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  • Le corps comme étalon de mesure
    Jérôme Dubois (sous la direction de)

    M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009

    DE L’IMPORTANCE DU CORPS HUMAIN POUR PRENDRE LA MESURE DU SOCIAL



    Jérôme Dubois

    jeromedubois@yahoo.com
    Maître de conférences en Ethnoscénologie, Université Paris 8.

    Le corps humain comme étalon de mesure a participé et participe encore de la construction de la réalité sociale. Certaines parties du corps servent depuis des millénaires à quantifier et qualifier le monde qui nous entoure, y compris les humains entre eux. Par exemple, le pied a été le premier moyen de quantifier les terres pour les partager; tandis que le jet d’une chaussure sur un être humain qualifie encore la pire insulte en Irak. Aujourd’hui, la mesure du corps s’est affinée et la biométrie part du fait que tous les êtres humains possèdent une empreinte génétique différente, qui permet de les différencier les uns des autres à partir de leur corps et ainsi de les identifier, voire de les sélectionner. Certaines parties du corps ont en effet une qualité biométrique: si le nez n’a pas cette qualité, les oreilles, les lèvres, l’iris par exemple, possèdent cette qualité que les empreintes digitales ont révélée depuis plus d’un siècle en ouvrant la voie à la police scientifique.

    Non seulement le corps humain peut être une mesure pour quantifier les choses du monde (une poignée de sel, une gorgée d’eau, etc.) et les êtres humains (une manifestation étudiante, les entrées au cinéma, etc.), mais pour spécifier qualitativement les humains (homme/femme, jeune/vieux, mince/obèse, etc.) en rendant possible la gestion des choses et des êtres en fonction des corps (dont une des dérives est le trafic d’organes ou celui des personnes contraintes à la prostitution par des réseaux mafieux). Déjà, dans quelques entreprises allemandes à la pointe de la technologie, plus besoin de clés pour ouvrir les portes puisque celles-ci s’ouvrent grâce à l’empreinte biométrique de l’index de ceux qui sont autorisés à entrer, enregistrant au passage leurs heures d’arrivée et de sortie, restant portes closes pour les corps qui ne font pas partie de l’entreprise. Certaines banques réfléchissent sur la possibilité de ne plus avoir besoin de carte de crédits en faisant en sorte que nos achats soient débités directement sur notre compte à partir de notre empreinte digitale. Ou encore, dans le domaine sécuritaire, un quartier anglais a installé des caméras qui recomposent biométriquement les traits des visages qu’elles voient passer dans la rue et signalent ainsi tout visage étranger au quartier. Par ailleurs, sur le plan individuel, le corps a été et demeure le moyen de prendre la mesure de ses limites personnelles: tel le surfer qui va affronter les vagues, l’alpiniste qui grimpe l’Everest ou La tour Montparnasse, etc.

    Depuis la chute des grands idéaux politiques et religieux, l’avènement plus ou moins conscient du corporéïsme qui met symboliquement le corps humain au centre de l’organisation du social, en lui donnant parfois une dimension mystique, voire fantasmatique, le corps comme étalon de mesure prend une place de plus en plus grande dans notre vie, pour le pire et le meilleur. Se retrouve ainsi renforcé le fait que dans les sciences sociales, notamment depuis la naissance de l’anthropologie du corps avec David Le Breton dans les années 1980, dont les bases furent posées dès l’anthropologue Marcel Mauss au début du 20ème siècle, le corps humain est envisagé comme le seul moyen d’accéder à l’autre humain, de le comprendre par empathie à travers les «techniques du corps» (Mauss) qui constituent son être social.

    Cela dit, si les sciences sociales et humaines ont cherché à décrire les différences et les ressemblances, les coalescences et les conflits, les mixités et la logique de distinction qui caractérisent les divers groupes sociaux et leurs rapports, à partir des corps humains qui les constituent, par exemple avec la notion d’éthos chère à Pierre Bourdieu comme à Michel Maffesoli bien que dans un sens différent, peu de chercheurs en sciences sociales se sont penchés sur le corps humain en tant que mesure qualitative ni donc sur la méthode que le corps vivant induit en tant qu’instrument de mesure. Comme le dit Jean-Marc Leveratto citant Roland Barthes: «"Le corps, c’est la différence irréductible, et en même temps, c’est le principe de toute structuration". Les ethnologues ont souvent relevé, dans leurs observations, le fait que les cultures techniques portent l’empreinte de l’usage du corps en tant qu’étalon utilisé, notamment dans l’exercice des métiers manuels (six pieds de long pour l’arpentage, une brassée de foin pour l’agriculture, une coudée de tissu pour le tailleur, une pincée de sel pour la cuisinière) comme pour la poursuite des plaisirs physiques (un doigt d’alcool, une gorgée de vin, etc.). Mais cet usage du corps comme instrument de mesure est resté longtemps une curiosité, un objet spectaculaire témoignant une différence entre "eux" et "nous"» [1].

    La fonction cognitive du corps a été et est encore mésestimée en Occident du fait notamment de l’avancée technologique et rationaliste - même si on trouve aujourd’hui des dictionnaires du corps [2]. C’est pourquoi, partant 1) du principe épistémologique que le corps humain constitue un levier méthodologique pertinent et théoriquement fructueux dans le contexte du corporéïsme actuel; 2) qu’à notre connaissance, peu de revues et d’ouvrages ont traité de façon spécifique le corps humain sur le plan méthodologique qualitatif [3]; 3) sachant enfin que l’approche du social par le corps humain reste incommensurable au regard de l’extrême diversité évolutive de la corporéité : il est apparu que ce numéro dédié au corps comme étalon de mesure qualitative pouvait être utile à la communauté des chercheurs en sciences sociales et humaines.

    Ainsi, sans chercher une exhaustivité, par ailleurs impossible, mais mettant en évidence la diversité hétéroclite des domaines où s’applique cette mesure et la façon dont elle varie, ce numéro thématique sur le corps mesurant, rassemble les travaux suivants.

    Dans Le corps à corps du maréchal-ferrant comme mesure de sa nouvelle pratique, Monique Dolbeau, à partir d’entretiens et de photographies qui témoignent de l’évolution de la pratique, montre le rôle essentiel des techniques du corps dans la nouvelle configuration d’un métier qui, par contrainte socio-économique, est passé du «ferrage à la française» où le maréchal se trouvait debout ou assis au côté de l’animal tenu par deux ou trois aides, au «ferrage à l’anglaise» où il se place sous l’animal sans que celui-ci soit tenu, exigeant de lui une écoute de son corps à l’écoute du corps de l’animal.

    Avec Expressions de la doublure corps/terre dans l’imaginaire politique autochtone contemporain au Canada, Dalie Giroux révèle, en s’appuyant sur des récits de vie, des légendes, des documentaires, autrement dit sur ce qui rend compte de l’histoire amérindienne du point de vue des amérindiens, un axe autour duquel s’articule l’imaginaire autochtone, l’articulation corps/terre. Pour présenter cette articulation, elle propose trois registres du discours: politique, légendaire et historique. Il en ressort que le corps indien est coextensible au territoire, qu’il constitue en somme un «corps-territoire»; que ce corps social a fait l’objet d’une prise de corps de la part des colonisateurs, acte assimilable dans l’esprit des amérindiens à un viol collectif; mais qu’il est aussi un lieu de résistance, en dépit des maladies et des exactions subies, puisque quitter le territoire où ils sont nés et qu’ils délimitent par les usages corporels qu’ils en font, serait pour les amérindiens synonyme de mort.

    Avec Le corps en œuvre: stratégies esthétiques et politiques de la représentation, Clélia Barbut rend compte de façon analytique, à travers une sociologie des œuvres et une historiographie des arts plastiques, de la dimension politique à laquelle renvoient les stratégies esthétiques que contiennent les représentations du corps de la femme, en partant de l’œuvre de certaines artistes contemporaines. Les stratégies de ces artistes viendraient contrer le pouvoir dominant masculin qui structurerait depuis des siècles le système institutionnel de l’art et dénierait, dans le mythe de la valeur transhistorique et universel de l’art, les enjeux du rapport homme/femme et du statut de la femme.

    Dans L’œuvre artistique d’Alex Fleming, illustration du corps comme espace de production de significations culturelles et politiques, Fernando do Nascimento Gonçalves, Carlos Romário Tavares Domingos et Tainá Del Negri, grâce à une sociologie des œuvres photographiques de cet artiste où le thème du corps collectif est un fil conducteur, où la photographie est considérée non seulement comme technique de représentation de ce qui est mais comme présentation de ce qui est moins visible (les rapports de pouvoir, la dépersonnalisation des individus, etc.) considèrent cette œuvre comme un révélateur de ce que le corps porte en lui et avec lui, à savoir une pensée des productions sociales, lesquelles sont remises en question à travers lui.

    Dans Le corps de la vieillesse dans la publicité et le marketing, Patrick Legros met à jour, à travers une analyse iconologique des publicités de la télévision et de la presse écrite, les stratégies mises en place par le marketing pour contourner la stigmatisation négative qui accompagne socialement le corps âgé, tandis que dans nos sociétés vieillissantes sur le plan démographique, les personnes âgées, notamment la catégorie des séniors, constituent un marché attractif d’avenir. Autrement dit, il montre comment les publicitaires règlent ce paradoxe apparent entre la volonté de toucher une cible de consommateurs économiquement en bonne santé et jusqu’à présent peu visés par les annonceurs, et l’impossibilité de représenter un corps vieux peu ou pas vendable, non acceptable au regard de l’idéal corporel sociétal qu’est le jeunisme.

    Avec La mesure des performances corporelles extraordinaires dans les métiers du sport, du luxe et de l’art, Stéphane Héas, par l’entremise d’entretiens, d’histoires de vie et de documents, montre comment la mesure du corps a pris une ampleur considérable dans certains métiers qui exigent une performance corporelle de la part des praticiens (nageurs, parfumeurs, équilibristes, imitateurs, etc.), au point de devenir une norme obsessionnelle au quotidien, puisque le corps, invariablement soumis à des ennuis de santé et à la vieillesse, remet en question à un moment ou un autre la reconnaissance professionnelle, induit des reconversions professionnelles. Il ressort par ailleurs que le chiffre est là pour mettre en relief des qualités corporelles (agilité, équilibre, endurance, goût, etc.), autrement dit, que le quantitatif tente de dire du qualitatif.

    Avec Les masques de la masculinité et le recours à la chirurgie esthétique, Michaël Atkinson, en s’appuyant sur l’analyse du discours des opérés, montre comment une pratique auparavant majoritairement féminine se normalise désormais auprès des hommes qui, en plein doute au sein de la crise identitaire des genres, angoissés par la concurrence des femmes dans leurs professions, désemparés devant la dégradation de leur corps, cherchent à préserver leur identité masculine en recourant à la chirurgie pour retrouver un corps en apparence plus jeune, plus svelte, révélant au passage une évolution de cette identité, devenant paradoxalement plus féminine.

    Dans Le modèle du corps en danse classique comme prescription mathématique: survalorisation et déplacements, Biliana Vassileva-Fouilloux, après un rappel historique, en s’appuyant sur les biographies de praticiens et l’analyse de leurs œuvres, interroge l’évolution du modèle du corps en danse classique, en considérant l’économie politique de sa production, les conditions de sa réception. Elle met en évidence combien cet art s’est vu formalisé par un régime de prescription d’ordre mathématique rationalisant les dispositions cognitives et motrices du corps du danseur, notamment avec la systématisation de la barre dans les salles de danse, l’avènement du métronome, l’exigence de rendement athlétique, la géométrisation des tracés chorégraphiques. Et elle prend le chorégraphe William Forsythe comme exemple type de la reconnaissance actuelle de la créativité du corps singulier du danseur dans l’élaboration de la mise en scène contemporaine. Chorégraphe qui considère le corps des danseurs comme pensant autant qu’à penser, dont il faut donc prendre la mesure pour envisager toute chorégraphie, si bien que le danseur cesse d’être un simple instrument dans les mains du chorégraphe pour devenir partie prenante de l’œuvre.

    Avec Le corps dansant à l’épreuve de la sociologie: mise en scène des rapports sociaux de sexe dans le ballet cubain, Pauline Vessely, partant de la théorisation du corps dansant effectuée par un maître de ballet cubain devenu une figure nationale de proue de la cubanité, en la comparant à celle du corps de ballet classique, emploie le corps comme outil d’analyse sociale, révèle les rapports sociaux instaurés entre hommes et femmes, comme les revendications identitaires qui découlent des représentations désignant de façon fantasmatique le corps idéal de la féminité et celui de la masculinité, interroge jusqu’à la mise en scène des éléments a priori accessoires qui accompagnent les corps dansants.

    Avec Des monts et des mondes, ce que le corps des marcheurs solitaires faits à la sociologie, Jérémy Damian, via une observation participante et des entretiens, invite à considérer l’expérience banalisée des marcheurs solitaires comme exemplaire de pratiques en marge des ritualités du quotidien où, tendanciellement, par le quadrillage urbain du temps et de l’espace, le corps est rituellement effacé des consciences. En réaction à cet effacement, la marche solitaire - parmi d’autres pratiques - permet de s’ouvrir à un corps qui, par ailleurs, échappe aux habitus prédéterminés socialement, puisqu’il se fait au contact des éléments, un corps poétique qui se révèle à soi par le ressenti et non plus par le réfléchi, procurant un sentiment d’existence jouissif et un surplus de potentialités sensibles pour être justement plus à même de ressentir le rapport aux autres (choses, êtres humains et non-humains).

    Dans Marins, terriens et touristes sur la Côte d’Albâtre: «Renoncer, Moi? Jamais!», Barbara Evrard, Michel Bussi et Damien Féménias, cartographie et typifie, à partir d’un travail d’observation et d’entretiens, les expériences corporelles marines et terriennes de la Côté d’Albatre, tandis que ce littoral constitue un espace peu propice aux loisirs. Ils montrent comment ces expériences construisent leur propre territorialité tant au niveau des usages que des images, tel et si bien que les sports de nature (windsurf, planche à voile, parapente, etc.) se caractérisent moins par leur pratique que par leur rapport au territoire, constituant des expériences de soi, du corps et du littoral, parfois conflictuelles vis-à-vis des autres expériences, celles du touriste, de l’agriculteur et du marin.

    Dans Le corps, instrument de connaissance du monde. La connaissance des Anciens Toltèques, Mabel Franzone, en s’appuyant sur le récit de Naguals, c’est-à-dire des maîtres en initiation, revient sur une pratique de sorcellerie qui concevait et conçoit encore le corps comme réservoir de connaissances du visible et de l’invisible, réceptacle des influx du cosmos, des correspondances entre le monde humain, animal, végétal et minéral. Pour le sorcier, une ascèse mystique est requise pour appréhender le monde, connaissance du monde qui relève de l’expérience vécue et non de la pensée, dont la finalité est essentiellement d’ordre pragmatique.

    Dans Homo acrobaticus et «corps des extrémités», Myriam Peignist, va à l’encontre des idées reçues qui enferment l’acrobatie dans le registre du risque, de la virtuosité et du spectaculaire. Elle rappelle le caractère essentiel de la volupté et de l’enchantement que ressentent les acrobates, dont l’art de l’équilibre subtil, basé sur la protection et le respect du corps, entre dans un registre poétique, celui d’un langage sans mot, sensuel et souple, parfois comique ou fantasmatique, articulant le corps et le monde dans leurs extrémités, dont le point de contact peut être un macro-point du corps, tel la main ou le pied, ou un micro-point pouvant se trouver sur toute l’étendue de la peau. Elle fait ainsi ressortir la subtilité sensible, tonique et épidermique du corps acrobatique, dont nous avons tous fait expérience en apprenant la marche, sur laquelle nous nous reposons toujours pour apprendre de nouvelles pratiques corporelles, mais que les commentateurs, spectateurs et théoriciens, ont tendance à minimiser ou oublier pour considérer la seule performance.

    Enfin, avec Le corps au fondement de la compréhension des pratiques performatives et spectaculaires du monde entier: pour une scénologie générale, nous proposons un axe méthodologique permettant de réunir tous les chercheurs qui s’intéressent aux pratiques corporelles, et plus particulièrement les ethnoscénologues, autour de la question: pourquoi et comment pense-t-on avec son corps?

    Notes

    1] Jean-Marc Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, La dispute, 2006, p.303.
    2] Tels que: Bernard Andrieu, Gilles Boëtsch (sous la direction de), Dictionnaire du corps dans les sciences sociales, CNRS Editions, 2008; Michela Marzano (sous la direction de), dictionnaire du corps, PUF, 2007.
    3] Parmi d’autres, on notera quelques ouvrages qui au moins l’abordent : Olivier Sirost (sous la direction de) Actes du colloque 20 ans du GRACE (Groupe de recherche sur l’anthropologie du corps et ses enjeux), à paraître ; Jean-Marie Brohm, Essais de sociologie critique, Economica, 2001; Pascal Duret, Peggy Roussel, Le corps et ses sociologies, Nathan, 2003; Patrick Baudry, Le corps extrême, approche sociologique des conduites à risque, L’Harmattan, 1991; Gilles Boëtsch, Dominique Chevé (sous la direction de), Le corps dans tous ses états, CNRS, 2000 ; Maria Michela, Marzano Parisoli, Penser le corps, PUF, 2002; Agatha Zielinski, Lecture de Merleau-Ponty et Levinas, Le corps, le monde, l’autre, PUF, 2002; Henri-Pierre Jeudy, Le corps comme objet d’art, Armand Colin, 1998; Paul Ardenne, L’image corps, Figures de l’Humain dans l’art du XXe siècle, Du regard, 2001; Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Gallimard, 1981; Alain Corbin, Georges Vigarello, Jean-Jacques Courtine (sous la direction de), Histoire du corps, Tome 1: De la renaissance au lumières, Tome 2: De la révolution à la grande guerre, Seuil, 2005, tome 3: Les mutations du regard, Le XXe siècle, Seuil, 2006.


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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