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Art versus Société : consciences planétaires / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.19 N.1 2021

Inactualités et résonances mythanalytiques autobiographiques *

Orazio Maria Valastro

magma@analisiqualitativa.com

Sociologue mythanalyste, chercheur indépendant, formateur et consultant en autobiographie, spécialisé dans l’imaginaire de l'écriture autobiographique, il est né à Catane en 1962, où il réside actuellement, après avoir vécu en France pendant plusieurs années. Il a étudié la sociologie en France, a obtenu son diplôme de maîtrise à la Sorbonne, à l’Université Paris Descartes, et son doctorat de recherche à l’Université Paul Valéry. Il s'est perfectionné en Théorie et analyse qualitative dans la recherche sociale, à l’Université La Sapienza de Rome. Il a fondé et dirige en qualité de directeur scientifique M@GM@ Revue internationale en Sciences Humaines et Sociales, et les Cahiers de M@GM@ édités par Aracne de Rome. Dirige les Ateliers de l’Imaginaire Autobiographique de l'Organisation de Volontariat Les Étoiles dans la poche, et il a crée Thrinakìa, le prix international d'écritures autobiographiques, biographiques et poétiques, dédiées à la Sicile, et les Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien, participant au réseau européen d'archives autobiographiques (European Ego-Documents Archives and Collections Network). Aux Ateliers de l’imaginaire autobiographique, le projet d’animation sociale et culturelle créé et dirigé par le sociologue Orazio Maria Valastro, a été remis le prestigieux prix international Chimère d’Argent 2019. Affilié à la Société Internationale de Mythanalyse (Montréal, Québec-Canada), ses recherches portent principalement sur la pratique contemporaine de l’écriture autobiographique, sur l’imaginaire dans l’écriture de soi, et l’imaginaire de la mémoire collective et des patrimoines culturels immatériels, étudiés comme expression privilégiée pour comprendre les relations humaines et la société.

 

Abstract

L’écriture autobiographique tente de concilier la profondeur et la surface des images, en quête intense du monde et de la vie. Cette expérience autobiographique transformatrice nous appelle à une responsabilité créatrice d’espoir et nous libère des fatalismes toxiques. Naît une pensée sensible, à l’opposé des théories dogmatiques de l’autobiographie : elle nous donne confiance dans les femmes et les hommes et développe une exigence éthique dans le corps à corps social. L’écriture autobiographique est alors ponctuée d’étonnements et de trébuchement face à la continuité et à la discontinuité de nos itinéraires existentiels.

 

Seule avec ma mère, Faletra Crivelli, narration vidéo, voix de Luisa La Carrubba, Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien.

Être présent à soi-même, aux autres et au monde

 

« Je considérais comme une obligation morale de changer le monde. Je ne comprenais pas pourquoi ce n’était pas un désir collectif, et je ne le comprends toujours pas aujourd’hui. J’avais entendu de mes parents des histoires de guerre, de pauvreté, de luttes sociales, j’avais reçu comme un passage de témoin, cet espoir de changement, tous leurs rêves transférés en nous, les filles. Je pensais que ma génération avait été privée de l’avenir. Nous aurions pu nous sauver, tous ensemble, la planète et ses hôtes, en choisissant l’avenir... ».

 

Être présent à soi-même, œuvre autobiographique illustrée, Maria Crivelli, 2016 (Ateliers de l’imaginaire autobiographique, Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien, Les étoiles dans la poche - organisation de bénévolat inscrite au registre général des OdV de la Région Sicilienne dans la section socioculturelle éducative).

 

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Autoportrait, pastels à l’huile sur carton, © Faletra Crivelli.

Que savons-nous et que pouvons-nous comprendre aujourd’hui de l’autobiographie, au-delà de l’image habituelle que nous en avons, celle d’un auteur qui s’observe avec un détachement participatif, en écrivant les expériences qu’il a vécues et les sentiments générés par ses succès et ses échecs dans la vie et dans ses relations humaines. Cette image de l’écrivain autobiographique est obsolète. Car l’individu fait l’expérience d’une intériorité immanente, de la profondeur qu’il découvre en lui-même et prend conscience de son désenchantement face à la communauté de destin, de sentiments et de valeurs qui lui ont été imposés. Il découvre la crise profonde de la subjectivité contemporaine. Dans l’hésitation de l’écriture qui recompose tantôt fidèlement, tantôt infidèlement l’expérience quotidienne, va-t-il percevoir l’urgence éthique d’un réenchantement de notre rapport au monde ? Il éprouve le besoin d’un refuge face à ce monde et son écriture autobiographique devient celle du cœur, en quête d’une nouvelle présence poétique au monde, bien loin de son identité sociale quotidienne, et qui induit une urgence éthique à transcender l’expérience ordinaire.

 

L’écriture autobiographique se transforme alors en un rêve éveillé, à l’écoute du rythme de la vie, dépassant tout narcissisme refermé sur lui-même, à la recherche d’un nouveau vitalisme. L’écriture autobiographique tente de concilier la profondeur et la surface des images, en quête intense du monde et de la vie. Cette expérience autobiographique transformatrice nous appelle à une responsabilité créatrice d’espoir et nous libère des fatalismes toxiques. Naît une pensée sensible, à l’opposé des théories dogmatiques de l’autobiographie : elle nous donne confiance dans les femmes et les hommes et développe une exigence éthique dans le corps à corps social. L’écriture autobiographique est alors ponctuée d’étonnements et de trébuchement face à la continuité et à la discontinuité de nos itinéraires existentiels.

 

Cette expérience autobiographique fait naître en chacun de nous un nouveau corps. Elle engendre une fabulation intense, dans un archipel social d’écritures affamées de vies : un nouvel apprentissage de la vie. Elle pourra faire émerger une nouvelle génération qui tournera le dos aux horreurs des guerres et fera naître des espérances partagées, des désirs de vie, des pensées sensibles qui respirent. Nous cultiverons alors une nouvelle présence à nous-mêmes et au monde.

 

Peut naître une rêverie où coexistent la conscience tragique de la condition humaine et la joie de vivre, induisant courage et héroïsme, compréhension et réciprocité des sentiments. Chaque auteur autobiographique s’émeut et fantasme, revendique un monde héroïque en traçant un chemin poétique alternatif qui ne demande pas de conquêtes et de victoires, mais exhorte au courage d’atterrir sur des rivages inexplorés de la vie.

 

Un espace maternel fabulatoire

 

« Je n’ai toujours pas appris à surmonter la séparation froide et douloureuse que notre culture nous a inculquée, mais je peux caresser ma mère comme une jeune fille, à travers des pinceaux, ravissante, et avec qui sait quels projets en tête ».

 

Être présent à soi-même, œuvre autobiographique illustrée, Maria Crivelli, 2016 (Ateliers de l’imaginaire autobiographique, Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien, Les étoiles dans la poche - organisation de bénévolat inscrite au registre général des OdV de la Région Sicilienne dans la section socioculturelle éducative).

 

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Portrait de ma mère, fusain sur papier, © Faletra Crivelli.

Notre histoire de vie, notre parcours biographique, se déploie dans une conscience biologique et culturelle, qui nous fait découvrir l’autre et les rituels que notre fabulation engendre dès le stade fœtal. Ces expériences s’inscrivent dans nos réseaux neuronaux et détermineront nos émotions, la façon dont nous imaginons le monde, nos peurs, nos confiances, nos intolérances, en harmonie ou en contraste avec le corps social et l’imaginaire collectif dominant notre époque. Dans ce parcours où nous entreprenons de négocier la relation et le rapport au monde social, à la famille et à l’école, au travail et aux amitiés, nous éprouvons impuissance et sujétion, attraction et fascination originelles face au corps social. S’établit une négociation nécessaire et douloureuse soutenant un processus de différenciation et de conciliation entre intériorité et extériorité, de singularisation et d’exploration. Naît une tension et un déchirement qui sollicitent une fabulation de notre rapport au monde, entre adaptation et opposition, peur et espoir, intégration et résistance.

 

Ces fabulations du rapport aux autres et au monde deviennent sources de nourriture et de substance ; elles se convertissent en énergies maternelles et sustentation pour ces corps-âmes, nourris de valeurs bénéfiques, mais aussi toxiques. L’espace et le temps que nous consacrons à l’écriture, en groupe, ou solitaire, vont s’incarner dans un corps autobiographique. Confrontés avec les aléas de la vie et la subsistance du corps biologique et social, combien faudra-t-il de désirs, de douleurs, de plaisir, de nécessité et de liberté pour vivre notre existence ? Le drame de la postmodernité a bouleversé les coordonnées historiques et culturelles de nos relations humaines, imposant une création esthétique mortifiée par une société marchandisée, où les relations humaines ne proposent plus que des rapports utilitaires du donnant-donnant.

 

L’écriture de notre présence poétique au monde requiert ainsi une distanciation. Ne pas revenir exactement sur nos pas, selon ce que l’on peut obtenir ou perdre, mais comme un funambule marcher à tâtons vers la vie selon nos attractions et répulsions. Le corps sensible nourrit le corps autobiographique affamé de vie, l’aimant instinctivement sous toutes ses formes, en mots enthousiastes et amoureux. Émerge une indignation éthique qui doit être acceptée et comprise comme une source de nourriture. Il est alors vital d’animer un espace où l’écriture de soi et du monde devienne libre. Partager des émotions et des sentiments, même ceux qu’il n’est pas aisé de raconter aux autres, ou ce que l’on ne confie qu’aux personnes les plus proches de son cœur. Un espace dans lequel nous allons cultiver une nouvelle présence à la vie. Un espace d’accueil maternel partagé, où toute émotion, toute expérience, qu’elle soit éblouissante ou affreuse, racontable ou non, peut trouver sa place pour exister.

 

L’écriture est ainsi vécue comme une mère bienveillante et, grâce à sa fonction générative, sortant de son ventre, elle nous met au monde et nous permet de nous reconnaître comme des êtres nés à nouveau dans le monde. Comme de petites îles dans le ventre de la mère, entourées de liquide amniotique, nous venons au monde dans une quête fabulatoire incessante face à l’étrangeté du monde qui nous entoure afin de le comprendre. Ces récits de vie ont une énergie créatrice et une capacité génératrice de sens qui permettent une écoute sensible de nous-mêmes et des autres. L’imagination est la clé de voute d’une présence à soi-même, la clé de l’espérance réconciliatrice de la vie. L’expérience de l’imaginaire transforme les chemins de la mémoire en chemins nourris d’amour vers la vie.

 

L’œuvre inachevée d’un corps informe

 

« L’être avec le cafard dans la bouche est un masque inquiétant qui me fait encore ressentir le sentiment qui m’a poussé à le créer : l’étonnement que j’ai ressenti devant le fait que personne n’a remarqué ce que je vivais. C’était alors pour moi la meilleure représentation que je pouvais faire de l’indifférence que je ressentais autour de moi. Je me souviens de m’être identifié à l’image de l’être avec le cafard pendant longtemps. »

 

L’œil qui se nourrit de la mémoire, œuvre autobiographique illustrée, Maria Crivelli, 2007 (Ateliers de l’imaginaire autobiographique, Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien, Les étoiles dans la poche - organisation de bénévolat inscrite au registre général des OdV de la Région Sicilienne dans la section socioculturelle éducative).

 

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L’être avec le cafard dans la bouche, sculpture en terre cuite, © Faletra Crivelli.

Nous vivons dans une humanité contradictoire et incohérente, confrontée à son plus grand échec : ne pas avoir pu renoncer à l’égocentrisme égoïque dominant, inspiré par les modèles héroïques du sacrifice et de la rédemption. L’invocation psychanalytique de l’écoute au plus profond de soi, exhortant au renouveau de l’expérience individuelle pour renaître sous une forme nouvelle, s’épuise dans ses esquisses à peine ébauchées de conversions amorphes. Tout au contraire, l’expérience mythanalytique du corps autobiographique auquel l’écriture tente de donner forme, nous invite à comprendre l’informe qui le représente dans sa pure mutabilité. Un corps soucieux de surmonter les blessures non résolues pour accéder aux joies de la vie et à la sérénité de la beauté esthétique.

 

Il nous faut envisager la vie comme une présence à l’inattendu, comme une altération fugace du sentiment humain. Dans un temps et un espace libérés des codes toxiques et répressifs de la société, l’écriture autobiographique renouvelle notre présence au monde intérieur et à celui de l’autre. Les sentiments et les événements vécus se renouvellent et se transfigurent. Les figures des héros de la modernité, comme celles des héros homériques, vont se libérer des vicissitudes de la vie et redécouvrir pleinement leur être propre dans l’écriture autobiographique. Le réenchantement esthétique permet ainsi à la vie d’explorer des valeurs collectives bénéfiques et de prendre une conscience distanciatrice de celles qui sont néfastes pour notre humanité.

 

L’expérience esthétique de l’écriture n’exige pas une configuration accomplie, bien qu’elle la désire, mais nous conscientise. Elle libère notre dissidence potentielle face aux stéréotypes dominants de nos sociétés. Dans ce rapport à l’écriture à partir duquel émerge un corps autobiographique, d’abord impensable puis changeant, se présente la relation complexe entre le créateur et sa créature. L’image créée alimente la possibilité d’un espoir dissident face à une vision du monde inquiétante et sceptique.

 

Dans la succession et l’alternance de formes libérant le désir d’une nouvelle présence à soi et au monde, la modulation informe de cette présence poétique se manifeste comme un chemin sinueux entre individualité et universalité sensible. Nous entrevoyons l’envie d’un amour égoïste, visant à la réalisation de soi, et l’aspiration à nourrir le corps autobiographique d’un amour générant des liens et une reconnaissance mutuelle. Explorant, défaisant et recomposant les configurations polymorphes du corps autobiographique, le dynamisme de l’informe révèle la faille inhérente à la fragilité des femmes et des hommes. L’écriture autobiographique met à nu le contraste entre l’immanence à soi, le rapport que l’individu entretient avec lui-même, ses pensées et ses actions, et la transcendance vers l’autre et le monde. Elle induit un décentrement et un abandon de l’ego qui tend alors amoureusement vers un nous. Le corps autobiographique montre la fragilité des femmes et des hommes, les hésitations qui nous séparent et nous rapprochent, et une présence esthétique qui devient une présence poétique dissidente, attentive au rapport énigmatique entre soi et l’autre, séduisante et suspendue sur le prolongement d’une déchirure qui révèle la complexité d’une distance à franchir.

 

Appendice

 

« Les souvenirs et les images ne font plus souffrir, mon corps vit dans le présent, mais malgré cela ma production est une présence inconfortable car les images que je représente n’inspirent pas la sérénité. L’idée de donner une explication m’a toujours découragé. J’ai détruit l’essentiel de ma production au moment où je considérais terminée la fonction de soin et de réflexion qui m’avait poussé à sa réalisation. Il y a des représentations qui vont continuer à rester dans ces limbes dans lesquels je demeure et d’autres sur lesquelles je travaille concrètement pour déclarer ma vision des choses et du monde. »

 

L’œil qui se nourrit de la mémoire , œuvre autobiographique illustrée, Maria Crivelli, 2007 (Ateliers de l’imaginaire autobiographique, Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien, Les étoiles dans la poche - organisation de bénévolat inscrite au registre général des OdV de la Région Sicilienne dans la section socioculturelle éducative).

 

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L’œil qui se nourrit de la mémoire, peinture à l’huile sur bois, © Faletra Crivelli.

« Mais qu’est-ce que le bonheur ? Ce n’est pas une recherche vaine qui dure toute une vie, c’est quelque chose qui se nourrit comme l’amour par des gestes et des actions quotidiennes. »

 

La lumière artificielle, œuvre autobiographique illustrée, Maria Crivelli, 2021 (Ateliers de l’imaginaire autobiographique, Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien, Les étoiles dans la poche - organisation de bénévolat inscrite au registre général des OdV de la Région Sicilienne dans la section socioculturelle éducative).

 

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Moi et l’arbre, peinture sur verre, © Faletra Crivelli.

Bibliographie

 

Orazio Maria Valastro, Poetiche contemporanee del dissenso: immaginari del corpo autobiografico, prefazione a cura di Hervé Fischer, introduzione a cura di Beatrice Barbalato, Aracne Editrice, Roma, 2021, 316 p.

 

Orazio Maria Valastro, L’art du corps autobiographique : mythanalyse du souffle sensible de l’écriture de soi, in Hervé Fischer (sous la direction de), Art versus Société : soumission ou divergence ?, M@gm@ Revue internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.18, n.2, 2020 [ article ].

 

Orazio Maria Valastro, L’intime voyance humaine : les étoiles dans la poche, in Hervé Fischer (sous la direction de), Art versus Société : l'art doit changer le monde, M@gm@ Revue internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.18, n.3, 2020 [ article ].

 

Orazio Maria Valastro, Diario di un formatore autobiografico: esperienze di narrazioni e scritture di sé, prefazione a cura di Laura Formenti, Roma, Edizioni Nuova Cultura, 2016, 316 p.

 

* Je remercie vivement Hervé Fischer pour le projet éditorial Art versus Société. Trois numéros monographiques en libre accès enrichissant extraordinairement le catalogue des publications de la revue M@gm@. Sous sa direction, nous avons exploré l’art sociologique, invitant nos lectrices et lecteurs à réfléchir autour des images suscitant des résonances sensibles vers la vie à venir et un nouveau regard sur le monde. Un grand merci aussi à toutes et tous les auteurs ayant participé, de diverses parties du monde, avec leurs contributions et leurs œuvres. La direction de ces publications a demandé un effort considérable. J’apprécie profondément l’engagement éditorial incontestable d’Hervé Fischer, ainsi que ses grandes qualités professionnelles et sa grandeur humaine encourageant une concrète et compréhensible démarche adogmatique nous interrogeant sur nos ressources créatives fondées sur une créativité responsable.

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