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Art versus Société : l'art doit changer le monde / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.3 2020

Guérisseurs de terre *

Cristina Freire

magma@analisiqualitativa.com

Chargée de cours au programme d’études supérieures en esthétique et histoire de l’art de l’Université de São Paulo. Chercheure au CNPq (Conseil national pour le développement scientifique et technologique, Brésil). Conservateur et professeur du Musée d’art contemporain de l’Université de São Paulo (1990-2019). Professeur invité à l’université de Princeton, États-Unis, 2019. Cristina Freire a publié Poéticas do Processo. Arte Conceitual no Museu. (1999); Arte Conceitual (2006), Walter Zanini: Escrituras Críticas, 2013 (Prix Jabuti, 2014), entre autres livres. Elle développe actuellement le projet @cultivaresfloresta d’expérimentation agro-écologique et culturelle qui contribue au reboisement de la végétation indigène, à l’écologie des connaissances et à la production biologique durable dans la forêt atlantique du Brésil.

 

Abstract

Le traitement des terres et les pratiques agricoles ont été transformés au cours du siècle dernier. La monoculture agricole et son profond impact sur nos modes de pensée nous ont été imposés par la devise de la modernisation. Tout cela a profondément modifié le paysage, la biodiversité et la transmission de la mémoire bio-culturelle. En Amérique latine, les populations traditionnelles, en particulier les indigènes, malgré la politique d’extermination dont ils ont été historiquement victimes, sont des agents actifs de conservation de la mémoire et de la régénération urgente et nécessaire de la vie sur la planète.

 

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« Cette photo a été prise à la ferme pendant la culture de la terre ».

Il y a quelque temps, je suis tombé sur une photographie, conservée par ma mère pendant de nombreuses années. Dans la petite image en noir et blanc, mon grand-père, une houe à la main, plante.

 

Au dos de la photo, il a noté : « cette photo a été prise à la ferme pendant la culture de la terre ». L’endroit est juste, c’est sa ferme dans le sud du Brésil, mais l’heure est seulement suggérée : « quand la terre était cultivée ». Quel serait ce « quand » pour lui, né à la fin du XIXe siècle et qui a vécu un changement radical de mode de vie ? Peut-être cultivait-il une herbe médicinale, qu’il connaissait bien en tant que pharmacien homéopathe, et la houe ainsi que la présence de sa femme, suggèrent l’intimité des relations. Cette culture de la terre est, en fait, un indice d’un autre temps.

 

C’est dans l’après - 2e Guerre mondiale, que la pratique de l’agriculture, jusqu’alors basée sur une relation étroite avec la nature, attentive à ses cycles et ses saisons, s’est trouvée confrontée à une éthique très différente. Dans de nombreux endroits, y compris en Amérique latine, les connaissances traditionnelles, préservées dans la vie familiale et communautaire, se sont un peu perdues, tout comme l’entretien de la terre. L’idée de nature a évolué : elle était un organisme vivant, proche et elle est devenue une extériorité lointaine, une simple ressource à explorer.

 

Cette photographie témoigne d’un moment déjà ancien, ce que l’on a appelé la « Révolution Verte », venue des États-Unis dans les années 1950, où la grande nouveauté était de pratiquer l’agriculture à l’échelle industrielle et d’abandonner la houe, la faux, l’artisanat, la proximité de la terre et les traitements organiques des sols. Au nom de la modernité, la mécanisation du travail a été mise en œuvre, ce qui a entraîné l’exode rural, le chômage, l’épuisement des sols, la dévastation des forêts et d’autres dommages, que nous ressentons désormais très fortement. Cette soi-disant révolution qui visait à éradiquer la faim dans le monde - une promesse jamais tenue - a imposé un ensemble de façons de faire totalement différentes des pratiques technologiques et agricoles séculaires. On a adopté des engrais, des semences génétiquement modifiées et des pesticides développés avec l’industrie de guerre. En adhérant à cette modernité forcée, les générations qui ont suivi ont oublié les connaissances traditionnelles sur le sol, le climat, la diversité des plantes et autres formes de vie indigènes. Cette amnésie, qui s’est imposée surtout aux communautés rurales, a eu des effets négatifs sur la mémoire collective, fondement de la vie sociale. Cela a entraîné l’émergence des églises pentecôtistes et de la théologie de la prospérité, qui ont pris le pas sur la conscience sociale qui était fondée sur des coutumes et des croyances d’une religiosité populaire, à base chrétienne mais profondément syncrétique, mélangée à des croyances indigènes et africaines, des traditions qui ont toujours révéré la nature.

 

Tout au long du XXe siècle, c’est dans les campagnes que sont apparues de nombreuses résistances politiques qui ont suscité des révolutions contre la pensée hégémonique et impérialiste. C’est le cas de la Théologie de la Libération, qui a donné naissance à d’importants mouvements sociaux en Amérique latine dans les années 1960 et 1970.

 

La rupture des liens communautaires a permis l’intégration des zones rurales dans l’économie de marché, qui s’est ainsi consolidée et élargie. Cette modernité forcée a imposé l’usage d’engrais chimiques pour les terres, et rendu ainsi les agriculteurs dépendants de financements extérieurs pour les achats de produits agricoles et de machines. Et l’appel à la modernisation a affaibli les liens sociaux et le patrimoine bioculturel commun aux zones rurales. Par exemple, on n’a plus prêté attention à la méga-biodiversité des tropiques, qui favorisait la multiplicité des arbres et des plantes. Les communautés locales ont commencé à négliger les fruits et légumes locaux dans leur alimentation.

 

Autrement dit, même le goût des aliments dans la bouche est transformé par ce qu’il faut appeler une colonisation du goût, qui va jusqu’à rendre les saveurs locales étranges et à naturaliser les saveurs étrangères. Les fruits, par exemple, qu’on a importé des zones de climats tempérés, se sont imposés, tandis que les aliments cultivés facilement et spontanément dans les arrière-cours, très appréciés dans le passé, s’oublient[1] et ont tendance à disparaître. Lorsque le goût local devient étranger sur sa propre terre, l’identité collective intergénérationnelle qui reposait sur un patrimoine bioculturel partagé, en est affaiblie. Avec l’utilisation d’engrais chimiques, les plantes elles-mêmes, exilées de leur terroir d’origine, se déconnectent de leur propre espace et temps, c’est-à-dire de la saison propice à la culture et à la récolte.

 

Il faut rappeler ici que dans les zones rurales d’Amérique latine, les pratiques agricoles sont également très liées à la religiosité, aux rites et aux fêtes populaires. Dans la médecine rurale, par exemple, des bénédictions et des prières renforcent le pouvoir thérapeutique des herbes. Cette spiritualité est un héritage des sagesses indigène et africaine.

 

Le rejet des connaissances traditionnelles et les manquements à la biodiversité constituent un symptôme de l’expansion invasive du marché. Comme l’observe la penseuse et activiste indienne Vandana Shiva[2], le premier stade de la violence faite aux systèmes de connaissance locaux est de ne pas prendre en considération des connaissances jugées invisibles. C’est en leur attribuant des adjectifs péjoratifs, en les rejetant au nom de la science, en les traitant de « primitifs », de « naïfs », qu’on augmente leur invisibilité et finit par nier toute à ces savoirs traditionnels, qui perdent leur statut social. C’est au Mexique que les premières expériences d’agriculture industrielle ont eu lieu avec le blé et le maïs. Et ce n’est pas par hasard que la Fondation Rockefeller a financé les recherches visant à encadrer le développement d’une agriculture moderne-coloniale-impérialiste à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et il en a été de même avec les institutions artistiques : la famille Rockefeller a soutenu la mise en œuvre de la modernité sur le continent latino-américain en favorisant la création des premiers musées d’art moderne au Brésil.

 

Le récit historique sur lequel s’est fondée la valeur de l’art occidental et qui a dominé les musées d’art moderne, s’est construit comme un dispositif visuel ajusté à la colonisation du regard, capable de rendre les contributions africaines et indigènes à l’art et à la culture brésiliens invisibles.

 

En Amérique latine, certains critiques se sont consacrés à l’élaboration d’un cadre critique décolonisateur dans le domaine de l’art. Mario Pedrosa, par exemple, considérait l’hégémonie de la narration occidentale dans l’histoire de l’art comme une mystification, qui tendait à « transformer la richesse culturelle locale en une note marginale reflétée et consommée dans la périphérie ». Dans le Manifeste aux Tupiniquins ou Nambás (1975), il déclare : « L’histoire culturelle du Tiers Monde ne sera plus une répétition en raccourci de l’histoire récente des États-Unis, de l’Allemagne de l’Ouest, de la France, etc. Elle doit rejeter la mentalité développementaliste qui sur laquelle repose l’esprit colonialiste »[3].

 

La monoculture de la terre et la monotonie du paysage sont liées. Ce n’est pas un hasard si les expériences en matière d’agriculture ont débuté sur le continent latino-américain, là où la biodiversité est parmi les plus exubérantes de la planète. Sur les dizaines d’espèces de maïs d’origine du Mexique, par exemple, il n’en reste qu’une ou deux, qui ont été adaptées pour la production et à la consommation à grande échelle.

 

La révolution modernisatrice des pratiques agricoles a atteint au cœur ce qui était l’autonomie de l’agriculteur, de ses goûts, de ses images et des représentations qu’il partageait avec sa communauté. Au nom du discours d’éradication de la faim dans le monde, cette mentalité a servi à élargir le marché de la consommation dans les pays d’Amérique latine et à désorganiser la vie dans les campagnes, qui était déjà en butte à l’injustice sociale.

 

L’agriculture à grande échelle n’a pas résolu le problème de la faim comme elle l’avait promis. Les musées d’art moderne ont souvent validé la marchandisation de l’art, l’industrie du divertissement et le tourisme de masse.

 

La domination de la monoculture sur les nombreux systèmes bioculturels traditionnels est donc en train de s’étendre. L’agriculture industrielle épuise les sols dans plusieurs régions de la planète, les rendant infertiles et la nourriture, considérée comme une marchandise, sert de plus en plus prioritairement à l’alimentation du bétail et à la spéculation financière. Les pâturages pour le bétail sont en constante expansion et ont toujours besoin de nouveaux espaces, ce qui entraîne davantage de déforestation, l’invasion des zones indigènes, l’expropriation des petits producteurs et la multiplication des grands incendies criminels dans les zones forestières.

 

Nous savons que la nourriture qui arrive sur notre table est le fruit de l’agriculture familiale de notre pays, des petits producteurs et non des grandes propriétés qui produisent de la marchandise pour le marché financier. Dans le cadre de ce système de modernisation « tout compris », l’utilisation de semences transgéniques, avec leurs royalties, va à l’encontre de la biodiversité des forêts, entraînant des effets dévastateurs et irréversibles. Les graines créoles constituent un patrimoine naturel et culturel qui permet de relier la mémoire du territoire avec l’avenir, favorisant les relations intergénérationnelles au sein des communautés dans une connaissance partagée des pratiques de plantation, des recettes culinaires, des rituels de guérison, des mythes et des rites. Tout au contraire, la transformation génétique des semences bouleverse ce cycle de transmission des traditions.

 

Le monopole invasif qu’acquièrent les OGM constitue un autre signal annonciateur que la planète va à sa perte, avec son cortège d’épidémies, telles que la Covid 19, encore un autre symptôme de cette auto-extermination que va nous imposer la mondialisation néolibérale.

 

La violence est alors appelée à se développer au cœur de ce processus historique de la modernité coloniale au Brésil. Ces effets dévastateurs de la monoculture de l’esprit, du regard et du paysage sont liés au du génocide des indigènes et de la diaspora africaine.

 

La terre dévastée que nous voyons aujourd’hui, celle où il y avait des bois et des animaux sauvages, où vivaient des peuples indigènes, nous crie à la face que nous détruisons notre patrimoine bioculturel, dont nous ne percevons plus que l’absence.

 

Nous savons que les forêts sont comme des bibliothèques et qu’à chaque fois qu’un chaman se meurt, beaucoup de connaissances, ainsi que des pratiques, des valeurs et des représentations que nous partagions, disparaissent avec lui définitivement.

 

Les animaux, les plantes, les minéraux étaient des éléments significatifs pour certains artistes contemporains. L’Allemand Joseph Beuys, a élargi le concept d’art en proposant la notion de « sculpture sociale ». Dans les années 1980, puis à la Documenta 7 à Kassel (1982), Beuys commence avec la houe à la main, la plantation de 7000 chênes. À côté des arbres étaient installées des pierres de basalte, une intervention aux implications politiques, institutionnelles et subjectives qui ne s’achèvera qu’à la Documenta 8, après la mort de l’artiste. On retrouve dans cette œuvre de Beuys la symbolique historique et archétypique de la résilience et de la protection de l’arbre. Il y a recouru dans nombre de ses performances des animaux, tels que le coyote, le lièvre, les abeilles, diverses plantes, ainsi que des instruments agricoles ancestraux. Ses idées s’inspirent de la conception de la nature, de la science et de l’art présente dans la pensée de Rudolf Steiner (1861-1925), le philosophe autrichien qui a créé l’anthroposophie et qui a commencé sa carrière intellectuelle en travaillant à archiver l’œuvre de l’écrivain et scientifique Goethe (1749-1832).

 

Joseph Beuys n’a pas été le seul. D’autres artistes européens tels que Kandinsky (1866-1944), Hilma af Klint (1862-1944), Mondrian (1872-1944), Paul Klee (1879-1940) se sont aussi inspiré des enseignements de Steiner et de l’anthroposophie, qui ont été des lignes directrices de leurs œuvres. Les idées philosophiques de Steiner renvoient à diverses pratiques qui sont des applications de ses enseignements, telles que la médecine anthroposophique, la pédagogie de Waldorf et l’agriculture biodynamique.

 

Cette compréhension macrocosmique et holistique de la communauté des vivants, qu’il s’agisse de plantes ou d’animaux, y compris les êtres humains, nécessite une « révolution des concepts », à laquelle Beuys en a appelé, notamment dans le texte qui accompagne sa participation à la Document 7, pour guérir la société occidentale[4].

 

Pour Beuys, cette « révolution des concepts » devrait mettre un arrêt à l’hégémonie occidentale de la pensée : blanche, patriarcale, eurocentrique et individualiste comme seule façon de penser, de sentir et de vivre. En plantant les arbres, l’artiste propose une conception régénératrice de la vie et de la planète et convoque d’autres formes de connaissance et de perception au-delà de la rationalité instrumentale de la pensée cartésienne. Un tel processus artistique présuppose une perception unificatrice de l’univers et de la vie, y compris des forces cosmiques en tant que portail vers l’invisible, dans le sillage de l’anthroposophie de Rudolf Steiner. Une pensée par correspondances, articulant tous les êtres vivants, plantes, animaux, minéraux, constellations, planètes, forces génératrices, super et suprasensibles, subtiles, non quantifiables, réalités spirituelles et de l’âme, énergies de résistance et de partage. Pour l’artiste, cette « révolution des concepts » doit s’incarner dans des actions concrètes, appelant à la solidarité entre tous les êtres au-delà des systèmes politiques.

 

Beuys a participé à la création du parti des Verts et défendu les principes d’une Université libre (Freie Universität) traitant de la créativité et de la recherche interdisciplinaire.

 

De telles opérations appellent la participation directe de tous à la construction d’une sculpture sociale qui aurait le pouvoir de façonner et de changer le monde par des actions concrètes, et c’est le sens de sa maxime : « Nous sommes la Révolution ».

 

Cet artiste incarne dans nombre de ses actions la figure du chaman, évoquant les forces et les pouvoirs intérieurs de la nature pour suggérer des expériences liées à la vie psychique, éthérée et spirituelle dans toutes ses dimensions. La figure du chaman serait le symbole archétypal de ce lien profond avec la nature qui s’est perdu dans la modernité.

 

La « révolution des concepts » de Joseph Beuys, qui est un artiste allemand, aurait dans le Sud (épistémologique et non géographique) le sens d’une Écologie des savoirs (Boaventura Sousa Santos). Cette écologie tente de décoloniser les connaissances pour articuler les cultures traditionnelles et savantes, orales et écrites, les patrimoines matériel et immatériel, en essayant de retrouver et rendre sa place à ce qui a été laissé en marge, rejeté dans l’invisible par les processus de la modernité et de la colonisation.

 

Dans les langues indigènes, le mot « art » tel qu’il est compris dans le monde occidental n’existe pas, et le concept de société implique un monde très différent de celui dans lequel nous vivons. Pour les différents peuples indigènes, le collectif donne un sens à toutes choses. Les valeurs fondées sur l’individualisme, le matérialisme et l’accumulation de biens matériels n’ont aucune signification pour ces peuples. Le mode de vie indigène est exemplaire par son respect de la nature et de la diversité des êtres vivants. Dans les visions indigènes du monde, nous appartenons tous à une grande famille, qui rassemble les plantes, les animaux, les rivières et les montagnes. Les peuples indigènes savent depuis des milliers d’années que le déséquilibre dans la relation avec la terre mère, Gaia, appelée Pachamama par les peuples andins, est la cause des pires maux, comme la pandémie qui nous frappe.

 

Ce n’est donc pas un hasard si, sur la carte de la dévastation des forêts, les territoires indigènes (malgré tant d’incendies...) apparaissent toujours comme les endroits les plus préservés de l’Amazonie.

 

L’image d’une nature statique, représentée dans les peintures des artistes européens itinérants qui ont parcouru l’Amérique du Sud, ne représente pas la réalité vécue par les peuples des forêts qui y vivent activement, gérant la forêt, plantant des espèces alimentaires à cycle court et à cycle long, régénérant des sols et préservant la diversité biologique selon une pratique que nous connaissons actuellement sous le nom d’« agroécologie ». Ainsi, la forêt, comme le montrent les découvertes archéologiques en Amazonie[5], a été gérée, c’est-à-dire cultivée et préservée, par les peuples de la forêt pendant des millénaires.

 

Au Brésil les connaissances traditionnelles, systématiquement effacées par la modernité, sont encore préservée de manière ténue dans les communautés rurales par les peuples indigènes, les Quilombolas et les colons de la réforme agraire de l’intérieur du pays. Ces cultures et ces modes de vie maintiennent le sentiment du soin que l’on doit apporter à la préservation de la nature pour la conservation de la terre. Mais il ne suffit pas de préserver ou de restaurer, il faut régénérer, c’est-à-dire donner une nouvelle vie au sol pour qu’il se développe et retrouve la fertilité nécessaire, permettant ainsi de rétablir le sens de la justice, la sociabilité et la solidarité entre tous les êtres vivants. Autrement dit, partager activement le patrimoine bioculturel, c’est comprendre que nous faisons partie d’un ensemble collectif plus vaste, d’un système de solidarité qui englobe le végétal, le minéral, l’animal, sans hiérarchie. Cette expérience n’a rien à voir avec les notions de propriété, d’exploitation et d’abus de ce qu’on s’est mis à appeler les « ressources naturelles ».

 

Les indigènes le savent parce qu’ils vivent la forêt depuis des milliers d’années. Vivre la forêt, cela veut dire s’y nourrir, guérir avec elle, trouver des visions merveilleuses et même, pour les chamans, parler avec leurs esprits, qui circulent dans les bois pour animer la vie dans des relations de soins réciproques. S’en prendre aux peuples indigènes, c’est certainement aussi vouloir détruire ces modes de vie.

 

Dans les années 1980, la crise écologique se profilait déjà à l’horizon lorsque, après plus de 20 ans de dictature militaire au Brésil (1964-85), l’Assemblée constituante a réuni des hommes politiques et des dirigeants pour rédiger une nouvelle Constitution pour le pays.

 

Ailton Krenak, un important dirigeant indigène, s’est rendu à la plénière de l’Assemblée pour exprimer les revendications des peuples indigènes du Brésil, qui comptent aujourd’hui plus de 300 groupes ethniques différents, et qui parlent plus de 270 langues différentes.

 

Vêtu d’un costume blanc et portant l’encre de l’arbre jenipapo (qui signifie en langue tupi-guarani « fruit pour la peinture »), il s’est peint le visage en parlant.

 

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Ailton Krenak.

En revendiquant, par la force de son geste et de son discours, le respect des modes de vie et des territoires indigènes, il a mobilisé d’autres modes de compréhension et d’affection. Comme l’a expliqué Krenak, la voix de ses ancêtres a parlé dans son corps par ce geste rituel et politique. Cette action emblématique signifie que son corps devient un champ de bataille actif et résistant au nom de la lutte indigène contre l’oppression historique. L’utilisation de l’encre et ses gestes peuvent évoquer une performance, mais pour Ailton Krenak ce n’était certainement pas une performance artistique. En choisissant l’arène politique comme lieu d’intervention, il dénonçait les destructions subies par les peuples indigènes sur leurs territoires. La force de ce geste demeure dans la sphère publique au Brésil l’une des actions les plus fortes en faveur des droits des indigènes.

 

L’extermination des peuples traditionnels par des épidémies, l’invasion de leurs territoires et les attaques contre leur mode de vie font partie de la politique d’anéantissement de la biodiversité, qui comprend l’abattage et le brûlage des forêts, l’érosion génétique causée par l’industrie agrotoxique, qui nous conduit à la monoculture du paysage, de l’esprit et de l’imagination, dans un processus accablant de désertification de la vie.

 

Dans ce sombre panorama, dont les effets dévastateurs sont ressentis globalement, la conservation de la terre implique le travail de régénération de la puissance de la vie pour produire activement la diversité dans ses multiples sens : diversité des espèces, diversité bioculturelle, des sexes, des connaissances, des perceptions, des pensées, des souvenirs, afin de pouvoir ensuite prévoir d’autres mondes possibles qui palpitent dans le temps du « pas encore » et suggèrent une politique de l’espoir.

 

Ainsi « l’époque où la terre était cultivée » de mon grand-père suggère aujourd’hui, sans romantisme, d’autres cultures, des efforts régénérateurs gérés sur de nouvelles bases, connectés, communautaires, solidaires, multiples, agro-écologiques, décolonisatrices, pacifiques et intégratrices.

 

Pour le peuple indigène Yanomami, qui vit au Brésil, à l’extrême nord de la forêt amazonienne, à la frontière avec le Venezuela, les chamans communiquent directement avec l’esprit de la forêt, les xapiri, qui flottent dans les airs. Le chaman Yanomami Davi Kopenawa, raconte à l’anthropologue Bruce Albert[6] ce que c’est que de vivre la forêt dans l’une de ses visions : « Le ciel avait menacé de tomber sur nos têtes (...) là où le dôme céleste s’approche des bords de la terre. Les habitants de ces régions lointaines ont été exterminés parce qu’ils ne pouvaient pas s’accrocher au ciel. Mais ici, où nous vivons, elle est très haute et plus solide. Je pense que c’est parce que nous vivons au centre de l’immensité de la terre. Un jour, cependant, dans longtemps, elle pourrait même s’effondrer sur nous. Mais tant qu’il y aura des chamans vivants pour le tenir, cela n’arrivera pas. Il va juste se balancer et sauter beaucoup, mais il ne va pas se casser. C’est ma pensée ».

 

* Traduit du portugais par Hervé Fischer.

 

Notes

 

[1] Ce n’est pas par hasard que l’on s’intéresse depuis peu à ce que l’on appelle les PANC (plantes alimentaires non conventionnelles) qui tentent de sauver de nombreuses plantes connues des anciennes générations et dont le goût tombait dans l’oubli d’une uniformisation des saveurs.

[2] Vandana Shiva, Monocultures de l’esprit. Perspectives de la biodiversité et de la biotechnologie. São Paulo, Editora Gaia, 2003.

[3] Pedrosa, Mario. Discours à Tupiniquins ou Nambás. Dans : Arantes, Otilia (Org.). Politique artistique : textes choisis. São Paulo : EDUSP, 1995. p. 333-340.

[4] Joseph Beuys, Un appel pour une alternative. Dans : Documenta 7 (catalogue d’exposition) Kassel, 1982. Pp. 370-373.

[5] Voir les recherches de l’archéologue Eduardo Góes Neves sur l’archéologie amazonienne.

[6] Kopenawa, Davi e Bruce Albert. La Chute du Ciel. Paroles d’un Chaman Yanomami (Terre Humaine). Paris Pocket, 2014.

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