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Art versus Société : soumission ou divergence ? / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.2 2020

L’art est toujours politique : le politique n’est pas l’art

Roger D'Hondt

magma@analisiqualitativa.com

Né en 1948. Conservateur indépendant, écrivain et analyste de l’art d’aujourd’hui. Fondateur du centre d'art d'avant-garde New Reform (Aalst, Belgique 1970-1978). Organisateur d'expositions, de happenings, performances, d'événements et autres formes d'art engagé en Europe. Lauréat Prix Robert Schuman, Metz, France (1978). Collaborateur du Centre d'art l'Université d'Anvers (1973 - 1975). Commissaire de plusieurs expositions (sélection): Théorie / Information / Pratique (exposition, performances et art vidéo) à l'Académie urbaine de Gand (1976), Performance Art Festival, Beursschouwburg ,Bruxelles (1978), Performance Art dans les archives de la ville Kassel (Allemagne) lors de Documenta 6 (1977), Van Provo tot nu, art dans un contexte socio-politique Musée de la ville de Aalst (2008), projet in situ Facades et Interieurs Paraza France (2010), Between Worlds, dans les crématoires Sint-Niklaas et Lochristi (2014), Hugo Roelandt - Post (ume), Centre d'art Netwerk, Aalst (2016). Publiciste dans des livres, magazines et sur des sites Web. Bloggeur.

Abstract

L’État Providence à court d’argent, peu disposé à subir les démarches trop critiques des pratiques artistiques, trouve de plus en plus une alternative dans le financement privé bientôt érigé en politique néolibérale de la culture qui semble avoir fait merveille aux États-Unis et qui prend volontiers le relais. Car il y trouve son compte dans un mécénat intéressé à faire valoir sa légitimité et à écarter les troublions. Mais l’art ainsi domestiqué, sans débat public, ou sans subsides publics, est comme une tragédie où l’artiste finit par ne pas quitter son atelier ou disparaît dans la foule. L’art menace alors de se retrouver dans un état comateux.

 

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Jan(us) Portraits Officiels : intervention dans le village français de Paraza, commissaire Roger d’Hondt, archives New Reform.

La décision de l’Europe obligeant la Grèce à réduire ses dépenses après la crise économique qui frappait ce pays a contribué à un appauvrissement général du secteur culturel dans ce pays. Ce ne sont pas les Grecs eux-mêmes qui ont décidé comment ils allaient s’attaquer à leur déséquilibre financier, mais ce sont des nations étrangères (Europe) et des agences telles que le Fonds Monétaire International (FMI) qui ont forcé l’une des plus ancienne démocratie et culture de l’Europe à se mettre à genoux. D’autres pays ont fait référence à la situation grecque justifier de semblables économies dans leur propre secteur culturel. Mais la participation d’un large éventail d’artistes aux Documenta et aux Biennales de Venise révèle bien d’autres exemples d’oppression et de censure dans ce monde géré par des penseurs idéologiques de droite et leurs alliés politiques. Le fait que ce soient principalement des artistes qui mettent le doigt dans la plaie et non les politiciens eux-mêmes, est considéré désormais comme un simple signe de démocratie, la mesure ultime d’une grande tolérance culturelle. Malgré cela, les artistes du monde entier ont continué à protester et leur engagement social pour un art ayant une signification politique est demeuré bien vivant. Le média change, mais la relation et le message restent les mêmes.

 

Tout au long de l’histoire, des artistes, de différentes disciplines, ont exprimé leur indignation face aux attaques de la démocratie, car elles vont souvent de pair avec des restrictions à la liberté d’expression et à la créativité individuelle. La 14ème Documenta, la manifestation artistique quinquennale de la ville allemande de Kassel, a été délibérément créée en 2017 pour permettre une politique plus démocratique de la Communauté Européenne face au monde de l’art. Son directeur artistique, le polonais Adam Szymczyk (1970), a affronté sur ce point les populistes de droite de l’État de Hessen, dont Kassel est la capitale. On pouvait ressentir cet affrontement entre politique, société et culture dans les rues mêmes de Kassel. Sa démarche a abouti à une exposition en deux parties, la première, organisée à Athènes pour soutenir le mouvement de protestation contre les sanctions imposées à la Grèce, et la seconde dans le quartier périphérique de la ville de Kassel, qui a été complètement incendié par les bombardements des forces alliées à la fin de la seconde guerre mondiale. La Documenta avait été créée en1955 par Arnold Bode (1900-1977), un architecte, peintre et professeur d’art, qui voulait contribuer à la reconstruction de sa ville natale et permettre ainsi au public allemand, après les années de dictature nazie, de se réconcilier avec l’art moderne . Et il a réussi avec brio, nous donnant la preuve éclatante que vous pouvez accomplir beaucoup avec l’art en période de reconstruction si vous oubliez les sentiments politiques de vengeance. La magie de « l’art, la société et la politique », cette phrase de Marcel Broothaers (1924-1976), résonne comme un thème permanent.

 

L’art est toujours politique

 

Dans le Stadtmuseum, Szymczyk avait programmé la vidéo « View from Above » (2017) de l’artiste irakien Hiwa K. (1975), qui montrait des images d’une ville bombardée dans la zone de guerre de son pays (l’Irak) d’une part, et d’autre part, un modèle à grande échelle de la ville de Kassel également incendiée à la fin de la seconde guerre mondiale. Une confrontation choquante en termes de clarté, mais qui permettait de comparer les dégâts causés dans chaque pays. Quelqu’un qui perd sa maison en Irak se retrouve dans le chaos, tandis qu’à Kassel, la ville en ruine a été reconstruite avec un urbanisme et une architecture modernes et contemporains. Certes, cette note positive ne doit pas faire oublier la destruction d’un patrimoine social et urbain historiques, mais y aurait-il là-bas, en Irak, une personnalité telle que Bode, capable d’effacer les vestiges de la guerre en faisant appel à l’art et à la culture et de restaurer ainsi la confiance ? C’est l’une des questions que je me suis posée quand j’ai vu ces images de l’Irak.

 

La Documenta a montré que les artistes s’impliquent que jamais lorsque des problèmes inhérents à la société et à son avenir sont en jeu. En voici quelques exemples. Irena Haiduk à Belgrade, (1982) m’a conduit dans une pièce sombre où nous nous sommes assis dans des fauteuils inclinables. Les sièges font référence à la tolérance et au manque de réaction de la population soumise à l’évolution sociale imposée par les politiques. Pendant plus de 30 minutes, les personnes présentes sont confrontées à un enregistrement audio d’une conversation échangeant des jugements et des interrogations sur la société d’aujourd’hui, son avenir et le rôle que les artistes pourraient y jouer. Il s’agit de conversations publiques que l’artiste du département d’art de l’Université d’Harvard a eues avec sa compatriote Srda Popovic et qui ont contribué à lancer la manifestation étudiante en Serbie aboutissant à la destitution du leader politique Slobodan Milošević. Ce sont à la fois des artistes et des citoyens expérimentés. Cette conversation montrait que ce qui s’est passé en Serbie aurait pu se produire n’importe où ailleurs. À moi, alors, de laisser libre cours à mon imagination…

 

La « Société des amis de Halit », un mouvement civil né à Kassel, a fait enquête sur le meurtre de leur con-citoyen et immigrant turc de 21 ans, Halit Yozgat, tué dans son cybercafé en 2006. Il a été la dixième victime d’une série de meurtres racistes en Allemagne, attribués à l’organisation néo-nazie NSU. La Society of Friends et l’agence de recherche londonienne Forensic Architecture ont fait alors des découvertes hallucinantes sur le rôle partisan du pouvoir judiciaire en Allemagne vis-à-vis de la NSU. La Society of Friends a organisé un forum à la Neue Galerie dans le cadre d’un programme de discussion sur les migrants (Das Parlament der Körper). Présentée dans le contexte de la Documenta cette forme de culture sociale a mobilisé l’énergie créatrice citoyenne.

 

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Rirkrit Tiravanija Briques : intervention dans le Biennale de Venise. Foto archives New Reform.

Les temps ont changé

 

Les « valeurs fondamentales » du monde de l’art évoluent. C’est grâce à des artistes souvent inconnus d’Iran, d’Inde, d’Afrique, de Nouvelle-Zélande, du Ghana, d’Albanie, du Liban, d’Ukraine et d’autres régions éloignées du globe, appartenant à des cultures différentes de celles de notre Europe de l’Ouest, que nous avons redécouvert à la Documenta 14 leur « art contemporain ». Et pourtant, ils viennent de cultures anciennes en comparaison de celle de la Documenta. Mais à la différence de ce que Bode a pu construire patiemment au fil des années, la société évolue et réagit maintenant plus rapidement. Les directeurs de musées européens se précipitent désormais dans ces pays comme des chefs d’entreprise fébriles pour offrir un forum aux artistes les plus intéressants et de préférence les présenter comme des « découvertes » dont ils pourront s’enorgueillir. Cela soulève bien des questions sur le rôle des musées contemporains comme interfaces entre les artistes, la société et le commerce. Les musées se sont transformés en salles d’art, où le jeu de ballon doit être rapide pour répondre aux attentes des prêteurs, qu’ils soient publics ou privés. Cette politique rapproche-t-elle l’art et la société ? Non. Les musées introduisent ainsi rapidement des renommées d’artistes dans la bulle du monde de l’art. Ceux-ci, à leur tour, sont rapidement captés par les marchands d’art et les flux d’argent qui détermineront leur avenir. Les marchands d’art demeuraient discrets à l’époque de Bode, mais 70 ans plus tard, avec d’innombrables possibilités nouvelles, désormais à l’échelle planétaire, la question se pose de savoir si l’artiste est armé pour maintenir son indépendance. Ce sont des questions de plus en plus préoccupantes et qui contribuent à façonner les visions critiques de la société que les artistes sont censés nous faire partager s’ils veulent vraiment être des artistes !

 

Ces problématiques n’ont guère d’importance aux yeux des marchands d’art, car ils ne veulent pas dépendre des contextes politiques. A la Biennale de Venise de 2016, le Colombien Oscar Murillo (1986) a placé des toiles collantes imbibées d’huile sur les colonnes du pavillon central créé par Mussolini. En les qualifiant de « drapeaux faisant référence aux champs de bataille de notre temps », Murillo a ouvertement exprimé sa critique des dirigeants de l’économie mondiale, en particulier des barons du pétrole. Murillo, issu d’une famille pauvre, est un peintre contemporain classique associé à la célèbre galerie David Zwirner (New York, Londres, Hong Kong et Paris). La clientèle de la galerie appartient sans aucun doute à l’élite sociale. Et ce sont ces mêmes barons qui achètent les œuvres de Murillo et monopolisent ainsi le débat sur la signification politique de son œuvre.

 

Chaque Documenta est un nouveau départ pour Zymczyk et il ne semble pas du tout être dérangé par les sévères critiques qu’il encourt chaque fois. Il a supprimé les étiquettes traditionnelles de noms, les remplaçant par des références aux galeries qui revendiquent ainsi leurs droits de propriété et de vente des œuvres d’art. Il a placé des feuilles A4 fixées au mur avec des crochets qui offrent des informations pratiques sur les œuvres, les âges, les origines et éventuellement les noms des institutions qui ont rendu la réalisation financièrement possible, mais sans informations biographiques. Les artistes sont ainsi présentés de manière anonyme dans l’espoir que le public jugera les œuvres différemment.

 

Artistes de tous les pays unissez-vous !

 

Il en est de même des artistes qui ont diffusé des messages critiques à la Biennale de Venise de 2015. Ils abordaient le thème des guerres au Moyen-Orient et ailleurs, le rôle des ressources financières dans l’économie mondiale, les problèmes de migration et la violente dégradation de notre environnement. Mais il manquait le fil conducteur dans ces approches souvent divergentes d’une société en destruction. Le rôle de l’art « en soi »et de l’artiste en tant qu’observateur critique était ainsi omis.

 

En mai 1968, le monde de l’art a été happé par un engagement politique et social collectif. Or, le monde de l’art ressemble souvent à l’image globale de la société dans laquelle se manifeste « l’individu ». Le monde de l’art me paraît souvent malade, couché dans le même lit que la politique, où le culte des personnes prime sur l’intérêt public. Pour tenter de transformer la pensée individualiste en conscience collective, le conservateur nigérian Okwui Enwezor (1963-2019) a prévu une salle où des acteurs professionnels lisent quotidiennement la bible économique de Karl Marx « Das Kapital ». Une belle pensée sur la question encore sans réponse de savoir s’il s’agissait d’une idée de performance du conservateur, ou si le but était vraiment de stimuler un débat sur l’éducation sociale. Le jour où je me suis assis dans la salle, celle-ci était presque vide avec un passant ici et là s’asseyant un moment. Je n’ai pas ressenti le même effet qu’à l’Université internationale libre de Beuys lors de la Documenta 6 en 1977 à Kassel, où les droits de l’homme et l’activisme ont été si vivement débattus. Cela dit, il est clair que Mai 68 a bénéficié d’un soutien beaucoup plus large que ce qui est aujourd’hui possible dans nos sociétés.

 

Dans son projet conceptuel « All The Worlds Futures », Enwezor nous a fait connaître des démarches artistiques engagées que nous ne connaissions pas. Des artistes de Mongolie, d’Arménie, d’Azerbaïdjan, des Seychelles et de nombreux autres pays ont côtoyé des artistes de nos pratiques artistiques « traditionnelles ». Dans une histoire de « l’art sublime », des pays comme l’Irak, l’Iran, la Syrie et l’Égypte, qui sont présentés aujourd’hui à Venise comme des pays en développement, ont autrefois été avant-gardistes, fondateurs d’œuvres d’art et d’architectures qui ont défié l’histoire. De manière générale, aujourd’hui, on n’y observe pas de différences majeures avec l’art occidental, bien que l’art de ces pays « en développement » s’exprime souvent plus naïvement ou spontanément, et que, selon le modèle occidental, les œuvres nous paraissent un peu imparfaites. La tension et la puissance expressive de la performance leur sont étrangères, ce qui conduit à un autre type d’expérience. Plusieurs questions se posent alors. Combien de temps faudra-t-il avant que les artistes de ces pays nouvellement exploités ne soient absorbés dans le système du marché de l’art ? Deuxième question : ces artistes pourront-ils maintenir la liberté de leur spontanéité dans un marché libre ? Troisième question : le marché de l’art et les musées sont-ils prêts à coopérer à un renouveau démocratique en ne coopérant pas à la commercialisation de ce nouveau « produit artistique » ? Ces questions devraient être posées dans le contexte même de la philosophie marxiste d’Enwezor et des vues plus spécifiques de la socialisation de l’art que soulevait le philosophe et critique d’art Walter Benjamin (1892 Berlin, 1940 Portbou), qui analysait les tendances socio-économiques et politiques actuelles de la peinture. C’est le propre de l’art de représenter la société telle qu’elle est.

 

La scène artistique d’aujourd’hui et son développement en tant que média se sont accélérés depuis l’émergence de l’internet. Le message est resté le même, mais le média a subi une transformation sans précédent depuis Marcel Duchamp, et il se dissout dans une conscience globale dépassant le cadre de l’individu. Il n’est plus possible de le comparer avec l’art de l’époque des penseurs philosophiques tels que Benjamin, Adorno et l’école de Francfort. Les messages d’artistes engagés restent les mêmes aujourd’hui, mais le médias pour diffuser leurs messages sont différents.

 

L’artiste comme lanceur d’alerte

 

Le Belge Vincent Meessen (Baltimore, 1971) a invité dix artistes congolais à co-créer avec lui l’exposition « Personne et les autres ». Sa participation à la Biennale de Venise consistait en une enquête sur la modernité coloniale en Afrique. Il constatait que les facteurs politiques et économiques font obstacle à l’émancipation culturelle de l’Afrique à la recherche son identité. Par exemple, Meessen découvre que le situationnisme y était présent dans une chanson de protestation en 1968 d’un étudiant, Joseph M. « Belolo Ya M » Piku. En d’autres termes, le mouvement de protestation européen a été entendu en Afrique, mais cela ne nous est jamais venu à l’esprit, à nous, les Européens de l’Ouest, de nous demander comment et par qui cette chanson de protestation nous a été volontairement cachée, étouffée dans l’œuf ? Aujourd’hui, avec la technologie dont nous disposons, le transfert serait réalisé en quelques secondes. Meessen a fait rejouer cette chanson de protestation dans le légendaire club de jazz « Un Deux Trois » à Kinshasa afin de recréer un lien vivant avec cette histoire culturelle africaine méconnue. Et aujourd’hui les Africains peuvent chanter cette chanson ! Rappelons que le pavillon belge dans le Giardini de la Biennale de Venise a été construit à l’époque sur ordre du roi Léopold II qui, avec son passé colonial, est récemment revenu au premier plan dans la campagne belge de protestation du mouvement « Black Lives Matter ».

 

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Revue Artitudes, Hygiène de l'art de Hervé Fischer : intervention dans le village français de Paraza, commissaire Roger d’Hondt, archives New Reform.

L’art comme attitude face à la vie

 

Rirkrit Tiravanija (1961, Buenos Aires) a fondé une boulangerie « artisanale » en brique pendant la Biennale. Au total, 14 086 briques ont été produites par deux ouvriers chinois, suffisamment pour construire une simple maison familiale dans leur pays. L’inscription «  干了 (ne jamais travailler) » est gravée dans ces briques d’argile de Venise, qui ont été mises en vente à la Biennale pour 10 euros chacune afin de rendre ce projet participatif. Les bénéfices ont été versés à l’organisation italienne à but non lucratif ISCOS, une ONG qui soutient les organisations chinoises qui, à leur tour, défendent les droits des travailleurs. L’année dernière, au Parc des Ateliers Le Luma à Arles, ce même artiste a réalisé un projet de jardin où les agriculteurs locaux cultivaient des légumes bio, et utilisaient des panneaux solaires en forme de paraboles pour alimenter des plaques de cuisson sur lesquelles les légumes étaient préparés. Les visiteurs étaient servis gratuitement à intervalles réguliers. Son exposition au Museum of Modern Art de New York (1997) consistait à cuisiner pour les personnes présentes lors du vernissage : l’art c’est aussi de la nourriture et des boissons, et beaucoup de gens, au-delà des plaisirs du vernissage, ne prêtent même pas attention aux œuvres. Il n’y avait rien d’autre à voir. L’œuvre artistique de Rirkrit était basée sur la prise de conscience, la réflexion collective et l’interaction sociale avec l’artiste agissant comme catalyseur. Ses dessins, sculptures, performances et installations sont un questionnement sur la société. L’un de ses objectifs est de questionner l’art en tant que marchandise.

 

Façades en intérieurs : un lien entre peuple et art

 

En 2010, on m’a demandé de réaliser un projet artistique dans le petit village Français de Paraza, situé sur les rives du célèbre Canal du Midi. Après réflexion j’ai décidé d’en faire une manifestation in situ dans laquelle les artistes interviendraient sur le thème « Façades et Intérieurs », et où la population pourrait s’impliquer. Malgré le fait que des touristes de dix-huit nationalités investissent chaque été ce village, la population locale (536 habitants) vit plutôt renfermée sur elle-même, et j’ai donc décidé de rendre visite aux gens chez eux et de donner au projet une audience publique. Il y a dans cette région, un certain nombre d’artistes amateurs ou de peintres du dimanche qui y organisent annuellement une exposition, soutenue par l’association culturelle locale Le Pont. J’ai demandé aux artistes que j’ai sélectionnés, de créer un œuvre d’art qui pourrait s’intégrer au cœur de cette communauté. Ils n’avaient jamais été à Paraza auparavant, n’avaient que les informations limitées que je leur fournissais principalement à travers ma description de projet, et ils pouvaient virtuellement visiter le village avec Google Street View. Pour la réalisation de leurs projets, ils ont pu venir passer le temps nécessaire à Paraza pour découvrir la réalité des lieux, en séjournant chez les habitants. Les journées se concluaient au tour de la table et des repas préparés par les Parazanais. Le but était d’échanger avec les artistes régionaux et de permettre une bonne intégration des artistes dans la population. Toutes les œuvres d’art réalisées ont été des « créations » inédites. Il y avait donc un événement exclusif pour une communauté qui n’avait auparavant que peu ou pas de contact avec « l’art contemporain ».

 

J’ai réalisé un journal mural avec des pages consacrées à Hervé Fischer (1941) publiées en 1972 dans la revue Artitudes : « Pour une pratique artistique socio-pédagogique », suite à la rupture avec son passé pictural et à la campagne d’« hygiène de l’art » qu’il avait organisée. Et j’ai pris la parole pour analyser le sens de l’œuvre « en soi » et pour lancer une discussion fondamentale sur l’art.

 

Parmi les artistes invités, Jo De Smedt (1974) a réalisé une série de six dessins. Il s’est inspiré d’un article publié dans le New York Times où le chroniqueur américain Nicholas D. Kristof raconte l’histoire de Jeanne, une fille qui a été violée plusieurs fois dans son village congolais par des rebelles. Il a fourni aux habitants de Paraza une « édition » de ses dessins par courrier. Il a ensuite ajouté une lettre fictive de Jeanne adressée à sa mère, tout aussi fictive résidante à Paraza, expliquant sa situation. Nico Dockx (1974, artiste), Helena Sidiropoulos (1979, auteur), Kris Kimpe (1963, architecte) et Jean-Michel Meyers (1974, graphiste) ont chacun conçu une partie d’une affiche imprimée en bleu pantone fluo inspiré de la Méditerranée. Les morceaux ont été découpés sur place, pour constituer des « peintures murales » en forme de mosaïque collées dans des lieux significatifs, dont la façade de l’ancienne cave coopérative. Le projet a été perçu comme une intervention dans le patrimoine architectural insignifiant de la municipalité. La collaboration entre les quatre artistes a été associée dans les conversations à Jean Jaurès (1859-1914), homme politique de gauche originaire de la région, qui a créé les coopératives viticoles au siècle dernier pour armer les agriculteurs locaux contre l’avancée de l’industrialisation.

 

Les interventions de Francis Denys (1964) ont conduit à une discussion « fondamentale » sur l’art au sein de la population locale. Beaucoup d’entre eux n’avaient jamais vu de si près de l’art contemporain. Dans un lieu public, il a réalisé, avec du foin, du plastique et du ruban adhésif trouvés sur place une « Boule de Paraza ». Encore plus remarquable, son œuvre intitulée « Les Pierres » pour l’épicerie locale. Cela se présentait comme une sculpture se composant d’une planche de surf en plastique translucide, de quelques roches trouvées sur les rives du Canal du Midi et de restes de blocs de ciment de construction. L’œuvre faisait référence à l’affirmation qu’« une œuvre d’art est une sorte de boutique ». C’e fût, bien sûr, un sujet de conversation sur le « banc public » du village, qui ne sera pas oublié de sitôt. De cette façon, vous pouvez bien sûr sortir l’art du micromilieu élitiste, sans que l’artiste n’ait à transiger avec l’exigence de son concept initial. Jan(us) Baudewijns (1977) et ses peintures de Nicholas Sarkozy et Carla Bruni ont provoqué un tollé politique au sein de la communauté locale. Son intention était de lancer le débat autour de la figure du président français Sarkozy, qui devenait de plus en plus un sujet de controverses. Jan(us) a fait quelques portraits de Sarko et Carla dans différentes poses. Dans certains salons et chambres des maisons, il présentait le couple dans des cadres, comme des « portraits officiels ». Jan (us) a également peint deux portraits sur des panneaux de signalisation ronds qu’il a placés sur le pont du Canal du Midi à l’entrée principale de la commune ! Cela a bien sûr fait sensation et déclenché des discussions. Alain Arias Misson (1936) a créé l’un de ses « Poèmes publics », une performance de 30 minutes au cours de laquelle il a placé des guillemets, des points d’exclamation, des points, des comas et un dessin d’oreille sur des façades en polystyrène dans la rue De Pont. L’artiste suggérait ainsi que chaque maison cache ses secrets. Bien sûr, certains habitants de Paraza se sont posés beaucoup de questions sur cette manifestation d’art contemporain. Est-ce de l’art ? Mais ce débat est propre à l’art, qui n’est pas une réalité évidente et qui a la capacité de questionner. Le fait que nous ayons travaillé in situ a créé également une dimension complètement différente de celle de l’art qui se fait et s’expose de manière classique.

 

La formation de la génération actuelle d’artistes va au-delà de l’académisme de l’art classique, qui, à l’avenir, devrait plutôt être considéré comme une formation préparatoire et artisanale. La génération contemporaine d’artistes a grandi avec la vidéo numérique, les ordinateurs, les smartphones, les médias sociaux et d’autres possibilités techniques qui conduisent à une image fondamentalement différente de la peinture et de la sculpture familières. Ces formes traditionnelles de l’art feront partie du patrimoine dans un proche avenir. Une transition en évolution depuis plusieurs années, mais dont l’accélération échappe à tout contrôle.

 

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Jan(us) Portraits Officiels : intervention dans le village français de Paraza, commissaire Roger d’Hondt, archives New Reform.

Financement publique

 

On voit se développer dans le monde politique un conservatisme qui appelle à couper dans les dépenses, en particulier dans les secteurs culturels qui ne produiraient pas de valeur ajoutée. Musées, salles d’opéra et centre culturels ne sont pour eux que des postes budgétaires déficitaires et qui nuisent donc à leur « image publique » de bons administrateurs des caisses de l’État, alors qu’ils tiennent à leurs postes de CEO (Chief Executive Officer) de l’État ou de la ville. Ces politiques conservatrices sont un danger pour le monde culturel en général. Elles veulent confier le patrimoine et les musées au mécénat privé. Certes, les artistes attirent l’attention sur le fait que comme représentants de la vitalité de la société, ils ont un rôle à y jouer et doivent y être reconnus, mais est-ce possible de la part des politiciens ? Il faudrait les faire renoncer à leurs idées conservatrices pour préserver l’autonomie du secteur artistique, incluant la créativité des artistes et leur liberté d’expression. Ce dernier point est peut-être le plus important, car il n’y a pas d’art sans liberté d’expression et cela constituerait une forme extrême de censure.

 

En Belgique les musées appellent les visiteurs à assurer l’ “avenir de l’art” en versant des dons à un fonds de soutien, comme y incite le gouvernement. Celui qui décide de faire une donation peut décider (?) lui-même à quel projet ira son argent, pour la restauration d’un tableau, en support à un artiste local ou pour la construction d’un musée « POP UP » - comme on appelle la partie d’un musée consacrée à l’art contemporain et aux tendances actuelles. En fait cette action publique aide les musées dirigés et subventionnés par les autorités, à se maintenir sans aucun engagement d’argent public.

 

Par exemple, le Musée des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles utilise le slogan « fait revivre un Gauguin » pour collecter de l’argent des visiteurs afin de « sauver » par une restauration urgente le tableau « Portrait de Suzanne Bambridge » de Paul Gauguin (1848-1903). Cette œuvre qui est depuis 1923 propriété du musée d’État, est restée à l’abandon après plusieurs mauvaises restaurations. Le ministre responsable veut réunir les 45.000 € nécessaires pour cette restauration, en obtenant 22.500 € du public et le reste d’un « sponsor » privé. D’après le ministre, c’est une forme de « démocratie participative ». Et personne ne critique pour autant nos gouvernants de ne pas avoir bien géré la conservation du tableau d’un des plus célèbres maîtres français. Pour les « conservateurs » cela ne compte. Par contre il y a de plus en plus de voix qui demandent qu’on vende des œuvres d’art pour diminuer la dette publique. Il y a de quoi s’inquiéter sur le résultat de ce « fund raising ».

 

La situation des centres artistiques expérimentaux et des coopératives d’artistes où l’on peut travailler sans engagement commercial, essentiels à l’avenir de l’art, est encore pire. Ils sont privés de leurs outils de base. La fameuse association « De Appel » à Amsterdam (Pays-Bas), qui depuis les années 70 était pionnière dans la promotion de l’art performance, est devenue une obscure et pauvre institution. Les artistes y travaillent encore avec un mini-budget dans des locaux en ruine. Mais les artistes, quoi qu’il en soit, n’abandonnent pas.

 

Le volume de « l’industrie d’art » américaine a été estimé à 702,2 milliards de dollars en 2013, dont 24,1 milliards à l’exportation. D’après Deutsche Welle, une agence de presse allemande, les États n’interviennent pas avec des subventions et laissent tout ce secteur au privé. Pour le président Trump, l’art est « pure business ». Est-ce ce qui nous attend en Europe malgré son histoire culturelle et son patrimoine si riches et importants ? L’accord commercial en cours de négociation entre les États-Unis et L’Europe ne prévoit pas grand-chose pour le secteur culturel. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment les artistes vont réagir face à ce défi que leur lancent ces sociétés de plus en plus conservatrices. Yoko Ono (1933) a posté sur Twitter un cri d’indignation de 20 secondes, mais finalement la discussion a conclu que tout doit rester comme c’était.

 

Art pour la génération bol.com

 

La Covid-19 crée actuellement un effet de tourbillon dans le développement numérique des arts. Les musées et les galeries ont rapidement trouvé des solutions pour continuer à organiser virtuellement des expositions et garder le contact avec leur public, même de très près, sur votre smartphone ou sur l’écran de votre téléviseur chez vous. L’art multimédia est devenu le créneau du secteur culturel le plus viable économiquement et il fait tout son possible pour maintenir les ventes en mettant en ligne des expositions dans votre salon. Peut-être y a-t-il là un avenir.

 

La récente vague de galeries, de musées et d’expositions qui opèrent en ligne représente-t-elle une nouvelle distribution de l’art via le web ? Après tout, certaines performances sont conçues de telle manière qu’une visite à l’expo elle-même n’est plus nécessaire, à moins bien sûr que vous ne souhaitiez faire un achat, car il est alors préférable de vous rendre sur place ! Le web vous offre la possibilité de vous informer d’avance et de manière anonyme sur l’artiste et sur son travail. Dans la galerie, assurez-vous de la qualité de ce que vous n’avez vu qu’en image numérique. Vous n’achetez pas du papier peint sans l’avoir préalablement inspecté ou touché. Mais il se peut que la génération bol.com se fraye également un chemin à travers la jungle du monde de l’art. Soit dit en passant, il existe déjà des galeries spécialisées sur ce marché.

 

Il y a aussi les expériences de visites virtuelles de musées qui vous donnent accès aux collections via Google Arts & Culture. Elles veulent éveiller votre curiosité, mais constituent aussi de bonnes alternatives pour découvrir le monde des arts visuels. Et elles sont les bienvenues pour les personnes agoraphobes et pour ceux d’entre nous qui n’avons pas les moyens de nous payer un billet d’entrée de 12 ou 15 euros aux musées, à quoi s’ajouterait le coût du transport. Pour une famille de 3 personnes, c’est déjà un prix élevé pour une excursion d’une journée. C’est le prix à payer dans une société qui veut privatiser « l’État Providence ».

 

Le développement des musées numériques n’a pas encore évolué. Mais pour les galeries et les foires d’art qui suivent la vague, la version numérique est trop souvent le résultat d’une vidéo qui ignore l’œuvre d’art dans son intégralité. C’est pourquoi il me semble nécessaire de créer un nouveau type de commissaires d’exposition qui conçoivent des expositions et les commentent en fonction des possibilités et particularités des technologies numériques. Un défi qui peut devenir réalité dans un futur proche grâce à l’utilisation accélérée des réseaux sociaux créés sous l’influence de la Covid-19. Que se passera-t-il si l’intelligence artificielle commence à regarder et à évaluer l’art à notre place et prétend également devenir capable d’interpréter le sens d’une œuvre d’art ?

 

Il est douteux que cette évolution renouvelle positivement la qualité de notre rapport social à l’art. Beaucoup l’utiliseront, mais l’art sans public est comme une tragédie où l’artiste finit par ne pas quitter son atelier ou disparaît dans la foule. L’art menace alors de se retrouver dans un état comateux.

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