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Art versus Société : consciences planétaires / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.19 N.1 2021

Hommage à Nil Yalter : « C’est un dur métier que l’exil »

Hervé Fischer

magma@analisiqualitativa.com

Nil Yalter : née en Égypte dans une famille turque, Nil Yalter grandit à Istanbul où elle se forme en autodidacte à la peinture. En 1965, elle se rend à Paris pour se familiariser avec l’art moderne occidental et commence un travail de peinture abstraite géométrique. Les évènements de Mai 1968, le Mouvement de libération des femmes, un nouveau séjour en Turquie en 1971, où elle est marquée par la sédentarisation forcée des nomades et la rencontre avec l’ethnologue Bernard Dupaigne sont autant de sources d’inspiration pour son œuvre. En 1973, elle bénéficie de sa première exposition personnelle au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Elle montre une tente de nomade, Topak-ev [la yourte], (ARTER musée d’Art contemporain d’Istanbul). Sur les panneaux extérieurs, des dessins et des textes expliquent les conditions de vie des populations nomades en Turquie. En 1974, N. Yalter réalise sa première performance vidéo, La Femme sans tête ou la Danse du ventre, au cours de laquelle elle inscrit sur son ventre un texte de René Nelly extrait d’Érotique et civilisation tout en se balançant au rythme d’une musique orientale.

 

Abstract

Exilée, féministe et artiste, Nil Yalter n’a jamais perdu l’énergie qui l’anime depuis plus de quarante ans pour prendre à cœur la cause des populations vulnérables, et tenter de nous faire prendre conscience de la très grande difficulté de vie qu’impose ce destin d’exilé à des hommes, des femmes, des enfants qui sont déracinés et espèrent trouver refuge dans des pays d’accueil, souvent plus que réticents à leur faire une place au soleil. C’est avec des moyens artistiques très simples, des affiches à partir de photos en noir et blanc et des mots, toujours les mêmes, à la peinture rouge, qu’elle barre ces images collées dans les rues en affichage sauvage. Son métier d’artiste a été difficile aussi, les photos documentaires en témoignent, comme la vie de ces exilés occupés à temps plein à survivre. L’actualité de ce travail demeure brûlante.

 

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Valencia © Nil Yalter.

Au début des années 1970, à Paris, alors que je pensais à développer une pratique sociologique de l’art et me liais avec des artistes partageant mes préoccupations, Nil Yalter m’apparut immédiatement comme une artiste importante. Je me souviens très bien de cette yourte de nomade qu’elle avait présentée en 1973 au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Elle aurait légitimement et d’évidence eu sa place dans le collectif d’artistes sociologiques auquel je pensais. Cela ne s’est pas fait, je le regrette, je ne sais pas si elle aurait accepté, et nous ne referons pas l’histoire. Mais aujourd’hui je tiens à rendre hommage à son travail courageux, persistant, résiliant, à son engagement d’artiste turque, féministe, exilée à Paris, et qui a travaillé depuis aux quatre coins de la planète. Je tiens d’autant plus à cet hommage, que, comme elle le souligne, ce fut un travail singulier et difficile, notamment recourant à l’affichage sauvage. Je le sais bien : ce n’est pas facile d’être artiste sociologiquement engagé.

 

Elle a choisi de travailler « À la confluence des mémoires migrantes, féministes, ouvrières et des mythologies ». L’actualité a cruellement rejoint cette pionnière que sa propre expérience de vie avait conscientisée avant les autres sur la montée les flux migratoires qui se sont depuis imposés à nous dans des déséquilibres politiques et des souffrances individuelles qui suscitent l’indignation.

 

Elle a synthétisé cette condition d’émigré(e) planétaire en quelques mots tirés d’un poème de Nazim Hikmet, grand poète turc exilé en Pologne pour voir été membre du parti communiste en Turquie : « C’est un dur métier que l’exil ». Et puisqu’elle a fait profession de sa vie d’artiste exilée, qu’elle a construite en résonance avec les communautés d’exilés, elle sait trop bien de quoi elle parle et qu’elle montre. Son travail renvoie à sa propre vie. Et au-delà des exilés turcs, c’est la cause générale de tous ces émigrés qu’elle évoque, de tous ceux qui ont fui leur pays pour raisons de guerre, de dénuement économique, de persécution, espérant bâtir une vie plus normale dans des pays d’accueil perçus, le plus souvent à tort, comme des terres promises. Car c’est d’abord l’épreuve du voyage qu’ils affrontent, souvent au péril de leur vie, sur des embarcations de fortune, le long des voies de chemin de fer, à travers des fils de fer barbelé. Puis ce sont des problèmes de survie qui les attendent, dans des camps, sous des ponts, là où on les emprisonne ou les tolère tant bien que mal.

 

Hostilité, violence, exploitation, recherche de logement, de travail, quête de permis de séjour sont leur lot quotidien de survie.

 

En 1977, Nil Yalter a présenté à la Biennale de Paris des photographies et des dessins de jeunes filles vivant dans des caravanes en banlieue, exposant les conditions de vie de la communauté des travailleurs turcs à Paris. Et depuis elle a été elle-même une artiste nomade, présentant avec l’appui d’institutions culturelles et d’habitants locaux, en affichage sauvage, illégal, des documents semblables sur différentes communautés d’exilés turcs, kurdes, asiatiques, à Valencia en Espagne (2012), à Mumbai en Inde en 2013, à Vienne en Autriche en 2014, à Metz en France et à Istanbul en Turquie en 2016, à Bruxelles en Belgique dans le quartier difficile de Molenbeek en 2017, à Köln en Allemagne et dans le Val d’Oise à Paris en 2019. Bientôt à Berlin en Allemagne. D’autres projets sont en cours. Quelle persévérance dans cet engagement !

 

Nil Yalter recourt à des affiches reproduisant des photographies et des dessins en noir et blanc qui sont barrés à la peinture rouge avec ces mots dans les langues locales : « Su gurbetlik zor zanaat zor », « Exile is a hard job », « L’esilio è un mestiere difficile », « El exilio es un duro trabajo » « Duro oficio el exilio », « Exil ist harte Arbeit », toujours le même constat aussi en chinois, arabe, …. Les photos sont retravaillées pour les affiches en différents formats, montrant des personnes avec, puis sans visages, pour indiquer la perdition identitaire que subissent ces exilés.

 

Nil Yalter apporte ses affiches, prend le sceau de colle et le balai brosse pour les coller, le pinceau et la peinture rouge pour les barrer et répète inlassablement ces mots qui disent toute la peine qui va avec l’exil en évitant tant que faire se peut les passages de la police. Mais les habitants eux-mêmes, qui souvent l’aident, prennent le relais, font vivre ces affichages en leur superposant d’autres messages et tags par lesquels ils se les approprient.

 

Entre 1977 et aujourd’hui, en plus de trente ans, Nil Yalter n’a pas dérogé à cette réaffirmation constante, qui est aujourd’hui encore plus d’actualité que jamais. Et cela durera encore bien longtemps certainement. Son empathie d’artiste pour dénoncer la misère du monde, c’est toute la force de son travail dans lequel elle partage avec les vulnérables son propre destin, sa vie de femme, d’exilée et d’artiste. Salut l’artiste !

 

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MAC Valencia © Nil Yalter.

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Metz © Nil Yalter.

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Murs Cologne © Nil Yalter.

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Valencia © Nil Yalter.

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© Nil Yalter.

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Bombay © Nil Yalter.

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Istanbul © Nil Yalter.

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