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  • En Quête De Mythanalyse
    Hervé Fischer (sous la direction de)

    M@gm@ vol.12 n.3 Septembre-Décembre 2014

    MYTHANALYSE ET DIACHRONIE : L’EXEMPLE DU MYTHE DE LA SIRÈNE


    Patrick Legros

    patrick.legros12@wanadoo.fr
    MCF-HDR Sociologie, Université de Tours.

    « Qu’on le veuille ou non, la mythologie est première par rapport non seulement à toute métaphysique, mais à toute pensée objective, et c’est la métaphysique et la science qui sont produites par le refoulement du lyrisme mythique » [1]. Ce postulat de Gilbert Durand offre au chercheur un nœud épistémique dont il ne peut se défaire s’il ne dépasse pas les conceptions à la fois évolutionniste et dialectique, ce va-et-vient entre la « puissance » et la « forme », entre le noumène et le phénomène.

    Le mythe ne doit pas, pour Gilbert Durand, être limité à son acception ethnologique classique d’envers représentatif d’un acte rituel. Il représente un système complexe d’archétypes et de symboles. Les premiers permettent de découvrir les « idées », c’est-à-dire l’anthropologie de la forme ; les seconds dévoilent les « mots », c’est-à-dire l’historicité de la forme. En analysant le mythe, on découvre ainsi l’homme dans son environnement et l’environnement de l’homme. Le mythe de la sirène, par exemple, permet de comprendre la principale finalité d’une figure imaginaire (l’euphémisation de la mort) et l’expression de doctrines historiquement promues (dépendantes par conséquent de leur bassin sémantique). Il est d’autant plus exemplaire que ce monstre parcourt les siècles en subissant à la fois des transformations de forme (oiseau à poisson) et de valeur (âme des morts à femme dépravée).


    Odysseus et les Sirènes - Musée du Bardo, Tunis

    La question que pose le mythe est de savoir comment une même narration peut être comprise dans des « bassins historiques » [2] différents. La sirène en tant que créature mythique peut servir d’exemple pour comprendre cette évolution. En effet, en premier lieu, de nature psychopompe elle devient à travers l’histoire perversité humaine ou promotrice de la civilisation humaine. Mais ces assignations font oublier l’origine imaginaire du monstre, ce pour quoi il vient accompagner la destinée humaine. En effet, cette première explication pose l’écueil de l’« arrêt sur image », l’interprétation à un moment donné ne pouvant être qu’une simplification du mythe qui, lui, est toujours mouvant et constant. De fait, la séparation par paliers historiques impose un présupposé évolutionniste et uniformise les productions imaginaires. Dans cette perspective, la sirène est relative, par exemple, à l’âme des morts sous l’Antiquité, à la sexualité débridée féminine au Moyen Âge, ou à l’amour pur à l’époque moderne. Pourtant, sa nature ainsi atténuée ne permet pas de relever l’ambiguïté anthropologique que la « fonction fantastique » lui accorde. Sa complexité est niée par cette perspective historique momentanée.

    Une double lecture de l’historicité

    La mythanalyse implique de considérer le mythe comme formateur d’un bassin sémantique tout en étant produit par ce même bassin. Ce dernier identifie un moment culturel à la propre époque de l’observateur. Leur comparaison permet de singulariser tel ou tel objet culturel [3]. En même temps, chaque bassin sémantique est imprégné d’une dialectique culturelle, un système complexe d’antagonismes qui conduit au renversement et à son évolution.

    Cette topique est, par conséquent, soumise à une double lecture de l’historicité : l’histoire de l’évolution dialectique des bassins sémantiques et l’histoire anthropologique de la formation sociale produite par un « inconscient social (…) diffus [variant] au stade le plus large des millénaires » [4]. La première est celle du chercheur dans son époque, menant une étude instantanée sur un objet défini par le bassin sémantique dans lequel il exerce. Pour le mythe de la sirène, par exemple, cette lecture l’amène à considérer le monstre comme un révélateur d’une condition morale spécifique d’existence sociale. La seconde l’entraîne dans un travail herméneutique dont la concrétisation est rendue impossible du fait d’un continuum temporel traversant les bassins sémantiques, « un courant mythologique qui va s’abreuver aux profondeurs du ça, de l’inconscient social » [5], un mythe qui « passe dans l’oubliette pour un temps, s’éclipse mais ne peut mourir puisqu’il tient à l’anatomie mentale la plus intime du Sapiens » [6]. Dans ce cadre, la sirène relève du monstrueux et non plus du monstre ; elle se meut en figure archétypale, « une carcasse mythique globale et, à l’intérieur, énormément de mouvements, de remous » [7] dépendants du bassin qui la révèle. Dans une perspective identique, Friedrich Nietzsche [8], par exemple, énonce que la culture perdrait de sa fécondité si elle n’était enserrée de toute part par des mythes qui assurent ainsi l’unité de la civilisation.

    Le mythe étant de nature mouvante, chaque objet s’y rapportant peut ou non changer de formes ou de valeurs. La sirène, tout en gardant son unité nominale, a subi au cours du temps de profondes transformations. La révélation de son existence dans le chant XII de l’Odyssée a, certes, eu une influence à la hauteur de la célébrité de l’œuvre et modèle ainsi une figure qui semble surpasser son contexte historique. Pourtant, du fait notamment que l’aède ne décrit pas ses caractéristiques physiques, son image sera élaborée à partir d’un motif que l’on retrouve aussi bien à travers les arts gréco-romains, byzantins ou encore musulmans : un oiseau à tête humaine. Ce type iconographique et littéraire est séculaire et relève du monstrueux plus que du monstre ainsi que précisé plus haut. Sa morphologie implique que la forme, bien que dépendante de son environnement de création, va au-delà de ce qu’elle représente. Ainsi, on retrouve dans la traduction grecque de l’Ancien Testament, la Septante, les mots hébreux signifiant « chacal » et « autruche » transformés en « sirène » [9]. Il importait de décrire un être au-delà des mers maîtrisées dont la vocation démoniaque était à redouter. L’anatomie du monstre a peu d’importance même si elle va être au centre des préoccupations naturalistes des Étymologies d’Isidore de Séville ou du Physiologus par exemple. Qu’elle soit ornithomorphe ou ichtyomorphe, la sirène est toujours anthropomorphique, c’est-à-dire qu’elle parle de et à l’homme, au-delà de ce qu’il peut réaliser.

    La production imaginaire est en effet ambivalente. Si le mythe paraît traduire une pensée unique puisqu’il est adapté à l’époque qui le modèle, les éléments qui le constituent subissent nécessairement cette bipolarité. En d’autres termes, l’histoire donne sens au mythe, l’anthropologie lui procure une valorisation binaire. La sirène a ainsi une double valeur évidente sous l’Antiquité, à la fois alliée et adversaire funéraire ; elle est également de nature « aphrodistique », masculine et féminine. Cette dichotomie est bien moins apparente au Moyen Âge puisqu’elle symbolise essentiellement la perdition sexuelle et la féminité dangereuse ; elle demeure néanmoins, de manière cachée, attractive. En effet, en s’opposant à l’image parfaite de la Vierge, elle contient en elle l’opposition entre les clercs et les laïcs, entre les hommes et les femmes ; elle est finalement le signe révélateur de l’expansion religieuse marquée notamment par son importante figuration sculpturale effectuée lors de l’édification des églises du XIe au XIIIe siècles.

    Méthodologie pour la structuration du mythe

    L’opération historiographique d’un mythe présuppose de pouvoir le dater. En tant que réalité narrative, le mythe ne peut pourtant pas se résumer à sa création. Il est en effet une reproduction sans production du fait que, d’une part, son origine est indéfinissable (la genèse d’un mythe dépend de la source même du sociétal), de l’autre, son actualisation se fait selon plusieurs temporalités dont la mémoire et surtout ses défaillances, la commande mimétique et l’innovation potentielle. Les éléments constitutifs du mythe sont à cet égard chaque fois renouvelés. À bien considérer, on pourrait voir dans cette diversité ce qui annihile l’idée même de mythe puisqu’aucune continuité ne semble apparente.

    Ainsi, la sirène, si elle n’est pas perçue comme modèle anthropologique, ne possède que des contrefaçons, des avatars imposant l’idée que son historicité ne peut être envisagée sous une forme « coagulante » mais sous celle d’une « dispersion » pour reprendre les termes de Michel Foucault [10].

    La diversité de formes d’un élément central du mythe comme la sirène invite subséquemment à en découvrir le générique. Afin d’y parvenir, l’analyse consiste à recenser les récurrences formelles et, ainsi, à dessiner un type historique. La rupture de type partage alors la figure mythique dans des bassins culturels différents. Les versions princeps peuvent être démultipliées selon les changements constatés et recomposer les phases historiques. Ce travail a l’avantage de contourner le nœud épistémique de l’historicité perçue à la fois comme mythe et comme prémices analytiques. Dans un champ culturel donné se construit ainsi une structure de la pensée mythique.

    Toutefois, si le mythe est bien anhistorique, il est plus ou moins actif dans un bassin culturel. Il est, pour reprendre les termes de Mircea Éliade, le support même de la vie religieuse lorsqu’il « ne parle que des réalités » [11]. Le mythe de la sirène offre une variabilité autant dans ses formes que dans son impact sur la sphère culturelle qui le met en jeu. Son lien avec l’histoire qu’il promeut est donc de nature différente. Il est central à certaines époques antiques et médiévales et sa puissance est dépendante des schèmes symboliques qui le constituent.

    Cette analyse structurale demeure néanmoins uniquement théorique tant la singularité des formes est prééminente. Même le nom « sirène » varie selon l’évolution de la langue. Le code engrammatique d’un mythe n’est pas envisageable comme peut l’être, par exemple, l’ADN d’une espèce vivante. La stabilité des archétypes, si elle n’est pas discutable, ne repose finalement que sur leur possibilité d’être et non sur leur réalité concrète. Ce constat n’empêche néanmoins pas qu’ils aient une influence sur cette dernière.

    On peut alors entrevoir trois catégories d’éléments composant un mythe :
    – des éléments archétypaux qui structurent théoriquement le mythe et qui relèvent de la « fonction fantastique ». Ils sont en puissance ce que les autres éléments sont en formes concrètes. Ils correspondent aux archétypes épithètes de la théorie de Gilbert Durand. Les schèmes verbaux qui y sont associés dépendent quant à eux du bassin sémantique dans lequel ils sont actualisés. La sirène, en tant que figure monstrueuse, est inévitablement reliée aux éléments archétypaux de la souillure et de la mort.
    – les éléments nécessaires à la structuration du mythe et que l’on retrouve identiques à chaque période historique qui en a l’utilité. Ce sont des éléments relativement stables mais non dénués d’ambiguïtés, correspondant d’une certaine manière aux archétypes substantifs et aux symboles de la théorie durandienne. Le mythe de la sirène possède ainsi, selon les époques, des particularités aérienne et aquatique, physique et morale, masculine et féminine, etc.
    – les éléments singuliers du mythe dépendant de la figure elle-même.

    Diachronie et synchronie

    La sirène est un monstre et, en tant que tel, est une « surface d’inscription » à la fois « vide » et « ostensible » [12]. Sa forme dépend des schèmes verbaux historiquement repérables. Si elle est dépendante de l’histoire, elle y échappe en tant que matière creuse et puissance symbolique. Elle apparaît néanmoins plus fréquemment à l’« âge symbolique » de l’art, pour reprendre la distinction qu’opère Friedrich Hegel [13] pour envisager son étude. Mais elle demeure une figure anhistorique en tant que forme imaginaire ; elle dégage un « ailleurs » [14], en-deçà de ce qu’elle montre. La dynamique évolutionniste est en effet contrainte par son environnement formateur ; le « temps de l’histoire » implique à la fois la « mémoire » [15] et la « fausse interprétation du sentiment d’irréversibilité » [16]. La sirène est, dans ce cadre herméneutique, une figure diachronique et synchronique ou, plus précisément, une expression reliant la diachronie et la synchronie. Les éléments singuliers à chaque sirène étudiée ne le sont qu’en fonction de la comparaison assimilatrice et distinctive opérée entre elles. Leurs similitudes et différences offrent alors un autre régime de temporalité, une « pure matière historique » [17] éloignée de la concrétisation directe de l’objet. Cette figure imaginaire se manifeste ainsi en un temps court, celui de l’histoire, et un « temps de longue durée » [18], celui de la structure archétypale. Leur dialectique est finalement à la source de son interprétation.

    Ce va-et-vient entre la phénoménologie de la figure concrète et sa considération nouménale est « une nécessité de l’opération scientifique, et non une réalité saisissable dans son objet » [19]. L’image monstrueuse est structurellement dialectique. La cognition synchronique, notamment liée aux défaillances mnésiques et aux incapacités matérielles, rencontre l’expression diachronique dans sa formation concrète. « Survivance et renouveau » [20] sont intimement liés et, en même temps que « le folklore n’en [finit] pas de mourir » [21], nous pouvons dire, pour paraphraser Jacques Le Goff, qu’il n’en finit pas de renaître. Une tension se réactive au sein d’un bassin sémantique donné offrant une intensité affective nouvelle. La sirène, comme nombre de monstres, est une éponge sèche, matière synchronique régulatrice de la peur de la finitude, absorbeur diachronique des passions momentanées d’un environnement historique.

    La recherche de l’origine de la queue de poisson de la sirène (le monstre étant préalablement aérien) rend compte de cette volonté de synthétiser la prolixité du mythe. L’historiographie conventionnelle tend uniquement à concentrer sa recherche sur celle de la causalité sans se préoccuper d’une explication plus vaste que Gilbert Durand nomme « topique ». Les motifs de la sirène pisciforme ont ainsi été analysés par les principaux spécialistes [22] de ce monstre. La découverte de la plus ancienne source devient celle de son origine, même si elle est soumise à deux écueils épistémiques : l’absence de sources plus anciennes et la possibilité de sources concomitantes. La première implique d’une part que la découverte continue de sources originelles invalide sans cesse les précédentes, d’autre part que l’origine est nécessairement transcrite sur une empreinte analysable (les sources orales ou disparues sont exemptes de l’étude). La seconde privilégie le créateur par rapport à la création comme si l’idée était dénuée de tout effet contextuel et, par conséquent, ne pouvait éclore à plusieurs endroits à la fois. Il est donc limité d’affirmer que l’origine pisciforme de la sirène date du VIIIe siècle parce qu’elle figure pour la « première fois », selon Edmond Faral, dans un manuscrit de cette époque (le Liber Monstrorum).

    L’époque romane, qui voit cette transformation s’opérer, est caractéristique d’une création faite d’emprunt (ici à l’Antiquité) et de contingence (diffusion architecturale de la religion chrétienne et dénonciation de la perversité féminine). Le thème classique (la sirène ornithomorphe) se dissocie de son motif [23]. Par un jeu d’influences complexe, le motif modifie le thème (la sirène pisciforme). Ces orientations ne sont pas subies. Le sculpteur l’époque médiévale, par exemple, opère un choix volontaire lorsqu’il emprunte à la sirène antique son sens formel et lorsqu’il lui inocule de nouvelles variations. Il résulte de ce travail des formes synthétiques singulières qui font des représentations du mythe de la sirène des expressions presque toujours particulières. Ainsi, Jacqueline Leclercq-Marx recense une cinquantaine de sous-sections thématiques en catégorisant les sirènes de l’art roman et conclut sur le fait qu’elles « diffèrent toujours les unes des autres par une infinité de détails » [24]. Le principe d’unité que sous-entend la pronominalisation générique et, par delà, le mythe, est fragilisé par la réalité protéiforme des expressions.

    La sirène est bien une production imaginaire. En s’inscrivant dans la perspective de la mythanalyse durandienne, et au vu de ce que nous venons d’écrire pour la période romane, l’expression de la sirène est « rationalisée » en mythe puisqu’elle est narrative [25] ; les symboles et les archétypes qui lui sont associés sont en effet révélés respectivement en « mots » et en « idées ». De fait, la mythanalyse relève d’une conception analytique de la sociologie de l’imaginaire qui a pour finalité, entre autres thématiques de recherche, de cerner le pouvoir des archétypes présents lors de chaque phase historique. Chaque mot et chaque idée appartenant à l’expression imaginaire, ainsi la sirène, sont censés traduire une motivation contemporaine. Le mythe de la sirène promeut une préoccupation philosophico-religieuse sous l’Antiquité (la survie après la mort), une doctrine religieuse et morale au Moyen-Âge (le péché), une légende aux XVIIIe et XIXe siècles (le fantastique), une croyance dans la rationalisation de l’existence aujourd’hui.

    L’évolution du mythe de la sirène peut donc s’entrevoir à la lumière de ces motivations historiques. La variabilité des expressions ne doit pas être un frein à cette tentative synthétique qu’engage la mythanalyse. Pourtant, un paradoxe fragilise cette conception. L’histoire et la théorie évolutionniste sont des productions mythiques pour Gilbert Durand ; elles sont « du domaine de l’imaginaire » [26]. Que devient par conséquent la mythanalyse en tant que méthode révélatrice d’un bassin historique si le bassin historique est en lui-même le révélateur d’un bassin historique ? Cette boucle épistémique est le plus souvent détournée en séparant les archétypes en deux catégories : l’une explore l’inconscient social et admet la transhistoricité de la production imaginaire ; l’autre décrit une structuration momentanée impliquée par son environnement. Toutes deux, néanmoins, manifestent la binarité anthropologique de l’existence sociale. Ainsi, pour la première catégorie, la production imaginaire est soumise à l’influence de deux régimes créateurs (diurne et nocturne) ; pour la seconde, l’expression est chargée d’une double influence (positive et négative) même si elle est plus marquée par l’une d’elles. Le point commun de ces deux catégories est bien leur binarité respective qui est le propre de l’imaginaire.

    La prééminence des régimes diurne et nocturne de l’imaginaire sur l’environnement social permet de rejeter l’idée évolutionniste de l’aménagement historique des mythes [27]. Le mythe révèle alors la production symbolique et crédite la thèse d’une universalité et d’une atypicalité des archétypes. En d’autres termes « bien loin de primer l’image, l’idée ne serait que l’engagement pragmatique de l’archétype imaginaire, dans un contexte historique et épistémologique donné » [28]. Dans chaque conceptualisation, il y aurait donc une origine archétypale, véritable engramme de l’entendement. La rationalité ne serait ainsi jamais à l’abri des fondations imaginaires.

    La manifestation des archétypes de la seconde catégorie ne serait que celle de leur révélation dans un mythe, donc dans un cadre historique donné. De fait, ce sont les seuls à pouvoir être perceptibles pour l’analyse puisque le chercheur s’inscrit lui-même dans un système historicisé. La mythanalyse invite par conséquent à la fois à étudier le mythe pour comprendre la polarité d’un environnement historique et pour révéler les archétypes épithètes transhistoriques et universels. Le mythe de la sirène propose cette double lecture si l’on considère qu’il manifeste d’un côté les ambiguïtés d’une imposition sociale (religieuse ou morale essentiellement), de l’autre un rapport avec la « fonction fantastique », l’euphémisation de la mort quelle que soit sa forme.

    Il y a des différences notoires entre les diverses représentations des sirènes qui ne sont pas toujours dépendantes de leur environnement historique. La sociologie de l’imaginaire a pour finalité, dans ce cadre, de cerner ce pouvoir des archétypes présents lors de chaque phase historique « dans une double et antagoniste motivation : pédagogie de l’imitation, de l’impérialisme des images et des archétypes tolérés par l’ambiance sociale, mais également fantaisies adverses de la révolte dues au refoulement de tel ou tel régime de l’image par le milieu et le moment historique » [29]. La mythanalyse, quant à elle, dépasse les frontières disciplinaires en approfondissant l’analyse du mythe dans ses fondations. Celui de la sirène est avant tout celui du monstrueux, une création dont la fonction est de répondre à l’angoisse de la finitude.

    * * *

    La mythanalyse durandienne accueille « de grands ensembles imaginaires permanents, non séparables, qui constituent la fonction religieuse d’un Sapiens dont la sagesse comporte aussi la reliance (homo religiosus) à un Ailleurs absolu » [30]. Il s’agit pour l’auteur de répertorier les « grands mythes qui ont présidé à l’érection même de tout savoir, y compris le savoir scientifique » [31]. Les bassins sémantiques sont à la fois des cadres historiques rendant compte de la résurgence, de la maintenance et de la décadence d’un cycle de pensée, et l’asile des archétypes fondamentaux de la formation sociale. Un va-et-vient entre la concrétisation de l’imaginaire et son expression extrinsèque élabore les structures anthropologiques de l’espèce humaine.

    La « sirène » est une expression creuse. Il s’agit de l’expression symbolique principale d’un mythe. L’une et l’autre permettent de décrire un système dynamique « qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit » [32]. Mais elle est avant tout une figure monstrueuse dont la fonction anthropologique est de défier la finitude.

    Références bibliographiques

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    Vernant Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1994.

    Notes

    [1] Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1984a (1960), p. 458.

    [2] Un « bassin sémantique » rend compte de la résurgence, de la maintenance et de la décadence d’un cycle de pensée, cycle historique d’une temporalité d’environ 140/180 ans. L’histoire de la pensée serait ainsi dialectique, allant d’un bassin à un autre, dont la rupture serait occasionnée par l’« usure », une sorte de « saturation » psycho-temporelle et « par les modifications extrinsèques de la société porteuse de la culture envisagée » (ibid., p. 120).

    [3] Ibid., p. 130.

    [4] Ibid., p. 145.

    [5] Ibid., p. 152.

    [6] Ibid., p. 170.

    [7] Ibid., p. 145.

    [8]  Nietzsche Friedrich, La Naissance de la tragédie, trad. fr., Paris, Gallimard, 1940 (1872).

    [9]  Rahlfs Alfred, Septuagintald est Vetus Testamentum graece iuxta LXX interpretes, Stuttgart, Priviligierte Wüttelbergische Bibelanstalt, 2 vol., 1970 (1962).

    [10]  Foucault Michel, Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 2 vol., 2001.

    [11]  Éliade Mircea, La Nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 1971, p. 141.

    [12]  Dadoun Roger, « King Kong : du monstre comme dé-monstration », Littérature, n°8, 1972, pp. 107-118.

    [13]  Hegel Friedrich, Esthétique, trad. fr., Paris, PUF, 1953 (1835-1837).

    [14]  Vernant Jean-Pierre, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1994, p. 341.

    [15]  Le Goff Jacques, Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 405.

    [16]  Élias Norbert, Du Temps, trad. fr., Paris, Fayard, 1996 (1984), p. 27.

    [17]  Agamben Giorgio, Enfance et histoire, Paris, Payot, 1989, p. 97.

    [18]  Braudel Fernand, « La longue durée », in Annales, XIII, 4, oct-déc. 1958, p. 725-753.

    [19]  Certeau Michel de, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 48.

    [20]  Panofsky Erwin, Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1967, p. 45.

    [21]  Le Goff Jacques, op. cit., 1999, p. 309.

    [22]  Jalabert Denise, « De l’art oriental antique à l’art roman. Recherche sur la faune et la flore romane. II. Les Sirènes », Bulletin Monumental, n°95, 1936, pp. 433-471 ; Faral Edmond, « La queue de poisson des Sirènes », Romania, n°74, 1953, pp. 403-506 ; Leclercq-Marx Jacqueline, La Sirène dans la pensée et dans l’art de l’Antiquité et du Moyen Âge. Du mythe païen au symbole chrétien, Thèse de l’Académie Royale de Belgique, 1997.

    [23] Panofsky Erwin, op. cit., 1967.

    [24] Leclercq-Marx Jacqueline, op. cit., 1997, p. 103.

    [25] Durand Gilbert, L’Imagination symbolique, Paris, PUF, 1984b (1964).

    [26]  Durand Gilbert, op. cit., 1984a, p. 454.

    [27]  Pour Gilbert Durand : « Dans le prolongement des schèmes, des archétypes et des simples symboles on peut retenir le mythe. Nous ne prendrons pas ce terme dans l’acception restreinte que lui donnent les ethnologues qui n’en font que l’envers représentatif d’un acte rituel. Nous entendrons par mythe un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit. Le mythe est déjà une esquisse de rationalisation puisqu’il utilise le fil du discours, dans lequel les symboles se résolvent en mots et les archétypes en idées. Le mythe explicite un schème ou un groupe de schèmes. De même que l’archétype promouvait l’idée et que le symbole engendrait le nom, on peut dire que le mythe promeut la doctrine religieuse, le système philosophique ou, comme l’a bien vu Bréhier, le récit historique et légendaire » (op. cit., 1984a, p. 64).

    [28] Ibid., p. 62.

    [29]  Ibid., p. 454.

    [30]  Ibid., p. 74.

    [31]  Ibid., p. 77.

    [32] Ibid., p. 64.



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