Il est né en 1973 à Liège (Belgique). Critique littéraire, romancier et essayiste, il est également, depuis 2018, le rédacteur en chef de la Revue générale, la plus ancienne revue de culture et d’idées en Belgique francophone, fondée en 1865. Dernière publication : Léon Degrelle (Perrin, 2025).
Abstract
Avec Une larme, des îles, j’ai voulu offrir sur le sujet une réflexion discursive sur le thème, au fil de ma mémoire d’« enfant de la télé » et de ma sensibilité d’incorrigible curieux, toujours en quête de décentrement de son regard sur les objets qui sont portés à son attention.
Portolano de l’océan Atlantique (1558) | Diego Homen | Collection British Library
« Ils sont aux îles », dit-on, par exemple, d’un couple qui, à la faveur de noces d’argent ou de platine, entreprend le voyage qui ne fut jamais osé dans une jeunesse impécunieuse. Et, par le simple effet de ce vague pluriel, « aux îles », l’espace s’ouvre sur un infini de rêve, idyllique, l’esprit se transporte dans une autre dimension. On imagine des végétations luxuriantes et démesurées, des panoramas à vous couper le souffle (ce qui n’est jamais bon, passé un certain âge), des cocktails présentant des arcs-en-ciel compliqués de saveurs et de couleurs, et des colliers de fleurs suspendus au cou à peine le tarmac touché, un de ces vents salins qu’apporte seul l’océan ; et surtout du sable fin, mais fin, qui coule entre les doigts de pied et ne laisse même pas de trace derrière soi, y galopât-on comme à vingt ans, et du bleu, du vert, du jaune partout, à s’en faire fondre les rétines, à en devenir accro, façon caméléon.
Je n’ai jamais fait de tel séjour et espère ne jamais avoir à en vivre. C’est que le claustrophobe que je suis a compris de longue date qu’on n’est enfermé nulle part mieux que sur une île, quelle que soit sa superficie, son niveau de développement économique et d’infrastructure hôtelière, ses ressources naturelles et ses paysages variés, les douceurs de son microclimat. Une île, c’est juste un grand cachot à ciel ouvert où, passé un certain temps, tous les détenus sont amenés à se croiser. Surtout en contexte de catastrophe. Quand ça flambe, quand ça tremble, quand ça tsunamise, sur une île, tout flambe, tremble, tsunamise. Ces petits Éden sont en réalité l’envers sournois de l’enfer.
D’où me vient cette vision radicale et est-elle seulement légitime ? Car je ne parle guère d’expérience. À bien y repenser, la seule île où je me sois rendu plusieurs fois, c’est la Grande-Bretagne, mais au fond, en est-ce encore une depuis qu’elle a été ombilicalement reliée au Continent ? Ah oui, il y a aussi l’îlot du château d’If, que j’ai tenu à visiter peu après ma bouleversante lecture du Comte ; or, on conviendra que ce fabuleux roc ne peut en rien atténuer ma conception carcérale des îles, au contraire, il la renforce.
La seule vision authentiquement paradisiaque que j’aie d’une île est inscrite dans ma mémoire d’« enfant de la télé ». Je garde, en effet, au creux de mes innombrables souvenirs de cette époque insouciante, légère, pure, la cristallisation, comme en un épisode unique ramené à quelques scènes archétypales, de la série télévisée américaine Fantasy Island, en français L’île fantastique, qui me renvoyait alors une parfaite illustration d’un lieu fantasmatique, et lui ajoutait un pouvoir magique assurant le plein épanouissement de ses hôtes. J’avais six ans à l’époque de sa diffusion sur les chaînes françaises en 1979, et je n’en aurais manqué pour rien au monde un épisode. Je les ai tous dévorés en compagnie de ma grand-mère adorée, elle affalée dans le divan en skaï et moi, assis par terre sur un coussin. Si j’étais tellement friand de cet univers idéal, c’était moins pour la résolution des problèmes personnels que venaient y chercher des amoureux éconduits, des épouses trompées ou des duos père/mère – fils / fille dysfonctionnels, que pour entendre ma Mammy s’esclaffer à chaque générique : « Oh, voilà le petit homme ! » (jamais « le nain ») en voyant Tattoo lové dans le creux du bras de M. Roarke, le mystérieux maître des lieux.
Certes, en termes de péripéties nautiques, il y avait aussi à l’époque La Croisière s’amuse, qui sur un mode plus léger et drolatique, nous ravissait, ou pour les plus pures des téléphiles, L’Homme de l’Atlantide, avec Patrick Dufy doté pour l’occasion d’inoubliables doigts palmés dont j’avais noté avec désarroi qu’il les avait perdus dans Dallas... Mais rien ne valait l’émotion suscitée par l’exclamation, après celle irrecevable aujourd’hui de Mammy, d’Hervé Villechaize lui-même qui, à chaque générique, pointait du doigt le Boeing près d’atterrir avec son équipage coutumier de cœurs brisés, aux cris enjoués de « L’avion, l’avion ! ». Wikipédia m’apprend que l’île où était censée se dérouler l’action des épisodes était celle de Kauai à Hawaï, mais bien entendu, toutes les scènes en étaient filmées à l’Arboretum de Los Angeles. Rien n’est plus facile à créer, mentalement, qu’une île.
En termes d’évocation de ce type de lieu, c’était donc le modèle strictement télévisuel de la terre salvatrice, perdue au milieu d’un de ces grands nulle part que sont les océans, parfaitement détachée du monde, qui prédominait dans mon imaginaire. Davantage que celle des romans de Stevenson, de Defoe ou de Verne, elle forgea, jusqu’au seuil de la rédaction de ces lignes, ma représentation intime de l’idée d’île. Puis, face au défi d’écrire un texte à propos d’un tel impensé dans mon existence, une idée saugrenue me vint…
Peut-être avons-nous tendance à l’oublier, conditionnés que nous sommes par nos représentations vécues ou cinématographiques de ce qu’est un accostage après une longue traversée ; mais une île, avant que d’être « une étendue de terre émergée d’une manière durable » – et le dernier complément de sa définition dictionnairique induirait même que cette étendue, surgie des eaux, flotte, du moins surnage comme en miraculeux suspens –, une île n’est jamais rien d’autre qu’un sommet. Celui de quelque montagne monstrueuse, submergée à l’ère diluvienne, qui vient, presque insolemment, culminer au-dessus des vagues. Prenez une photo des Marquises, de La Réunion, de Madère : un relief accidenté, des falaises abruptes, des pointes… Autant de pics, en fait, mais qui émergent, pas « qui surnagent ».
À l’époque où l’on nourrissait la vision d’une terre plate comme une assiette, on pouvait encore penser que les îles étaient posées comme des yeux dans la soupe. De nos jours, il n’y a guère qu’à Dubaï ou dans les régions les plus arrogamment dispendieuses du marché mondial qu’il se trouve des îles parfaitement planes, voire géométriques, parce qu’elles ont été façonnées par l’homme et non par ces forces colossales, chtoniennes, ayant imprimé leur modelage à notre globe terrestre au cours de milliers de millénaires. Ironie du sort, un seul type d’île authentiquement flottante est condamné à s’effacer, à fondre. Son nom a conservé son identité souterrainement montagneuse, c’est l’iceberg, littéralement « Montagne de glace ». Ces quelques simples rappels sémantiques nous permettent de relativiser presque avec brutalité (rien de plus à même de nous malmener qu’une évidence) nos représentations. Et nous rappellent, nous rapprennent, que, si vivre sur une île (naturelle s’entend), ce n’est pas nécessairement vivre au lointain, c’est toujours vivre en hauteur.
Le catastrophisme climatérique ambiant nous sature d’images de vagues déferlantes et autres déluges, qui emporteraient définitivement nos civilisations, engloutiraient nos inconséquences, nous puniraient de notre « hubris » viscérale, nous gommeraient de la surface de la terre. Mais a-t-on jamais conçu, à l’inverse, que notre globe pourrait se vider de ses eaux, brusquement ? Alors, plic, tombée la goutte, siphonnée dans les espaces infinis dont les silences effrayaient l’autre… Pour le moment, il demeure en confortable suspension dans la galaxie, à rouler dans le néant, mais qui sait si à force de frictions et de frottements avec la matière noire, il n’est pas voué tôt ou tard à sécher complétement ? Il se trouve sur Internet (peu, mais suffisamment pour se faire une idée assez juste) d’inquiétantes modélisations virtuelles de ce que serait notre bonne vieille terre privée de ses eaux océaniques, parfaitement dessiquée. Eh bien, croyez-moi, la perspective n’a rien d’excitant et désespérerait l’adepte le plus exalté des théories de la terre creuse. Se dévoile sous nos yeux ébahis un gros caillou à gibbosités difformes, creusé ici, hérissé là, et que l’on ne voudrait pas tenir en main plus longtemps qu’un oursin ; on s’empresserait de le balancer le plus loin possible.
Qui sait d’ailleurs si ce n'est pas ce qui est arrivé, après que quelques démiurges n’ont versé une grosse larme salée sur la difformité de ce qui allait devenir notre planète, puis nous ont envoyé méprisamment balader dans l’espace ? Grâce soit pourtant rendue à cette entité, car sans ce gros chagrin cosmique, pas de ligne d’horizon, pas de tribulations océaniques, pas d’exotisme, pas d’abysses non plus. Sans cette incontinence lacrymale, pas de continents et surtout, pas d’îles, seules traces apparentes à l’œil nu de l’insondable profondeur du monde, métonymies à la fois tragiques et réjouissantes de ce que notre isolement offre, chaque jour, la possibilité d’une culminance.