Catherine Jehle Mazzola (Cefalù, Palermo) | Sicilia entre mer et pairs | Seconda opera classificata Sezione Autobiografie | Thrinakìa Settima edizione Premio internazionale di scritture autobiografiche, biografiche e poetiche, dedicate alla Sicilia | Motivazione della giuria: Vita vissuta e vita raccontata trovano in questa scrittura autobiografica una soluzione di continuità. Il tempo del racconto converge con il tempo dell’esperienza, nonostante un sentimento d’incompiutezza, ricomponendo in modo straordinario il tempo della vita e il tempo della riflessione meditata grazie a un’energia creativa desiderosa di conciliare una nuova presenza a sé stessi e agli altri.
Thrinakìa settima edizione: premio internazionale di scritture autobiografiche, biografiche e poetiche, dedicate alla Sicilia | 31 maggio 2024 | Il Maggio dei Libri | Palazzo della Cultura | Città di Catania
À mes pairs.
Je suis arrivée en France à l’âge de 5 ans. J’ai été scolarisée de suite, en maternelle d’abord, puis en primaire à 6 ans. Je n’ai aucun souvenir d’avoir parlé une autre langue que le français. Mes parents parlaient le sicilien entre eux. Nous leur répondions toujours en français. À cette époque, je ressentais comme de la honte lorsque mes parents parlaient leur français.
Souvent, les gens ne faisaient pas l’effort d’écouter, ils récupéraient au vol la phonétique d’un mot et, impatients, concluaient la plupart du temps par un : « Je ne vous comprends pas ! ».
Pour moi, c’était l’insulte suprême ! J’ai mis beaucoup de temps à me défaire de cette colère.
Au fond de moi, j’en voulais à mes parents de ne pas faire l’effort d’apprendre le français. Avec mes frères et ma sœur, nous aurions pu les aider, nous n’avons pas eu cette générosité, peut-être les avons-nous « sous-estimés », ne voulant pas rajouter de la difficulté à la difficulté de s’intégrer. Nos priorités étaient d’assouvir nos besoins primaires, le reste devenait superflu.
Mes parents avaient 30 ans quand ils ont quitté la Sicile. Ils sont arrivés en France avec leur « background ». Nous n’avions pas de référence littéraire, de musique classique, nous avions la culture d’un peuple qui se transmet de manière orale. Des chants de Verdi à la Bella Ciao, de la guitare pour accompagner les baptêmes, de la danse pour les bals, des jours de fête, des histoires que l’on raconte au bord de la « cunculinia » (brasero). À cela est venue se rajouter la variété française des années 60. Je me souviens de la chanson d’Edith Piaf, « Allez venez Milord », je n’avais aucune idée de ce que voulait dire Milord ? Je rêvais de Mille Or !
Comment voulez-vous que je demande à mes parents qui avaient déjà du mal à parler français, s’il fallait en plus connaître l’anglais !
Nous étions une famille immigrée avec un objectif, surtout d’être comme les autres, comme les Français, et pourquoi pas, peut-être mieux, de ne jamais se faire remarquer par nos différences. Nous avions des valeurs transmises par nos parents, honnêteté, devoirs, politesse, bienveillance. Mon père était plutôt sévère, ma mère était juste. Pas de débordements affectifs, mais une rigueur saine pour rester à notre place. Dans la cellule familiale, chacun avait sa place, l’aîné, le premier enfant, impossible à détrôner, le second était second, enfant du milieu, partager et concilier pour exister ! Je venais en 3ème position. Pendant 13 ans, j’aurais pu récolter tous les suffrages, mais j’étais une fille ! Je laissais ma place de petite dernière à ma sœur, la 4ème enfant, née en France, elle, avec un vrai prénom français. Nous formions deux groupes. Le premier groupe des trois enfants nés en Sicile. Le deuxième groupe, les quatre enfants avec un écart de 18 ans entre l’aîné et la petite dernière. Prélude d’une mixité délicate.
Je suis née Concetta, le prénom de ma grand-mère paternelle. À l’école à Lyon, les enfants m’appelaient Con c’est Toi ! Concetta devenait Concetto ! Au début, je ne savais pas ce que le mot « con » voulait dire, je riais avec eux ! Je pensais qu’ils ne savaient pas bien prononcer, je faisais répéter chaque fois et chaque fois on riait ! Quand j’ai compris, j’ai tout rejeté. J’ai imposé à mes parents de ne plus m’appeler Concetta. Je frôlais la schizophrénie !
Concetta n’existait plus, je me suis baptisée Cathy parce qu’à l’époque, les Concetta, filles des amis siciliens de mes parents, se faisaient toutes appeler Cathy. Moi aussi, je serai une Cathy.
Plus tard, en 1976, j’avais 22 ans ; j’ai demandé la naturalisation française pour faciliter mon évolution de carrière. J’en profitais pour faire franciser mon prénom, Concetta devenait Catherine. On garderait Cathy pour les intimes ! Catherine avait une aura de blonde douce et de femme de tête, çà me plaisait bien !
Il fallait suivre une longue procédure et remplir certaines conditions. Une fois tous les documents rassemblés, il y avait un entretien et un examen final. À la question pourquoi voulez-vous franciser votre prénom, je racontais mon histoire de petite fille blessée. Mais pourquoi, Catherine, ce n’est pas la traduction littérale de Concetta ? Non, c’est vrai, mais la traduction serait Conception et ce n’est pas mieux !!
Le coup de tampon « Accepté » donné avec tant de force par le fonctionnaire, sensible à mes arguments, fut le laisser-passer de l’enfant blessé à l’adulte résilient.
Quitter un pays lorsqu’on est enfant, c’est ne jamais savoir qui on serait devenu si on était resté ; quitter un pays, c’est perdre cet Autre qu’on aurait pu devenir en restant. Ailleurs, vous serez la somme de tous les Autres et dans cette somme il manquera la part de vous, celle que vous ne connaîtrez jamais, celle qui fera de vous quelque chose d’inachevé, d’interrompu. C’est peut-être pour cette raison que vous ne cesserez de vous réinventer à travers des personnages d’emprunt, allant même parfois jusqu’à l’imposture.
Aujourd’hui je sais que l’intégration passe par la langue. Comment communiquer lorsqu’on ne vous comprend pas ? Dans le vaste chantier de la communication, parler est la pierre angulaire. L’échange est dangereux lorsque les mots n’ont pas le même sens, au-delà de nos différences, la perception, le ressenti derrière chaque mot qui n’est pas compris est la porte ouverte aux émotions négatives, aux frustrations, aux rejets de l’autre.
D’ailleurs, si j’ai voulu me lancer dans l’écriture, malgré mes lacunes, c’est sans doute pour ne pas tricher, ne pas me prendre pour une autre. Avoir le courage, ne plus avoir peur du : je ne vous comprends pas… et plutôt que d’en être blessée, en être grandie. Plus tard, j’ai compris que mes parents ne trichaient pas, qu’ils avaient eu le courage d’être eux-mêmes, d’être à leur place simplement. La honte s’est transformée en respect et en admiration.
Enfant, adolescente, voire même jeune adulte, j’avais cette honte liée au langage, à l’endroit de mes parents, de ma mère peut-être plus que de mon père, parce que je l’assistais davantage dans les démarches du quotidien, mon père travaillant, il était plus autonome. Aujourd’hui, je vis en Sicile pratiquement toute l’année, la honte revient, mais cette fois, c’est la mienne ! Le langage est un vecteur social de communication. Par l’expression, il est facile de repérer le milieu social.
Et, même si, en Sicile j’ai apprécié l’absence de barrières sociales, peut-être parce que c’est un pays avec une grande mixité d’influences espagnoles, arabes, grecques, normandes qui donnent du caractère à la langue et une certaine ouverture aux relations sociales, il n’empêche que l’on vous classe par votre façon de vous exprimer.
Je réalise à quel point il a été difficile pour ma mère de jongler avec les mots, les verbes, la grammaire, d’autant que l’exercice est périlleux parce qu’arrivent en renfort dans la bouche, les mots « arrangés » issus du franco/italien/sicilien.
À mon tour, aujourd’hui, en Sicile, je procède de la même manière. À sa différence, moi, j’ai étudié le français, l’italien bien sûr, mais dans le fond, le résultat est le même ! Je me retrouve pratiquement dans la même situation que ma mère, obligée d’aller à l’essentiel, de ne pas m’encombrer de mots dont j’ignore la traduction et qui me feraient perdre du temps, enfin plutôt le fil de la conversation. Le résultat donne une conversation très simplifiée, synthétique et directive qui pourrait être le reflet de ma personnalité. Ce qui, en réalité, est complètement faussé, dans ma langue française, j’use et j’abuse d’empathie et de nuances.
Me voilà de nouveau en porte-à-faux avec qui je suis et l’image que je donne.
Le débit d’un Italien, enfin d’un Sicilien, est plus rapide qu’Usain Bolt !
J’ai intérêt à m’accrocher pour ne pas me laisser distancer. Mais ce qui m’agace le plus c’est lorsque je suis en difficulté, j’ai le réflexe de chercher sur mon traducteur Google, alors que rarement mon interlocuteur ne fait de même, ne viendrait à mon secours, simplement en me proposant : « C’est pas grave, dites-le moi en français ! ».
La curiosité serait-elle à sens unique ? Elle incombe toujours à celui qui est étranger !
Je m’offre un peu de répit parfois, je l’avoue, je m’amuse, je joue à la touriste française qui ne comprend pas ce qu’on lui dit : « Je soui déssoléé, ge ne parlé pas l’italian, ge ne compren pas !!! ». Match nul !!
En Sicile, quand je parle italien, j’ai l’accent français ! J’ai appris l’Italien en France, en seconde langue, au lycée ; je me sens française en Sicile, sicilienne en France. Je pense qu’il est impossible d’appartenir à ce que l’on a laissé, comme il est impossible d’être française quand la culture maternelle vous rappelle la différence, parce que le modèle de la mère est à mille lieues de l’image papier glacé de Madame Figaro !
Pour moi il est question d’identité. Je suis faite d’Ici et de là-bas. Ici la joie se partage, là-bas le bonheur se garde pour soi.
Que parler en italien à Castelbuono est la preuve solide que je ne suis plus vraiment des leurs, même si je me fais appeler « Cuncetta », même si le nom de Mazzola, est le nom le plus répandu à Castelbuono, je me sens étrangère, une snob du Nord et que parler sicilien avec mon accent me donne l’air d’une allemande qui a perdu son chemin !
Que le temps passé loin de sa terre natale assassine l’identité originelle, la Concetta Mazzola !
Et, pourtant, c’est Castelbuono qui m’offrira, sans rancœur, quelques-unes de mes plus belles émotions.
C’était l’été 2011, j’avais promis quelques années auparavant à ma petite nièce que si elle avait son bac, nous lui ferions connaître la Sicile, un voyage initiatique comme cadeau.
Il me semblait important qu’elle sache d’où elle vient et que le nom de Mazzola ne soit pas simplement une petite case dans un arbre généalogique, mais des racines vivantes qui courent toujours. Son grand-père, mon frère aîné, alimentait le récit de la Sicile par des contes extraordinaires qu’il inventait pour ses petits-enfants, le soir avant de les endormir.
Il fallait donc juxtaposer à la fable, la réalité. Parmi tous les merveilleux moments que nous avons passés avec elle, il y en a un particulièrement qui m’a bouleversé. C’était un soir de juillet à Castelbuono. Un de mes cousins mariait son fils. Comme le veut la tradition, avant le mariage, le fiancé va jouer la sérénade à sa belle. C’est un geste romantique et symbolique pour montrer son engagement. Je n’avais jamais assisté à un tel moment et c’est avec enthousiasme que nous avons accepté l’invitation. Ma petite nièce était surexcitée, mon mari et moi, des aliens, j’avais l’impression d’être dans les studios de Cinecittà et je m’attendais à tout moment à voir sortir de l’écran Burt Lancaster dans le Guépard.
La sérénade ne peut avoir lieu qu’avec la complicité des amis, des musiciens, de la famille qui se retrouvent dans la rue, toutes lumières éteintes, là où habite la fiancée, encore chez ses parents.
Il faut au fiancé une échelle pour monter sur le balcon de la Belle, autant dire que cela ne se fait pas à l’improviste, mais nécessite une organisation sans faille.
Dans ce cortège nocturne, les chants dans la langue de la tradition, « Apri sta porta, apri » en dialecte sicilien, me donnent le frisson. Je ne comprenais pas toutes les paroles, j’étais saisie par les voix, un chœur puissant et doux à la fois, une communion d’amour d’un peuple fier de sa culture, qui par le chant perpétue la tradition. J’ai eu un bref instant le sentiment d’être écartée de cette communauté, mais j’ai été rattrapée très vite par mes aïeux. La sérénade avait lieu dans la rue où était né mon père. Le hasard a fait que la maison de la fiancée se trouvait juste en face de la maison de mes grands-parents paternels. Je tirais par le bras ma petite nièce qui était comme dans un concert, debout, criant son impatience et sa joie d’être là. Je lui disais que nous étions devant la maison des grands-parents Mazzola, ceux qui étaient partis en Amérique au début du 20è siècle. Cris de joie pour elle, larmes pour moi. Adossée au mur de chaux brûlant de la maison, si petite, si modeste, je craque. Mon mari me prend dans ses bras et m’enlace de toutes ses forces. Il sait ce que je ressens. Je viens de là. Je suis d’Ici. Je dois le raconter, je n’ai plus peur.
Et, dans la lumière des portables éclairés qui filmaient la scène, j’entends hurler ma petite nièce : « Moi aussi je veux me marier comme ça, c’est trop bien ».
C’était une fin d’été 2015, sur la place devant le Château, un festival de musique classique, la rencontre inespérée avec la pianiste d’Ennio Morricone, Gilda Buttà, la longue dame blonde. Dès les premières notes, Cinéma Paradiso me touche au cœur. Je suis là, avec mon mari, assise au milieu de mes pairs, sur ce parterre de pierre, cette musique, un hymne à la Sicile, me tend les bras, un appel au retour aux sources, aux souvenirs des parfums de la terre natale, à la mélancolie de l’exil, de celui qui part et ne se retourne pas. J’aime la puissance de l’instant et dans sa plus grande simplicité, la Sicile, mille fois quittée, attend ses enfants. Ils reviendront un jour ou l’autre.
À ma mer.
Vivre Ici à Cefalù, maintenant que je suis à la retraite, c’est un peu comme si j’étais en grandes vacances, en longues vacances. Le temps n’a plus la même valeur, il me laisse en paix sans chercher à rivaliser avec l’immédiat. Je suis entrée dans l’ère du temps long, moi qui vivais dans l’urgence, l’efficacité et la rentabilité. Je m’accorde le luxe de dépenser mon temps sans compter, je deviens cigale alors j’oublie la notion de temps qui reste. Vivre en bord de mer me donne l’illusion d’un éternel. C’est la mer. Elle prolonge ma vie, elle est l’air que je respire, elle me nourrit comme un nourrisson, à la carte, il n’y a pas d’heure, quand j’ai faim, je descends à la mer, je m’assois sur un banc et je la dévore des yeux. Parfois, quand elle n’a pas le temps, prise par d’autres vagues à l’âme, elle se retire sur la pointe de l’horizon, me laissant l’écume.
Ici, l’hiver est si doux que la mer garde ses couleurs, du blanc au turquoise, du marine à l’émeraude, paysage d’eau et de lumière, une huile sur toile, de quoi impressionner les promeneurs du dimanche.
L’hiver, elle est en famille, elle est chez elle. Les gens viennent la voir, l’entendre, la respirer, la prendre, elle se laisse faire, c’est une bonne mère. Ici à Cefalù, chaque homme, chaque femme a eu dans sa famille un marin, un pêcheur, il n’y a pas si longtemps encore, elle pouvait à elle seule nourrir la famille entière.
Chaque mer a son secret, la mienne aussi. Surtout en hiver, elle me trouble par sa rumeur, elle fait courir le bruit qu’elle est en danger. Alors, je pleure ma mer, des larmes, des gouttelettes d’eau dans un océan de vagues scélérates.
Lorsque l’été arrive, la mer d’accueil sèche nos larmes d’hiver avec le vent complice. Il souffle une masse d’air, un flot permanent de touristes venus chercher l’or, le soleil et la mer.
Les plages s’habillent de couleurs vibrantes, les parasols arrondis tel un champ de tulipes tracent le territoire des lidos assaillis par l’appel du repos. Quelques bancs de sable, graines de résistance, sur de rares plages libres, invitent gratis le citoyen délogé pour la période.
Ma mer n’est plus à moi. Il me faut la partager le temps d’un été, nous nous retrouverons en septembre quand les tulipes seront coupées. Nous avons tant de pas à fouler sur le sable, à éclabousser nos chevilles, à courir et à plonger tête la première pour fendre la lame bleue.
C’est en septembre que j’aime descendre à la mer.
Un sac de plage léger en bandoulière, je ferme la porte derrière moi, j’ai la chance d’y aller à pied, 5 minutes et j’y suis. Je traverse la route et prend le chemin de terre, celui qui descend à Santa Lucia, en bas des 102 marches, elle est là, bruyante, fascinante, scintillante, une pupille bleue, une rétine verte, un clin d’œil à nos amours. C’est Ici que tout avait commencé, c’est Ici que j’ai eu le coup de foudre pour elle. C’est Ici que j’ai rendez-vous, que mon cœur bat de la même manière, chaque fois comme pour une première fois.
Ici, la plage garde ses galets et le sable prend une couleur brune. Peut-être est-ce dû aux rochers aux formes préhistoriques, on dirait des mammifères prenant un bain au bord de la savane. En fonction de la lumière et des ombres, j’en choisis un sur lequel je me pose, socle idéal pour contempler au loin, Cefalù, majestueuse, si élégante dans ses couleurs de septembre. Parfois, avec un peu de chance, une mouette vient se percher sur un rocher, hiéroglyphe dessiné au crayon blanc, rescapée de traversées migratoires. Je suis saisie par tant de beauté. L’instant est fragile, je le veux éternel.