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  • Le corps comme étalon de mesure
    Jérôme Dubois (sous la direction de)

    M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009

    LA MESURE DES PERFORMANCES CORPORELLES EXTRAORDINAIRES DANS LES MÉTIERS DU SPORT, DU LUXE ET DE L’ART



    Stéphane Héas

    stephane.heas@univ-rennes2.fr
    Sociologue, maître de conférences habilité, Université Européenne de Bretagne, Université de Rennes 2, France.

    Introduction

    «Avec la modernité, nous vivons dans une société de plus en plus métrisée ou s’affirme la supériorité du nombre, de la mesure, où l’individu semble réduit à l’existence statistique pour constituer un effectif, un marché, un public, un électorat ou tout simplement un échantillon de sondage. Le recours anthropologique permet de réintroduire la considération qualitative, de reporter l’accent sur le rapport du social aux valeurs, aux symboles, à l’imaginaire et aux croyances, sur l’exigence de différenciation. Ce recours conduit à traiter de la question du sens du point de vue de l’individu et des collectifs, et non pas seulement de s’en tenir à l’efficace et à la performance» (Balandier, 1993, 297).

    La mesure des performances est aujourd’hui omniprésente dans les sports. Cette quantification corporelle n’étonne plus outre mesure. Elle est devenue sociologique. Les affaires de dopage ne fragilisent pas cette tendance. Les performances sportives de l’élite mondiale sont devenues très éloignées de ce que le commun des mortels peut envisager. Elles sont incroyables et pourtant réelles. Parfois, une fraction de seconde seulement sépare le bonheur de la victoire de la désillusion d’une défaite. En dehors des arènes sportives, d’autres performances sont réalisées. C’est le cas par exemple des équilibristes, des «nez» dans de nombreux secteurs (viniculture, cosmétique, etc.), des contorsionnistes, des imitateurs, etc. A travers 21 entretiens, nous esquissons l’étendue des performances réalisées, donc leurs mesures multiples. Comment ces performances, le plus souvent chiffrées (en nombre de fragrances testées par jour, en minutes d’équilibre maintenu sur un rouleau, etc.), sont-elles vécues? Les exercices et les excès corporels sont devenus leur quotidien, la mesure, leur étalon… qu’ils tentent de maintenir ou de varier avec l’âge, à mesure que leurs capacités déclinent.

    La mesure nouvelle?

    La mesure des corps humains n’est pas une nouveauté. Elle peut même être considérée comme l’une des avancées majeures des sciences occidentales. La mesure objective (en fait culturelle!) avec les centimètres, les secondes, etc., spécifie le rapport au corps humain en Occident par rapport aux usages corporels dans d’autres aires culturelles. Le corps occidental a été progressivement mis à plat, objectivé, en distendant ses relations avec la Nature, avec les Autres [1] et finalement avec l’Individu lui-même. Ce processus d’objectivation au long cours a permis l’émergence de cet objet scientifique: le corps anatomisé (Le Breton, 1985, 1992a, 1993). Les progrès de l’anatomie et plus généralement de la médecine et de la biologie ont précisé les arcanes corporels. A tel point qu’aujourd’hui «la problématique des performances corporelles (est) indissociable du discours médical» (Carrive, 2008, 131). Ces mesures foisonnent dans les situations de dépendances importantes comme les enfermements sanitaires justement. Chaque malade, notamment si son «état» [2] se dégrade ou se chronicise, est mesuré à longueur de journée. Ses liquides corporels (sang, plasma, lymphe, etc.) et les rapports entre ses millions de cellules sont considérés comme satisfaisants, rassurants ou au contraire inquiétants. Les résultats de ces mesures induisent immanquablement la modification de ses interactions avec l’environnement, avec autrui (notamment les soignants), avec ses proches et finalement avec lui-même.

    En dehors des situations pathologiques, la mesure ne perd pas de son aura, loin s’en faut. C’est le cas notamment lorsque des performances hors du commun sont réalisées. Les prouesses contemporaines sont mesurées dans tous les sens, qu’elles concernent les sports, les métiers des secteurs du luxe ou des arts. Au point que la mesure est l’étalon de nombre de ces pratiques professionnelles mobilisant l’excellence corporelle contemporaine (Héas, 2008). La mesure constitue un point de repère et un moyen d’évaluation, donc un élément de formation. Le professionnel est conscient de son niveau d’expertise. Tel imitateur reproduit 60 voix différentes, dont les deux tiers de femmes. Tel nez expert (senior perfumer) a établi sa propre grille de codage des fragrances qu’il a imposé progressivement à son entourage, voire à ses concurrents. La mesure intervient logiquement lorsqu’il s’agit d’évaluer les performances des uns par rapport à celles des autres. L’imitateur capable de reproduire plus de quatre cents voix dans différentes langues laisse pantois la vedette nationale limitée par ses compétences linguistiques, son bagage artistique. La différence entre ces deux professionnels peut aussi provenir, avec l’âge qui passe, d’une nouvelle vision de la carrière artistique où il ne s’agit plus seulement d’imiter tel personnage célèbre, mais de proposer un spectacle scénarisé, original, où l’imitation prend progressivement moins de place. La mesure intervient aussi lorsqu’il s’agit de diffuser les performances auprès du public par exemple ou bien auprès de spécialistes ou de futurs spécialistes (conservatoires, concours artistiques, académies, etc.): les notes musicales et leurs arrangements complexes, les variations sur un même thème de danse ou de chant, etc., peuvent constituer de véritables programmes de formation, d’éducation, de sélection. In fine, dans nos sociétés marchandes, la mesure établit qu’on le veuille ou non des comparaisons en termes de solvabilité de telle ou telle prouesse professionnelle qu’elle soit sportive, experte ou artistique.

    Comment ces performances, le plus souvent chiffrées (en enchainement de figures complexes, en pourcentage de réussite, etc.), sont-elles établies et surtout vécues par les premiers concernés, les professionnels, experts es corps?

    L’analyse esquissée ici de vingt et une histoires de vie souligne la culture corporelle mise en place pendant des années, voire des décennies. L’entrainement quotidien, les tentatives réussies ou infructueuses parcourent la vie de ces grands singuliers (Heinich, 1999, 2005), les blessures, les souffrances aussi, parfois. Leurs rapports au corps, objet de tout leur soin, bouleversent nos repères usuels: ils sentent/ressentent différemment l’air, l’espace, la pesanteur, etc. Certains développent des projets de vie originaux, souvent décalés par rapport à la vie normale. L’exception, si ce n’est l’excès, parsème leur quotidien, alors même que la mesure est devenue leur étalon. Pourtant, l’âge aidant peut aussi mesurer le déclin de leurs capacités... au moins aux yeux des autres, à ceux des concurrents plus jeunes. Nous présenterons dans un premier temps la mesure sportive et son importance de plus en plus patente, puis dans un second temps la place de la mesure dans les métiers artistiques et du secteur du luxe.

    Les sports en corps

    Analyser les sports et l’ensemble des exercices physiques est devenu aujourd’hui une activité de spécialistes au sein de nombreuses sciences. Les modifications physio, psycho ou sociologiques des corps (des) sportifs sont l’objet de recherches précises où la mesure est omniprésente.

    Dans le sport de haut niveau et les confrontations intensives, les corps humains sont soumis à rude épreuve; ils semblent participer à des contraintes, des expériences, voire à des expérimentations toujours plus poussées en termes de sollicitations musculaires, thermiques, respiratoires, alimentaires, d’alternance de veille et de sommeil, d’endurance et de résistance, de stress, de doute, de relations genrées, de domination, voire d’exploitation. Chaque niveau renseigne le phénomène pluriel d’adaptation du Sportif et plus généralement de l’Homme à son environnement qu’il soit humain, animal, végétal ou minéral. Avec le recul, ces analyses prennent en compte les modifications corporelles dans le court terme et sur de plus longues périodes. Elles permettent, d’une part, d’accroître le rendement humain: les records s’améliorent, la médecine sportive renseigne le sportif mais aussi tout un chacun sur les additifs et compléments alimentaires efficaces. Le dopage ne fragilise pas cette tendance, au contraire même, puisqu’il permet l’avènement de nouveaux records, voire indirectement qu’il exige la mise en place de nouveaux outils de mesure pour départager efficacement les pratiquant(e)s. D’autre part, ces avancées scientifiques améliorent sensiblement la gestion des risques propres aux sports (surentraînement, spécialisation précoce, à outrance, etc.) et à ses activités annexes (fatigue liée aux déplacements nombreux, aux sollicitations médiatiques, etc.). La iatrogénie [3] sportive est, ainsi, progressivement et de plus en plus souvent, éclairée par des recensions systématiques au sein des clubs, des laboratoires spécialisés ou plus largement à partir de la comptabilisation des accidents de la vie courante. Les données chiffrées permettent, idéalement, de mettre en place les recommandations préventives ad hoc: lois ou décrets visant la protection des jeunes sportifs, campagnes de sensibilisation à la violence valorisant le respect de l’autre ou bien le fair play (Bodin, Robène, Héas, 2004). Les acquis scientifiques concernant les sports apparaissent ainsi largement ambivalents, oscillant entre l’accroissement de la productivité corporelle d’une élite sportive et le développement harmonieux de l’activité corporelle pour la masse des pratiquants, auprès de personnes plus sédentaires, voire la tentative d’émergence d’une activité chez celles qui demeurent toujours réticentes malgré le risque morbide avéré de leur mode de vie inactive…

    La quantification des records sportifs

    Les performances des (corps) sportifs sont de plus en plus quantifiées. Cette caractéristique n’est pas nouvelle et existait au moins dans son principe dans le cadre des Jeux antiques en Grèce, celui des cirques de l’empire romain ou des pratiques corporelles au cours du Moyen Age ou de la Renaissance. Par contre, l’association de la performance avec la notion de record est plus récente (Brohm, 1993).

    Souvent l’objectif d’une pratique sportive se mesure à l’aune d’une performance traduite en mètre ou centimètre, en heure, minute ou seconde. Depuis plusieurs décennies, la seconde n’est plus suffisante pour départager les sportifs. Désormais, la dixième ou le centième de seconde est nécessaire. Le bilan annuel des sports n’échappe pas à ce cadrage es mensura. La première page du «Livre de l’année 2008» de L’Equipe confirme l’étendue de la mesure sportive. Chaque sous-titre des six photographies de la couverture souligne cette importance de la mesure; sont indiquées tour à tour, le temps du record, le nombre de records et de titres, l’âge de l’impétrant, son rang dans le classement mondial. Le nageur A. Bernard «vient, pour onze centièmes de seconde, de conquérir le plus beau titre de la natation». «A 23 ans, le Britannique (L. Hamilton) devient le plus jeune champion du monde de la Formule 1», etc. Lorsque le temps n’est pas véritablement l’étalon, les mesures sportives concernent les mouvements corporels réalisés et codifiés à l’avance, elles font l’objet d’un classement hiérarchique. Surtout, aujourd’hui, chaque action sportive ou parasportive est susceptible d’être chiffrée. Des statistiques enregistrées en temps réels pour les sports les plus valorisés précisent désormais le nombre de balles jouées, de passes décisives (i.e. qui permettent un but par exemple), de «rebonds» sous le panier, etc. Le temps de pratique n’est plus seulement valable pour les équipes qui se confrontent, mais aussi pour chaque joueur. Ses performances sont calculées au prorata de son temps effectif de jeu, ouvrant ainsi la porte à des calculs de plus en plus complexes. Etre un sportif remplaçant n’exonère pas de ces calculs statistiques. Les (télé)spectateurs, aussi, sont jaugés. Une rencontre sportive est évaluée aussi à l’aune de la présence importante ou non de spectateurs, de téléspectateurs. L’intérêt de la rencontre est calculé à partir de cette présence corporelle massive ou non... ce qui limite considérablement l’ouverture aux pratiques minoritaires, voire ostracisées comme les sports féminins ou les pratiques en dehors des institutions fédérales (Héas, 2005). Cette sportivisation des sociétés modernes se développe au détriment d’autres activités culturelles. Parfois, les sports monopolisent l’attention et les crédits du niveau local au niveau international au point de diligenter par exemple certaines modes vestimentaires, les rencontres amicales, les relations entre adultes et enfants ou encore entre conjoints. Cette prééminence contemporaine est alors analysée d’une manière critique comme une «utopie sportive (qui) conjugue: l’omnipotie (le sport est partout) et l’omnichronie (le sport est toujours là)» (Redeker, 2002, 75).

    Le nombre dans les arts et les métiers du luxe comme principes directeur?

    Les interviewés (N= 21) [4], professionnels du luxe et des métiers artistiques, ne peuvent assurément être réduit à la mesure de leur activité. Toutefois, la mesure notamment des performances de leur propre corps est essentielle à prendre en compte pour mieux saisir leurs comportements, et finalement leurs trajectoires professionnelles.

    L’importance des nombres est tapie parfois dans des professions où on ne l’attend pas: le monde professionnel des odeurs par exemple. Dans les métiers de la parfumerie, en effet, les plus grands spécialistes des odeurs, les «nez», n’hésitent pas à mettre en avant leur mémoire comme compétence professionnelle exacerbée. En ce sens restreint mais influent, être parfumeur revient à être capable de mémoriser des centaines, voire des milliers de combinaisons:

    «Dans la société où je travaille actuellement, on distingue quatorze familles olfactives clés, mais on peut compter jusqu’à dix mille matières premières. Toutefois, actuellement, ce nombre est réduit à environ trois mille cinq cents (produits naturels et produits de synthèse). Mais la capacité de mémorisation d’un bon parfumeur peut aller jusqu’à cinq mille odeurs, avec toutes leurs nuances!» Alain Garossi, parfumeur, « nez », dans la filiale américaine de la société Quest International, 11/2004.

    Le travail quotidien de tel ou tel «nez» dans une grosse entreprise de cosmétique comporte, ainsi, la mise en équation de dizaines de fragrances, l’évaluation de dizaines d’odeurs par jour! Les matières premières sont grosso modo les mêmes entre les entreprises de parfumerie. Les odeurs synthétiques ont pris le pas sur les odeurs de la nature qui «de toute façon ne sont pas si intéressantes » selon cette professionnelle de 40 ans, dont près de 20 ans en Allemagne et en France au service d’entreprises célèbres. Une formule olfactive est censée guider chaque projet soumis à des tests multiples. Or, ces professionnels mènent différents projets de front: vingt projets en simultanée par nez est une moyenne dans les plus grosses entreprises de la parfumerie mondiale. Les équations doivent être constamment adaptées aux nouvelles évaluations qui du commanditaire et de ses contraintes de temps, d’argent, etc., qui de la nouvelle étude de marché soulignant l’appétence de telle population-cible pour telle odeur. Les variations sont comparées, les équations modifiées à moult reprises. Des ratios mesurent la persistance ou la «coloration» d’un parfum, ils peuvent se substituer au travail corporel du reniflement de telle ou telle fragrance. Au point que certaines expertes interviewées ont parfois l’impression d’être de «véritables poules pondeuses (dixit)», dont l’objectif professionnel se réduit à un rendement pécuniaire de l’odeur mise sur le marché. Le plus difficile à vivre pour ces nez est sans doute que les règles d’évaluation de leur expertise changent constamment, que la plupart de leurs travaux d’expertise sont voués à l’échec, c’est-à-dire à l’arrêt brutal en cours de construction. A tel point que perdre 90% des projets proposés par un expert olfactif et son équipe est considéré comme normal, le seuil critique avoisine les 95% de refus par an et au-delà! Chaque nez et son équipe sont évalués et rémunérés avec force de primes à l’aune de ces réussites. Les odeurs sont soumises à des indicateurs dans le cadre d’un «système de notations», à première vue objectif… qui n’en demeure pas moins soumis à des jugements subjectifs in fine. Surtout, difficile de s’en tenir à ces cases préétablies lorsque le professionnel considère son travail comme un «bricolage subtil», un métier où l’intuition prend un sens particulier, véritable artisanat de haut vol. Cette difficulté s’accroit a fortiori pour ceux ou celles qui vivent leur métier comme une élection culturelle, transmise de génération en génération au sein d’une famille renommée dans la capitale du parfum, Grasse. Il devient plus aisé de comprendre que face à de telles sollicitations, parfois contradictoires, l’épuisement professionnel touche, parfois, de plein fouet ces expert(e)s sur entrainé(e)s et, en quelque sorte, sur exploité(e)s.

    Les prouesses artistiques en mesure

    Les artistes soulignent aussi l’accroissement considérable des performances réalisées dans leur spécialité ces dernières décennies. Le nombre agit ici comme un juge de paix, voire comme un couperet professionnel. Ainsi, en jonglerie, manier 5 balles n’est plus un horizon indépassable, loin s’en faut. En quelques années, le jongleur B. Lantérie souligne comment les difficultés artistiques se sont considérablement accrues au point que les meilleurs n’hésitent plus à jongler avec 9 ou 10 balles aujourd’hui, ou alors avec 12 cerceaux en même temps. Ces performances étaient, selon lui, impensables il y a quelques années encore [5]. La concurrence est surtout devenue omniprésente. Désormais, jongler avec 5 massues par exemple n’est plus l’apanage d’une minorité: des centaines d’artistes réalisent cette prouesse dans leur spectacle à longueur d’années de par le monde. Il s’agit aujourd’hui de manier 7 massues sous peine de ne pas attirer l’œil intéressé des mass médias, des managers, des offreurs de spectacles.

    Un autre artiste, P. Rousseau, aujourd’hui reconnu pour ses numéros d’équilibrisme indique précisément cette concurrence incroyable entre les jongleurs au milieu des années 1990 en France et en Europe; elle a été pour lui un vecteur de changement de spécialité. Après 9 ans de jonglage professionnel, il décide d’entreprendre une nouvelle carrière en raison à la fois de la difficulté qu’il avait à améliorer sans cesse ses propres performances techniques et face à la concurrence «des tonnes de jongleurs de haut niveau (dixit) ». Sur les 100 meilleurs jongleurs de l’époque, il s’estimait au niveau de la vingtième ou trentième place en termes de performances comptables (c’est-à-dire en nombre de balles utilisées). De son propre aveu, c’était largement insuffisant pour espérer continuer à faire carrière dans de bonnes conditions. Il a tenté un virage vers l’équilibrisme qui l’a incité à proposer une nouvelle attraction inédite sous la forme d’un montage technique novateur: un fil tendu sur une planche, elle-même en équilibre sur un rouleau. Cette invention technique lui a permis de se distinguer et d’être médiatisé internationalement. Face à cet engouement, il a tenté de battre le record mondial de l’époque d’équilibre sur «rouleaux américains». Avec cinq rouleaux sous les pieds, il a définitivement marqué le marché de l’équilibre mondial. Ces deux numéros artistiques nouveaux lui ont demandé au total cinq années de travail en coulisses, loin des plateaux, à force d’exercices quotidiens de coordination motrice, d’assouplissements, de séances de massage pour récupérer son corps sollicité à outrance. Depuis, en raison de son âge, il ne peut plus réitérer cet exploit, mais navigue toujours sur cette vague de popularité, et module progressivement ses spectacles. Il espère toujours être au top de l’équilibrisme pour ses 50 ans, ce qui constitue à ses yeux le combat de son milieu de carrière artistique: «je suis en bataille permanente avec mon vieillissement!».

    Les artistes de la voix (chanteurs, imitateurs, beat boxers [6], etc.) ne sont pas en reste, loin s’en faut. Bien qu’ils s’en défendent mollement parfois au cours des entretiens, chaque professionnel est capable et n’hésite pas à indiquer sur son site professionnel le nombre de voix qu’il ou elle peut imiter. Les paniers de voix de ces artistes de l’imitation s’échelonnent de 30 à plusieurs centaines de voix différentes. Ils sont toutefois assez rares à atteindre les centaines de voix (comme A. P. Gagnon, «l’homme aux 400 voix»). Cette pléthore d’imitations est parfois l’objet de véritables performances d’endurance lorsque l’imitateur s’engage à imiter sans arrêt, au cours d’une même chanson par exemple, plusieurs voix. Le tour de force vocal est à son comble lorsque par exemple l’imitateur masculin alterne voix masculines et féminines au sein d’une même chanson.

    Les beat boxers sont, eux aussi, soumis à ce traitement quantitatif qu’ils le veuillent ou non. Leur maniement des sons étonnent ou énervent selon la culture de leurs auditeurs. Avec l’alternance des rythmes sur un mode accéléré et le phénomène d’illusions acoustiques, il est parfois étonnant de sembler entendre en même temps plusieurs mélodies, couplées à différents instruments de musiques (cordes, cuivres, percussions, sons électroniques, etc.). Le doute a ainsi pu surgir dans le cadre d’émissions télévisées où s’opère justement une sélection pour déterminer le ou les chanteurs de l’année. J. Poolpo a connu son heure de gloire lorsqu’au lieu de chanter devant le jury, il a exécuté des sons de beat box, somme toute classiques, mais qui ont ébahi les membres du jury, professionnels du chant peu accoutumés à ce type d’exercices vocaux et buccaux [7]. La répétition et le rythme effréné de certaines performances sont parfois hallucinants. Les commentaires sur ces performances oscillent entre admiration et sarcasme: «mi ventriloque, mi homme orchestre, le nouveau candidat n’est pas là pour amuser la galerie!». Chaque beat boxer a ses spécificités et est reconnu pour imiter parfaitement tel ou tel son: charleston, son électronique, grosse caisse, etc. Comme souvent pour ces pratiques issues de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les cultures urbaines, plus ou moins underground, les performeurs se rencontrent au cours de joutes, de batailles (battle). Un beat boxer exécute généralement une vocalise pendant quelques minutes. Les muscles des joues, de la langue, du larynx, les effets sur la respiration sont intenses, cet exercice soumet l’ensemble du corps du chanteur à une forte contribution. Depuis ces premiers duels en face à face, de plus en plus, ces chanteurs-imitateurs construisent des scénarios, des mélodies, ménagent le suspens de leur intervention scénique, etc. Leurs performances durent immanquablement plus longtemps: le temps de la pratique vocale s’allonge et devient un nouvel étalon de mesure. Avec l’âge, les beat boxers s’interrogent aussi sur leur capacité à durer comme artiste vocal. Certains hésitent à se lancer corps et âme dans la carrière, avec la peur de ne pouvoir à la fois maintenir le niveau de leur performance corporelle, mais aussi face à la concurrence, risquer de ne plus pouvoir vivre de cet art buccal (faiblement reconnu par les institutions musicales et culturelles). D’autres n’hésitent pas à franchir des frontières symboliques en s’associant avec des chanteurs plus classiques (Ezra par exemple et la chanteuse Camille, double victoire de la musique en 2006, interprète féminine de l’année 2009), voire avec des orchestres symphoniques comme le Philarmonique de NY ou dans le cadre d’universités prestigieuses comme Columbia pour le «roi du beat box K. Muhammad». Le nombre prend ici aussi toute son importance symbolique. Le beat boxer adulé par ses pairs peut savourer le plaisir d’avoir imaginé sa performance vocale au sein d’un ensemble de musique classique. Ce faisant, il propulse cette technique au-delà de la rue et des sans grades de la musique, au sein d’antres de la musique classique… un moment au moins. Il permet au beat box d’être écouté, si ce n’est apprécié, par un plus grand nombre. Les beat boxers qui n’arrivent pas à s’aligner sur ces nouveaux credo abandonnent souvent la pratique, faute de pouvoir maintenir l’attention de l’auditoire, faute de pouvoir continuer à intéresser des professionnels du spectacle…

    En guise de conclusion

    Cette frénésie quantitativiste ou quantophrénie est désormais intégrée par les sportifs eux-mêmes, par les experts es corps et par les artistes quelle que soit leur spécialité: le moindre ratio permet d’évaluer une progression ou une déclinaison de leurs performances, un «retour de forme» ou de créativité ou au contraire une baisse ponctuelle ou inéluctable. A la manière de la Physiognomonie qui interprétait à partir des traits morphologiques tel ou tel caractère, les mesures veulent préciser, programmer, si ce n’est prévoir les performances de ces professionnels d’exception (Le Breton, 1992b, 84). Ces mesures pléthoriques rassurent, elles fonctionnent comme des moyens de réassurance pseudo scientifiques.

    En effet, l’usage des statistiques dans les sports et dans les arts contemporains détrône les autres manières de présager de la valeur de la vie des êtres humains, et notamment de la vie des professionnels enquêtés ici. Il fonctionne largement sous le couvert d’une pensée magique où l’efficacité symbolique entre en ligne de compte au niveau individuel et collectif. J’appelle ce processus articulant les contraintes et les possibilités collectives aux désirs individuels mâtinés de symboles: l’individualisation symbolique. Comme toute pratique, les statistiques sont polysémiques, la mesure est ambivalente. La mesure sportive ou artistique devient «fétiche - faitiche» selon le jeu de mot de B. Latour (1996). L’auteur rappelle ainsi que dans la culture occidentale comme dans toutes les civilisations, des événements qui se répètent notamment font partie intégrante de croyances, ou à tout le moins d’usages fétiches. En Occident, les découvertes et les avancées scientifiques peuvent être utilisées aussi dans ce sens mythologique.

    La mesure soutient le sens des actions individuelles et devient une allégorie d’un ensemble de pratiques progressivement rationalisées. Les sports et les arts quantifiés sont en ce sens rassurants, car ils apparaissent contrôlés et contrôlables, ils renvoient surtout à l’image de performances corporelles toujours améliorées, en progression quasi infinie. Ces usages professionnels deviennent des parangons du progrès humain ; leur mise en scène par les médias et par les professionnels eux-mêmes, souligne cette facette du corps actuel, une facette essentielle de la culture contemporaine…

    Notes

    1] Entendre ici les autres humains, mais surtout ceux qui sont différents d’un point de vue culturel; d’où l’utilisation du «A» majuscule pour les caractériser. Idem pour Individu, noté ici avec une majuscule.
    2] Qui bien sûr n’en est jamais un!
    3] La iatrogénie exprime l’ensemble des conséquences négatives ou indésirables sur le corps humain, sur la santé.
    4] A ce jour, nous avons réalisé des entretiens avec un acrobate, deux apnéistes, deux beat boxers, une chanteuse lyrique, un copiste, une contorsionniste, un équilibriste, un funambule, deux jongleurs, un fakir, deux imitateurs, deux mimes, deux nez, une œnologue, un yogi.
    5] Il omet au moins un illustre prédécesseur E. Rastelli capable de telles prouesses aux débuts du XXème siècle. Ce dernier n’a d’ailleurs «jamais été dépassé! (dixit)» selon Henry’s le funambule, lors de son entretien avec nous en janvier 2009.
    6] Le Human Beat Box consiste à reproduire des sons d’instruments, des boites à rythme avec la bouche et le souffle.
    7] Emission La Nouvelle Star, 2007. Les vidéos de cette performance en beat box et les réactions du jury sont disponibles sur l’Internet.

    Bibliographie

    Balandier G., (1993). «Postface, où il est question de la modernité », in: G. Gosselin, (dir.), Les nouveaux enjeux de l’anthropologie. Autour de Georges Balandier, Paris, L’Harmattan, pp. 295-302.
    Bodin D., Robène L., Héas S. (2004). Sports et violences en Europe, Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe (disponible en anglais), septembre.
    Bodin D., Héas S., (2002). Introduction à la sociologie des sports, Paris, Edition Chiron, janvier.
    Brohm, J-M. (1993). Les meutes sportives. Critique de la domination, Paris, L'harmattan.
    Carrive L., (2008). «La performance corporelle: de la mesure aux limites», Champ psychosomatique, N°51, «Performances corporelles», pp. 129-146.
    Héas S., (2008). «Des sens d’exception? Premiers éléments d’analyse de l’excellence corporelle contemporaine», Champ psychosomatique, n.51, «Performances corporelles», décembre, pp. 25-42.
    Héas S., (2005). D’une sociologie à une autre. Des pratiques psychocorporelles aux sports minoritaires, Habilitation à Diriger des Recherches en sociologue, soutenue à l’université Rennes 2, le 13 décembre.
    Héas, S., Bodin D., Robène L., Chavet M., Aït Abdelmalek A., (2005). «Les Vietnamiens en France: essai d’analyse de l’évitement versus du dévoilement stigmatisants par la pratique sportive», Migrations et société, 27.
    Heinich N., (1999). L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris, La Découverte.
    Heinich N., (2005). L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard.
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    Redeker R., (2002). Le sport contre les peuples, Paris, Berg international éditeurs.


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