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Art versus Société : soumission ou divergence ? / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.2 2020

La Red Conceptualismos del Sur (RedCSur) *

Hervé Fischer

magma@analisiqualitativa.com

Philosophe et artiste multimédia, de nationalité française et canadienne, son travail a été présenté dans de nombreux musées internationaux et biennales ; fondateur et président de la Société Internationale de Mythanalyse (Montréal, Québec-Canada) ; directeur de l’Observatoire international du numérique, Université du Québec ; ancien élève de l'École Normale Supérieure, pendant de nombreuses années il a enseigné la Sociologie de la culture et de la communication à la Sorbonne, et il a aussi été professeur à l'École Nationale Supérieure des Arts décoratifs.


Moira Cristiá

magma@analisiqualitativa.com

Professeure d'histoire à l'Université Nationale de Rosario (Argentine). Elle a obtenu une maîtrise et un doctorat en histoire et civilisation de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales de París. Elle est actuellement chercheuse assistante du CONICET à l'Instituto de Investigaciones Gino Germani (UBA), où elle participe au Grupo de Estudio sobre Arte, Cultura y Política en la Argentina Reciente. En outre, elle est membre de la Red de Conceptualismos del Sur, coordinatrice du groupe "archivos". Comme membre du comité éditorial de la revue Nuevo Mundo Mundos Nuevos (France), elle dirige la section "Imágenes, memoria y sonido". Elle a publié des articles dans plusieurs revues scientifiques argentines et étrangères, ainsi qu'un livre intitulé Imaginaire péroniste. Estethique d'un discours politique (1966-1976), publié par les Presses Universitaires de Rennes en 2016.

 

Abstract

La RedCsur fonctionne comme un corps en mutation, une organisation de connexions et d’affections qui a cherché à articuler sa position géopolitique dans un champ d’horizontalité. Là, les façons de faire, de penser, de désirer et de travailler ensemble peuvent se développer dans un espace d’écoute réciproque, pour celles et ceux qui ne sont plus parmi nous et pour ceux qui sont à venir, où les spectres du passé peuvent venir se loger dans le présent non synchrone que nous habitons, et nous léguer les puissances qui sommeillent et que nous cherchons à réactiver. Le Réseau est un exercice actif d’imagination politique qui organise ses forces à partir des frontières en competition : il ne construit donc pas de positions dans l’espace à partir d’antagonismes limités et fermés, mais il fait face aux différences du contingent et de l’instable, en tension dans les marges du possible. Le Réseau est l’inachevé, c’est le possible. C’est ce qui a été, ce qui peut être (et ce qui sera).

 

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La Red Conceptualismos del Sur (RedCSur) est un réseau d’affinités et militant qui, à partir d’une position sud-sud pluraliste, cherche à agir dans le domaine des conflits épistémologiques, artistiques et politiques du présent. Créé en 2007, le Réseau travaille à influencer la qualité critique des pratiques artistiques, archivistiques, curatoriales et des mouvements sociaux, selon l’idée que la recherche est en soi un acte politique, intervenant dans différentes conjonctures qui marquent les présents non synchroniques que nous habitons.

 

Tout acte de dénomination a des effets performatifs, produit une réalité. Dans notre appellation, le mot Réseau désigne un réseau de connexions (qui peut contenir, contacter, piéger) ouvert pour s’intégrer à des lieux situés dans le Sud, concevant le Sud non pas comme une position géographique mais comme un lieu d’énonciation géopolitique et affective. À l’intérieur de ces coordonnées, le Réseau génère des relations sud-sud et forme des réseaux complexes définis historiquement et circonstanciellement comme des sud. Il s’agit d’une définition contingente ouverte à d’autres positions géopolitiques, mais qui part d’une partialité et d’une localisation claires, assumées avec leurs pouvoirs et leurs limites. Le terme Conceptualismes, est né de la situation initiale de la fondation du Réseau en 2007, dans le cadre d’une réunion à Barcelone (Vivid Radical Memory) au cours de laquelle d’autres histoires sur les débuts des conceptualismes ont été discutées. Nous nous sommes souvent sentis mal à l’aise avec ce nom et avons même envisagé de le changer, dans la mesure où nos façons de faire ont depuis longtemps dépassé cette appellation ancrée dans un moment précis de la relation art/politique. Cependant, nous avons choisi de prendre en charge cet héritage qui est aussi le nôtre et de comprimer ce nom en un C inconnu, lorsque nous avons choisi de signer comme RedCSur, afin que le C puisse signifier tant d’autres choses, chemins, conditions, caresses.

 

1. Caractérisation du Réseau : ce qu’il est, qui le compose, comment il fonctionne

 

La complicité du Réseau réunit une quarantaine d’artistes, de militants et de chercheurs en tant que membres actif(ve)s. Beaucoup d’entre nous sont des Latino-Américain(e)s, des migrants intra et intercontinentaux, qui connaissent des formes quotidiennes de déplacement et d’appartenance disloquée, ce qui implique d’apprendre à habiter les frontières. Nous collaborons dans divers environnements, institutionnels ou non, tels que des universités, des musées ou des espaces militants, afin de générer d’autres conditions de production de connaissances et de désobéissance politique. Nous cherchons à générer une articulation indissociable entre poésie - pensée - création - action, qui prend en compte la pratique dans les exercices théoriques, et vice versa. Un complexe éthico-politique qui relie ceux d’entre nous qui font partie du réseau, par une politique d’affinités qui se dessine de manière imprévisible et qui peut commencer dans la virtualité avant même la rencontre en face à face.

 

Le Réseau agit comme une perspective et un espace de travail collaboratif et affectif. Celui qui souhaite y adhérer doit y mettre du désir, des idées et du temps pour en huiler collectivement le fonctionnement. Être sur le Réseau est une façon de chercher des antidotes à l’indifférence et à l’impuissance, une façon de nous affecter par le présent et son historicité.

 

Actuellement, le réseau est organisé en quatre nœuds : archives [1], recherche [2], publications [3] et activations [4]. Nous encourageons les projets collectifs en formant des groupes de travail au sein des nodos - nœuds, entre les différents nœuds ou de manière transversale en tant que projets curatoriaux et de recherche. Nous avons également des sessions plénières (au moins une fois par an) pour partager et résoudre les questions transversales, et pour nommer nos délégués. Nous nous associons à d’autres personnes, groupes et institutions de différentes positions et à différentes échelles.

 

Nous travaillons et partageons les processus en cours par le biais de réunions périodiques en personne ou en utilisant différentes plateformes virtuelles. En arriver là n’a pas été un processus rapide et nous ne nous sommes pas soumis à des logiques d’efficacité, mais avons suivi un chemin sinueux dans lequel nous rencontrons à la fois des désaccords et des constats de ce faire ensemble. Nous avons essayé et continuons à essayer des méthodologies et des modes de collaboration avec une rotation de la coordination générale et des délégué(e)s par nœud. Les réunions en face à face fonctionnent comme un carburant pour enflammer les affections et l’imagination politiques, elles favorisent les espaces de discussion interne et publique.

 

L’ensemble des travaux de recherche, des actions et des expériences politiques prend tout son sens et s’élargit grâce aux alliances qu’en toute autonomie, la RedCSur établit avec différents acteurs. Nous ne nions pas l’institution, mais tentons plutôt de générer des espaces collaboratifs, car les projets du Réseau ont été possibles grâce à une synthèse des pratiques et des élaborations de chaque membre, et à un soutien individuel et institutionnel. Le Réseau a également expérimenté une pragmatique vitaliste [5], un ensemble composé de façons de faire pour construire et défendre un espace d’affirmation commune, pour expérimenter d’autres économies et une redistribution des ressources, et où il a été important de trouver des alliés. Le réseau a établi des alliances avec des institutions du Nord et du Sud global, ce qui lui a permis d’avoir un impact à différentes échelles. Il convient de mentionner les alliances avec la Foundation for Arts initiatives [6], qui soutient depuis 2009 différents projets du réseau, et avec le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía [7] à Madrid. De même, il y a eu des collaborations avec des institutions du Sud telles que les Archives générales de l’Université de la République à Montevideo, el Instituto de Investigaciones Gino Germani (Universidad de Buenos Aires) [8], et Memoria Abierta à Buenos Aires [9], le Museo de la Memoria y los Derechos Humanos à Santiago du Chili [10], le Museo de Artes de Lima [11], le Centro de documentación Arkheia del Museo universitario de arte contemporáneo de l’UNAM à Mexico [12] et le Centro de Artes Visuales/Museo del Barro à Asunción [13], qui ont été à la base du réseau.

 

Le Réseau, à son tour, élargit les possibilités que ces alliances ouvrent à d’autres acteurs. Cependant, nous ne nous percevons pas comme des "médiateurs". Nous comprenons que nos propositions et nos interventions ne vont pas (par exemple) des artistes vers les institutions comme s’il s’agissait de vecteurs imperturbables ; au contraire, nous cherchons à ce que ces interactions parviennent à modifier, à repenser et, sur certains points, à défaire les pratiques instituées. C’est-à-dire que ces contacts les affectent. Ces alliances n’impliquent pas seulement des ressources mais aussi la négociation et la construction d’espaces de coresponsabilité et de travail en commun, avec toutes les tensions que ces relations impliquent, ce qui nous a également permis de générer des possibilités inattendues.

 

Dans le processus de construction de ce qui nous est commun, nous reconnaissons une affinité éthique ainsi qu’un principe d’autonomie entre ceux qui composent le Réseau, la dynamique des nœuds respectifs, les projets spécifiques et nos allié(e)s. L’autonomie coexiste avec une politique de l’écoute qui permet de construire des accords et des critères communs, ce qui implique de la compréhension, mais aussi des dissensions et des accords basés sur les différences. L’autonomie et la collaboration sont des moyens de faire les choses grâce auxquels le réseau se développe et prend forme. Nous parions sur une perméabilité de l’écoute qui nous maintient poreux, en évitant la reproduction de modes de relation autoritaires et hiérarchiques. Construire des espaces d’écoute et de vulnérabilité implique d’ouvrir un espace/temps de résonance, qui nous affecte tous dans son élaboration, considérant à la fois ce qui peut être assimilé et ce qui ne peut être entendu que sous forme de bruit. Une politique de l’écoute permet d’assumer d’être mal à l’aise en prenant position. Nous reconnaissons les inégalités de nos conditions d’existence qui entraînent la possibilité d’ingérence des membres et des non-membres dans les domaines soumis aux politiques du Réseau. Nous encourageons l’hospitalité et le soutien mutuel comme moyen d’ouvrir l’horizon féministe, gay-lesbienne, queer et multiespecie à notre façon de faire. Cela nous a permis non seulement d’admettre, mais aussi d’habiter les précarités qui nous traversent dans notre travail productif, en même temps que de générer un énorme travail d’attention aux autres ; c’est ce qu’exige l’aspect parfois monstrueux de nos idéologies.

 

Nous sommes intéressés à reprendre l’esprit anticapitaliste, et l’impulsion décentralisatrice et libertaire des internationalismes de gauche et anarchistes ; les luttes anticoloniales, décoloniales et anti-impérialistes, antiracistes et écologistes tiersmondistes, mais à condition qu’elles ne deviennent pas de simples slogans, et qu’elles puissent aider à dépasser une limite, ou à produire un constat micropolitique dans nos façons de faire, en reconnaissant l’importance de ces résonances tant dans leurs résultats que dans leurs processus.

 

Les entrecroisements idéologiques qui apparaissent dans les agences de la RedCSur ne sont pas statiques, et leur configuration est exposée à l’évolution de ceux d’entre nous qui y participent. Nous assumons la contingence de nos positions collectives, qui à leur tour sont sujettes à révision, tension et remise en question, en reconnaissant que le désaccord fait partie de l’articulation de l’espace commun.

 

2. Objectif du Réseau

 

L’objectif du Réseau peut être résumé dans au moins trois domaines : son incidence dans les politiques de mémoire et d’archivage ; la production de connaissances et de façons de faire qui nous permettent de croiser différents types de savoirs ; la création d’une communauté et la solidarité internationale.

 

Nous nous sommes engagés dans les conflits sur la mémoire et l’interprétation des pratiques poético-politiques qui ont eu lieu en Amérique latine depuis les années 1960, qui ont été exposés à la fétichisation, à la précarité institutionnelle, à la censure et à l’autocensure, à la restriction d’accès, à la limitation de son usage, à un certain oubli et à la clôture d’interprétations ou à la réification/mercantilisation des expériences passées. Notre travail sur les politiques d’archivage et sur les modes d’autogestion et d’institutionnalisation de la culture ont permis de tester des réponses pratiques afin de promouvoir des modes du commun qui peuvent interrompre cet étouffement des mémoires critiques.

 

Le Réseau est conçu comme un lieu de production de connaissances situées. Nous reconnaissons les ambiguïtés qui constituent des formes de court-circuit inhérentes aux processus collectifs de production de la connaissance, qui plutôt que de retenir l’information ou d’assumer des domaines d’exclusivité thématique, essaient d’adopter des formes de distribution d’énergies, des capacités et des responsabilités dans l’invention d’un commun. Le positionnement critique à la frontière des espaces de connaissance légitimés n’implique pas une dévaluation de l’érudition (populaire, académique, indigène, militante, etc.), même si nous sommes habités par divers conditions d’accès aux différents régimes discursifs (comme les discours académiques ou artistiques hégémoniques, les répertoires lexicaux activistes ou les voix indigènes).

 

Le Réseau, à son tour, appelle à la construction de savoirs situés et hybrides, encore à trouver, qui ne correspondent pas nécessairement à un logos académique. En fonction de cette nécessité, elle propose de réfléchir à des politiques de traduction des concepts, en recherchant des termes similaires aux ancrages éthiques de l’énonciation à partir desquels ils fonctionnent, dans leurs domaines respectifs. Une traduction qui n’est pas seulement linguistique, mais qui implique aussi d’autres paradigmes logiques : traduire l’idée dans le graphique, du graphique dans l’action, de l’action dans le texte, de l’expérience commune dans le manifeste.

 

À l’intersection entre les pratiques, les connaissances et les politiques de la mémoire, en tant que Réseau, nous cherchons à cartographier les affects qui cherchent à construire la communauté et à élaborer des formes durables de solidarité internationale. Le Réseau agit comme un horizon et un environnement de travail collaboratif et affectif. Par sa pratique, le Réseau construit une communauté (déjà internationale) entre ses membres, et en même temps, établit des formes d’alliance et de collaboration avec des institutions, des organisations, des mouvements, des chercheur(euse)s, des artistes, des archivistes, des enseignants(e)s. Parallèlement, elle cherche à prendre position et à soutenir les processus politiques contingents qui se déroulent dans différentes parties de l’Amérique latine et globalement du Sud, comme une façon de suivre les futurs émergents, qui nous permettent d’anticiper la violence à venir, mais aussi nous relient à l’urgence de renforcer ces moments où apparaît la possibilité d’autres mondes.

 

3. La trans bio-régionalité

 

Nous concevons le trans bio-régional comme un cadre bio-logique commun et hybride, traversé par des trajectoires historiques partagés et des spécificités, et impliquant des paysages culturels, linguistiques et écologiques en situation de frontière. Le trans bio-régional est marqué par des modes de vie et de mort qui tracent des continuités et des discontinuités dans la vie des différents habitants et espèces d’un territoire, de ses ressources et matières premières, de ses langues et savoirs.

 

Une histoire commune de colonisation de l’Amérique méridionale a conduit à un Sud géographique dans lequel l’espagnol et le portugais sont devenus les langues dominantes et les formes esthétiques de régulation de nos interactions. Cette colonisation linguistique et visuelle a été territoriale, culturelle et aussi spirituelle. Les conditions homogénéisantes que ce processus a créées, déjà subverties, peuvent être imaginées comme un aspect commun, et ont été récupérées à différentes dates comme un élément favorisant l’intégration.

 

Ainsi, l’un des éléments qui identifie le moment fondateur du Réseau c’est sa composante linguistique commune qui, bien qu’hétérogène, est marquée par l’espagnol et le portugais. D’une part, dans notre option pour le bilinguisme espagnol/portugais, il y a une résistance à l’imposition de l’anglais comme lingua franca du monde artistique et académique, et un désir de renforcer le lien entre les Latino-Américain(e)s. D’autre part, nous savons que ces langues "officielles" expriment une histoire coloniale et sous laquelle fourmillent non seulement différents registres et accents qui transforment leur nature et sont imaginés comme une puissance ; mais aussi sont au contact des langues indigènes, qui, bien que minoritaires dans nos constructions du commun, apportent des significations différentes qui mettent en cause la stabilité des langues régulatrices et rendent possible la constitution de langues communes imaginaires, mélangées, métissées, cholos, chixi, champurria, jopara. A partir de ce complexe linguistique, le Réseau reconnaît que dans ce Sud, ses relations internes se font majoritairement en espagnol, puis en portugais, mais il exprime aussi la volonté d’instituer un réseau de langues et de régimes visuels, basé sur l’écoute et l’apprentissage, et assumant le fait qu’aucune langue, aucun accent, aucun métissage linguistique n’est capable de nommer clairement ou de mettre en évidence, par lui-même, certaines réalités marquées par le poids historique de cette langue : chaque langue et chaque image met en jeu ou joue avec un monde, et si nous simplifions les traits distinctifs, nous perdrions la richesse de leur complexité ; ce qui implique, à son tour, qu’il existe des zones qui permettent la construction d’un "nous" inclusif, ñande et que, parfois, ce "nous" devient exclusif, ore [14]. De même, les membres du réseau parlent d’autres langues dominantes telles que l’anglais et le français, généralement liées à l’expérience migratoire de certains de ses membres, et au potentiel que leur utilisation nous permet en dialogue avec d’autres trans bio-régions et langues.

 

A partir de ses pratiques concrètes, le Réseau cherche à influencer les imaginaires et les politiques, en produisant des contextes et des espaces ch’ixi, des relations situées et trans-bio-régionales, qui permettent d’exprimer des opacités actives et puissantes.

 

Nous reconnaissons les difficultés de penser notre Sud, la nécessité de le préciser à chaque fois. Les broderies de la mémoire au Mexique dans le contexte des massacres et des disparitions perpétrés par le narco-État, les huipiles tissées par les femmes au Guatemala comme une façon de penser et de sentir le monde, les graphiques qui ont proliféré après les émeutes d’octobre 2019 au Chili, les rituels de l’Arete Guasu au Paraguay, ne nous parlent pas d’un espace-temps homogène, ni du même Sud. Les complexités des processus historiques, les coïncidences et les discontinuités linguistiques et les différents processus historiques, ainsi que les violences qui les traversent, exigent que nous assumions l’existence de subjugations intrarégionales. En ce sens, nous nous intéressons à la remise en question permanente des conditions d’identités subalternes par rapport aux instances dominantes pour produire des images ou participer avec leurs sens face à la menace d’appropriation et d’instrumentalisation neutralisante.

 

Le réseau reconnaît les effets de la construction des nations sur nos relations, qui sont influencées par les frontières des États-nations. Nous cherchons à nous ouvrir aux écosystèmes trans-bio-régionaux qui les dépassent et à nous ouvrir également aux écosophies et aux pratiques communes et hétérogènes qui transcendent les frontières régionales, nationales et commerciales. Cela implique d’imaginer des alliances qui peuvent relier les personnes et les conflits non seulement parce qu’ils appartiennent ou sont enracinés dans des pays, mais aussi dans des bio-régions, c’est-à-dire des territoires ayant une géographie, un paysage, des caractéristiques écologiques et historiques communes et des langues partagées, qui ne correspondent pas toujours aux frontières de l’État-nation ; ils peuvent vivre ensemble dans un même État ou traverser plusieurs États. De plus, le terme bio de trans-bio-régional, nous parle, dans son sens le plus décisif, des modes tendus de vivre et de mourir avec dignité dans notre région.

 

Nous cherchons à permettre une forme d’internationalisme décolonial qui puisse être mis en pratique à la fois à distance, avec le lointain, et avec le proche. C’est à partir de là que nous répudions à la fois les formes renouvelées d’impérialisme étranger, ainsi que les conséquences de l’avancée des entreprises transnationales d’exploitation massive des ressources naturelles, qui ne reconnaissent pas les frontières, et le colonialisme interne que l’État exerce sur les populations migrantes et indigènes et sur ces communautés et subjectivités soumises à d’autres formes d’inégalité structurelle, qui coexistent dans le territoire délimité par des frontières.

 

4. Ce que nous avons fait

 

Au cours des 13 années d’existence de la RedCSur, nous avons mené plusieurs initiatives en matière de politiques d’archives, d’expériences curatoriales, de recherches et de publications collectives, de séminaires et d’actions de solidarité internationale.

 

Le Réseau a engagé des processus collectifs de recherche et de création d’archives pour la préservation et la socialisation des documents, en cherchant à les héberger dans des institutions publiques situées dans leurs propres lieux où ils ont surgi, et en favorisant leur consultation par la numérisation et de multiples autres modes d’utilisation. Un projet fondateur a été Critical Cartographies (2007-2011), précurseur crucial des projets en cours aujourd’hui. Parmi eux, citons les archives de l’artiste et poète Clemente Padín à Montevideo, les archives du groupe CADA, de l’Agrupación de Plásticos Jóvenes (APJ), du Centro Cultural Tallersol, de Guillerno Nuñez, de la photographe féministe Kena Lorenzini, de Luz Donoso à Santiago du Chili, l’archive de l’artiste Juan Carlos Romero et les drapeaux de l’AIDA à Buenos Aires, de Graciela Carnevale à Rosario et d’Elena Lucca à Resistencia, les archives de la Cira Moscarda à Asunción, d’Umberto Giangrandi à Bogota et de la Colección Visualidades y Movilización Social à Mexico, entre autres. En même temps, nous avons développé la plateforme archivos en uso pour partager ces fonds d’archives ou collections documentaires, qui a été conçue comme un outil de travail et une politique alternative pour la systématisation et la socialisation des archives.

 

De même, l’Appel pour une politique commune des archives lancé en 2019 [15] est une initiative qui vise à construire un consensus sur les pratiques et les politiques de la mémoire, cherchant ainsi à influencer d’autres processus d’archives autonomes, civiles et institutionnelles avec les principes qui guident les pratiques du Réseau dans le domaine des archives, afin de renforcer l’imagination archivistique, d’élargir et de consolider les alliances communes et les politiques de conservation qui peuvent répondre à la négligence de l’État ou à la voracité commerciale.

 

En liaison avec des projets d’archives et de recherche, la RedCSur développe des expériences curatoriales et éditoriales. Parmi les expositions promues, on peut citer Inventario (Rosario, 2008) [16], Perder la Forma Humana. Una imagen sísmica de los años ochenta en América Latina, (Madrid, Lima, Buenos Aires, 2012-2014) et Poner el cuerpo. Llamamientos de arte y política en los años ochenta en América Latina (Santiago, 2016). Le travail éditorial du Réseau a commencé avec des publications telles que Conceitualismos do Sul/Conceptualismos del Sur (São Paulo, Museu de Arte Contemporânea da Universidade de São Paulo, 2009), El deseo nace del derrumbe (Madrid, MNCARS, 2011, réédité en 2018), Perder la forma humana. Una Imagen sísmica de los años ochenta en América Latina (MNCARS 2013-2014), (Des)inventario. Esquirlas de Tucuman Arde (Santiago du Chili, Ocholibros/MNCARS/RedCSur, 2015) qui passe en revue les modalités de constitution et de diffusion des archives de Graciela Carnevale, Arte y disidencia política. Memorias del Taller 4 Rojo (RedCSur, MNCARS, Proyecto Bachué, Bogotá, 2015) qui rassemble les témoignages de 4 des 5 membres de cette association d’artistes et Archivo CADA. Astucia práctica y potencias de lo común (Santiago du Chili, Ocholibros/MNCARS/RedCSur/MMDH, 2019) qui reprend le processus d’institutionnalisation de l’Archive du Collectif d’actions artistiques au Musée de la mémoire de Santiago du Chili. Le réseau travaille actuellement sur un projet collectif, l’exposition Giro Grafico, dont l’ouverture est prévue pour 2022.

 

Récemment, le Réseau a créé pasafronteras (en minuscules), une maison d’édition amphibie qui publie des ouvrages nés à la fois au sein du Réseau et en dehors de celui-ci. Pasafronteras reflète un esprit internationaliste qui cherche également à récupérer les économies informelles et solidaires (migratoires), qui permettent d’autres façons de penser les politiques d’impression et de distribution du livre, et propose différents modes de circulation et de mouvement pour travailler dans les frontières, sur les bords, sur les frontières des genres et des formats (allant du livre imprimé, aux revues en ligne, au podcast, au fanzine). Récemment, nous avons publié par ce biais le fanzine 8M (2019) et Archivos del común II. El archivo anómico (2019).

 

Pour sa part, la revue Des-bordes [17] propose des croisements entre recherche engagée, analyse critique des conflits politiques actuels, culture visuelle et pratiques artistiques. Nous considérons la revue comme une plateforme poreuse où il est possible d’étendre les affinités et l’influence de la RedCSur, en la dépassant. En ce sens, la revue est traversée par la question de savoir comment habiter les frontières, mais aussi comment les brouiller afin de débloquer le trafic indiscipliné entre la pensée et l’action, ce qui nous aide à faire face au présent.

 

Nous avons essayé et proposé différentes formes de déclarations et d’actions politiques internationalistes et trans-bio-régionales qui établissent des dialogues avec le monde extérieur au Réseau. Il s’agit de prendre une position collective et d’articuler les dissidences autour du présent, dans des processus non exempts de désaccords tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Réseau. Certaines de ces déclarations ont été “Estado de Alerta” pour l’incendie des archives d’Helio Oiticica (2009), la declaración en repudio al Golpe de Estado en Paraguay contra Fernando Lugo (2012), le communiqué pour la situation au Venezuela (2014) [18] et « Ne craignez pas le monde ! L’affronter pour créer d’autres mondes » [19] contre le coup d’État contre Dilma Rousseff au Brésil (2016).

 

Ces dernières années, les campagnes graphiques ont été fondamentales dans ce processus, et se sont instituées dans des formes de prises de position communes et mais pas nécessairement uniformes, qui ne sont plus seulement un positionnement, mais aussi un appel à une action graphique de solidarité internationale, traversée par des expériences diverses et inscrites dans des contextes spécifiques. Cette forme d’énonciation plurielle s’est construite depuis la campagne « Nous sommes tous noirs » [20] (2009) que le Réseau a mené avec Juan Carlos Romero dans le cadre des célébrations des Bicentenaires en Amérique latine, et en a rejoint d’autres, comme la campagne Fora Temer (2016-2017) de répudiation du coup d’État qui a écarté Dilma Rousseff de la présidence du Brésil, ou « Notre murmure sera assourdissant » [21] (2018) pour la lutte en faveur de la dépénalisation de l’avortement dans la région. Nous avons également promu la campagne et les échanges de parole avec les leaders sociaux de Colombie, « Quels sont les silences de la démocratie ? » [22] ainsi que l’appel graphique « Nous explosons » [23] (2019) concernant la révolte au Chili et « Non au coup d’État fasciste et raciste pour la Bolivie »  (2019) [24].

 

Enfin, les séminaires et les activités publiques du Réseau visent à ouvrir des espaces de réflexion sur les domaines d’action du Réseau, intervenir de manière critique sur des sphères de discussion, de les élargir en proposant de nouveaux vecteurs, de récupérer des mémoires de pratiques et de connaissances et de créer des lexiques communs. Parmi les séminaires et les actions publiques réalisés par le réseau, on peut citer : le séminaire international « Conceptualismes du Sud » [25]; les différentes versions du séminaire Archivos del Común organisé avec le Musée Reina Sofía ; le séminaire « Corps désobéissants. Les nouveaux croisements entre l’art et la politique en Amérique latine dans les années 1980 » [26], la rencontre « Mémoires disruptives. Les tactiques d’entrée et de sortie des Bicentenaires en Amérique latine et dans les Caraïbes » [27], les activités publiques dans le cadre de la deuxième réunion de la RedCSur , ou les sessions ouvertes au public de la réunion plénière « Mémoires et archives : modernisation des catégories, répercussions et dissidences possibles dans les Conceptualismes du Sud » [28] .

 

* Traduction de l’espagnol par Hervé Fischer, revue par Moira Cristiá, tous(te)s deux membres de la RedCSur.

 

Notes

 

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