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Art versus Société : consciences planétaires / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.19 N.1 2021

Hégémonies et quête d’identité : entretien avec Hervé Fischer

Moridja Kitenge Banza

magma@analisiqualitativa.com

Né à Kinshasa en 1980 en République démocratique du Congo. Il vit et travaille aujourd’hui au Canada. Il est diplômé de l’Académie des beaux-arts de Kinshasa, de l’École supérieure des beaux-arts de Nantes Métropole ainsi que de la faculté des Sciences humaines et sociales de l’Université de La Rochelle. En 2010, il reçoit le 1er prix de La Biennale de l’Art africain contemporain, DAK’ART, pour la vidéo Hymne à nous et son installation De 1848 à nos jours. Il a reçu un Prix Sobey en 2020. Son travail a notamment été présenté au Musée Dauphinois (Grenoble, France), au Museum of Contemporary Art (Rosklide, Danemark), à la Arndt Gallery et la Ngbk (Berlin, Allemagne), à la Biennale Internationale de Casablanca (Casablanca, Maroc), à la Fondation Attijariwafa bank (Casablanca, Maroc), à la Fondation Blachère (Apt, France), au Musée des beaux-arts de Montréal (Montréal, Canada), à la Fondation Phi (Montréal, Canada) ainsi qu’au Musée d’art contemporain de Montréal (Montréal, Canada). On compte des œuvres de l’artistes dans les collections du Musée des beaux-arts de Montréal, du Musée d’art contemporain de Montréal, du Musée national des beaux-arts du Québec, du Musée des beaux-arts du Canada, du Musée des beaux-arts de l’Ontario (AGO) ainsi que dans de nombreuses collections corporatives telles BMO, la Caisse de dépôt et de placement du Québec et TD Bank Corporate Art Collection.

 

Abstract

Cet entretien de Moridja Kitenge Banza avec Hervé Fischer met en évidence la nécessité pour l’Occident de revisiter aujourd’hui et réparer les perversions de l’esclavage et du colonialisme qu’ils exercèrent sans merci, ainsi que la quête d’identité incessante des descendants de ceux qui en furent victimes. L’art apparaît à Moridja Kitenge Banza comme le seul territoire qu’il puisse s’approprier pour exprimer le constat critique qui le délivrera du passé tout en questionnant la conscience de nos sociétés qui furent colonialistes et gardent encore si souvent des réflexes dominateurs et racistes. L’art est le seul pays où il peut à son tour redessiner arbitrairement les frontières, comme le firent les conquêtes coloniales, et suivre les lignes individuelles de sa main sans contrainte pour s’exprimer et vivre librement.

 

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De 1848 à nos jours, médias mixtes, 2010, collection du Musée des Beaux-arts du Canada.

Hervé Fischer – Vous vous exprimez à travers la peinture, la photographie, la vidéo, le dessin et l’installation. Vous soulignez que « votre démarche artistique se situe entre la réalité et la fiction, moyen par lequel j’interroge l’histoire, la mémoire et l’identité des lieux où j’habite ou que j’ai habité en lien avec la place que j’occupe dans ceux-ci. Je confonds intentionnellement réalité et fiction afin de perturber les récits hégémoniques et de créer des espaces où le discours marginal peut exister. Puisant dans les réalités actuelles ou anciennes, j’organise, assemble, trace des figures, tel un géomètre, en me réappropriant les codes des représentations culturelles, politiques, sociales et économiques. Ainsi, je fabrique mes propres outils pour mieux investir le territoire de l’autre dans le but de nourrir tous ces domaines de recherche qui inspirent ma pratique. » Ainsi, vous avez créé des cartes fictives. Que signifient-elles ?

 

Moridja Kitenge Banza – En redessinant arbitrairement une carte de l’Amérique du Nord et en nommant à ma guise les territoires qui s’y trouvent, en les déplaçant, en changeant les échelles d’importance territoriale et politique, je répète simplement l’histoire de la cartographie colonialiste en Afrique noire au XIXème siècle. Ainsi, le Congo, vaste territoire de chasse du roi de Belgique a réuni dans en seul pays les territoires de 450 chefs de clan, à qui personne n’a demandé leurs avis. Ce ne sont pas les Africains qui ont découpé le continent africain selon leurs ethnies traditionnelles. Les frontières sont toujours des enjeux de pouvoir politique, économique, stratégique. L’Afrique était pour le pouvoir colonialiste un ensemble de « territoires vierges » : l’expression est significative. Les hégémonies occidentales ont exercé leur puissance avec une totale arrogance et indifférence aux histoires et cultures distinctives africaines. Refaire les cartes, c’est requestionner cette histoire terriblement abusive que nous avons subie et avec laquelle nous devons vivre maintenant en en subissant toutes les conséquences jusqu’à aujourd’hui.

 

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Carte des États de l’Amérique du Nord établie par Moridja Ketenge Banza.

Hervé Fischer – Cela a été vrai aussi en Europe même, où des despotes ont même déplacé de force des populations, par exemple en Pologne, en Roumanie, en Grèce et Turquie, - et même commis des génocides, comme en Arménie. Ou au Canada, aux États-Unis, en Amérique latine, où des populations autochtones ont été ignorées, chassées, dépossédées, massacrées. L’histoire a été partout un enchaînement de drames, d’enjeux de pouvoirs, de dominations cruelles. Qu’est-ce qui a été selon vous spécifique à l’histoire africaine.

 

Moridja Kitenge Banza – Les partages et les traités européens constituent certes une histoire tragique aussi, mais ils ont été négociés entre États européens au fil des guerres européennes. La Russie, l’Empire ottoman, l’Angleterre, la France, la Prusse, l’Empire austro-hongrois ont redessiné la carte de l’Europe entre eux selon la loi du vainqueur, en tenant compte de leurs intérêts politiques, économiques, militaires et les populations ont subi ces enjeux de pouvoir selon des dynamiques intra-européennes. Ce ne sont pas les Africains qui ont dessiné la carte européenne. C’est une différence importante. Une aliénation plus radicale.

 

Hervé Fischer – Aujourd’hui, après être né au Congo, avoir vécu en France neuf ans et maintenant à Montréal, au Québec, à quelle nationalité vous référez-vous personnellement ?

 

Moridja Kitenge Banza – Je demeurerai toujours un étranger là où j’irai. J’ai un territoire de naissance, le Congo. Je demeure congolais, mais avec une certaine complexité : des cultures, des sensibilités se sont ajoutées à ce noyau dur de mon origine.

 

Hervé Fischer – Édouard Glissant parle d’une « créolisation » qui ne s’arrête jamais et d’une « porosité identitaire » qu’il célèbre à propos de ces entrecroisements culturels propres à ce que j’appelle notre nouvelle « condition planétaire ». Et il souligne à cet égard l’importance des Antilles : « Les archipels américains sont extrêmement importants, car c’est dans ces îles que l’idée de créolisation, c’est-à-dire le mélange des cultures, s’est le plus brillamment réalisée. Les continents rejettent les mélanges... [considérant que] la pensée archipélique permet de dire que ni l’identité de chacun ni l’identité collective ne sont fixées et établies une fois pour toutes. Je peux changer grâce à l’échange avec l’autre, sans perdre ou diluer mon sens de l’identité. Et c’est la pensée en archipel qui nous enseigne cela. »[1] Partagez-vous cette vision ?

 

Moridja Kitenge Banza – Non, Édouard Glissant est un penseur et poète très important, mais je ne partage pas cette idée de « créolisation » qu’il généralise trop, selon moi. Je tiens à ma singularité. De même, son idée de « Tout-le-Monde » suppose un universalisme difficile à accepter compte tenu des enjeux de pouvoir qui subsisteront toujours. Il y a par exemple au Congo 450 ethnies, dont les singularités culturelles demeurent précieuses. Je préfère l’idée de Claude Lévi-Strauss qui dit que les trains ne sont pas appelés à se percuter, mais plutôt à se croiser. Il est bon que les cultures se croisent, cohabitent côte à côte, se frottent, mais gardent leurs énergies polarisantes. Je ne suis pas multiculturaliste au sens de minimiser, voire d’ignorer les différences. Habiter le monde implique de respecter les autres et d’être respecté. J’ai fait mon deuil par rapport à des élans d’optimisme irréalistes. Je veux seulement pouvoir vivre et m’exprimer librement et dignement.

 

Hervé Fischer – Une de vos œuvres présente le Musée national africain : des vitrines vides avec des écouteurs sur des socles blancs. Voudriez-vous commenter votre intention ?

 

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The National Museum of Africa, installation, Musée des beaux-arts de Nantes, 2018.

Moridja Kitenge Banza – Cette installation a été présentées au musée des beaux-arts de Nantes pendant un an, en 2918. Manifestement, les vitrines sont vides. Les colonisateurs ont fait main basse sur nos artefacts africains. Les musées européens commencent à restituer ces masques et ces sculptures, mais il faut que ce soit sans conditions. Il ne s’agit pas d’engager des négociations. Lors des traités d’indépendance, les anciens pays colonisateurs ont inclus dans les clauses le remboursement des investissements européens désormais propriété des nouveaux États. Nous avons donc avec l’indépendance signé des reconnaissances de dettes dont nous n’avons jamais eu les moyens de nous libérer. Cela fait partie des conséquences durables du colonialisme, dont nous avons tant de mal à nous défaire ; comme du « Code noir », un code civil établi au XVIIIème siècle par la royauté française, sui a été généralisé aux Antilles puis aux colonies africaines et qui régissait en particulier le commerce des Noirs et l’esclavagisme. Comme les Noirs étaient considérés comme des outils de travail, c’était moins un code d’inspiration raciale que de propriété commerciale des esclaves (achat, vente, entretien, vêtements, nourriture, disciplines, crimes, etc.) Je suis la résultante de tous ces enjeux de pouvoir qui ont marqué notre condition de Noirs. Pour me libérer de cette aliénation historique, je dois en comprendre les paramètres. C’est avec l’art que je les analyse et ainsi reconstruis ma liberté.

 

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Cette œuvre qui est en construction depuis 2006 se compose pour l’instant de 750 cuillères à café que j’achète en mettant en place des comptoirs d’achat comme cela se faisait à l’époque de la traite négrière. L’acquisition de ces cuillères se fait grâce à une monnaie que j’ai créée : le Mori. Le Mori est une métaphore de ces monnaies (et politiques monétaires) qui ne peuvent sortir de l’Afrique mais des monnaies qui participent à la domination financière et économique du continent. En achetant les cuillères dans différents lieux géographiques, je pratique un système d’acquisition proche de celui qui fonctionnait à l’époque : les esclaves étaient pesés, jaugés, évalués. Je regarde, je soupèse les cuillères et j’en propose un prix.

 

Installées au mur, les cuillères sont posées et fixées, elles forment une toile et un miroir. Le spectateur qui regarde la pièce constate qu’elle lui renvoie une image déformée et fractionnée de lui-même et de l’espace qui l’entoure. Le reflet des cuillères nous renvoie une image floue de nous-mêmes, comme certaines parties du passé restent nébuleuses et sombres.

 

De 1848 à nos jours n’est pas une œuvre mémorielle mais une œuvre qui s’inscrit dans le monde actuel où existent d’autres formes d’esclavage du fait de la domination économique et des déséquilibres ».

 

Cette œuvre sera exposée prochainement au Musée des beaux-arts du Canada.

 

Hervé Fischer – Je voudrais aussi que nous parlions de vos séries de peintures intitulées Chiromancie. Elles se présentent dans un style très différent.

 

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Chiromancie.

Dans ces peintures, je ne pars pas de la carte du Congo ou des continents africain ou américain, mais des lignes de ma main. À partir de ces trois lignes, j’jouter des itinéraires, des territoires, des détails. L’espace de la toile devient un territoire dont je suis maître, et qui est relié intimement à mon identité biologique, où je jouis d’une sécurité. J’ai le pouvoir d’y faire ce que je veux. C’est mon territoire de liberté, le seul où je peux décider de mon histoire, de mon identité. Alors que lorsque je reviens de cette fiction à la réalité, je suis à nouveau soumis à une histoire coloniale, à un État, à une police, à une insécurité.

 

J’ai écrit un texte sur ce travail : Chiromancies est une série de peintures à l’encre sur papier maylar que j’ai amorcée depuis 2008. Pour toutes ces peintures, je dessine d’abord les trois lignes les plus creuses de ma main gauche en l ’observant attentivement : parfois la paume est ouverte, parfois je la referme sur elle-même pour en plisser le creux. Je recopie les sillons comme pour marquer des balises, des chemins connus. Une fois cette ossature placée sur le papier, je la laisse dicter la forme. Alors je confie au pinceau la tâche de courir librement, et permet à l ’encre de ruisseler afin de faire surgir des nœuds, des réseaux et des grilles, à la manière d ’une carte.

 

Commencées en petit format dans une chambre exigüe, je les ai agrandies lors d une résidence au Sénégal où j’avais un très grand atelier. De retour chez moi, j’ai poursuivi ma recherche en me servant de la porte de ma chambre comme support, dont la hauteur et la largeur dictent dorénavant les dimensions. La chiromancie est l art de lire l avenir dans les lignes de la main. Avec ce travail je conjure un futur et y place des repères dont j’invente les contours. Avec Chiromancie, je crée une cartographie dans laquelle dialoguent histoire, mémoire et territoire. Je dévoile un univers semi-fictionnel, où l’inscription de mon récit potentiel, actuel, ou révolu dans l’espace le sublime en lieu.

 

Hervé Fischer – Vous voilà rebelle ou dictateur avec une pulsion de pouvoir absolu ?

 

Moridja Kitenge Banza – Les dictatures noires qui ont émergé après les hégémonies coloniales ont été marquantes en Afrique. J’ai moi-même grandi au Congo sous la dictature de Mobutu qui a duré 32 ans. Je ne crois pas à la démocratie grecque, qui d’ailleurs comptait des esclaves. Et je ne pense pas que la démocratie à la française puisse s’appliquer partout. Je ne crois pas, comme je le disais précédemment à propos du concept de Tout-le-Monde d’Édouard Glissant, à l’universalisme. La diversité est plus forte.

 

Hervé Fischer – Nous sommes d’accord pour souligner l’importance de la diversité culturelle et linguistique, qui doit être universellement respectée, comme l’exige la Déclaration universelle de l’UNESCO en 2001. Mais vous m’accorderez certainement aussi que la Déclaration des droits fondamentaux de l’homme exige un respect universel. La protection, la culture, l’eau peuvent être diverses ; mais tout être humain a droit à sécurité physique, au respect de sa culture, à une eau potable.

 

Moridja Kitenge Banza – Oui, bien sûr, je crois à cette universalité des droits de l’homme. Mais la diversité linguistique et culturelle n’est pas un droit universel, plutôt un fait de nature.

 

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Chiromancie.

Notes

 

[1] Voir Le discours antillais, Seuil, Paris, 1981, p. 16.

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