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L’écriture autobiographique : une quête expérientielle transformative. Deuxième partie. / Sous la direction de Orazio Maria Valastro / Vol.20 N.3 2022

Une légende égoïste

Christian Gatard

magma@analisiqualitativa.com

Sociologue, expert en dynamique de groupes et en créativité, fondateur de Gatard & Associés (Paris) - Institut international d'études qualitatives.

 

Abstract

Ce texte est une chimère littéraire. Il ruisselle de représentations que le réel hésite à reconnaitre comme tel. C’est que la réalité s’y hybride avec la fiction, discrètement, en chuchotant. Elles se murmurent dans l’oreille l’une de l’autre des vies secrètes, des aventures singulières. Les souvenirs évoqués ici sont authentiques pour autant qu’on puisse faire confiance à sa mémoire. Les reconstitutions de fantasmes dissous dans l’acide des souvenirs y constituent une légende personnelle, d’un égoïsme assumé et joyeux. En soulevant le voile qui recouvre précautionneusement le déroulement d’un quotidien qui cache son jeu, ou pour être plus précis ses jeux multiples et trompeurs, j’ai déclenché une forme d’automythographie si tant est qu’un tel concept existe. Tout y est ou a été vécu comme si j’y étais parce que j’y étais. Je ne laisserai personne dire que ce sont des inventions ou des affabulations gratuites. Ce sont des inventions et des affabulations incarnées, qui racontent la vraie vie, ma vraie vie.

 

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Ningyo, Anonymous (1805), créature ressemblant à un poisson du folklore japonais.

1. Où je balise le mythodrome comme territoire autobiographique

La mythologie, ça n’est pas fait pour faire joli. C’est un tsunami de légendes de plus en plus probables, de plus en plus efficaces. Elles ne se laissent pourtant pas dompter facilement. J’ai fini par me rendre compte que leurs antiques mémoires sont des feuilles de route parfaitement adaptées à notre époque. Mais personne n’est obligé de croire que les premières secousses (qui remontent à la nuit des temps) ressemblent aux dernières (qui annoncent les temps futurs). En ce qui me concerne, même si je dois parfois rogner les bouts qui trainent, je me suis fait à l’idée.

Mais faut-il laisser la mythologie aux mythologues ? Et les mythes aux chaires universitaires ou aux blockbusters hollywoodiens ?

Parlons-en.

Des objets se serrent et se jointent le long des rives du fleuve du temps et au-dessus de la cheminée de mon bureau. Ils racontent des mythologies buissonnières. Des légendes un peu égoïstes suintent dans la pièce selon des protocoles connus de moi seul - ce qui suffit à notre bonheur. Nous avons une complicité souriante. On n’est pas dupes. On se doute bien que toutes ces histoires sont construites sans règles très précises : artefacts échangés dans un village Dayak à Bornéo, jouets jetés dans le sac au détour d’une poubelle, papiers à prière et billets de Banque d’Enfer à Hong Kong, serre-joints du Marché Serpette ou du Bon Coin, Bouddhas de plastique chipés à Shanghai et Guanyin en bois achetée dans le Colorado, masques togolais du marché Hedzranawoe à Lomé ou figures de bouffon nahua du Michoacan - c’est au Mexique et je l’ai, celui-là, acheté dans le Marais - statuettes dénichées dans une long house abandonnée du Sarawak. Cette accumulation n’est pas due au hasard. Les marchés de Bangkok à Lomé, de Tananarive à St Ouen ont révélé un fil conducteur. L’affaire pourra paraitre modeste, secondaire, voire anecdotique mais qu’on ne s’y trompe pas. Derrière le chaos apparent règne le destin du monde.

De cette accumulation est né mon mythodrome, un cabinet de curiosité constitué de ces objets glanés depuis que le monde existe. La conception puis la mise en production d’un mythodrome est une promenade sur une crête venteuse. Elle suit un chemin balisé entre le précipice de l’imaginaire et les falaises du réel. Il ne s’agit pas de raconter des anecdotes plus ou moins croustillantes sur une existence qui n’en manque pas.  Le défi est beaucoup plus ambitieux… ou dérisoire.  Il s’agit de s’aventurer dans l’antre de la machine même, là où se fabrique l’être, l’écosystème de soi qui se compose et se recompose en permanence nourri de réalités crues et de fantasmes cuits.

Une vie exotérique, profane, publique si l’on peut dire, laisse des traces. Souvent les témoignages sont crédibles. Pourquoi raconter des bobards ? On finit toujours par se faire rattraper par le réel. J’ai souvent ramassé des fragments de souvenirs et explorer des passages secrets. J’ai collé des bouts sur le mur et j’ai invité les passants à jeter un œil. Pourquoi faire compliqué ? Pourquoi se prendre la tête quand on peut faire simple ?

Mais un mythodrome ?

C’est un peu surprenant. Vous ne saviez pas que ça mijotait. C’est après coup que vous vous rendez compte. Et c’est après coup que vous pouvez commencer à en parler. Un jour, ça prend forme inattendue et parole imprévue. Ce jour-là, il faut passer du temps pour écouter, apprivoiser, chevaucher la chose, lui trouver un endroit. Ça voyage en amont et en aval du temps. Ça a assisté au commencement de toutes choses. Ça revient d’un monde futur. Quand reviennent ces voyageurs, il leur faut un endroit pour se reposer, jouer, pisser, raconter : un mythodrome.

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2. Où je me propose donc de raconter un de ces mythodromes

J’utilise les serre-joints et réciproquement. Dans l’installation que j’avais proposée dans une galerie parisienne il y a quelques années, j’avais joint des objets : des camions miniatures, des photographies de pays exotiques, des morceaux de tissus épais. Les serre-joints étaient visibles, faisant partie du décor et du récit. Mon serre-joint de référence a longtemps été la gamme rouge importée de Russie. On en trouve pour pas cher dans les solderies. Il laisse une odeur assez désagréable sur les doigts et il ne faut pas trop le forcer. Il peut se briser, mais sa manipulation, sa rugosité, son efficacité répondent à des besoins qu’on peut qualifier de métaphysiques, récurrents et bricolés au fil des siècles, peut-être par les siècles eux-mêmes. Le serre-joint est le cœur battant de l’étreinte. C’est un zeugme, figure de rhétorique un peu exotique, en ce sens qu’il permet la coordination, la cohabitation de deux ou plusieurs éléments qui ne sont pas sur le même plan sémantique, esthétique, ontologique. C’est par contagion magique avec les héros mythologiques qu’on va croiser que son statut a pris une dimension sacrée. On pourrait y déceler une imposture, mais la formidable ambition de cet objet industriel impersonnel à vouloir passer du banal au tragique m’a touché.

Commençons par une information qui va nourrir le sujet : Hermès est aussi Gardien des Frontières. C’est un de ses nombreux jobs. L’Hermès Propylaios de Délos en est un exemple. Là-bas, on voit bien qu’au-delà de lui-même, derrière la statue, la carte est blanche, le pays étrange, le calme inquiétant, l’envie d’y aller dévorante. Ne dit-on pas que l’autobiographie est l’écriture des limites ?

3. Où je découvre une clef opportune

C’est précisément le sujet de ce récit dans lequel des figures évadées de narratifs mythologiques parfaitement respectables cohabitent avec la trivialité de l’existence. Le serre-joint laisse imaginer une proximité qui doit avoir un sens. Ce n’est pas pour rien qu’Hermès éclaire l’union des contraires. C’est un job et il le fait bien quand il n’est pas débordé. Sauf qu’il est très occupé. Être le dieu des commerçants et celui des voleurs n’est pas une mince affaire. Très prenant et un peu contradictoire. Faut-il laisser entrer les commerçants ou laisser filer les voleurs ?

Être le Gardien des Frontières, c’est veiller à ce qu’on ne passe pas les bornes. C’est rappeler qu’il y a un dedans et un dehors, un ouvert et un fermé, un ici et un là-bas. Et qui dit borne dit porte, comme on dit d’Istanbul qu’elle est la Porte de l’Orient ou que La Porte des Enfers de Rodin contient la plupart de ses sculptures célèbres. Au-delà de ces portes s’envisagent des voyages et des imaginations sans borne.

C’est cette porte que j’ai ouverte, le défi était trop tentant. Faire la nique à Hermès. Et c’est avec cette clé que je l’ai fait.

Elle est présentée au Musée Médiéval de Vagnas à quelques pas de la Grotte Chauvet 2 en Ardèche. Elle m’a rapproché de l’essentiel, de l’essence des choses, de l’origine, du Grand Commencement.

C’était donc une bonne pioche !

Ce type de clé permet d’ouvrir des deux côtés de la porte, des deux côtés du temps : j’avais en main une clé psychopompe ! Les artistes géniaux de la Grotte, chasseurs chamans, cueilleurs sorciers, ont-ils connu cette histoire ? Ont-ils inventé le temps lui-même ? Sommes-nous les inventeurs de nos mythes quand on les redécouvre ? Comme on dit des découvreurs de trésors. Je crois bien que je n‘invente rien dans ce que je raconte. Ce sont des récits de haute antiquité qui ne demandaient qu’à être reçus. Il se trouve que j’étais là pour les recueillir. On ne va pas en faire tout un plat : notre époque n’est plus celle des questions (suis-je l’auteur de ces légendes ou ces légendes m’ont elles fabriqué ?) mais celle d’actions qui vont devoir être radicales avant que le ciel ne nous tombe sur la tête.

A Vagnas, des faunes baroques et impassibles en entrée de clef ont guidé mon geste. Ces figures anachroniques permettent de rester un peu flou sur le moment exact où le récit commence.

L’entrée de clef est baroque, la clef moyenâgeuse, le serre-joint postmoderne. Les vieux faunes sont de pâles copies des mascarons autrement plus nobles qu’on découvre au-dessus des portes cochères : cette façon de brouiller les pistes est sans doute préférable.  Je ne dois pas me faire repérer. Je me glisse dans l’infra-monde au-delà de la porte. Je n’en mène pas large.

4. Où j’ai passé un cap

Ça y est. Je regarde autour de moi. Je suis entré dans le mythodrome par les Serres du Bois de Boulogne. Hermès y est toujours de garde. Dans la période tendue que nous traversons c’est plutôt sympa de sa part.

Les mascarons de Rodin y ont été récemment rénovés.

D’où leur bonne mine.

Cette rénovation, due à un responsable culturel avisé, paraît de bon augure pour continuer d’affronter le troisième millénaire. Elle a quelque chose de prémonitoire. Elle annonce le retour des mythes. Gardons en tête l’idée que ceux-ci continuent leur boulot et ne le font pas trop mal. Cette restauration fait d’une pierre deux coups. Un Rodin comme neuf et un dieu tout pareil. Évidemment, depuis le début des temps l’alignement des planètes n’est plus tout à fait le même et la trajectoire d’un objet dans le cosmos a son importance. On ne raconte sans doute plus les mythes de la même façon. Chaque époque a ses secrets de fabrication de contes et légendes. Le récit que vous allez lire a pu être reconstitué à partir de fragments épars, de passages secrets et de témoignages dont les sources ne peuvent être dévoilées. Pas par mauvaise volonté ou par goût du secret mais parce que le fil a été rompu, la communication s’est perdue. Toutefois je peux vous assurer de la sincérité des protagonistes. En tout cas de ceux qui sont de ce côté-ci du monde. Dans cette légende je suis chasseur de primes. Certes par avatar interposé : j’apparais (vous avez vu la photo) déguisé, chevauchant un destrier de laiton. C’est un peu fantaisiste mais c’est de ce côté-ci du monde. Prudence oblige car je suis pourchassé par des frères galactiques poussés par des vents mauvais. Ils sont probablement à l’origine du drame qu’on va découvrir. La rumeur veut que la galaxie, ils la tiennent. De leur côté du monde, ils sont tous là à l’affût : les extraterrestres, les dieux de l’Olympe, les anges et les démons, la Mesnie Hellequin - ce cortège d’âmes damnées qui hantent les nuits occidentales…Ils sont, parait-il, en embuscade au-delà des frontières qu’Hermès prétend garder, le cosmos leur appartiendrait. Hermès serait-il l’ultime garde-frontière, celui qui nous protège des envahisseurs ? Avant la légende que vous allez découvrir, l’imagination des hommes avait été centripète, tournée vers eux-mêmes, vers la terre comme seul territoire possible. Il manquait une dimension centrifuge à l’imaginaire des hommes. En chevauchant le serre-joint, on va y remédier.

5. Où Icare se manifeste d’une façon inopinée

Quelque part en Grèce et dans le temps, un évènement eut lieu au cours duquel le messager des dieux, le dieu psychopompe, eut une montée d’adrénaline.

C’était In illo tempore donc et je crois que tout a commencé quand Icare se mit à le narguer. Ce qui n’était pas très malin. Le jeune homme, on le sait, avait eu envie de prendre l’air et son envol et peut-être de dépasser les bornes. Ce qui était la provocation qui, pour Hermès, vu son job, n’allait pas passer.

Encore qu’il soit possible que l’on projette les fantasmes des jeunes gens d’aujourd’hui sur des attitudes qui n’avaient peut-être rien à voir en ce temps-là. Je veux dire que ce n’était pas nécessairement de la provocation. C’était sans doute dans la nature d’Icare que d’approcher la lumière. Suivre sa pente… est-ce une provocation ? Ironiquement celle d’Icare était une pente ascendante. Ça peut énerver les dieux. Je peux prolonger la question : avait-il, Icare, la même conception des bornes que nous… ou qu’Hermès ? Le débat est ouvert. En tant que mythophile j’aurais plutôt tendance à penser qu’on n’est pas si différent aujourd’hui de ce que nous fûmes : l’idée de cycles dans l’histoire de l’humanité reste une hypothèse séduisante. Quoi qu’il en soit, que son acte fut conscient ou pas, ce n’était pas très fûté. A un moment il faut assumer son inconscient ou son inconscience. Parce que Hermès le rusé n’aime pas trop qu’on cherche à l’imiter. D’une façon générale les dieux et déesses sont assez susceptibles.

Icare fit le facétieux, enjambant en douce une frontière quelque part. Ce qui constitue un défi majeur. On connait le sort d’Arakné transformée en araignée pour avoir défié au tissage l’orgueilleuse Athéna qu’on disait pourtant déesse de la sagesse. À croire qu’Icare en avait pris de la graine.

Furieux, Hermès ne tarda pas d’intervenir. Le croche-pied qu’il fit à Icare a été mal compris par une postérité de mythographes plus ou moins compétents. Le drame ne fut peut-être pas tant que le fils de Dédale se soit rapproché du soleil :  c’est la colère d’un dieu vexé qui mit fin à son vol.

Cette version me paraît plausible.

Il le fit dévisser.

Vous noterez que la version du mythe que je propose - le croche-pied - contredit la légende officielle du coup du ou de soleil.

Adieu donc, l’Icare.

C’est ce que relate ce témoignage de 1558 au Musée Royal des Beaux-Arts de Bruxelles intitulé La chute d’care. Icare allait disparaitre dans la mer au moment précis de mon arrivée devant le tableau ? Hermès s’était éclipsé depuis un moment.

La coïncidence me parut suspecte.

Hasard ? Coup de bol ?

Synchronicité ?…

Toujours est-il que ma présence allait changer beaucoup de choses dans cette affaire. Il est encore trop tôt pour en parler mais ne dit-on pas qu’avec la superposition quantique, des objets (certes, pas des gros) peuvent être simultanément en différents endroits. Icare aurait-il multiplié ses aventures de façon quantique en se faisant pas plus gros que ces particules qui peuvent se retrouver simultanément en deux endroits à la fois ?

On pouvait supposer un coup fourré. Mais chaque chose en son temps. Le château en ruines que l’on aperçoit au-dessus de la tête de l’homme à la charrue évoquera pour les uns l’ile des morts de Böcklin, un Fort Boyard désaffecté pour les autres ou encore Poveglia, l’île des pestiférés devant Venise. C’en est ainsi des lieux mythiques et c’est ainsi que commence une légende. Au début tout est possible.

Dans le Brueghel, la ruine semble vide.

En fait, non.

6. Où des personnages inattendus incarnent la matière première de cette légende

Une aventurière héroïque s’y était embusquée. Imaginez la dans un cliché pris à vif lors de sa fuite. La ruine est dans le fond, au loin. Le véhicule utilisé pourrait être une presse à chant à trois points de serrage - serre-joint récent de ma collection. Quelle est sa vitesse de pointe ? Quelle autonomie ? Les hélices dorées sont-elles en or ? La légende ne le dit pas.

Pas plus qu’on ne savait grand-chose de la femme intrépide au volant de son bolide. Avait-elle voulu porter secours à Icare, se protéger des avances d’Hermès ? Les deux sont possible. C’était souvent le cas chez ces gens-là. C’était avant # metoo. Ce qui nous importe ici, en ces tout premiers moments du récit, quand il s’explore lui-même, c’est la curiosité infinie qui le porte.

Mais je manquais d’information.

À l’évidence j’étais dans une bifurcation mythologique, quand le récit fait un coude : l’aventurière aux manettes de sa presse à chant était une divinité indienne achetée dans un bazar de Mumbai. Quel lien, quelle filiation avec Icare ? Que faisait-elle dans cet équipage ?

Ces questions n’étaient-elles pas un écran de fumée pour masquer sa fuite ? Pour temporiser ? Des subterfuges pour éviter le réel ? Dans une autobiographie c’est une posture confortable. Ça valorise le doute, l’incertitude. Ça permet de retarder le passage à l’acte. Ça donne une sensation de suspension, un effet de fuite, peut-être… Il ne faudrait pas que j’en abuse.

Je me suis tourné vers Hermès. Il regardait de l’autre coté, presque hors champ. À sa décharge une forêt de bambous d’or cachait la cachette, lui dissimulant l’exotique aventurière. Je me suis demandé si des champs mythologiques aussi éloignés - Mumbai pour elle, la Mer Égée pour Icare - ne finissaient pas par intimider celui qui se prétend le dieu lieur, le dieu médiateur.

Toujours est-il qu’il n’avait rien vu ! Moi si !

7. Où il est question d’hélices et de déesses

Moi, je l’ai vue s’échapper. Habile, la fille ! Son véhicule furtif glissait sur les éléments. Il me sembla qu’il y avait là comme un défi à la chute d’Icare, du genre : moi monsieur regardez comme je m’en tire. Mais j’extrapole. Ou plutôt j’anticipe. Ce qui n’est pas la même chose. Si j’extrapole c’est que je tire des conclusions hâtives. Si j’anticipe je fais de la prospective. Notons dès maintenant qu’il s’agit de vol. Terme à double sens, s’il en est. Qu’a donc pu voler Icare ?

Pour voler faut être rusé, ne pas être aptère. L’entité féminine sur son véhicule ne semblait pas avoir d’ailes, effectivement. Et c’est un serre-joint bien particulier qui en faisait office. C’était intriguant. Mais pas tant que son co-pilote qu’on aperçoit : un chat de la XIX -ème dynastie. Et c’est lui qui lui donne des ailes. Les anciens Égyptiens savaient y faire. A malin, malin et demi. Vous avez reconnu Bastet, déesse bienveillante et protectrice.

Est-elle plus maligne qu ' Hermès ? C’est possible. La concurrence entre les divinités autour de la Méditerranée sévit encore. De nos jours nous avons la ruse en héritage, seul moyen de nous en tirer. Mais tout de même : voler le dieu des voleurs ?

Les hélices d’or du véhicule avaient un charme un peu naïf mais remplissaient leur fonction : l’aventurière allait peut-être s’en tirer grâce à leur puissance de traction. Il ne reste plus qu’à faire connaissance.

Si tant est qu’elle veuille bien freiner un peu pour se faire reconnaitre.

L’instant d’après, elle accédait à ma requête. Elle décéléra pour mon confort visuel. À côté d’elle, je reconnus Parvati alias Lilith, alias Ishtar, entités féminines qui pour l’heure étaient, comme on va le voir plus loin, menacées plus que menaçantes car j’avais désormais un indice : Lilith et Icare partageaient un destin commun - le vol et l’envol, le crime et la fuite, l’extase et le firmament…

Étais-je en train d’assister à la naissance d’une légende radicalement nouvelle, à l’explosion d’une supernova de l’imaginaire ?

Peut-être. Les trois filles sur la presse à chant n’en faisaient plus qu’une. Elles fuyaient un danger aux traits amers. J’ai tout de suite pensé qu’Hermès n’avait rien à se reprocher. Il est supposé surveiller, pas agresser, ni faire subir la moindre violence. Et de fait, il avait fait profil bas et s’était bien gardé de menacer qui que ce fut.

Je suis pour la présomption d’innocence et même si Hermès et sa clique de dieux fous ont parfois du mal à se justifier, cette fois il était vraiment hors de cause.

Les trois filles ne cachaient pas leurs détresses. C’est que le danger avait plus de gueule qu’un mâle en rut. Les minables ithyphalliques qui hantent les légendes antiques peuvent aller se rhabiller.  Les filles fuyaient… qui ?

La déesse-mère !

C’est qui ?

Un dragon draguant ! Une mère mangeuse d’homme ! La mante cannibale qui dévore le mâle qui l’honore, en commençant par la tête. C’est la déesse devant laquelle on a intérêt à jouer profil bas.

Les choses s’accéléraient. La déesse-mère se présenta dans la foulée d’un dragon à trois sous qui fait le bonheur effrayé des fans de séries télévisées. Ça avait beau être un produit dérivé, ça pouvait chahuter.

8. Où je me remémore une trace du passé (ce qui est le propre d’une autobiographie)

Hé bien, ça a chahuté. J’étais loin d’imaginer que cette bestiole allait avoir un rôle dans ma mission. Je reconnais que je n’étais pas bien préparé. Mal briefé, mal outillé. Autres chats à fouetter.

Pourtant - comme n’importe quel héros post-mythologique - je sais que mon rôle est d’être en permanence sur mes gardes. Être vigilant dans un monde en perpétuelle explosion, être rusé, malin, ne pas baisser la garde ontologique, surveiller la montée des eaux de la mare imaginalis, cet immense réservoir en perpétuel renouvellement de l’imaginaire humain «… cette mer imaginale sur laquelle vogue l’être humain et qui de siècle en siècle, et quels que soient les lieux et les époques, demeure le lien fondamental de nos consciences »

(Conférence d’Adrien Salvat du 8 janvier 1927 au Collège de France, citée ou plutôt je crois inventée par Frédérick Tristan et à laquelle j’assiste depuis l’aurore de l’humanité.)

Il faut dire que je me rêvais en toute autre chose.

Il faut que je vous explique…

Dans une autre vie je m’étais aimé en métal et en voyage, voguant au-dessus des forêts primaires de mes amis dayaks, passant les frontières entre Sarawak et Kalimantan, impétueux sur mon carrosse d’acier. Mais c’était avant.  Quand je pouvais me mettre dans la peau de l’ennemi, l’imiter pour le limiter, c’est à dire lui donner des limites, bref des bordures, des frontières… vous voyez ce que je veux dire… à la limite du mythe d’Hermès…On savait s’amuser au siècle dernier à Bornéo.

9. Où je me recentre sur le job

Mais ça, c’était avant.  Mon job était maintenant de sauver les filles. Ça ne rigolait plus. On m’avait confié la mission parce que j’avais laissé entendre qu’elles étaient peut-être l’incarnation de la première femme d’Adam, chacune dans sa civilisation, chacune dans son village et que ça commençait à bien faire que de mettre sur le dos des nanas toute la misère du monde. Le jury était plus ou moins convaincu. Je crois que j’ai emporté l’affaire à une ou deux voix près. J’ai eu chaud. Je devais impérativement gagner le job sinon j’étais à la rue. J’allais lâcher le business - les enquêtes, la chasse aux primes - en pensant m’en sortir en proposant des palabres sous les arbres en Creuse du Sud. Pas une bonne idée mais je n’avais plus un rond. J’allais être à la rue. Les chasseurs de prime sans contrat ça ne fait pas la rue Michel. Mon principal concurrent - le Moai à plumes - s’était pris les pieds dans le tapis en reconnaissant qu’il était amoureux (mais il avait oublié de laquelle - c’était disqualifiant, machiste) et les autres n’étaient là à l’évidence que pour la prime. Moi j’avais mis un point d’honneur à annoncer que je voulais rétablir la vérité. Ils ne m’ont pas demandé de quelle vérité je voulais parler.

Je ne savais pas encore qu’il s’agissait de protéger les filles de leurs propres dragons et partant, peut-être, de moi-même. C’est un peu psy comme explication (cette histoire de dragons qu’on a en soi) mais en même temps il doit bien y avoir des mythes qui racontent ça à leur manière. Toujours est-il que cette idée que je pouvais être un dragon à la poursuite de la déesse-mère ne tient pas une seconde. Je ne peux pas à la fois être le poursuivi, le poursuivant et le chevalier blanc. Même pas en rêve.

Encore que, avec la mécanique quantique et tout ce qu’on dit en matière d’intrication, ces différents états de moi-même sont de l’ordre du possible, comme on l’a vu pour Icare qui semble être à la fois dans l’eau et dans l’éther.

De toutes façons mon affaire était mal engagée. Du quantique je ne suis pas sûr de comprendre œuvre. Les dragons avaient envahi le monde. Qu’ils aient été issus d’un cosmos sans fin ou de quelque part dans mon cerveau reptilien je n’en menais pas large, et Icare tombait toujours.

Je n’avais pas pris la mesure du tragique que cette chute impliquait. J’avais à prendre une décision sans avoir idée des tenants et aboutissants de ce que j’avais enclenché. J’étais partagé :  fallait-il sauver les filles ? Le garçon ?

L’Animus ? L’Anima ? Je ne savais pas encore que cette injonction à devoir choisir était le piège d’Hermès. L’enfoiré !

10. Où je révèle une partie de ma méthode

Il devenait urgent de consulter mes consultants. Je navigue avec eux et à travers les siècles depuis la nuit des temps. On aurait pu imaginer qu’ils avaient quelques idées sur le schéma à suivre. Tu parles ! Ils étaient occupés, me lancèrent-ils, bravaches, à sauver les mondes possibles. Ils n’avaient pas le moindre commencement d’une idée de ce dont j’avais besoin. Ce ne sont pas de mauvais bougres et des aventures nous en avons eues qui pourraient remplir des étagères s’il prenait à quelque auteur la curiosité de s’en inspirer.  Ça pourrait faire l’objet d’une autobiographie exotérique. Mais sur ce coup-là : rien ! Je le compris à voir leur tête. Peut-être est-ce mieux ainsi. Il faut parfois se débrouiller seul. Surtout dans des affaires pareilles quand le destin d’un mythe mal compris est en jeu : la fuite de Lilith et ses sœurs et la chute d’Icare est un mythe à double fond qui ne va pas être simple à décoder… Quand on vous a confié la mission de résoudre l’énigme et qu’il va falloir revenir avec des explications si vous voulez toucher la prime, la pression est forte.

Je m’efforçais de ne pas avoir trop de ressentiment œuvre de mes consultants même si l’excuse de sauver des mondes possibles est passablement éculée depuis les Avengers et les X-Men.

Donc, mes consultants. Je vous les présente : un soldat de Qin-Si-Huang, masque africain sur le nez pour passer inaperçu, serre-joint à entrées multiples pour faire genre, se la joue débonnaire et patient. Et, au croisement de la rue des Mathurins et de la rue d’Anjou à Paris, Garuda, la monture de Vishnou, fait des pirouettes sur un serre-joint de chez Casto et semblant de ne pas m’entendre. Le premier prétend se mettre à ma disposition mais ne bouge pas d’un poil. Le second ne fait même pas semblant. Je suis décidément seul. Et, ma foi, c’est très bien comme ça. Le soldat de l’empereur Qin est dans son rôle : une verticalité immobile et éternelle ; la monture de Vishnou, elle, est dans son ascension fulgurante.

Je ne peux compter que sur moi-même.

Au dernier moment j’ai même surpris un échange furtif entre eux. Ils tentaient de me mettre sous la coupe des jumeaux ewé et de la chouette d’Athéna et avaient laissé le dragon commencer ses repérages.

Heureusement, les jumeaux que j’avais achetés sur le marché de Lomé ne comprenaient pas encore très bien les hululements du rapace mythique. La connexion entre les légendes de l’Afrique de l’Ouest et celles de la Grèce antique ne se fait pas sur un coup de tête. Il faut laisser du temps au temps. Avant que l’oiseau solitaire et nocturne daigne se retourner il eut pu passer quelques millénaires. Quant au dragon il terminait sa mue.

Pas facile de passer de déesse-mère légendaire à créature reptilienne griffue. Je finis par comprendre où le soldat de Qin et la monture de Vishnou voulaient en venir. Ils avaient préparé leur coup en douce : ils allaient tout mettre en œuvre pour m’empêcher de trouver une solution pour sauver les filles et Icare. Il fallait une action concrète, un exploit peut-être, en tout cas une intervention dans le mythodrome. Nous y revoilà ! Le mythodrome. J’étais dedans jusqu’au cou. Au départ c’est un océan primordial de contes et de légendes qui s’évapore en permanence sur nos têtes puis ruisselle en petits récits locaux. Mais encore faut-il l’expérimenter totalement, jusqu’au bout. Mes consultants – à leur corps défendant – venaient de me révéler la face cachée des choses : en voulant m’empêcher d’agir (sauver les filles et Icare) ils croyaient que j’allais me contenter de raconter l’histoire et me satisfaire de l’écriture d’une légende de plus. Ils pensaient malin de m’enfermer dans un conte. Je pense, après tout, qu’ils n’avaient pas de mauvaise intention. En m’empêchant de passer à l’acte, ils imaginaient m’interdire de passer de l’autre côté du miroir, me barrer l’accès au mythodrome.

J’ai dû me battre. Mais j’avais compris que le monde a un destin et qu’une intelligence subtile organise tout ça. Le mythodrome est derrière la porte. C’est là que la clé de Vagnas est utile. En utilisant cette clé, une information capitale, énorme, venait de me parvenir ! J’en appris plus à ce moment précis sur le sens de la vie (enfin, de la mienne, surtout) : le mythodrome est un océan cosmique dans laquelle je baigne et ses figures, objets, concepts, expériences, émotions voyagent depuis la nuit des temps et m’ont embarqués dans une trajectoire multi-millénaire qui attend de ma part autre chose qu’un vague journal de bord béat et satisfait. Ce mythodrome procède à un encerclement tactique élaboré par une coalition constituée par le soldat taoïste, le dieu indonésien, les ewé togolais et Athéna. Il m’encercle. Il a cessé d’être une figure de style, une métaphore. Il m’accueille. Va-t-il m’aider à accomplir ma mission ? À quelles connaissances secrètes, quelles sagesses immémoriales vais-je faire appel pour me protéger des maléfices, des esprits malins qui voudront m’empêcher de partir vers les inframonde où je vais pouvoir agir sur le destin des filles de la déesse et du fils de Dédale ?

11. Où trouver l objet apotropaïque qui repoussera les malfaisants et me permettra d’accomplir cette action dont tout le monde se fout mais qui tout d’un coup prenait pour moi une importance dont je m’étonne encore aujourd’hui ?

Ce genre d’objet n’existe pas, mais, comme dit Arthur C. Clarke , toute technologie suffisamment avancé est indiscernable de la magie. Il va me falloir convoquer d’autres amis.

L’instant suivant je changeai de serre-joint et de tactique. Je dévalai l’arbre-monde, tout aussi menacé que moi, dans l’espoir d’insuffler dans ses racines le souffle de la rébellion.

Hélas, il était trop tard.

Les agents ardents, bruyants, rampant et draguant étaient parmi moi et sur le monde, effrayant les enfants intérieurs, les enfants divins qui sommeillent en chacun de nous. D’après ce qu’on dit.

Enfin « parmi moi » est assez restrictif. Je me suis vite rendu compte que je n’étais pas le seul concerné … Un couple charmant issu de l’antique Chosun, la Corée actuelle, et du haut de l’Yggdrasil – aka l’arbre du parc de Cheptainville dans l’Essone – fit une apparition inattendue autant que rafraichissante. L’arbre avait une botte secrète. Le jeune prince explorait le terrain sans prétendre avoir priorité sur son épouse. Dans quelques instants il va négocier le passage avec le Moai de l’île de Pâques. On le distinguerait à peine si vous aviez pu voir la photo mais de toutes façons il va regarder ailleurs. On ne se refait pas. Le couple princier navigue sur des serre-joints à vis de type classique. En toute candeur ils viennent visiter le Parc Monceau à la vitesse supraluminique qui serait utile pour venir en aide à Icare à ce moment précis du récit. Seulement voilà : ils ne font pas partie du récit. Ils sont de passage et vont vite sombrer dans l’oubli. C’est rageant. Les mythologues sincères sont convaincus que ces deux-là, pour peu qu’un spécialiste de mythologie comparée se soit emparé du sujet, auraient pu sauver Icare.

Ils sont peut-être sincères mais hélas ignorants. Je parle des mythologues. Ils n’ont pas eu accès à cette légende. On peut encore aujourd’hui, au printemps, repérer les traces du passage du couple coréen comme celles  du dragon qui les poursuivait et les embusquait… Fallait-il craindre pour eux ? Sans doute. À moins d’y aller maintenant, tout de suite, immédiatement, je crains qu’on ne retrouve là-bas que des souvenirs évanescents. Le dragon les aura bouffés.

12.Où Guanyin fit son apparition, propulsée par ses hélices d or et d airain

Elle tira nos tourtereaux d’affaire.

C’est un soulagement.

Guanyin est la déesse marine de la miséricorde. En intervenant au moment opportun, elle fit d’une pierre deux ou trois coups : elle donna un coup de main à Lilith (sauvée des eaux où Icare venait de plonger), elle porta un coup d’arrêt aux manigances du dragon (qui voulait boulotter les amoureux princiers et coréens ce qu’il finit par faire mais c’est une autre histoire), et elle donna un coup de pouce à la réputation du Parc Monceau (comme lieu de simulacre de ruines romaines, grecques, égyptiennes, maçonniques… évoquant tous les temps et tous les lieux et bien sûr le lieu absolu de toute rédemption,  le Musée Cernuschi, juste à côté et opportunément dédié aux Arts d’Asie. Ce qui explique la présence de la déesse. Trois coups donc si je compte bien.

Techniquement c’est ce qu’on peut appeler un kairos réussi : faire le bon choix au bon moment…

Tout un art !

Si le dragon avait hésité à dévorer les amoureux du Pays du Matin Calme dans le secret de l’ésotérique Parc Monceau, c’était autant par crainte du courroux de Guanyin que devant la puissance de feu d’Amida.

Car Icare chutait toujours. Par la lucarne du musée on le vit entamer une discussion avec le Buddha assis sur une fleur de lotus, formant le Vitarka-Mudrâ, la posture de l’enseignement, la main droite relevée, la paume en face, le pouce formant l’index en cercle, le bras gauche posé sur le genou, la paume tournée vers le haut.

Cela ne dit pas ce dont ont parlé Icare et Amida. L’échange a dû être rapide mais intense car le temps était compté et j’étais loin.

13. Où je fais un séjour au Togo

De fait, intrication quantique oblige, je séjournais en ville dans l’attente de l’inauguration du Palais de Lomé destiné à devenir le grand centre artistique et culturel de l’Afrique de l’Ouest. La capitale du Togo était calme et les rues des terrains de jeux exotiques pour dragons en goguette.

Icare hésitait à poser le pied sur le sol africain, conscient qu’il était d’être en avance sur l’agenda de l’hybridation culturelle entre l’Asie et de l’Afrique.

Au Palais, la fête battait son plein.

Les échassiers Afuma accueillaient les visiteurs et partageaient avec les albinos des rituels conceptuels pour l’édification des peuples du monde.

Un danseur aperçut Icare et s’extirpa du cadre pendant que la garde présidentielle se figeait.

Cette mise en scène somptueuse avait un agenda caché.

Car un drame se jouait à des milliers de kilomètres, à des années-lumière de cette fête. Je n’avais pas vu le piège, le leurre, la sournoiserie. Je m’étais, à propos et à temps, précipité au Chateau Vodou, à Strasbourg. C’est que le Togo est un des codes source du vaudou. Sur le moment je n’avais pas fait le lien. C’était pourtant évident.

J’avais passé une bonne partie de l’après-midi à arpenter les rues de Lomé devant les plages de l’Atlantique. Dans les cours intérieures familiales protégées combien de fois m’a-t-on invité à participer à une cérémonie improvisée ! Je craignais le piège à touristes. Ce que c’était bien entendu et n’enlevait rien de la magie amère (encore elle) du regard courroucé de la vieille Ewé qui portait en elle le même pouvoir et la même hargne qui s’acharnaient sur mes copines mythologiques. Elle me faisait un peu peur mais j’essayais de ne pas me l’avouer. Je sentais que j’étais sur une piste. Il se passait quelque chose.

À Strasbourg le drummer était en cage. Certes une cage comme les restes d’un rêve éveillé. Du genre cage à oiseaux qui fut sans doute écrin de présentation pour un parfum bas de gamme. Mais quand même : un symbole reste un symbole et ces barreaux croquignolets pouvaient, devaient cacher une sombre information, une vérité cruelle. De plus, un serre-joint en laiton précieux faisait office de chaînes.

14. Où je saisis l occasion de vous présenter plus avant l objet psychopompe par excellence de ma pratique mythanalytique

C’est un serre-joint en laiton qui tient les chaînes du drummer dans sa cage.

J’imagine aussi une émulsion de serre-joint pour femme vagabonde. Elle possèderait son propre système de propulsion. Pour la dame en question c’est un véhicule psychopompe, ce qui lui permet d’aller faire un saut du côté des morts et de revenir en bon état parmi nous. Cet usage du serre-joint est assez sophistiqué et délicat mais il a son succès selon les époques.

Le serre-joint est un des instruments de l’enquête. Tous les serre-joints ne sont pas psychopompes. Mais tous autorisent des rapprochements inédits, des attouchements, des étreintes, des oxymores d’objets. Le levier de serrage permet de jouer sur la pression. Exercice parfois délicat, il ne faut pas écraser les sujets traités. Entre mâchoire et sabot, les objets les plus hétéroclites s’immobilisent le temps de mon observation. Le serre-joint maintient le contact sans entamer les propriétés des deux parties : ni colle, ni vis. Quand je desserre la pression chacune reprend sa liberté.

15. Où j aurais bien fait tourner les hélices pour donner cette impression de décollage qu on n’a pas forcément cerné jusqu’à maintenant. Mais non… on a pas le temps !

Retour à Strasbourg.  Des puissances occultes avaient mis en cage mon nouvel ami.

Le tambourineur vodou que la boutique du musée m’avait confié, heureuse de se débarrasser d’un musicien sympathique mais bruyant, était sous emprise. Par solidarité j’en fis de même. C’est du moins ce que je fis croire. Me mettre en cage, je veux dire. Car bien entendu il s’agissait pour moi de le sauver. Je décidai de m’introduire dans la prison en m’inspirant des meilleures pratiques qu’on lit dans les livres. D’ailleurs je ne sais plus où j’ai lu l’histoire de ce type qui se fait enfermé pour délivrer son copain … ou son complice… ou si ce n’est pas pour le délivrer pour l’assassiner - ah si, c’est dans Nevada Smith avec Steve Mac Queen, mais maintenant que j’étais enfermé moi-même je ne savais pas trop comment en sortir, et ni comment faire sortir mon drummer vaudou.

Ce n’est pas malin. Il faut dire que je n’ai pas vu la fin du film.

Dans la prison se morfondaient des figures connues et d’autres moins. Buddha on comprend qui c’est et pourquoi il était là - c’était pour se protéger de ses ennemis taoïstes.

Dans l’autre - une cage à oiseaux du Marché aux Fleurs de l’île de la Cité - on ne distinguait personne ou presque. C’est un truc littéraire : on cache mais ce qui est à voir n’est pas caché. Le héros est peut-être la cage.

J’étais à nouveau en mauvaise posture. Que faire sinon appel à des consultants plus efficaces que mes soldats de pacotille ? Le marchand japonais et le chien de Pho ! Le premier apporta de quoi tenir le coup avec un gros poisson de la mer du Japon et du riz dans un panier d’osier et le second, gardien de la Chine Impériale, chassa les esprits mauvais, ce qui est sa fonction de toute éternité.

Les gens comme ça fournissent la clef pour se sortir d’affaire.

L’origine asiatique de ces deux-là ne faisait pas de doute. On voit où je veux en venir ? L’Asie et ses personnages emblématiques, ses petits mythèmes embarqués dans la mare imaginalis, ses héros cachés, mal aimés, mal compris sont allés au secours de l’Afrique, là où j’avais besoin d’eux. C’est grâce à eux qu’allait se faire l’hybridation du monde, la rencontre entre les civilisations, les fécondations réciproques entre aliens de bonne volonté.

Et ça a marché ! Les portes de la prison ont volé en éclat. Le tambourineur a mis les bouts. Envolé. Libéré.

Pendant que le cri douloureux de la Déesse Mère retentissait sur la planète, le petit drummer s’enivrait de vitesse et de grand air. Je partis illico à sa poursuite.

16. Où on me voit, là, chevauchant la tuile de toit coréen puis survolant la planète

Au centre Garuda tente généreusement de nous protéger.

Malgré la vitesse et le vertige - ou peut-être en était-ce la cause - je pris conscience que cette histoire de vol…du vol d’un enfant par un dieu (Hermès qui s’empare d’Icare), du vol d’un enfant audacieux (envol mythologique) …du vol à la tire, à tire d’aile, d’elles - les filles qui m’attendaient je ne savais plus où mais qui comptaient sur moi … je pris conscience de ma destinée. Cette légende raconte ma tentative héroïque et désespérée de sauver Icare.

Reviens, mon chéri, mon bel ange !

Aie pitié de ma douleur !

Mais l enfant reste sourd et mange

La bonne soupe des voleurs.

Vous connaissez ? C’est de Cocteau, qui n’était pas insensible à la mythologie.

Poussé par l’harmattan, ce vent sec et poussiéreux venu du Golfe de Guinée, du Togo donc, je pus ainsi reprendre en main ma destinée.

17. Où je peux conclure avec un message optimiste ce fragment anthume

Les mythes trop compliqués ça finit par être rasant. Ils sont décodés un jour ou l’autre mais ça prend du temps. En tout cas, ça prend le temps de l’époque qui sait l’accueillir, le décortiquer et montrer sa pertinence. J’ai imaginé une étreinte amoureuse entre Lilith et Icare. Elle aurait incarné une rencontre au-delà des bornes. C’aurait été la claque à Hermès. Il m’a fallu pour le comprendre parcourir la terre, survoler des mondes, me mettre à leur place, m’identifier à leur révolte. Mais d’abord Icare, fils du soleil ? Au départ tout le monde croit que le soleil l’a cramé. Tout le monde sauf moi, quand même. Vous vous souvenez de mon assertion du début. C’est Hermès furieux qui l’a fait dévisser, ce n’est pas le soleil qui… bref.  Ce qui s’est passé c’est que Icare a profité d’une porte dans l’espace-temps ouverte quelques secondes pour que je puisse prendre ma respiration.  Et muni de la clé bénarde de pieuse mémoire il s’est laissé basculer dans l’intermonde où l’attendait le bouc psychopompe.

Or comme chacun sait le psychopompe conduit les âmes d’un monde dans l’autre. Celui-ci, pas mauvais bougre, savait parfaitement qu’Icare n’avait pas mis la clef sous la porte. Il avait compris qu’il avait décidé d’explorer au-delà des frontières, de dépasser les bornes (d’où la fureur d’Hermès).

Et d’implorer la protection du soleil, sa chaleur et sa lumière à une époque où le soleil passait pour une divinité. Cette dernière, amusée et flattée, décida d’adopter Icare, ce qui m’autorise à parler de fils du soleil même si c’est un peu capillotracté.

La suite coulait de source : ce fut la somptueuse idée d’une noce en toute simplicité et toujours sous les yeux du peintre flamand.  Certains invités, venus tout exprès des Enfers ou des Atlantides, ont réclamé l’incognito. Je ne pouvais me permettre de me les mettre à dos. Lilith et Icare sont assis à table, prenant du bon temps, dissimulés assez maladroitement par un montage photo dont personne n’est dupe mais qui fait le job. Allez donc les reconnaître. Pourquoi cette mascarade ? C’est qu’on n’est jamais trop prudent. Rappelez-vous que les Frères Galactiques sont en embuscade, prêts à tous les coups fourrés pour faire capoter la grande réconciliation entre les hommes et les Dieux.

Le lendemain la puissance majestueuse et fragile des éléphants de Mumbai les emporta au loin. On fera plus tard la mythanalyse du voyage de noces, laissons nos amoureux profiter.

J’avais donc compris, au dernier moment, qu’Icare non seulement devait être sauvé, mais réhabilité, lavé de tout soupçon voire servir de modèle aux générations futures. Lilith et ses clones ne s’en tiraient pas trop mal. Une pour toutes, toutes pour une. J’avais rempli ma mission en mariant ces anges rebelles.

La déesse mère n’avait pas été invitée à la noce. Ce qui risque néanmoins de se payer un jour ou l’autre. Mais pas dans cette légende-ci.

Je vous tiendrai au courant.

18. Où je médite quelques temps avant de repartir

Plus tard Lilith décida de changer de bonhomme et de galaxie, ce qui était son droit le plus strict. Icare s’installa en Touraine dans une gentilhommière discrète et élégante, loin du bruit et de la fureur, accueilli par l’hampatong dayak que j’avais ramené de Bornéo vers la fin du siècle dernier et qui remplissait encore à merveille son rôle apotropaïque dont vous savez désormais qu’il est de repousser les mauvais esprits.

Je pouvais désormais repartir à la recherche d’une nouvelle légende égoïste.

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