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  • Le mythe de la maîtrise du risque dans les sociétés modernes
    Jawad Mejjad (sous la direction de)

    M@gm@ vol.13 n.2 Mai-Août 2015





    LE MYTHE CYBERNÉTIQUE : AUX ORIGINES DE LA SOCIÉTÉ DU RISQUE

    Agathe Martin

    agathe.martin@gmail.com
    Master de recherche en sciences de l'information et de la communication (2014 – Université Montpellier 3 – Laboratoire LERASS CERIC).

    D'Hiroshima, où l'on a cru apercevoir un homme muni de la technique devenu surpuissant, à Fukushima où l'on a réalisé que l'homme muni de la technique se rend également impuissant face à elle ; l'humanité est passée d'une société où l'on pouvait croire que l'homme avait le pouvoir, à une société scientifique et technique où l'avènement d'une nouvelle humanité ne passe plus par l'homme mais par la science et la technique. Ce mouvement lent vers une science et une technique comme idéologie était déjà signalé par Jürgen Habermas (Habermas, 1973), et sera reprise plus tard par de nombreux observateurs, comme Ulrich Beck (Beck, 1986). Cette idéologie nouvellement première s'appuie sur une longue histoire occidentale de maîtrise de la nature couplée à une volonté jusqu'au-boutiste à présent générale, de maîtrise de tout l'environnement et de tous événements : une société où la maîtrise des risques est devenue centrale et une société où la maîtrise des risques se fait généralement par une réponse scientifique et/ou technique. Comme toute évolution sociétale des mentalités, celle-ci s'appuie sur des imaginaires collectifs, des représentations sociales, des croyances, de nouvelles religiosités et des mythes. Or ici, quels mythes soutiennent cette évolution vers la société du risque ? Outre celui de la destruction totale par la technique qu'a pu faire entrevoir la fission atomique, il y a aux origines de l'intelligence artificielle, une construction intellectuelle qu'est la cybernétique qui peut apparaître comme l'un des mythes fondateurs de notre rapport contemporain aux risques, à la vie, aux machines et à la science et à la technique.

    C'est en confrontant La cybernétique (Wiener, 1948) et Cybernétique et société (Wiener, 1954), ouvrages de référence pour entrevoir ce que la cybernétique constitue, avec La société du risque de Ulrich Beck (Beck, 1986) que nous explorerons la corrélation entre cybernétique et société du risque d'U. Beck. Nous nous interrogerons donc sur celle-ci en nous demandant si la cybernétique constitue un mythe fondateur de la nouvelle modernité, de la société du risque telle qu’elle a été décrite par U. Beck ou s'il s'agit plutôt d'une perception hautement pertinente des futurs probables. Il s'agira par la suite d'expliquer cette corrélation en comprenant son pourquoi.

    N. Wiener a posé les questions et les amorces de réponses de ce que sera, devrait être, pourrait être le futur des sociétés avec les technologies numériques. Cet acte originel du questionnement autour de la technologie reste une des clés de la compréhension de la pensée contemporaine de la technique. Après s'être penché attentivement sur la discipline scientifique qu'a constitué la cybernétique et sur la dystopie associée de N. Wiener qu'il décrit dans Cybernétique et société, nous rappellerons le positionnement historique de ce courant, nous en dégagerons un système de pensée du social et une promesse pour le futur des sociétés occidentales. C'est sur ces bases que nous confronterons une pensée cybernétique unifiée en un mythe dystopique, avec ce que sera réellement le futur de N. Wiener et des cybernéticiens. Nous ne confronterons pas la cybernétique avec la société actuelle mais avec celle à laquelle fait référence U. Beck dans son ouvrage La société du risque. Il s'agit là d'une analyse émise à l'émergence de ce nouveau paradigme de société techno-scientifique. En cela elle fait liaison, distingue plus nettement des modifications sociétales qui apparaissaient alors plus radicales à l'époque qu'aujourd'hui et pose un débat auquel nous continuons de répondre dans l'espace public. De la même façon que pour la cybernétique nous dégagerons une pensée du social en société du risque et un présent systématisé des sociétés occidentales. Dès lors, il sera possible de dégager les points d'achoppement des deux systèmes de pensée. En observant de quelle façon l'abord du social cybernétique est directement corrélé à l'abord du social en société du risque, en comparant la société du futur décrite par N. Wiener avec le présent décrit par U. Beck, nous chercherons à expliquer comment et pourquoi un regard de 1948 et 1954 peut s'avérer si pertinent sur le futur de 1986.

    Le mythe cybernétique

    La cybernétique est apparue telle un éclair de génie dans l'esprit de Norbert Wiener et d'Arturo Rosenblueth. Science unifiée du contrôle et de la communication chez les êtres vivants et les machines, « le but de la cybernétique [était] de développer un langage et des techniques [permettant] effectivement de [s'] attaquer au problème de la régulation des communications en général, et ainsi de trouver les répertoire convenable d'idées et de techniques pour classer leurs manifestations particulières selon certains concepts » (Wiener, 1954). C'est ainsi qu'en exportant hors des télécommunications et de la physique les problèmes relatifs aux communications internes et externes aux systèmes vivants et artificiels, sont apparues certaines notions clés de sciences à venir. Avec tout d'abord, la théorie de la communication de Wiener (Wiener, 1948) – parallèlement mathématisée par Claude Shannon et Waren Weaver (Weaver, Shannon, 1975), si bien que la paternité réelle de cette théorie reste en suspens dans la dernière biographie « à charge » de Wiener (Conway, Siegelman, 2012) – la cybernétique met en œuvre un nouveau rapport à l'information et à la communication. Outre les notions de probabilité des messages et de quantité d'information, l'idée d'entropie est introduite dans la théorie. Celle-ci serait mesure du désordre mais surtout de la disparition ou de l'absence d'information. Ainsi, « de même que l'entropie est une mesure de désorganisation, l'information fournie par une série de messages est une mesure d'organisation » (Wiener, 1954). Le rapport traditionnel qu'avait la science à l'information est dès lors transformé par la mathématisation du processus de communication mais aussi par une perception de l'information comme un élément de nouveauté contenu dans les messages. Ce qui informe se distingue par sa différence avec les messages les plus communs, proportionnelle à sa non-probabilité d'apparition. La communication, elle aussi est redéfinie, notamment par l'introduction de la notion de rétroaction positive ou négative, régulatrice ou développementale. « La rétroaction est la commande d'un système au moyen de la réintroduction, dans ce système, des résultats de son action » (Wiener, 1954). Ce concept révolutionna l'abord linéaire de la communication qui prévalait alors. En conséquence de ce nouvel abord extérieur et mathématisant de la communication, des notions sociétales sont transformées : le progrès qui devient partiel confiné dans « des poches d'entropie décroissante dans un contexte où l'entropie tend à s’accroître » et  dont la « vénération » est sujette à discussion, les machines qui deviennent membres de sociétés nouvelles : immenses dispositifs socio-techniques dirions-nous aujourd'hui. Le problème du secret (et de son corollaire, la transparence) et de la « marchandisation de l’information », information qui constitue le « ciment de nos sociétés » et qui doit de ce fait être libre de circuler, deviennent centraux dans les analyses que Wiener porte sur les sociétés occidentales de son temps. Car au-delà de la théorie de la communication, c'est une nouvelle façon d'aborder la société et ses mécanismes que propose la cybernétique. Plus qu'une application directe des notions cybernétiques à une étude des sociétés, c'est un nouvel abord des problèmes sociaux et sociétaux que suggère la cybernétique.

    Le social est perçu par les cybernéticiens comme un espace où la communication lie les individus et organise le réel, comme un environnement socio-artificiel. Wiener s'interroge sur l'efficacité du modèle fasciste des sociétés de fourmis pour une application à des sociétés humaines. Mais il s'avère que pour lui, le fonctionnalisme extrême des sociétés fascistes n'utilise pas à plein les potentialités d'évolution et l'utilité des êtres humains, notamment l'apprentissage. On a là un social pensé dans un souci d'efficacité avec une finalité qui serait sa perpétuation indéfinie. Ceci renvoie aux regrets de Wiener face à la condition de l'humanité face à l'entropie (notion directement tirée des sciences dures et de la thermodynamique), lorsqu'il déclare, «  la vie [et l'être humain sont] une île ça et là dans un monde mourant ». Cette société tout entière vouée à la vie et à son développement a pour moyen le maintien de l'équilibre des organismes et de l'organisation évolue dans un mode mourant. Elle constitue un îlot de  néguentropie. Ce maintien de l'équilibre, cette survie n'amenant pas à la mort par entropie se fait grâce à la communication et à la rétroaction, processus de base de l'homéostasie (notion issue de la biologie). On a là un rapport extérieur et pragmatique aux sociétés humaines. Un rapport éminemment mathématique, physique et biologique, mais celui-ci s'applique à des domaines que ces disciplines ont jusqu'alors ignorée : la communication et la société. La finalité première des sociétés réside dans la perpétuation et/ou le développement, leur moyen est le processus d'homéostasie par le biais de la communication et de la rétroaction.

    Concrètement, cette perception extérieure, scientifisante et pragmatique de la société amène Wiener à des constats sur le présent et de la prospective sur le futur de la société américaine. S'impose avec son discours une vision pessimiste du futur. Outre une croyance en un progrès nécessairement partiel du fait de l'entropie croissante dans l'univers – seconde loi de la thermodynamique – se manifestant par des expressions telles que l'idée que « nous sommes, sans aucun doute, des naufragés sur une planète vouée à la mort. Mais même dans un naufrage, les règles et valeurs humaines ne disparaissent pas toutes nécessairement et nous avons à en tirer le meilleur parti possible » (Wiener, 1954),  un pessimisme latent s'exprime constamment. Cet extrait de Cybernétique et société montre bien le caractère hautement négatif pour le futur du propos de Wiener mais aussi tout le poids de la responsabilité humaine face à la catastrophe qui s'annonce. Et cette catastrophe s'annonce en raison des progrès, justement, de la science et de la technique : « La nouvelle révolution industrielle est […] une épée à deux tranchants. Elle peut être utilisée pour le bien de l'humanité si celle-ci survit assez longtemps pour connaître une époque où un tel bienfait est possible. Elle peut aussi être utilisée pour détruire l'humanité, et, si elle n'est pas utilisée intelligemment, elle peut aller très loin dans cette direction » (Wiener, 1954). On sent poindre là l'inquiétude de Wiener jusque dans la possibilité la meilleure.

    Pour lui, la technique va être la mère d'une déroute sans précédent qu'il situe un temps sur le plan économique mais qu'il globalise également et étend à toute la vie humaine. Ceci s'explique selon lui, par le fait qu'il situe son époque comme celle « où l'énorme masse de communication par habitant rencontre un courant toujours plus mince de communication globale » (Wiener, 1954), avec son corollaire le secret. La société américaine du futur de Wiener est aussi donc dépendante à plusieurs titres de l'usage qui sera fait des nouvelles techniques de communication. Le rôle central de la communication dans le bon fonctionnement de la société fait de ses techniques afférentes des éléments centraux du devenir. La fluidité des communications est de plus en plus dépendante de ces techniques et leurs usages et les orientations à donner à leur conception repose sur des décisions humaines. C'est donc la responsabilité de l'humanité qui est engagé dans cette « nouvelle révolution industrielle », une révolution que Wiener traite en mathématicien : faible probabilité de l'issue favorable selon les occurrences passées dans le domaine de la décision chez les plus puissants.

    Se forge par là un mythe cybernétique, un rapport à la société très particulier : mathématique, pragmatique, rationnel et extérieur, teinté de pessimisme avec des technologies plaçant devant des choix de société que les plus puissants risquent de prendre selon des intérêts particuliers. Cette nouvelle société se dessine avec comme finalité la perpétuation presque irrationnelle de la vie, la croissance sans fin, comme moyens le maintien des équilibres sociaux, économiques, biologiques etc. en un mot l'homéostasie, et comme processus central la communication et la rétroaction régulatrice.

    Sommes-nous à présent dans ce monde wienerien de perpétuation irrépressible de nous-mêmes sans idéaux supérieurs, dans ce monde de contrôle et de maîtrise constants des risques et des situations, dans ce monde où la communication est si centrale qu'elle occupe des pans de vie entiers ? À en observer le nombre de publications sur la fin des idéologies et des idéaux, la progression du mythe de maîtrise des risques dans différents domaines de la vie, le nombre de publications et de technologies relatives à la communication devenue superstar dans les années 1980, on peut s'interroger sur la pertinence du modèle d'analyse cybernétique de la société pour la société actuelle. Mais avant cela, le modèle cybernétique ne prédit-il pas la société du risque d'Ulrich Beck décrite en 1986 ?

    Une vision prémonitoire

    La société du risque pour Ulrich Beck, c'est une société mondialisée où « la production de risque jette une ombre toujours plus dense sur le gain de pouvoir que représente le « progrès » économique et technique » (Beck, 1986). Relativité du progrès et création de problèmes par la science et la technique sont deux faces de la société du risque. En ce sens, elle est déjà un des possibles qui prévalaient pour Wiener, comme si l'une des éventualités qu'il énonçait s'était réalisée : la plus probable mais aussi l'une des plus pessimistes. Comme si devant la lourde responsabilité devant laquelle les techniques avaient posé les hommes au sortir de la guerre, avaient plongé l'humanité dans l'une des issues les plus sombres de celles que N. Wiener énonçait. Comme si cette alternative qu'il pointait du doigt, comme si l'issue qu'il jugeait la plus probable et la plus sombre avait été celle qui finalement serait effective : celle des crises économiques, des affrontements, des dangers imprévisibles enfants de la technique elle-même.

    La société du risque pour U. Beck, c'est un « étrange mélange entre nature et société » (Beck, 1986). Elle ne s'oppose plus à la nature mais la contient. Cette étrange fusion entre nature et société n'est pas sans rappeler l'étrange fusion entre homme et machine que proposait la cybernétique. On a là un point clé des deux analyses : l'idée que l'homme et la machine ont des destins scellés. Et c'est là un des points nodaux de la compréhension de nos sociétés contemporaines. À l’époque de N. Wiener, l'idée était surprenante, farfelue ou révolutionnaire, aujourd'hui elle apparaît évidente. On a donc dans le mythe cybernétique, comme une préfiguration de ce que sera le monde futur. Et on a probablement là aussi, une question que pose la technique dans son stade fondamental, une de ces questions qui ouvrent sur des possibles, sur des applications scientifiques mais aussi sur des enjeux futurs majeurs. Ces enjeux sont induits par la façon d'aborder la technique nouvelle, par les choix qui seront faits, à l'échelle scientifique mais aussi sociétale. La société du risque apparaît dès lors comme l'issue réelle d'un jeu de sociétés futures probables déterminé partiellement par la science fondamentale de l'après-guerre. L'entrée dans un environnement socio-technique est un élément fondateur de notre modernité.

    Multiple, la société du risque a plusieurs caractéristiques fondamentales. Tout d'abord, elle est universelle : elle a fait passer d'une répartition des richesses à une répartition des risques, et a de ce fait universalisé les conditions. Ainsi, la société ne peut plus se penser en termes de classes sociales car tous font face au risque de la même manière. Ce premier point est consécutif de la possibilité de catastrophes massives sur les populations, du type accident nucléaire ou pollution des aliments. Grandes catastrophes dont l'imminence est sensible dans les écrits de N. Wiener, le pessimisme latent et l'idée du danger est récurrent dans ses ouvrages. Ainsi, il écrit « Le monde de l'avenir sera une lutte de plus en plus serrée contre les limites de notre intelligence, et non un hamac confortable dans lequel, paresseusement étendus, nous serons servis par nos esclaves mécaniques. » (Wiener, 1964). Se sent ici tout le danger de la mécanisation mais surtout des avancées de l'intelligence et de la science, causes premières de la société du risque.

    Deuxième aspect, la société du risque est mondialisée. La différence entre les peuples a disparu chez U. Beck par l'universalisation du risque. La société est passée « d'une différenciation par la misère à l'unification dans la peur » (Beck, 1986). Pour N. Wiener, la société est également mondialisée mais par les développements des communications : causes différentes pour même effet.

    Troisième aspect, elle est profondément inégale : les différences d'accès à la connaissance sur les risques s’accroissent, et les dégradations du marché de l'emploi en font un environnement instable au sein duquel l'individu doit être en constante adaptation, entrepreneur de sa propre vie. Ce troisième aspect mène directement dans ses conséquences à une autre caractéristique importante de la société du risque : la croissance du désir d'individualité sociale et le développement d'une idée responsabilité individuelle dans les parcours sociaux. Là aussi, le futur peint par N. Wiener, fait de crises économiques et d'affrontements n'est pas loin.

    D'autant plus près que pour répondre à tous ces aspects plus ou moins dangereux de l'évolution sociétale, se pose la science dont le rôle politique, économique et social est croissant. Pour la détection et la réponse aux risques, la science est mobilisée, pour le gouvernement des sociétés, elle devient un processus central dans la décision que dans les opinions qui s'expriment dans l'espace public. La technique oriente vers des mondes futurs au gré des opportunités économiques, s'émancipant par là du pouvoir politique dans l'orientation des sociétés. Et le rôle accru de cette science se base sur un consensus autour de l'idée de progrès, pourtant de plus en plus sujet à caution.

    Se dégage en ces quelques grandes lignes synthétiques sur la société du risque telle que perçue et décrite par Beck, comme un futur annoncé par Wiener. Avec les mêmes idées sous la plume de N. Wiener que sous celle de Beck : relativité du progrès, catastrophe née de la technique, retour de bâton de la part de la nature
    Quand Beck place le terme entre guillemets, il fait pour Wiener plus l'objet d'une croyance qu'il ne constitue une réalité tangible. Ainsi, « cette croyance au progrès est un phénomène très récent et […] en nette rupture avec nos propres traditions religieuses » (Wiener, 1954).

    Autre idée commune : celle d'une catastrophe née de la technique. Quand Beck pense plutôt à des catastrophes d'ordre écologique, Wiener pense à une guerre, à une destruction du monde par l'arme atomique automatisée. Mais la source de ces catastrophes et la raison pour laquelle elles se produiraient sont les mêmes : une foi indépassable en la science, la technique et le progrès. Sorte de nouvelle croyance prophétique, la Big Science naissante fait peur à Wiener alors qu'elle est encore dans les années 1950 en éclosion et finalement reine et espoir ultime pour les sociétés occidentales. Cette foi ébranlée chez Wiener, ne le sera dans la population que plus tardivement, et pas par Hiroshima ou Bergen-Belsen mais par Tchernobyl et les OGM.

    Car la place de la nature a changé comme le dit Beck, elle est passée d'externe à interne à la société et si, Wiener sentait le danger poindre de l'irresponsabilité des hommes par la guerre, il prévoyait que ce serait par la nature que le retour de bâton se ferait : « Peu de gens réalisent à quel point ces quatre derniers siècles sont une période vraiment particulière pour l'histoire du monde. Le rythme et la nature des mutations qu'elle amène n'ont pas d'équivalent. C'est en partie le résultat de l'accroissement des communications, mais aussi celui de la maîtrise de la nature – qui, sur une aussi petite planète que la Terre, pourrait s'avérer à long terme notre esclavage accru à la nature » (Wiener, 1954). Le diagnostic est le même pour le futur de Wiener est pour le présent de Beck : la science et la technique portent de telles atteintes à la nature et indirectement à la société que l'humanité court à la catastrophe d'origine humano-technique.

    Les scientifiques et la responsabilité sociétale

    Universalisée, mondialisée, inégale, individualiste, quasiment dirigée par la science et la technique, la société du risque rappelle le futur que dépeint Wiener après son analyse cybernétique de la société. Vision prémonitoire de Wiener dès 1954 oui, mais outre cet aspect, la vision cybernétique de la société, c'est aussi une manière d'aborder le réel et l'humain qui forge une vision contemporaine de la société.

    S'interroger sur la pertinence du propos de N. Wiener sur ce qui constituait son futur et qui constitue notre présent, c'est se demander pourquoi la position de scientifique dans les sciences dures fondamentales serait propice à la compréhension des mondes à venir. Plusieurs pistes semblent se dégager dans le cas de N. Wiener. Tour d'abord, le travail fondamental offre des pistes d'applications scientifiques et techniques à explorer qui sont autant de chemins possibles vers le futur. D'autre part, la science a connu aux États-Unis, à l'époque de la seconde guerre mondiale et des débuts de la guerre froide, des développements sans précédent : Big Science, découvertes à grande portée sociétale, la technique devenait à ce moment partie intégrantes des sociétés, ces dernières entraient dans un nouveau paradigme. Et dans une dimension plus personnelle, N. Wiener était de formation philosophique et avait été intégré au complexe militaro-industriel naissant.

    L'idée que le travail scientifique dans le domaine fondamental offre des perspectives dans la science appliquée permet de supposer que de façon conséquente, ces perspectives d'applications, ces innovations sous toutes leurs formes induisent des changements à l'échelle micro- ou macro-sociologique. On peut donc penser qu'un travail scientifique fondamental dans le domaine de la science à vocation technique notamment, s'accompagne logiquement d'une réflexion sur le sens et l'orientation des développements applicatifs qui suivront ou devraient suivre. Ceci explique partiellement le fait qu'il existe souvent des écrits dits philosophiques de la part de mathématiciens, de physiciens, de biologistes etc. Ainsi peuvent se lire les différents engagements de scientifiques autour du développement dangereux de la bombe atomique et de son explosion à Hiroshima. Ainsi peut se lire également l'engagement de N. Wiener, autour de l'automatisation et des machines à information.

    Cette prolixité philosophique des praticiens des sciences dures, et plus spécifiquement de N. Wiener peut aussi s'expliquer par l'époque. En effet, il qualifiait son monde de celui « de Bergen-Belsen et d'Hiroshima », donc de celui de la rationalisation scientifique de l'assassinat de masse. Une forte influence de ce contexte peut se lire en filigrane par les références aux dangers qu'attribue N. Wiener à une trop grande liberté donnée à la sphère militaire notamment. Il s'agit d'une époque où la science devient un élément essentiel de la société américaine et plus largement des sociétés occidentales. La science fut au cœur de la Seconde guerre mondiale avec les progrès dans l'aviation, l'armement, avec Enigma et Colossus etc. La science est restée au cœur de l'Amérique avec l'expansion et la mise en place permanente d'un complexe militaro-industriel avec en son centre la science. L'avènement de la Big Science (Galison & Hevly, 1992) a fait de la science et de la technique des éléments centraux de la croissance économique, du progrès érigé en croyance voire en idéologie. Elle en a également fait des fers de lance de la puissance américaine et a implicitement ambitionné la révolution du monde par ce progrès scientifique et technique. Cette Big Science a aussi conduit à des découvertes d'une importance radicale : informatique et ordinateur, internet, ondes radio, laser, progrès dans le domaine génétique, progrès dans la médecine etc. C'est l'importance de ces découvertes, l'importance de la science pour la société, l'économie et la politique américaine et son importance dans les esprits qui font de ses questions des questions sociales et philosophiques de premier plan. L'aura nouvelle des scientifiques des sciences dures en fait des auteurs lus, des orateurs entendus. Il s'agit donc d'un mouvement de popularisation de la science et des thématiques afférentes qui caractérise l'époque de N. Wiener et qui explique sa prise de parole et l'origine de ses questionnements. Il répond en somme à une époque qui s'interroge sur les transformations qu'induit cette intrusion de l'artificiel dans le social et dans l'humain.

    Il apparaît donc que N. Wiener comme d'autres scientifiques contemporains, se soit posé des questions philosophiques et sociétales qui résonnent comme actuelles. Actuelles car ses écrits se situent historiquement à un tournant de l'histoire des sciences et des techniques, actuelles parce que les développements récents de la science et de la technique continuent de provenir fondamentalement de cette période charnière. Les interrogations sur les suites à donner aux découvertes fondamentales de l'époque ont été données par l'histoire d'une façon apparentée à la perception qu'en avait N. Wiener. Cette pré-science formalisée dans la cybernétique apparaît comme un mythe du passé, du moment du passé où est né notre présent : l'apparition de la Big Science.

    À un titre plus personnel, on peut signaler que la formation philosophique de N. Wiener a pu lui donner les outils de réflexion nécessaire à des analyses fines et pertinente de sa société contemporaine et future. Il avait débuté sa carrière scientifique par un doctorat en philosophie. D'autre part, N. Wiener a participé à l'effort de guerre en 1942. Contribuant à la conception d'un canon à tir automatique, il était intégré au complexe militaro-industriel naissant pendant la Seconde guerre mondiale, un complexe militaro-industriel qui allait redessiner le monde du futur avec des transformations technologique majeures. Potentiellement connus ou pressentis par les acteurs du monde militaire américain, ces changements technologiques à conséquences sociétales se trouvaient de ce fait dans le domaine des futurs possibles pour ceux qui avaient accès aux derniers développements scientifiques et techniques de domaines encore sous secret défense.

    Aux origines de la société du risque se trouve donc le mythe cybernétique. Celui-ci constitue un filigrane de notre acceptation contemporaine de la société. En concevant la société comme un dispositif mi-vivant mi-artificiel composée d'hommes et de machines, la cybernétique a ouvert la voie à une nouvelle vision du réel : la société comme dispositif socio-technique et à son « étrange mélange entre nature et société » (Beck, 1986). En étudiant les comportements, la communication entre êtres, la téléologie des systèmes, elle a posé des questions avant-gardistes qui résonnent aujourd'hui comme contemporaines. Elle nous montre une société qui maintient son équilibre par la science, une société fluide, gérée rationnellement, scientifiquement, techniquement, une société à même de palier à toutes les éventualités, à tous les risques par le développement de la science et de la technique. Le terme même de cybernétique, issu du latin « kubernetes » signifiant pilote, gouvernail ou timonier, est lui-même révélateur de cette approche des gouvernements s'appuyant sur la science et non plus sur ce qu'il était convenu d'appeler « l'art de gouverner ». Cette surpuissante Big Science qui analyse tout, comprend tout, explique tout, fonde les décisions et signe un abord du social radicalement nouveau. Et c'est au mythe d'une rationalité cybernétique dirigeant nos sociétés auquel nous voulons croire aujourd'hui en nous référant systématiquement à la science pour savoir et décider, à la technique pour agir et transformer. En recherchant perpétuellement l'équilibre – l'homéostasie  – donc en recherchant à éliminer constamment les dangers, les risques, nous nous rapprochons du modèle d'analyse de la société qui sous-tendait les écrits de N. Wiener. En oubliant les idéologies pour le pragmatisme de situation, nous touchons du doigt la dystopie wienerienne.

    Comme si l'esprit du début du début du XXIème siècle qui semble croire fondamentalement en la science et la technique, ne le fait avec Wiener que pour mieux pointer la responsabilité du savant, le rôle de la transparence et/ou du secret, les dangers de la mondialisation, ceux de l'automatisation, du capitalisme, questions nodales de ses écrits, questions nodales de la société du risque : des questions qu'a posé au savant l'émergence de la Big Science.

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