îles retrouvées / Sous la direction de Christian Gatard / Vol.23 N.2 2025

Sous les mers

DOI: 10.17613/vsqpk-c2j02

Luc Dellisse

magma@analisiqualitativa.com

Auteur d’une trentaine d’ouvrages, romans, nouvelles et poèmes, ainsi que trois essais : Libre comme Robinson (2019), petit traité de vie privée, Un sang d’écrivain (2020), situation d’un auteur au XXIe siècle, et Le Monde visible (2023) consacré aux aventures du réel. Il est membre de l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique (fauteuil 8). Il a publié récemment un roman, Ce que je sais sur Linda, aux éditions Lamiroy et un livre de courtes nouvelles, Bien fait pour moi à l’Herbe qui tremble. Tous ces ouvrages ont pour thème profond les aventures de la liberté.

Abstract

Suite à une menace d’épidémie qui se répand dans le monde et ressemble à un péril mortel, sans qu’on soit sûr de son degré de gravité, un homme décide de s’isoler complétement durant six mois, et de profiter de cette rupture avec la vie ordinaire pour effectuer une plongée en lui-même et en ramener ses trésors enfouis. Il aménage un minuscule logement comme un sous-marin de poche, pourvu de toutes les ressources nécessaires pour un long voyage, et s’enfonce dans une solitude heureuse, entre rêve et réalité. Ni fiction, ni journal de bord, ce texte est une sorte de fable sur le thème du Nautilus…

 

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Leo Belgicus (1617) | Pieter Van Den Keere | Collection British Library

« Dans l’agréable tombe » (Mme de Staël)

Un sous-marin est une île engloutie qui organise les eaux profondes autour d’elle et poursuit son existence invisible aussi longtemps qu’il le faut. Puis qui remonte à la surface, le moment venu, et revient rendre sa place dans le monde des vivants.

Pour demeurer semblable à ce qu’on était à l’air libre, alors qu’on s’est enfoncés dans le temps parallèle et qu’on avance à travers un biotope hostile, il faut emporter avec soi tous ses rêves. Il faut ne laisser à la surface aucun de ses biens terrestres. Les convoitises, les amours mêmes n’existent plus. La plongée est totale. Il n’y a plus de société humaine. Vous êtes le dernier témoin, au dernier jour de l’Atlantide.

Tel j’ai vécu, hors de moi et du temps, et j’en garde aujourd’hui encore l’impression étrange d’être un rescapé.

La fin du monde était revenue à l’avant-plan. Le feu couvait. On ne savait pas encore sous quelle forme la catastrophe risquait de se produire, mais l’épidémie au nom simple et frappant qui commençait à envahir tous les pays de la terre arrivait en Europe avec un mauvais pédigrée. Était-ce une attaque bactériologique ? Était-ce la colère du ciel ? S’attendre au pire n’avait rien d’insensé.

Cette sombre menace ne faisait pas mon affaire, toute question égoïste mise à part. J’avais besoin que le monde poursuive sa route après quelques secousses, comme si de rien n’était. Je m’étais lancé dans le long roman initiatique. Où cela pouvait-il me mener, en cas d’effondrement ? Cela ne valait vraiment pas la peine d’écrire si l’humanité était en phase terminale. Il n’y aurait plus ni avant ni après, sauf pour les dieux infernaux. Je préférais donc penser que la fin du monde serait remise, une fois de plus, à une date ultérieure. Il y a tant eu de fins du monde depuis le commencement du monde qu’on peut croire que notre espèce surmontera les prochaines sans catastrophe majeure.

De cette épidémie surgie du temps comme une malédiction antique, on croyait savoir qu’elle ne pouvait pas se communiquer par simple inhalation. Il fallait pour qu’elle se propage un contact physique entre les humains. Je me suis donc préparé, à toutes fins utiles, à m’isoler radicalement. Il s’agissait de sauter un obstacle, pas de faire mes adieux. Quelques mois, mettons six mois d’absence, devraient suffire. À défaut d’échapper au grand mouvement de la vie et de la mort, je pouvais couper avec les obligations sociales et les amours humaines. Je pouvais disparaître du champ du regard : y compris de mon propre regard.

Le plus sérieux, quand on envisage de quitter le monde pour six mois, c’est l’intendance. La nourriture d’une part, le travail d’autre part, sans oublier les médicaments. Tout l’art consiste à résoudre le problème du stockage et de la conservation des denrées, qui doivent durer au moins cent quatre-vingts jours. En outre, j’allais me retrouver enfermé avec moi-même dans un logement parfait comme pied-à-terre pour un voyageur, et même pour un travailleur en chambre studieux à l’occasion, mais terriblement restreint. Il n’était pas prévu pour qu’on y vive à temps plein, en compagnie des cent quatre-vingts boîtes de conserve, des cent quatre-vingts bouteilles de vin, des mille huit cents dosettes de café nécessaires à un littérateur balzacien, des dizaines de kilos de fruits et légumes conservables et de produits entassables que j’allais acquérir, toutes affaires cessantes.

Pour commencer, il me fallait affronter à bras-le-corps un problème d’espace vital : vider au maximum l’habitacle, pour pouvoir l’aménager autrement, et le tenir prêt pour la grande plongée. Un rude travail pour un marin d’eau douce tel que moi.

J’ai tendance à me prendre pour quelqu’un d’organisé, de bien organisé, mais quand j’ai regardé d’un œil critique le petit studio où j’allais devoir passer tout ce temps, les signes d’encombrement et de désordre m’ont sauté aux yeux. La menue monnaie de la vie courante s’était accumulée au fil des jours pour former un véritable radeau à la dérive : vieux journaux, vieux cadres, vieux vêtements, vieux courrier, vieux bocaux et vieux flacons vides, et aussi, outils inutiles, instruments sans usage précis et livres occupant dix fois trop de place pour n’être pas dressés comme de petites stèles, mais couchés à plat dos.

Et puis, tout le reste : ce frigo plein d’aliments qu’on ne mangerait jamais, ces placards débordant de vaisselle absurde, d’appareils à faciliter la vie dont je ne connaissais même pas le mode d’emploi, de bagages qu’une ou deux amies avaient laissés en place chez moi en se proposant de venir les rechercher un jour et qu’elles ne reprendraient jamais ! Et ce congélateur d’un modèle antique, plein de glace à la vanille, de coulis de framboises, de cubes de patates douces, de longe de veau et de fragments de poulet saisis par les congères, pour une crise de boulimie qui ne viendrait pas !

Plusieurs jours ont été consacrés à remplir des sacs-poubelles qui profiteraient du dernier passage des éboueurs, si les éboueurs passaient encore. La vaisselle et les vêtements sont partis à la cave, avec les livres de troisième ordre, l’appareil de projection vintage, le porte-manteau à double emploi, les tableaux jamais accrochés, deux fauteuils séduisants mais inconfortables, la télévision, deux lampadaires, les clubs de golf, les skis nautiques, la canne à pêche, un assortiment de flèches et de sagaies. Je jure que je n’avais acheté aucun de ces objets extra-planétaires : j’avais dû en hériter d’une tante vénusienne ou d’un oncle martien.

Retroussant mes manches, j’ai nettoyé de fond en comble le frigo, débranché le vieux congélateur envahissant et incommode, qui est descendu dans la cave commune avec une étiquette « à saisir ». J’ai pris la mesure des places béantes dans les placards. J’ai serré tous mes vêtements utilisables dans deux penderies au lieu de quatre. Puis j’ai fait l’inventaire de tout ce qui subsistait et de tout ce qui manquait. De quoi vivais-je en somme ? De livres et de papiers. Je n’en manquais pas. De vin, de café, de sardines, d’œufs, de pommes et de chocolat noir. Il fallait que je m’en procure en quantité suffisante pour tenir six mois. Plus quelques petits renforts substantiels. Combien, au fait ?

J’ai trouvé à portée de main une lettre que venait de m’adresser l’OSSPSAP (office de la Sécurité sociale des personnes sans activité professionnelle). J’ai jeté le contenu, j’ai gardé l’enveloppe. D’ici qu’ils m’envoient un huissier, en ces temps de contraintes sanitaires, je serais loin ou je serais mort. Sur le dos de l’enveloppe, j’ai dressé ma liste de provisions :

« Soit 6 mois, donc 26 semaines, donc 182 jours.

(Je transcris en langage continu mes abréviations)

Café : 8 tasses X 182 = 1456 dosettes soit 60 paquets

Chocolat : ½ tablette X 182 jours : 91 tablettes

Sardines : 2 X 26 semaines = 52 boîtes

Œufs : 2 X 182 = 364 œufs = 60 cartons

Conserves viande : 7 X 26 = 182 boîtes

(On parle de choucroute, de raviolis, de cassoulet, de petit salé aux lentilles, de confit, de choux farcis, de coq au vin)

Pâtes, riz, boulghour : 30 paquets de chaque.

(Je n’en mange jamais, reste qu’en six mois, on ne sait pas ce qui peut vous manquer)

Pommes : 2 par jour X 182 = 362 pommes soit 60 kilos

Vin : avec de la marge, 200 bouteilles

(Le vin était la clé de tout. J’avais toujours limité mes excès à un litre par jour. Je continuais).

Biscottes, olives, coulis de tomate, saucisson sec, fromage fondu. Rien d’autre ? Si : aspirine et vitamine C. Plus tout ce que j’oublie mais qui me reviendra d’ici demain ».

Vraiment, l’opération était simple. Grâce à mon grand déblaiement, j’aurais la place et le froid nécessaires pour embarquer ces vivres avec moi. Il fallait juste que je me les procure et que je les trimballe jusqu’ici. Soixante kilos par-ci, deux cents bouteilles par-là. À dos d’homme, cela prendrait des jours. Mais j’avais un atout. Il s’appelait Damien.

Ce commerçant au visage rond et moussu tenait son épicerie comme un ranch. Il vivait en longue blouse de pharmacien toute la journée, et en changeait rarement. Il portait en permanence un bonnet en tissu cabossé, qui ressemblait à une casquette de toile dont on aurait ôté la visière. Il chantonnait en vous servant, au moment de la coupe ou de la pesée, des petits airs allègres mais méconnaissables, car si parfois les paroles permettaient de deviner un fragment de comédie musicale, la mélodie n’y ressemblait pas.

Damien assurait de petits dépannages épiciers. Il était à la vérité très serviable. Il livrait des provisions de bouche aux vieilles personnes du quartier. Je le voyais parfois dans la rue, traînant un caddie à ramages dont dépassait une botte de poireaux. Il s’arrêtait de siffloter pour me dire bonjour. Il avait une grande réputation d’ange nourricier. Il lui arrivait de monter des cageots au sixième étage de Madame Norvins, impotente à ses heures, et à des mères de famille accablées d’enfants.

Mais pour faire face à l’immensité de ma commande, Damien a retiré sa casquette sans visière et s’est gratté le crâne, que je voyais pour la première fois : ovoïde et dégarni. Il s’est livré en ma compagnie à des estimations savantes pour décider si la modeste camionnette utilitaire de son beau-frère brocanteur suffirait à contenir tant de précieuses denrées. Mais oui ! Le calcul pour fixer le prix demanderait plus d’efforts, sans compter les coups de téléphone pour commander à gauche et à droite les pommes, les sardines, le vin, les œufs, les biscottes et le reste en nombre suffisant. Vu l’urgence, il a promis d’y arriver pour le surlendemain au soir : un vrai exploit. Je lui ai versé une avance en liquide. J’avais fait le tour des billetteries. L’argent liquide était le seul modèle économique que Damien comprenait.

Entre-temps, les nouvelles de l’extérieur, que je continuais d’arpenter pour accumuler le maximum de vitamine D et d’oxygène, devenaient de plus en plus mauvaises, et bien que les victimes soient encore très rares, la pandémie le rappelait à nous par l’avis dexperts. On apprenait ainsi qu’il fallait s’attendre à deux ou trois millions de morts, pas davantage si chacun se comportait de manière civique. La liste des contraintes était assez courte et consistait surtout à ne plus faire l’amour, à ne plus rendre visite aux malades, à ne jamais se parler à moins de deux mètres de distance et à porter un masque imbibé d’antiseptique. Sur ce dernier point, on pouvait constater de visu que les consignes étaient à la lettre respectées.

Il n’était pas encore obligatoire de se faire vacciner : il suffisait de rester seul dans son lit jusqu’à la nuit des temps pour en être dispensé. Mais plus question alors de songer à prendre un café sur le zinc ou d’entrer dans une librairie pour acquérir un magazine ou roman policier. J’ai profité de mes derniers jours sur la terre ferme pour aller offrir mon bras à l’aiguille, sur rendez-vous. Je ne m’en suis porté ni mieux ni plus mal. Muni de mon certificat de vaccination, j’ai bu une coupe de champagne debout sur le trottoir d’un café mi-fermé, mi-ouvert. Une façon de baptiser mon Nautilus avant d’appareiller.

La livraison de Damien ressemblait à un déménagement. Nous avons tout monté en dix-huit voyages, par l’escalier car l’ascenseur était condamné pour raisons sanitaires. Le port d’un masque gênait notre respiration, nous soufflions comme de vieux phoques. Mais Damien qui travaillait dans l’épicerie paternelle depuis ses douze ans en avait vu d’autres. Son aide nommé Amzar, un jeune kabyle aux yeux souriants et inquiets, montait les bocaux deux par deux pour ne pas les casser et il se fatiguait plus que nous.

À trois heures de l’après-midi – fuseau horaire des abysses – nous y étions. Tout avait été transvasé de bas en haut. La camionnette était vide, le palier était plein. Mon vestibule était plein. Ma cuisine était pleine. On circulait entre les cartons et les boîtes comme dans un parcours d’obstacles particulièrement sportif. Des voisins masqués descendaient des étages pour venir voir ce qui se passait et ils repartaient admiratifs devant l’ampleur du chantier. J’allais en avoir jusqu’au soir pour ranger tout cela. Mais pour la partie publique de l’opération, c’était terminé. Debout dans l’embrasure de la porte, Damien et moi avons fait nos comptes et il m’a assuré que s’il me manquait encore quelques petites choses, il viendrait me les livrer la nuit, en douce. Un commerçant fraternel jusqu’au bout. J’avais sorti les liasses de mes poches, il les a mises dans les siennes et nous nous sommes salués à mains nues.

Sur mon lit, brisé par mes travaux, dans l’obscurité de la chambre-bureau aux volets ajourés, je rayonnais. Je visitais en pensée mon bâtiment. À présent, il était équipé. Toutes les soutes étaient remplies. La cale était lestée, bien lestée. Placards, étagères, armoires, penderies, commode, porte-manteaux même. Tout avait été consacré aux provisions. Les vêtements, le linge, les livres n’occupaient plus qu’une portion congrue de l’ensemble. J’avais fermé la porte à double tour. J’avais bouclé les écoutilles. Quelques heures de sommeil, et en route pour le long voyage.

Je me souviens encore aujourd’hui du mélange d’angoisse et d’euphorie que j’éprouvais en m’endormant.

Au réveil, vu de la fenêtre, le paysage avait déjà changé. Il y avait un flottement de brume dans l’air matinal, une sorte de remous. Que se passait-il ? Ah, oui, j’étais en plongée. Cette plongée était imaginaire ? J’étais simplement enfermé avec des provisions et du travail ? Venez me le dire avec votre scaphandre ; nous en rirons en buvant notre café sous-marin. Oui, bien sûr, le voyage était dans mon cœur. Je m’étais coupé du monde sans m’en détacher pour autant. Nous naviguions bord sur bord, et je profitais encore de son électricité. Mais il allait à sa perte et moi, contre tout bon sens, je cherchais mon salut.

Je n’avais pas débranché mes appareils. Je restais ne contact avec un grand nombre de gens, connus ou inconnus. Les plus proches me disaient que les rencontres véritables, en chair et en os, n’étaient pas interdites mais simplement déconseillées, et qu’on pouvait à l’occasion se voir, chez eux, chez moi, dans un parc, à un coin de rue. Je leur proposais plutôt des rendez-vous distanciés. De six à sept, j’étais disponible, je répondais à tous les appels en visio. Je voyais ainsi surgir en gros plan quelques visages aimés. Pas uniquement le visage, d’ailleurs. Malika, avec qui je n’avais jamais eu aucune intimité dans la vraie vie, pour me dire au revoir, me montrait ses seins.

Mais peu à peu, les échanges du soir se sont espacés. Il me semble que c’est moi qui suis devenu moins disponible. Le travail, progressivement, m’entraînait ailleurs. L’écriture n’était qu’un versant. Je n’écrivais quand même pas quinze heures par jour. Mais il y avait quelque chose qui naissait de mon confinement, de ce continent immergé où je demeurais, que je devenais. Comment l’appeler autrement qu’une paix monacale ? Je ne m’étais pas coupé du monde pour échapper au monde, mais pour être avec lui autrement.

Aussi avais-je décidé d’interrompre momentanément le roman que j’étais en train d’achever pour me lancer dans autre chose, qui aurait l’héroïsme de l’aventure humaine pour sujet et pour mode d’emploi. Ce serait un poème comme je n’en avais jamais écrit, aussi imprévu que possible, aussi tourné vers l’au-delà que possible, tout entier voué à l’absence et à l’espoir. Si la grâce me venait, il n’aurait rien de testamentaire. Le monde était abîmé, il sortirait plus abîmé encore de la crise. Mais il n’était pas mort et il ne mourrait pas. C’est moi qui mourrais heureux si je menais ce rêve à son terme, si je trouvais les mots encore inconnus.

Un mois tout juste a ainsi passé comme un ange. L’écriture est un continent sous-marin où vous découvrez avec ravissement que vous êtes amphibie, et que tout ce qui vous faisait peur est en réalité une source de joie. Ainsi, les yeux tournés vers le hublot de ma mémoire, j’ai navigué.

Aurais-je jamais refait surface si un jour, une vague imprévue ne m’avait rejeté sur le rivage ? Je suis ressorti de mon isolement d’un coup, quand j’ai eu décroché le téléphone, qui ne sonnait jamais et qui venait se rappeler à moi du fond d’un tiroir.

Mon ami, mon délicieux ami Jacques, avec qui je partageais depuis trente ans des centaines d’instants privilégiés, était mort d’un coup, en pleine nuit, contre l’épaule de sa femme, avec un simple soupir. Des milliers d’heures passées ensemble. En général dans une taverne, toujours la même, le Commerce, dans un vieux quartier populaire. Une longue histoire qui avait calé net, en me laissant désemparé. J’avais encore sa voix joyeuse à l’oreille, nous nous étions parlés l’avant-veille, et je lisais dans le message qu’il n’existait plus.

Aucune perte n’aurait pu me percer de façon plus cruelle. Tant de rencontres amicales, presque passionnelles, à refaire le monde et à lancer des projets, comme au temps excitant et visionnaire de l’adolescence, soudain transformées en un coffre aux souvenirs, dont le couvercle était rabattu brutalement.

À vrai dire, il n’y avait rien à faire et je ne pouvais même pas allez chez lui pour m’incliner devant sa dépouille. Du moins je pouvais rompre mes vœux, le temps de lui rendre hommage. Il fallait l’air du dehors pour penser à lui tout à l’aise. Il fallait marcher dans les rues larges et désertes de son quartier et traverser l’avenue à la circulation devenue rare. Tout cela d’un pas lent, un masque sur le visage, qui me retournait les oreilles, mais auquel malgré tout, j’ai eu tôt fait de m’habituer.

J’ai effectué ainsi une sortie imprévue, violemment seul. J’ai été jusqu’à l’arbre principal du square, le hêtre devant lequel si souvent nous nous étions retrouvés. Il y avait des promeneurs de chien, quelques coureurs essoufflés par leur bâillon. Trois fois personne, en vérité.

Je regarde à gauche, à droite, guettant le moment désert. Ah, cette pudeur d’oiseau ! Je me mets à genoux dans l’herbe tiède. J’appuie mon front contre l’écorce du tronc. J’adresse à Jacques un message complice. Ce n’est pas prier, c’est retrouver un instant durant l’esprit de quelqu’un qui croyait à la prière, de son vivant. Je me relève en gémissant. Une femme masquée, une coureuse, elle aussi, s’arrête et vient me demander si j’ai besoin d’aide. Une femme masquée ! Il y aura toujours des êtres humains.

L’heure du couvre-feu approche. Il est temps de regagner mon espace étriqué. Je fais un détour pour passer chez Damien. Il est debout derrière sa vitrine. J’entre et je lui prends du thon en boîte, dont j’ai envie, du café, car j’en bois plus que prévu. Plus de café. Plus de thon en boîte. J’achète des madeleines au chocolat, du thé en sachet et du jambon en tranches. Damien me dit que je pairai une autre fois.

À présent, je retourne à mon écritoire. Un roman me coûte six mois de travail, quand je ne fais rien d’autre, sauf dormir, bien sûr. Il faut parfois s’acharner. Mais un poème n’a ni commencement ni fin prévisibles, c’est un acharnement de longue durée. Les moments d’écriture ne sont pas contigus, ils vont, viennent, et quand ils ne viennent pas, il rôdent autour de nous, comme pour narguer un éternel débutant, qui ne sait pas retenir les mots les plus simples, qui les lime un par un.

Jadis, durant les heures de plongée en écriture où je n’écrivais pas, j’allais me promener, je sonnais à des portes d’amis, je donnais des rendez-vous dans le parc, je faisais un peu d’exercice, et parfois aussi je faisais l’amour. Rien de tout cela n’est encore d’actualité.

La solitude volontaire, la coupure organisée, la plongée de longue durée, mais en gardant contact avec la terre ferme sont des merveilles méconnues. L’inconfort, l’habitacle étroit, le lit de camp, la nourriture fade et toujours identique, les voix lointaines, de plus en plus lointaines, les livres dont chacun est précieux, car ils ne seront pas renouvelés avant longtemps, tout fait de ce voyage une sorte d’exil intérieur. Je m’étais promis de tirer un certain plaisir de cette aventure, et pas seulement l’avantage d’un travail plus assidu qu’il n’avait jamais été. J’espérais même y trouver des forces que je croyais dissipées. Ce qui s’est produit a dépassé mes prévisions. Ainsi, mon souci de maintenir des contacts suivis avec la vie ordinaire a été relégué au second plan. J’ai été happé. J’étais même un peu trop heureux. Verrouillé de l’intérieur, ravi de ne plus devoir mettre le nez dehors.

Les nouvelles du monde me parvenaient en temps réel. Mais le temps du dehors et le temps du dedans ne sont pas synchrones. Chaque jour, je retouchais mes vers et chaque jour, j’en trouvais d’autres qui détruisaient ceux de la veille. Les six mois filaient comme une balle. Le terme des six mois, c’était déjà demain.

Je me serais bien vu continuant ainsi, en clochard sous-marin, finissant ses dernières conserves dans un submersible où l’oxygène commencerait à se raréfier. Mais ce n’était pas probable. Je commençais à sentir que l’aventure du corps et celle de l’esprit allaient bientôt se dissocier.

Les informations qui fusaient des sources officielles, des postes de commande du réel, commençaient à insinuer qu’une précaution assidue demeurerait longtemps nécessaire, mais qu’il y avait de l’espoir, que les hôpitaux désengorgeaient un peu, et que les mourants ne mouraient plus aussi souvent. Évidemment, était prématuré de se réjouir. Il faudrait peut-être des années pour que le péril soit écarté pour de bon. Je n’avais pas d’avis tranché sur ce serpent à deux têtes. Il me suffisait de savoir que le mal refluait.

On ne pouvait pas faire confiance aux bactériologistes et aux immunologues pour vous expliquer de quoi était faite cette grande crise virale, d’où elle était née et comment elle finirait. Il fallait chercher autre chose que des querelles et des prophéties pour s’informer. Le plus clair de l’histoire est que si on n’était pas mort dans les premiers mois, il n’y avait plus de raison sérieuse de mourir. Du fond de mon île engloutie, je restais attentif aux contorsions de la bête. Périscope d’internet. J’allais me regarder de temps à autre dans l’unique miroir. Je ne m’étais plus rasé durant ces six mois, cela me faisait une assez belle barbe de capitaine Némo.

J’ai prévu d’émerger au milieu d’une mer sauvage, d’accoster dans un port bruissant de tous ses habitants. Le moment était venu. J’avais besoin de la compagnie des hommes. Le Nautilus c’était du temps suspendu. Je n’aurais pas aimé y rester enfoui pour toujours. A présent je voulais retrouver la beauté, la serrer contre moi.

La porte-fenêtre ouvrait sur une avenue étonnamment calme. L’odeur qui montait n’est pas celle de l’essence et de l’asphalte, mais celle des platanes et de la terre mouillée. Je côtoyais la force d’âme de la terre, le présent éternel.

Donc, je me suis préparé à refaire surface. Ma brève sortie à la mort de Jacques avait eu lieu dans un scaphandre. À présent, c’était pour de bon. J’ai coupé ma barbe, d’abord aux ciseaux, puis avec un rasoir. Quand j’avais acheté des lames, six mois plus tôt, ce n’était pas dans l’idée de me raser, mais pour pouvoir, si tout tournait mal, en finir mélodieusement. Cette idée me faisait rire à présent. Mon visage ne ressemblait pas vraiment à mon souvenir, mais c’était un visage humain.

J’ai raccourci mes cheveux comme j’ai pu. J’ai passé l’aspirateur dans les moindres recoins. J’ai pris une douche. J’ai mis un costume sorti de sa housse de teinturier. J’ai hésité pour la cravate. Je n’ai pas mis de cravate. J’ai cherché mon portefeuille et mes clés. J’ai fixé mes papiers épars avec des pinces à linge. J’ai jeté un regard derrière moi pour voir si je n’avais rien oublié. Le bruit de la clé dans la serrure m’a fait frémir. Je suis sorti.

Direction la Grande Cascade, plutôt courant que marchant, frappé quand même par le nombre et l’allure des flâneurs, des joueurs à des jeux d’enfants, qui semblaient dégagés de toute inquiétude sanitaire. Ni masques, ni distances, ni air traqué ni air chagrin. Le temps du dehors avait été plus rapide que le mien. L’absence de trace visible de la catastrophe qui avait failli nous engloutir me tournait la tête. Je me sentais flotter entre deux eaux. C’était sans doute le vertige d’être revenu parmi les terriens.

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