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    Le(s) Sud(s) : champs de l'imaginaire. Le Sud c'est notre Nord
    Mabel Franzone, Alejandro Ruidrejo (dir.)

    M@gm@ vol.8 n.3 Septembre-Décembre 2010

    VERS LE NORD COULE LE NIL : ÉTUDE DES ESPACES DE L’IMAGINAIRE « LITTÉRAIRE » DU SUD

    Aya Sakkal-Espère

    ayasakkal@hotmail.com
    Agrégée de l’Université, Maître de conférences en littérature arabe, Université de Strasbourg.

    Le roman de l’écrivain soudanais Tayyeb Salih Mawsim al-hidjra ila al-shamâl [1], Saison de la migration vers le nord [2] écrit en 1969, se déroule dans les années vingt, lors de la présence britannique au Soudan, jusqu’à la pacification du pays en 1930.

    C’est dans ce contexte colonial que les deux protagonistes le narrateur et le personnage principal Mustafa Saïd quittent le Soudan vers la nordique Angleterre avant de retourner définitivement, quelques années plus tard, au pays natal.

    Les deux destins se croisent et s’entrecroisent sans que les personnages ne se soient rencontrés avant leur retour au Soudan. Et ce sera au narrateur que reviendra la tâche de reconstituer le parcours de son compatriote, après sa noyade mortelle dans les eaux en crue du Nil, à l’aide de feuillets épars et de « conversations incomplètes » avec M. Saïd (Saison, p. 157).

    Ainsi tous deux, comme tant d’autres étudiants, aspiraient à quitter le pays, hypnotisés, magnétisés par ce Nord comme l’aiguille de l’aimant, et le narrateur « ayant sellé son chameau et replié sa tente (Saison, p. 31) quitta son village niché dans la courbure du Nil qui semble marquer l’hésitation du fleuve à poursuivre sa route vers le nord qu’il reprendra cependant plus tard après cette vaine tentative de détournement de son cours [3], « tôt ou tard le Nil est ramené à son irrévocable destinée vers la mer, vers le Nord (Saison, p. 73). Le fleuve et le narrateur, comme de concert, prirent la direction du Caire, de la porte du Nord où le narrateur s’embarqua pour le pays des brumes, celui de la « blanche gelée », l’Angleterre (Saison, p. 37).

    Réécriture d’un Sud mythique

    De ces années d’ailleurs, de cette vie complexe, de ces rencontres, de ces amours, on retient la double attirance, celle de ce Nord toujours vivace et presque simultanément celle du Sud, celle du lieu où l’on a vécu, de ce village quitté et chéri, blotti dans un méandre du Nil et le roman va s’émailler de leitmotiv obsédant « je pensais au pays » (Saison, p. 31), « mes pensées étaient pour le village et ne quittaient pas mon imagination » (Saison, p. 54). Le narrateur se cramponne à cet ancrage que représente ce petit point géographique signalé sur les rives du Nil. Non seulement il rêve son Sud, mais il le respire dans les effluves odoriférantes du passé qui lui semblent embaumer l’air londonien « A Londres, l’été, je pouvais sentir l’odeur de mon village » (Saison, p. 54) et même il va jusqu’à verser dans un délire onirique quand il croit voir son village en suspension dans les airs et « la clarté diffuse d’avant l’aube suspendait le village entre ciel et terre (Saison, p. 54).

    En parcourant mentalement son territoire natal par l’imaginaire, il fait une réécriture du Sud dans laquelle il mythifie son village et le magnifie car la nostalgie incline à la mythification du pays natal.

    Le Sud vu du Nord

    Le voyage de M. Saïd est de toute autre nature, il veut en effet bousculer le rapport de force entre le Nord et le Sud en s’imposant comme dominateur « Je viens à vous en conquérant dit-il » (Saison, p. 64). Cette « conquête » du Nord va se manifester à travers celle des femmes blanches. Sa manœuvre va consister à les leurrer par le piège de l’exotisme en adoptant les propres représentations des gens du Nord pour le Sud « j’avais un trésor inépuisable de proverbes, un vêtement pour habiller chaque instant, un couvercle pour toutes les jarres » (Saison, p. 41), ou encore « je lui tissais fil à fil d’agréables chimères » (Saison, p. 148). C’est pourquoi, son Sud va se présenter matériellement dans une mise en scène exotique dans sa chambre londonienne, sorte d’appât pour jeunes femmes éprises d’exotisme où se côtoient « santal, ambre, plumes d’autruche, statues d’ivoire, d’ébène, photos, images représentant les palmeraies du Nil, felouques sur l’eau aux voiles comme des ailes de colombes, soleils tombant dans la mer Rouge …caravanes de chameaux forçant la marche sur des dunes de sable aux confins du Yémen, baobabs de Kordofan, jeunes filles nues des tribus Zandj…champs de bananiers et de caféiers sur la ligne de l’équateur, vieux temples pharaoniques de Nubie, couvertures de livres arabes embellies de caractères coufiques fleuris, tapis persans, rideaux roses…lumières multicolores… » (Saison, p. 148). Ainsi, il se joue des lieux communs sur l’exotisme de pacotille en faisant un mélange grotesque où Orient, Afrique, Arabie se mêlent. N’est-ce pas un clin d’œil de la part de l’auteur à cet exotisme qui a la vie dure, remontant au début du XVIII è siècle, dicté par la définition « fourre-tout » donnée de L’Orient par Galland « sous le nom d’Orientaux, je ne comprends pas seulement les Arabes et les Persans, mais encore les Turcs et les Tartares et presque tous les peuples de l’Asie jusqu’à la Chine, mahométans ou païens et idolâtres » [4]. Définition tellement large que M. Saïd y adjoint l’espace africain !

    Dans la même fantasmagorie, Quant Isabelle, une de ses nombreuses conquêtes féminines, l’interrogeait sur le Soudan, il lui racontait « des histoires invraisemblables de déserts aux sables d’or, de forêts vierges retentissant aux cris d’animaux imaginaires, de capitales fabuleuses dont les rues s’animaient au passage des lions et des éléphants et où les crocodiles sortaient à l’heure de la sieste » (Saison, p. 44). Cette description d’un exotisme délirant, fantasque va s’amplifier avec le récit mensonger (Saison, p. 45) de la mort des parents de M. Saïd noyés dans le Nil et déchiquetés par des crocodiles dont la jeune fille ne retient que la mention du Nil qu’elle répète en s’extasiant et en étant émue jusqu’aux larmes, en dehors de toute sensibilité et de compassion humaine. Cette conception de l’exotisme renvoie à ce que P. Sansot qualifie comme « une conscience qui oublie de sympathiser et qui s’extasie sur le cocasse, l’invraisemblable, l’incroyable » [5].

    D’ailleurs les jeunes anglaises, éprises de M. Saïd, l’«Anglais noir » (Saison, p. 58), le séducteur, sont sensibles à l’exotisme qu’il leur présente, celui d’un rêve fantasmé, d’un dépaysement insolite, en réalité illusoire. Pour elles, leur Sud imaginé est d’une autre nature que celui de M. Saïd et du narrateur car au départ il est exempt de nostalgie, mais en revanche, il est tributaire de schémas installés dans les esprits européens, qui correspondent à cet exotisme de «collection de sensations et de recherche d’impressions épicées » [6] que T. Todorov dénonce farouchement.

    Mais ne rêvaient-elles pas de « Tropiques, [de) soleils cruels, [d’] horizons pourpres » (Saison, p. 37) qui ne seraient que clichés si les épithètes cruels et pourpres ne renvoyaient pas à une nature sauvage, flamboyante, en un mot fascinante. D’autres poncifs n’ont même droit à un rattrapage, pèle mêle, voici le « disque solaire », « le soleil ardent de feu », « le ciel de feu » (Saison, p. 109) notations obsolètes banalisées. Quelques trouvailles originales et poétiques sont présentes même si elles renforcent l’idée d’un exotisme peu véridique. Si la seule évocation du Nil « Dieu serpent » faisait frissonner Isabelle, Anne, elle revêtissait « labaya et l’agal » et « dédicaçait à M. Saïd un livre en arabe tremblé » (Saison, p. 144), une autre jeune anglaise « se pâme de l’odeur du santal brûlé et de l’ambre gris » (Saison, p. 141) et par le truchement d’une métaphore érotique flattait l’ego de M. Saïd et qui par là même, le réduit à un simple exotisme « ta langue carmin a la couleur du crépuscule équatorial » (Saison, p ; 142). Toutefois il est conscient de sa peu d’importance en tant qu’homme puisque lui-même reconnaît être ravalé à « une représentation et non à une réalité » (Saison, p. 49).

    Une autre jeune fille dans l’envolée d’une métaphore filée poético-onirique « voyait dans les yeux de M. Saïd des mirages qui vibrent dans les brûlants déserts, qu’elle entendait dans ma voix les cris des bêtes féroces… » (Saison, 148), quant à Suzanne, elle avait imaginé être Shéhérazade cherchant une rencontre hors du temps, hors de l’espace de l’Afrique noire, en Mésopotamie, au IX è siècle, espace pour elle, plus accessible, plus connu historiquement que les terres soudanaises, « pourrais-je oublier notre maison au bord du Tigre à Karkh, à Bagdad sous le règne du calife Ma’mun » (Saison, p. 146). Cet imaginaire du Levant, espace enchanteur « ne peut être expliqué, selon J.M. Moura, sans considérer l’immense succès de la traduction des Mille et une nuits qui a contribué à la formation d’une vulgate orientale [dont] la couleur levantine pénètre tous les genres littéraires » [7].

    Mais aucune de ces rêveuses d’un Sud fantasmé ne foulera la terre des tropiques, les unes se suicident, et l’une de ces femmes blanches Jean Moriss fut assassinée par M. Saïd son mari, au cours d’une ultime scène violente, épilogue sanglant d’une « guerre féroce sans répit ni merci » (Saison, p. 163) à laquelle tous deux se livraient. Le meurtrier bénéficia au procès de l’indulgence du tribunal qui le condamna seulement à sept ans de prison comme pour se dédouaner de la mauvaise conscience coloniale, résultant d’un « conflit séculaire entre deux mondes dont M. Saïd était la victime innocente » (Saison, p. 40).

    Réécriture d’un Sud authentique

    Mais qu’en est-il des deux protagonistes du roman rentrés au pays après leur long séjour à l’étranger ? C’est là dans le village, sur une courbure du Nil qu’ils firent connaissance et tentèrent de se réaccoutumer à l’environnement rural authentique, exempt d’un remodelage par l’imaginaire.

    M. Saïd, bourlingua à travers le monde pour se poser enfin sur « une boucle du Nil soudanais qui aurait voulu échapper au Nord en vain » (Saison, p. 76). D’abord commerçant puis devenu agriculteur, il pense avoir contracté une dette envers son pays natal et voulant aussi s’acheter une conduite pour effacer ses années de dérive. Il consacre donc désormais sa vie à améliorer le sort de ses compatriotes ; il va par exemple s’occuper de la répartition des eaux pour l’irrigation de la construction d’un moulin, d’un magasin coopératif…Il participe au renouveau du village et de ses habitants (Saison, p. 27), cependant il éprouve le besoin de faire un testament olographe par lequel il confie la tutelle de ses enfants et de ses biens au narrateur comme en prévision d’un drame. Il y mentionne par ailleurs ses dernières volontés quant à la ligne de conduite à suivre pour l’éducation de ses enfants « Fais leur éviter…l’épreuve pénible du Voyage, qu’ils apprennent un métier utile, qu’ils grandissent s’imprégnant de l’air du pays…qu’ils apprennent son histoire (Saison, p. 70). Quel programme ! Tout à rebours de son propre parcours de vie qu’il déplore. Et juillet arriva et la crue du Nil emporta « le revenant » dans ses remous et avec lui des velléités « d’affranchissement des esprits de la tyrannie et des mythes » (Saison, p. 154).

    Pour le narrateur qui avait tant fantasmé son village, le désenchantement devant la réalité fut profond. Le réel redécouvert niait le fantasme de l’exil et le narrateur faisait ce constat affligeant « Où sont donc les racines que je ressentais à chaque pas ? Que sont devenus les clameurs joyeuses des noces, les crues du Nil, les souffles du vent, été comme hiver, du Nord au Sud ? » (Saison, p. 136), « rien qui séduise l’œil. Arbustes éparpillé dans le désert, tout épines, sans feuilles, végétation misérable, ni vivante ni morte […] torture du soleil, terres incultes» (Saison, p. 108-109).

    Néanmoins, cette terre désolée recèle une poétique, celle des terres arides, des scories que le narrateur exprime par cet oxymore « terre de désespoir et de poésie » (Saison, p. 113). Dans la même perspective le narrateur va poétiser le paysage, et voici qu’un charme suranné émane des maisons d’argile et de brique crues « ces maisons, dit-il, gardent l’air d’un peuple antique… » (Saison, p. 73). Et puis il y a le charme authentique de la maison de son enfance qu’il retrouve intacte comme dans ses souvenirs, avec « ses odeurs d’oignons, de piments, de dattes […] de fenouil grec, le tout mêlé à l’encens qui fume dans le brasero de terre cuite… Toutes ces choses, maisons, champs, dattiers, tout cela a une histoire… » (Saison, p. 76). Parmi ces choses, le palmier-dattier occupe une place privilégiée en terre soudanaise, on le retrouve aussi bien en grand nombre dans le touffu des palmeraies des rives du Nil qu’en exemplaire unique dans les cours des humbles maisons rurales comme celle de la maison natale du narrateur où l’arbre bien enraciné dans la terre ancestrale devient symbole de stabilité et d’appartenance auquel le narrateur s’identifie « je suis, dit-il, pareil au palmier dans notre cour, originaire de cet endroit » (Saison, p. 55). Ce thème du palmier va d’ailleurs être capital dans l’écriture ultérieure de T. Salih [8].

    Et la terre soudanaise a eu aussi son histoire, celle d’une terre de conflits avec l’occupation britannique. Alors le narrateur dans un souci d’apaisement, invite ses concitoyens, ses frères à dépasser leur rancœur, à s’unir pour construire un nouveau Soudan ce que M. Saïd avait déjà entrepris « Nous détruisons. Nous construisons. Nous soumettrons le soleil même » (Saison, p. 115).

    Ce projet économico-politique va de pair avec un projet poétique visant à réécrire le Sud par la création d’une nouvelle imagerie du Soudan basée dorénavant sur la couleur locale réelle et non sur un imaginaire du Sud basé sur des stéréotypes périmés. Ce projet s’incarne dans cette métaphore originale « Le crépuscule vint, non pas sang répandu, mais couleur de henné aux pieds d’une femme » (Saison, p. 115).

    Cette prise d’indépendance vis-à-vis du Nord n’empêche pas de vouloir garder le contact avec l’ancien colonisateur et d’essayer de combler le hiatus qui sépare deux mondes. Ainsi un espoir se dessine avec l’ultime image du livre, celle des « oiseaux migrateurs en route vers le Nord » en attente d’un va et vient unificateur.

    Notes

    1] Tayyeb Salih, Mawsim el hidjra ila al-shamâl, Beyrouth, Dar al-‘awda. 2006.
    2] Abd el-Wahab Meddeb et Fady Noun, trad., Saison de la migration vers le Nord, Actes Sud, 1996.
    3] Les différentes courbes qui entravent momentanément le cours du Nil vers le Nord est une donnée géographique qui a déjà fait l’objet d’une description poétique par Emil Ludwig : « Tout ce que le Nil accomplit avant de pénétrer en Egypte est digne de la légende. Issu d’un lac gigantesque, errant de marécage à marécage, livré sans défense à la steppe et au désert, arrêté par des verrous de granit, il rappelle ces héros qui échappent à toutes les aventures…Dès qu’il pénètre en Egypte, sans lutte aucune… » in Robert Solé, « Nil », Dictionnaire amoureux de l’Egypte, Paris, Plon, 2001, p. 329.
    4] Antoine Gallant, Paroles remarquables des Orientaux, « Avertissement » 1694, in Jean Marc.Moura, Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 55.
    5] Pierre Sansot, Poétique de la ville, Klincksieck, 1971, p. 276.
    6] Tzarine Todorov, « l’Exotique » in Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine, Ed. du Seuil, 1989, p. 411.
    7] Jean Marc Moura, Lire l’exotisme, op.cit., p. 105.
    8] Voir Dumat el-wedd Hâmid, Beyrouth, Dar al-jil, 1997.


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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