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La vie, l’excès, l’autobiographie / Sous la direction de Beatrice Barbalato / Vol.20 N.1 2022

Chaplin universel et autobiographique

Adolphe Nysenholc

magma@analisiqualitativa.com

Prof. Honoraire, Université Libre de Bruxelles. Auteur d’essais : Charles Chaplin. Le Rêve (2019) et André Delvaux ou le réalisme magique (Coll. 7e Art, Cerf, 2007), d’une autobiographie: Bubelè l’enfant à l’ombre (2013, Coll. du Patrimoine littéraire francophone belge, trad. en italien et en néerlandais), de la pièce Mère de guerre (2006, présentée dans 7 pays; voir United States Holocaust Memorial Museum, Washington DC). Prix littéraire de la Communauté française. Rédacteur en chef de IMAJ/dvd News. Président de l’Enfant Caché-Belgium.

 

Abstract

Chez Charles Chaplin, tout est excès. Le plus grand maître du muet et qui était contre le parlant a terminé sa carrière en écrivant un gros livre sur-lui-même: My Autobiography, un best-seller. De fait, toute sa production cinématographique a une dimension extrêmement autobiographique. C’est manifeste avec Limelight, qui met en scène un clown renommé jadis, qui ne fait plus rire. C’était le drame de Chaplin chenu qui, ayant atteint la limite d’âge, ne pouvait plus faire Charlot, man-child. Et dans ce film parlant de 1952, il ose, comme nul cinéaste, avouer, en gros plan, au monde entier, sa tragédie personnelle: le «Roi du rire» n’était plus très comique. Néanmoins, dans sa production du temps du muet, on ressentait déjà en 1921 The Kid, comme autobiographique, par l’évocation de son enfance dans les taudis. Après tout, Charlot, apparemment si différent de Chaplin, en exprime le moi peut-être le plus archaïque, son premier moi traumatisé. En tout cas, si ce qui caractérise son art est l’économie de moyen dans la gestuelle comme dans la narration, il n’hésite pas à tourner d’innombrables fois une scène jusqu’à ce qu’elle soit parfaite, voire épurée. De l’hyperbole à la litote, tout chez lui est superlatif.

 

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John Doyle (1797 Dublino, 1868 Londra), La caduta di Icaro, 1834,
The Metropolitan Museum of Art, New York.

Chaplin : My Autobiography

 

Le titre de son livre, My Autobiography (Chaplin, 1964), pourrait être le titre de tout son œuvre filmé. Chez Charles Chaplin, tout est excès. Il n’y a pas un qualificatif qui le caractérise qui ne soit pas « le plus ». Richissime, « nervosissime » (Delluc L. 1921: 25) « le plus grand homme du cinéma » (Mitry J. 1952:11), « Charlie fut le plus aimé, Chaplin le plus haï » (Quigly I. 1968:149)… From rag to riches était le titre de la pièce où, boy acteur, Charlie joua, en Grande Bretagne, un enfant des rues, abandonné qui rassemble in fine sa famille disséminée de par le monde et gagne une fortune, une prémonition de son extraordinaire destinée! Le créateur de Charlot, était le héros d’un Bildungsroman qui a fait rêver tout un siècle et au-delà. Il dicte un article « Contre le parlant » (« Against the talkies ») en 1928 et publie un livre très parlant sur sa vie en 1964. Le plus grand maître du muet a terminé sa carrière en écrivant sa bonne parole, pour ne pas dire son évangile, My Autobiography. De fait, il n’y pas solution de continuité.

 

Toute sa production cinématographique a une dimension profondément autobiographique. C’est évident dans Limelight (1952), avec un clown jadis célèbre, qui ne fait plus rire. C’était le drame de Chaplin chenu qui, ayant atteint la limite d’âge, ne pouvait plus faire en Charlie, un homme-enfant. Dans ce talkie, il avoue, en public, sa tragédie privée: the King of comedy, comme on titrait auparavant, n’était plus comique.

 

Néanmoins, dans ses œuvres sans parole, on percevait déjà, en 1921, The Kid, comme une évocation de son enfance misérable: des larmes converties en rire grâce à une extrême résilience. Ceci dit, Charlot mal fagoté, dont le look ne ressemble pas à Sir Chaplin, adulte tiré à quatre épingles, exprime, en filigrane, le moi profond de son auteur, et même son je peut-être le plus archaïque, car ses gags, transgressifs, exploitent, en un geste allusif souvent, au-delà de la mémoire, de nombreux traits de la prime enfance (Nysenholc A. 2002, passim). De l’hyperbole à la litote, tout chez lui est superlatif.

 

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Charlot. Copyright © Roy Export S.A.S.

De Chaplin à Charlot et vice-versa

 

Il semble jouer un être qui n’est pas lui, et il n’y a pas plus Chaplin que Charlot. Je est un autre, seulement en apparence. Charles est en Charlie, tel qu’en lui-même.

 

Mais borderline, Chaplin est continuellement aux limites de lui-même, soi et autre. Quasi bipolaire, il est tendu dans l’arc de contradictions les plus diverses. Charlot incarne l’Anglais moyen de son pays natal (Chaplin, 1918) mais Chaplin se dit Citoyen du Monde; il ne parle pas et est « entendu » dans le monde entier; pauvre hère, il finit riche d’une mine d’or (The Gold Rush); il a su se rendre visible à tous etest amoureux d’une aveugle qui ne le reconnaît même pas d’emblée quand elle recouvre la vue (City Lights); en vagabond, il représente un marginal assez illettré, mais, artiste de génie, il se trouve au cœur de la culture de son temps; senior, il joue à Faust vieux qui renonce à sa Marguerite (Limelight) alors qu’il vient d’épouser une jeune fille, Oona O’Neil, dont il a trois fois l’âge; tramp sans famille dans les films, il aura avec celle-ci dans la vie une famille nombreuse de huit enfants ; il est un des hommes les plus fortunés des Etats-Unis sans être américain (ce que lui reprocheront farouchement les « patriotes »); il est le maître incontesté du muet, hors de tout idiome, et finit écrivain anglais.

 

Son décor est néo-réaliste avant la lettre et son personnage est fantaisiste, dada, admiré par les surréalistes. Si on ne peut prêter un discours intérieur à Charlot, Chaplin se révèle un homme qui réfléchit profondément sur son art, sur la comédie, sur ses choix dans la salle de montage, sur lui-même. Charlot paraît on ne plus extraverti pour un Chaplin on ne peut plus introverti. Il semble le plus objectif et se révèle le plus subjectif. Il n’y a pas un trait de Chaplin qui ne soit pas vécu dans ses contraires jusqu’aux extrêmes. Il est un cocktail de paradoxes (Fry W.1991: 61).

 

Charlot ou Chaplin par lui-même

 

Je suis devenu riche en jouant le pauvre. Mais Chaplin riche comme Crésus, en Charlot pauvre comme un Jésus, rejoue son enfance. Il est deux en un. En tout. Tout cela s’inscrit dans son costume, aristo au-dessus de la ceinture, clodo, dessous (Nysenholc A. 2002: 225). Gentleman aux sentiments nobles au-dessus du nombril (il suffit de voir en close-up son visage enamouré si pur dans l’émotion), et plutôt kid dessous… le lieu aux coups bas au…, fuyant à toutes jambes, lâche par instinct de conservation, et perdu dans un pantalon et des chaussures trop grands pour lui. Chaplin dans la tête, Charlot dans les pieds.

 

Une autobiographie c’est un récit de vie dont le personnage, qui parle à la première personne, est l’auteur qui le signe (Lejeune Ph. 1975). « Je suis né à… ». Mais au cinéma, « Je » demeure dans la bande son. Pour évoquer son passé dans l’image, il faut recourir à un acteur plus jeune qui n’est pas soi. Truffaut, pour Les 400 coups de sa propre jeunesse confie le rôle à Paul Léaud, et observe même que souvent l’acteur fétiche d’un réalisateur lui ressemble. Un cran plus loin que le réalisateur français, Chaplin joue en personne le héros de ses films.

 

Mais, Charles Chaplin sur le tard a composé Histoire de ma vie (1964). Et ses films ne seraient pas autobiographiques? De fait, il avait déjà signé My trip abroad (Mes voyages), en 1921. C’est le livre qu’il dicte dans le train du retour de son périple en Europe, après avoir présenté The Kid (1921) dans la capitale britannique, sa ville natale. Or, on considéra ce film d’emblée comme « autobiographique » [passim dans la critique mondiale] sur sa jeune vie jadis dans les taudis de Lambeth à Londres. Alors qu’il est revenu pour la première fois des Etats-Unis dans son pays d’origine, dont il était exilé depuis 7 ans, les journaux britanniques titrèrent « le retour du fils prodige ». Chaplin avait décidé sur un coup de tête de venir montrer son film là où il est né, là où on pouvait authentifier que Le Gosse c’était lui. Et il fut bel et bien reconnu. Cet orphelin, jadis enfant abandonné, fut accueilli triomphalement comme le Fils de la nation, tout comme Charlot adopte avec une infinie tendresse le kid, enfant trouvé.

 

De fait, dans The Kid, avoir mis en scène un nouveau-né au maillot abandonné au pied d’une caque dans une impasse des faubourgs, révèle ce qu’a dû souffrir le jeune Charlie le jour où, rentré à la maison, il n’y avait plus sa mère, – ignorant qu’on l’avait embarquée à l’asile. Et, au milieu du film, montrer une mère assise sur le pas de la porte (incarnée par Edna Purviance), à côté de son bambin qu’elle avait délaissé naguère (Jackie Coogan), sans savoir qu’il est le sien, – alors qu’elle pense à lui avec remords en tenant dans les bras le bébé qu’une habitante du quartier lui confie pour en recevoir quelque sou, – prend racine dans l’aveuglement de la mère aliénée de Chaplin qui ne se doute pas plus tard que son fils est devenu une vedette du 7e art. Cette scène dramatique, où ne figure pas Charlot, exprime la détresse du petit Charlie. Enfin, imaginer un Charlot complètement démuni qui s’occupe avec toute son affection d’un enfant perdu s’origine dans l’expérience malheureuse d’un fils dont le père, appelé aussi Charles Chaplin (senior), abandonne le domicile conjugal. À travers son héros, Chaplin, qui fait ce qu’on n’a pas fait avec lui, donne la leçon à son géniteur pour démontrer qu’il est un meilleur père…

 

Chaplin a l’art de faire passer comme personne les émotions authentiques de son enfance, grâce à sa drôlerie qui escamote la pitié et rejette la complaisance. Il peut être le plus autobiographique car il peut en même temps l’être le moins (Nysenholc, 2002: 127-129). En tout cas, le souhait le plus enfoui du petit Charlie était qu’un Charlot le recueille aussi. Et grâce à l’humour, il transcende ses douloureux affects en mettant héroïquement son trauma à distance.

 

Mais, avant 1921, Charlot n’était-il pas autobiographique? À la sortie du Kid, les gens ne semblent pas avoir été tellement surpris qu’il parlât de lui, comme s’ils avaient déjà perçu que Charlot était quelque part Chaplin, que Charlot « parlait » Chaplin. De fait depuis le début, il disait son enfance, dans son accoutrement, des hardes de jadis habits trop étroits en haut comme s’il avait grandi trop vite, et en bas trop larges comme s’il devait encore se développer, qui lui donnaient un corps en croissance. Et il dit son originalité dans ses gags, qui révélaient souvent l’esprit prélogique de l’âge tendre (notamment quand il invite un nourrisson à partager la lecture d’un livre de prière lors de l’office dans le temple de Easystreet, où le petit des deux n’est pas celui qu’on croit). L’enfant qu’il élève fut aussitôt perçu comme son équivalent, un « Charlot enfant », lui en dehors de lui, sa nature profonde exhibée.

 

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The Kid (Le Gosse, 1921).Copyright © Roy Export S.A.S.

Certes, Chaplin en parlant de Charlot disait « Il ». Pourtant c’était un je. C’était lui qui l’incarnait. Mais l’auteur ne prêtait pas seulement son corps au personnage, mais aussi son âme, le jeune esprit qui l’animait, son humour où l’adulte, qui joue l’autre en le rendant risible, rit en fait de lui-même quand continuellement surgit par bouffées, dans ses gaffes, un retour du refoulé le plus lointain.

 

Certes, Chaplin est diamétralement opposé à Charlot. Décrire Charles Spencer Chaplin, cinéaste créateur, c’est faire le portrait de l’anti-Charlot, pair entre les grands de ce monde (Nysenholc A. 2002: 217-219). En pleine gloire du Kid, King Chaplin devise avec les écrivains: Bertolt Brecht, Bernard Shaw; s’entretient avec les artistes comme Chaliapine, la Pavlova, Schoenberg. Churchill, Gandhi: il rencontre les grands hommes du siècle.

 

Chaplin, au service de Charlot éternel apprenti, est un patron, propriétaire de studio, homme d’affaires avisé, le co-fondateur des United Artists. L’artiste créateur en pleine maturité n’a pas grand-chose à voir, semble-t-il, avec sa créature. Chaplin, en Charlot, jouait apparemment le contraire de lui-même. De fait, Charlot était un double (Rank O. 1973:127), une défense qui le préservait contre la fatalité, un moi en mieux, son premier moi.

 

De là, confondant le personnage et la personne, on parlait souvent à propos de Chaplin en termes de Charlot (Nysenholc A. 2002: 217-219). « La caractéristique de Chaplin, c’est qu’en dépit de ses cheveux gris, il a conservé de l’enfant la spontanéité des réactions aux événements » (Eisenstein S. M. 1972:142). L’image de l’homme privé était souvent celle d’un Kid Chaplin. « Chaplin est très gai, je dirais presque très enfant », confirme Max Linder (1919: 70).

 

Transgression

 

Chaplin, à travers Charlot, Verdoux, Calvero, Shadow, se transgresse continuellement lui-même, dans un passage constant à la limite. S’étant hissé au sommet dans la haute, Chaplin en tramp se montre comme tombé, par un revers de fortune, dans les bas-fonds de la société dont il cherche à se tirer, Rob Wagner parle de « shabby gentility  » (2002: 239).

 

Mr logeant dans une Maison de maître, il se donne à voir en SDF, dormant dans la rue (Easystreet), sur un banc (In the Park), dans un terrain vague (A dog’s Life), dans un square (City Lights)… Don Juan dans la vie de quelques dizaines de starlettes, il joue, dans les films, l’amour platonique, un Tristan, fidèle et perdant finalement son Yseut (The Circus, City Lights, The Great Dictator), reproduisant son premier amour londonien pour Hetty disparue… Grand homme accueilli partout en triomphe, il se met en scène en laissé-pour-compte débouté de partout.

 

Adulte réfléchi et grand homme à la réussite éclatante, il se plaît à apparaître gaffeur (gags obligent). Chaplin en Charlot va toujours au bout de lui-même, au-delà de soi, sachant jusqu’où il peut aller trop loin. Tout son art casse son image d’homme pour retrouver son innocence, revenir au paradis fantasmé des premières années, où l’on fait rire autour de soi de bonheur, où l’on est naturellement amusant: l’âge d’or du comique. Il brise un tabou, car il n’est pas permis à un adulte d’être son premier soi, « pervers polymorphe  (Freud S. 1905d: 48). La société, que cela mettrait en péril, en interdit la mémoire.

 

Son génie est ur-geist. D’où cette recréation de l’infant (au sens anglais) et la multiplication infinie d’infantilités, des traits manifestants sa réalité première, sa spontanéité. D’où la mutité, comme s’il se situait avant le langage, lui le grand communicateur du siècle présent dans tous les médias avec d’innombrables interviews… Dans la vie, il avait le goût des mineures, il a dû en épouser deux pour éviter la justice. Mais, dans ses films, il avait besoin de femme-enfant comme équivalent de Charlot, man-child (McCaffrey D. W. 1968: 48). Les nécessités de son art l’ont poussé à franchir plus d’une frontière non-autorisée.

 

Il n’y a ainsi pas de juste milieu chez Chaplin. Le discours humaniste de l’humble barbier qui clôt Le Dictateur quasi en prophète fait en prenant de la hauteur le contrepied de la harangue baragouinée en baby-talk du dictateur au début du film, lequel retrace la rivalité sourde entre Chaplin et Hitler, qui lui a volé sa moustache (Nysenholc A. 2020: 113-124).

 

Mais surtout Chaplin en Charlot exprime son moi profond. Certes, s’appelant Charles (dont l’étymologie est Carl, « homme », Charlemagne étant le grand homme et Charlot le petit), il était comme prédestiné à être l’homme en général, Monsieur tout le monde, dans ses films.

 

De fait, gentleman déchu, en Charlot, il portait de haut en bas toute la société sur lui; man-child, il était tous les âges d’une vie; androgyne (voir Mamzelle Charlot, 1914), il était animus et anima, tous les sexes; excentrique comme vagabond, central comme créateur (toujours au centre de l’image, dans l’usine à rêves, dans l’actualité des temps modernes): il était un condensé synthétique de l’humanité.

 

Chaplin porte assurément le derby de la City, son lieu natal. N’empêche, il était profondément lui-même, unique. S’il apparaissait si humain, c’est qu’il se demandait ce que tout le monde ferait dans telle situation pour pouvoir surprendre en faisant le contraire, mais affirmant la norme par sa singularité. Où il est profondément un moi, c’est quand il exploite le premier âge pour faire rire: il plonge loin en lui-même pour sortir ces gags qui révèlent le temps où tout est neuf dont on n’a aucun souvenir. Sa démarche chaloupée, avec les pieds en dehors, est une démarche d’enfant débutant (Ibid.: 14-15), et qui a surgi de son inconscient le plus primitif. Mais tout cela est à peine suggéré. Aussi, le voir c’est se voir à un âge dont on n’a aucune mémoire. Son moi devient la projection du nôtre.

 

Le spectateur qui s’identifie peut croire vivre sa vie profonde, antérieure, et que s’écrit sur l’écran sa propre autobiographie… Mais cet homme qui commence avec une gestuelle de petit enfant (ses culbutes en roulé-boulé, sa montée non alternée de escaliers…), exprime son temps d’une guerre mondiale à l’autre (Charlot soldat, 1918, Le Dictateur, 1940).

 

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Limelight (Les Feux de la Rampe, 1952). Copyright © Roy Export S.A.S.

À la fin du Dictateur (1940), Charlot cessa déjà d’être. Dans le discours final du barbier du ghetto, on voit peu à peu apparaître à travers le visage de Charlot (Bazin A. 1961: 99), celui ridé, grisonnant de Chaplin qui parle pour lui (à jamais muet), où s’avoue que l’autre était bien lui-même. Au fond de Charlot, était depuis toujours Chaplin, son créateur, sa source, sa vie (Nysenholc A. 2020, passim).

 

Et d’ailleurs, il persiste et signe, car le masque de Charlot tombé, dans Limelight (1952), il confesse son malheur de ne plus pouvoir être lui-même, faire le Charlot, et d’être à l’âge avancé d’un Faust qui ne peut plus séduire (le public).

 

On le voit en Calvero, à la fin de sa performance dans un music-hall, où il a chanté et dansé joyeusement une chanson absurde de sa composition, genre Lewis Caroll, avec le regard perdu, si triste, quand il aperçoit en contrechamp que la salle de spectacle est entièrement vide. Et ce cauchemar fait comprendre combien Chaplin a dû être désespéré. Lui qui pouvait remplir des salles de milliers de spectateurs, il ne ferait plus courir les foules! Il s’y sauve de la dépression par l’ironie, une autodérision rentrée de créateur par laquelle il s’efforce de se tenir droit, une moquerie de soi par quoi il retrouve sa dignité.

 

Au bout de sa carrière, s’impose, au premier plan, une autobiographie franche, dans ce film de sa maturité, où Calvero sur scène joue un alter ego de Charlot, et Calvero dans la vie, un sosie de Chaplin. Là, il reconnaît: finie la comédie. Malgré la gloire passée, il n’est plus que l’ombre de lui-même.

 

Quel cinéaste a osé cette sincérité, qui est pourtant la première vertu d’une autobiographie ? Que le maître du comique par excellence a eu la force de dire, face caméra au monde entier, sa faiblesse majeure de ne plus être drôle, est sans exemple. Mais c’est exactement l’application de l’humour selon Freud, rire de soi, surmonter son traumatisme ou son grand défaut en le regardant de haut, comme les adultes s’amusaient de nos petites misères d’enfant pour les relativiser. Cela permet de ne pas sombrer dans une mélancolie mortifère et de se reconstruire en mieux. L’humour est un sursaut. Il affirme « l’invulnérabilité du moi » (FreudS.1905: 362,372,369).

 

De la Keystone à la Mutual, il n’y avait rien de très visiblement autobiographique, sinon des reprises de sketch de chez Karno (Scheide F. M.). Mais, A night in a show (Essanay 1915)est une adaptation du spectacle avec lequel il avait fait une tournée aux Etats-Unis en 1913, jusqu’à ce qu’il fût remarqué par Mack Sennett.

 

Et ses godillots étaient peut-être une réminiscence des sabots aux Eight Lancashire Lads (troupe d’enfants danseurs en sabots dont Charlie a fait partie très jeune à 11 ans), comme les films sur les coulisses des plateaux, The Property Man (1914), Behind the screen (1916), A Film Johnnie, The Masquerader (1914), His New Job (1915), semblaient inspirés de son expérience au music-hall et qui sont les premières esquisses du Cirque (1928) et de Limelight (1952).

 

The Immigrant (1917) pouvait néanmoins se lire comme une souvenance de son voyage d’exil vers le Nouveau Monde, ainsi que, à la fin de la Ruée vers l'or (1925), l’embarquement en sens contraire de Charlot devenu millionnaire, comme un rappel de son retour, en 1921, fortune faite, en paquebot, avec The Kid dans ses malles. Mais sans image animée de lui-même gosse, l’auteur a dû engager un tiers pour le représenter, Jackie Coogan en l’occurrence, Charlot en petit à côté de lui, extériorisant l’enfant qui était en lui, Charlie d’antan, qui rebondit adulte par résilience.

 

Le quiproquo Chaplin Charlot

 

Sinon, Chaplin, grand patron de l’industrie du cinématographe qui tire toute sa fortune de l’exploitation d’un prolétaire, inscrivait l’expérience profondément ressentie de cette dualité, dans ses scénarios. C’est pourquoi le Charlot de City Lights est tellement authentique dans son ambiguïté. C’était la contradiction intimement vécue par le cinéaste lui-même: Chaplin incarnera un sans-le-sou jouant au millionnaire pour la jeune aveugle, dans une imposture on ne peut plus subtile. Le passage d’un état social à l’autre dans le film correspond au passé et au présent de sa propre vie, dont l’œuvre fait la synthèse.

 

Et quand Charlot, traînant dans les rues, est pris, par la jeune fleuriste frappée d’amaurose, pour un dandy huppé, il reçoit la révélation avec le chic du naturel.

 

L’art ou la vie

 

La biographie profonde déterminerait les traits caractéristiques du scénario chaplinien. Les relations de naguère au sein de sa famille y laissent des traces. Charlie ne fut pas, comme le Kid, délaissé à la sortie même de la maternité;mais, son père, il est vrai, quitta très tôt la maison familiale, ivrogne, pour mourir dans un affreux delirium tremens; et sa mère, colloquée folle, délaissa malgré elle son enfant. Cela se traduit dans les films par un Charlot qui paraît sans famille, et qui aime de mêmes jeunes filles sans attaches comme lui, et chanteuses, à l’instar de sa mère (The Kid), et/ou danseuses, telle Edna dans le cabaret de A Dog’s Life,Georgia dans le saloon The Gold Rush. (On force Edna d’être entraîneuse, et Georgia pourrait l’être. Ce trait est peut-être motivé par le fait que Chaplin savait que sa mère est morte syphilitique, symptôme d’une vie libre due à la misère, selon Weissman S. 2008). Sinon, la fleuriste de City Lights n’a plus que sa grand-mère; Hannah du Dictateur est orpheline de guerre. Charlot n’est pas Roméo comme Buster Keaton, fils à papa génial, séparé de ses Juliette par des parents hostiles (The Navigator, Our Hospitality). Chez Chaplin, guère de Montaigu ni de Capulet.

 

Et le déchirement de naguère lors de l’enlèvement forcé de la mère à son domicile se projette dans l’œuvre par des kidnappings dramatiques: celui du Vagabond (avec Edna jadis raptée fillette par les Bohémiens); ceux successifs du Kid (par les voleurs de voiture, par l’assistance publique, par le tenancier de l’asile de nuit); celui des frères et sœurs de la Gamine pour être également menés par des officiels dans un home de l’Assistance (Modern Times), comme le fut le jeune Charlie dans l’Institut Hanwell; le rapt de Ruppert par la Commis­sion des Activités anti-américaines qui ont exercé un chantage intolérable sur le gamin pour qu’il sauve ses parents en dénonçant leurs amis politiques, comme les Maccarthystes ont tenté de le faire avec Chaplin, considéré comme « marxiste », mais qui, ayant déjoué leur convocation, a refusé de venir témoigner de ses « connaissances » communistes, ce qu’il a payé de son exil définitif des Etats-Unis (voir A King in New York, 1957).

 

C’est peut-être avec le récit du Kid, au lendemain de la der des ders,que la légende de son histoire personnelle a le mieux rencontré le mythe de l’his­toire collective, car l’après-guerre de 1914-1918 est peuplée de nombreux orphelins et femmes délaissées.

 

L’autobiographie s’offre finalement comme plus vraie que nature. Il y a une présentification du passé dans le Gosse (1921), et il y a une actualisation du présent, dans les Feux de la Rampe (1952) oùle moi de Chaplin se donne comme en train de vivre sous nos yeux sa douleur.

 

Il y a une limite contre laquelle Chaplin a toujours buté: on le disait aussi célèbre que Napoléon et Jésus. Il a voulu incarner l’un (on le voit déguisé en l’empereur, comme ballon d’essai, à un bal costumé) et l’autre (il avait acheté les droits d’une vie de Jésus de Papini). De fait, il s’est contenté de faire le Dictateur (avec Hynkel et le barbier juif du Ghetto, qui incarnent ces mythes à l’échelle). Mais, dès le Cirque, où Charlot clown offre à l’équilibriste, par amour d’elle, celle qu’il aime (elle aime le fil-de-fériste) et les Lumières de la Ville, où le clochard perd l’aveugle quand il la retrouve (l’ayant aidée à recouvrer miraculeusement la vue), Chaplin développe une figure de « sauveur sacrifié » (Starobinski J. 1970: 116), et rivalise donc avec le mythe fondateur de la civilisation chrétienne. Il avait d’ailleurs écrit un scénario, non tourné, où, sur une scène de cabaret, on crucifiait le Christ, les gens buvant du champagne, riant, faisant la fête, alors que le supplicié c’était vraiment Lui!

 

Dépense de soi

 

Loin d’être oisif comme Charlot (v. son court métrage, Les Oisifs, The Idle Class, de 1921), Chaplin est un grand travailleur, qui tournait par dizaines de fois la même scène, quitte à conserver la version initiale (d’après Max Linder).

 

Pour produire ses films, Chaplin ne comptait pas. Il fallait que ce fût parfait. Il ne fallait pas décevoir les spectateurs, ses fans. Alors que son geste, loin d’être surjoué, est minimaliste, à peine suggéré, caractérisé par une économie de moyens exemplaire (Dullin Ch. 1969: 56), –  et d’après lequel Brecht théorise son Gestus distancié (Gwyter), less is more, – il multipliait les prises d’un plan jusqu’à ce que le gag fût totalement au point. Personne ne s’autorisait ce luxe. Le mot d’ordre des Studios était: « One take ». La pellicule argentique était très chère, c’était une matière noble. Nonobstant, les chutes (rushes) chez Chaplin furent innombrables. Des séquences, même très drôles, étaient impitoyablement supprimées au montage si elles apparaissaient comme des digressions ou des redondances contrevenant à la ligne claire du scénario (sont coupées l’aventure de Charlot avec une esquimaude dans la Ruée vers l’or, la lutte de Charlot avec un bout de bois coincé dans un soupirail dans les Lumières de la Ville, etc.) En moyenne, 300.000 mètres sont tournés pour 3.000 retenus. Les dépenses étaient excessives et les gains dépassaient plusieurs fois le budget investi. Rien que la recette du Japon couvrait ce que les Lumières de la Ville avait coûté.

 

De l’hyperbole à la litote, il incarne les deux pôles de l’excès. Avec Chaplin, tout dépasse la mesure. Certes, sa critique acerbe était l’expression au carré de sa révolte contre la misère (Une Vie de chien), la guerre (Charlot soldat), l’exploitation de l’homme par l’homme (les Temps modernes), le fascisme raciste (le Dictateur).

 

Autant de grands films. « Je me révolte donc nous sommes » disait Camus (1951: 24). L’homme révolté affirme l’humanité, la limite de l’humiliation inacceptable en-deçà de laquelle on perd sa dignité d’être humain. Et c’est pourquoi, Charlot si personnel, si Chaplin, est aussi universel, si Carl. Extrêmement lui et extrêmement l’autre. Un et tous.

 

Un gag utilise les objets en dehors de leur finalité, détournés de leur but, comme fait l’enfant, sans effet pratique, c’est le geste gratuit. Mais, avec lui Chaplin a fait fortune. Et avec Charlot, être dénué de tout pouvoir, Chaplin est apparu comme un des hommes les plus puissants, ayant dominé la vie de son temps (Jourdren M. 2015) – personnage fétiche de dada, du surréalisme, adulé par les réalisateurs soviétiques, chanté par les poètes du monde entier – et impressionné jusqu’aux grands de ce monde qu’il rencontre au sommet (Einstein, Picasso, Stravinsky).

 

Le plus, le moins, il est en tout superlatif. Le réalisateur dont les chefs-d’œuvre cinématographiques furent continuellement au hit-parade du box-office, finira comme écrivain d’un grand succès international de librairie, sur lui-même. Celui qui in fine se dit tant avec des mots, ne se serait pas dit auparavant avec des images? Civis mundi, il crée des films qui conjuguent documentaire et autofiction. Mais le personnage de Charlot était le masque de Chaplin, comme dans le théâtre antique: son persona, pour sonner plus fort, pour faire bien entendre sa mélodie silencieuse, son chant profond. L’autre, surtout celui dont il tint le rôle durant les 26 ans que dura sa Fable, était son véritable « je ». En Charlot, Chaplin fut un moi multiplié par lui-même. Un super-moi et une conscience du monde.

 

Bibliographie

 

Bazin, André 1961, Qu’est-ce que le cinéma, III, Paris, Cerf.

Camus, Albert1951, L’Homme Révolté, Paris, Gallimard.

Chaplin, Charles 1964, My Autobiography, Shimon & Schuster. 1964, Histoire de ma vie, Paris, Ed. Robert Laffont.

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