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Art versus Société : consciences planétaires / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.19 N.1 2021

Instable : approches poétiques du massacre de Curuguaty en 2012 *

Damián Cabrera

magma@analisiqualitativa.com

Écrivain et chercheur. Il est né à Asunción, au Paraguay, en 1984, mais a grandi à Alto Paraná, à la frontière avec le Brésil. Il est l’auteur d’ouvrages de fiction, d’essais narratifs et de textes critiques. Sa fiction et ses essais portent principalement sur l’étude de la réalité de la Triple Frontière, en particulier dans les relations entre le Brésil et le Paraguay. Il est l’auteur de sh... horas de contar... (Minga Guazú, 2006), Xiru (Asunción, Ediciones de la Ura, 2012), et Xe (Asunción, Ediciones de la Ura, 2019). Il a participé aux anthologies Los chongos de Roa Bastos. Narrativa contemporánea del Paraguay (Buenos Aire, Santiago Arcos Editor, 2011), Nueva Narrativa Paraguaya (Asunción, Arandurã, 2013), Punta Karaja : Cuentos de fútbol (Asunción, 2012), et Azar (Traviesa, 2015). Il est diplômé en littérature de la faculté de philosophie de l’Universidad Nacional del Este (Ciudad del Este, Paraguay) et titulaire d’une maîtrise en philosophie de la Pós-Graduação em Estudos Culturais da Escola de Artes, Ciências e Humanidades (EACH) de l’Universidade de São Paulo. Il est membre du collectif Ediciones de la Ura, coordinateur de la Red Conceptualismos del Sur, et travaille comme coordinateur du département de documentation et de recherche du Centro de Artes Visuales/Museo del Barro. Il est membre du chapitre paraguayen de l’Association des critiques d’art. Il est professeur d’université en arts visuels à l’Instituto Superior de Arte "Dra. Olga Blinder" de la Facultad de Arquitectura, Diseño y Arte de l’Universidad Nacional de Asunción, et en cinématographie à l’Universidad Columbia del Paraguay.

 

Abstract

Un raid irrégulier et une opération d’expulsion ont été menés par la police nationale sur les terres de Marina-Cué, dans le district de Curuguaty, à Canindeyú, au Paraguay. Cela a conduit à une confrontation entre les paysans occupant les terres publiques et la police, entraînant la mort de 11 paysans et de 6 policiers. Les images présentées et questionnées dans ce texte ont été produites principalement par des artistes et des activistes qui ont remis en question le récit officiel criminalisant des luttes paysannes pour le droit d’accès à la terre, et ont consolidé la configuration de cet événement politique comme un point d’interrogation. Ces images offrent également une occasion de réfléchir sur les zones de turbulence entre l’art et la politique, à partir des catégories de l’archive, du document et du témoignage dans la construction de récits de justice et l’inscription poétique de la dissidence politique.

 

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Osvaldo Salerno (Asuncion, 1952). Linceul pour Carlos Tillería, militant de Curuguaty. Mouchoirs avec des lettres capitales brodées, cousues, disposées à l’envers selon la composition de Hommage à la place de J. Alberts, boîte en bois, verre, texte tracé, 2012. Collection Fondation Migliorisi.

La première image qu’on en a est une image instable : comment enregistrer l’instant intense lui-même, avec le désir de le saisir entièrement et d’englober toute la scène, sans distorsions ? À quelle distance voire l’événement : la distance écrasante de l’immédiateté physique, la distance limite ou relâchée du temps, la distance objective de l’information nue, la distance formelle minimale de l’art ?

 

Il y a un récit inaugural de Ce qui s’est passé à Curuguaty, et un document - parmi tant d’autres - qui a été gardé comme une caution ; institué comme officiel, le premier récit du massacre a été revêtu du vernis de véracité sans équivoque établi par le document justificatif : une vidéo filmée par un policier du Groupement d’opérations spéciales (GEO) ; on y perçoit l’imperceptibilité d’une pulsation, la focalisation de la tension lointaine du lieu de capture de l’image. Mais, en analysant le document pour déconstruire les garanties de vérité qu’il prétendait fonder - parce qu’on ne voit rien, ou parce qu’on voit beaucoup plus -, ou en complétant l’image avec ce qui n’est pas montré, avec ce qui n’est pas connu, il y a des différences qui apparaissent dans cette histoire, dont le poids minimal semble certes ne pas pouvoir rivaliser avec le poids de la garantie documentaire, mais qui insinuent néanmoins des doutes, et imposent des oscillations dans le discours : elles se sont inscrites en 2012 dans l’imaginaire collectif de ce qui s’est passé à Curuguaty, comme un point d’interrogation, et non comme une affirmation.

 

Dès les premières heures qui ont suivi les événements de Curuguaty, l’art et la poésie ont été présents comme une réaction émotive, mais aussi comme un instrument cathartique et un instrument de contestation.

 

Là-bas, où la justice officielle est fabriquée, une énonciation comme celle de l’art n’aurait sûrement pas sa place, elle ne constituerait pas une preuve ; mais il faut essayer de concevoir cette horizontalité que l’on attribue à l’art contemporain pour tenter de lui redonner une signification et une place dans le monde de la marchandise imaginaire, et le penser capable de faire émerger des significations dans des territoires spécifiques, de créer des zones de pouvoir ou de turbulence.

 

Vidéo Ego : je vois

 

On pourrait concevoir une périodisation de l’apparition de l’auteur sur le dispositif de représentation. Le tableau Las meninas, de Diego de Velásquez, daté de 1656, en constitue l’un des événements les plus paradigmatiques : c’est l’un des chefs-d’œuvre du Siècle d’or espagnol. Dans Les mots et les choses (1966), Michel Foucault inspecte le tableau en détail. On analyse habituellement l’anticipation réaliste de l’œuvre, mais Foucault s’attarde sur d’autres aspects et souligne le double statut d’invisibilité de l’objet représenté - dans lequel, cependant, le peintre, c’est-à-dire l’auteur, est représenté - : l’objet central de la représentation - qui pour Foucault serait le spectateur - serait libéré de la représentation sous sa forme apparente, mais rendrait possible d’autres formes de connaissance et de réalisation, en faisant appel, à travers le médium visuel, à un plan de représentation invisible. On pourrait dire : parfois, ce qui est représenté dans une image n’a pas d’apparence visuelle ; ce qui est représenté est hors cadre, hors champ ou hors foyer, il dépasse les limites de l’image, on ne l’atteint que par les voies de l’imagination, qui est un acte créatif.

 

Ainsi, l’artiste Osvaldo Salerno a produit de multiples linceuls. Peut-être est-ce en rébellion contre la tradition de la gravure au Paraguay - qui a connu un essor au milieu du XXe siècle, grâce à divers ateliers dirigés, entre autres, par Livio Abramo – qu’il a abandonné les matrices gravées à la main et les a remplacés par des objets qu’il choisissait, tels que des serrures et des fenêtres désarticulées.

 

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Hugo Gimenez, Sans bonheur. Documentaire, 2012. Encore.

Ces objets trouvés ont été utilisées comme des matrices d’impression pour questionner les conditions d’enfermement et de libération - certainement déterminées par l’atmosphère violente des années de dictature de Stroessner - et également pour réfléchir à la variabilité des identités que l’on assume. Par la suite, Salerno a imprimé des corps encrés sur papier et sur toile, avec les effets de négativation/positivisation que le corps-matrice opère sur la surface lorsqu’il y laisse sa marque. Dans sa série de linceuls de 2013 pour les grévistes de Curuguaty, Salerno disposa de tissus blancs et y inscrivit à une certaine distance – à travers un voile acrylique- les dédicaces imprimées et inversées, également en blanc. Il y a ici une légère allusion au négatif, mais aussi un appel à l’approximation et à l’empathie : le texte ne devient lisible qu’à partir d’une certaine proximité, et oblige, à son tour, à se mettre à la place de celui qui souffre, dramatisant une torsion identitaire qui déforme momentanément les positions.

 

Sous le titre Que venga el siguiente... (Au suivant…, 2012), une photographie de Jorge Sáenz nous montre la présence d’une chaise présidentielle insérée avec un léger décalage dans l’image d’une autre chaise. La photographie représente les variations de la chaise comme symbole du pouvoir dans l’instant incertain de l’imminence, de la menace de son remplacement.

 

Par le biais d’un plan horizontal et d’une perspective oblique, accentués par l’inclinaison du mur du fond de la pièce, la présence tridimensionnelle du fauteuil présidentiel[1] occupe le centre légèrement inférieur de la composition, au-dessus du quadrillage du sol qui génère de la profondeur. La chaise se détache de la bidimensionnalité d’un tableau en arrière-plan, auquel elle offre un dos - comme si elle s’obstinait dans le dédain de son signe. Le regard s’élève vers ce tableau au cadre massif et doré de l’artiste italien Guillermo Da Re, acquis par Juan Silvano Godoy, un collectionneur paraguayen. Godoy aurait commandé une réplique agrandie à partir d’une pièce plus petite, avec le même motif révolutionnaire. Le tableau de Da Re a été consacré comme une représentation canonique de l’indépendance du Paraguay, apparaissant même sur les billets de la monnaie nationale et dans d’innombrables publications officielles. Mais ce canon a été remis en question, sur la base d’une lecture simpliste qui ne tient pas compte de la chaise de cette toile apparaissant comme une allégorie de la chute du pouvoir colonial, arguant que la violence connotée par ce motif ne correspondrait pas aux événements de l’indépendance du Paraguay ; cette lecture est exigeante, à son tour, en matière de fidélité historique et de dénotation, pour un épisode forgé, précisément, aux frontières de la fabulation et de l’imagination.

 

La superposition des chaises du pouvoir présentée dans la photographie de Sáenz introduit l’annonce d’une menace, d’une urgence spécifique, peut-être tacite : c’est l’invocation de l’investiture prochaine du président de facto Federico Franco, suite au coup d’État qui a évincé son ancien allié, Fernando Lugo ; ou de celui qui viendra, dans cette succession d’occupants de chaises, des sièges du pouvoir.

 

La composition générale de la pièce fait écho – c’est presque une citation, mais nous ne savons pas si elle est délibérée ou accidentelle - à One and Three Chairs (1965) de Joseph Kosuth : une installation dans laquelle, certainement sous l’influence de Duchamp et peut-être des idées structuralistes, des tensions sont articulées entre l’objet trouvé et les notions de signifiant, de représentation et de référent linguistiques ; ces tensions établissent un vacillement constant de la fonctionnalité et de la sémantique, sujet à des variations contingentes et étrangères au signe lui-même. Dans la photographie de Sáenz, la chaise vide peut être lue comme une déclaration d’acéphalie, tandis que la chaise tombée dans la peinture est une allégorie du pouvoir déchu.

 

Dans la marge de droite, l’incongruité d’un climatiseur rompt avec le design plus conservateur et plus sobre de l’atmosphère et, bien que la chaise allégorique de Da Re, photographiée par Sánez, puisse être considérée comme le punctum, elle se trouve peut-être ailleurs : les couleurs vives des drapeaux dupliqués - comme par l’effet d’une anomalie de déformation - sous l’effet d’un éclairage qui les met en valeur, fonctionnent comme un voile dissimulant une autre, une troisième chaise, dont les jambes et les bras tournés s’accroupissent entre les pieds forgés des mâts, comme s’ils étaient prêts à bondir sur la scène.

 

En 2013, pendant le gouvernement de facto de Franco, le tableau a été retiré du palais du gouvernement. Peut-être que le tableau, plus que pour son inexactitude historique, constituait une menace précisément en raison de son caractère allégorique. Nous ne savons pas, cependant, si Franco a retiré l’autre chaise. La photographie de Sáenz reste comme un témoignage, non pas tant de la décoration et du mobilier protocolaires, mais de l’imminence constante de l’acéphalie qui est la vraie norme, le vrai canon du pouvoir au Paraguay, dont les grands absents ne sont même pas les présidents, élus ou putschistes ; il y en a d’autres, et ils sont nombreux, qui n’ont pas été invités au jeu de chaises tournantes jusqu’à ce que la musique s’arrête.

 

Une réflexion troublante sur l’empathie et l’identité est également présente dans l’œuvre audiovisuelle de Hugo Giménez ; peut-être est-ce lui qui a travaillé avec le plus d’insistance du point de vue audiovisuel depuis le massacre de Curuguaty, dans des œuvres audiovisuels comme Sin felicidad (Sans bonheur, 2012) - œuvre dans laquelle il spécule à partir d’une photographie de l’opération de Curuguaty-, où il cite San Soleil de Chris Marker, et le Je vous salue Sarajevo de Jean-Luc Godard ; ou dans Las imágenes también mueren (Les images aussi meurent, 2012), où il réfléchit au statut des images qui circulent et prolifèrent : des images susceptibles d’être mémorisées et oubliées.

 

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Marcelo Medina (Asunción, 1977). C’est arrivé à Curuguaty. Huile sur toile, 2013. Collection Nicolás Latourrete Bo.

Dans Fuera de Campo (Hors champ, 2014), Giménez regarde - comme le policier GEO, mais cette fois à la première personne. Son regard vient aussi d’un hors-champ, et il affronte le tumulte des tensions et des présences dont l’inscription dans notre mémoire est retardée, prisonnière d’une autre instabilité : celle du doute. Ainsi, tout comme la voix du policier de GEO qui, tout en enregistrant la scène, commente, halète et gémit, Hugo Giménez greffe sa voix sur ces images qui nous parviennent et dans lesquelles il est possible de voir son regard. Ce qui intrigue dans cette voix, c’est aussi son instabilité. Au fur et à mesure que le film avance, les voix des témoins - ceux qui ont vu mais aussi senti dans leur chair les tirs de balles, et les plans de caméras qui ont mis à nu leurs corps et leurs consciences - sont soudain interceptées par l’écho d’une voix qui pense à la fois au statut de ces images et à la propriété de ce regard - celui qui, comme nous l’avons dit, de l’extérieur du champ va dans le « champ » pour regarder, pour dire quelque chose et pour permettre à l’autre à l’intérieur du champ de lui dire quelque chose. Dans le documentaire, Lucía Agüero parle de sa peur de la mort, de la mort comme d’une menace constante, qui ne vient plus seulement de l’extérieur du champ, mais désormais de l’intérieur même de sa volonté et de son esprit.

 

Ayant survécu à une fusillade et à la perte de son frère à Marina-Cué, Lucía Agüero reconstruit et cicatrise également les blessures par l’image. Elle est aujourd’hui - peut-être pas selon les catégories hégémoniques - une artiste. Dans son carnet, du type universitaire avec des lignes pour l’écriture, il y a des scènes de la scène, et aussi l’image de son frère, toutes dessinées par elle ; elle dessine aussi sur la terre, avec ses doigts ; elle prend aussi des photos avec son appareil photo ; elle note des noms et des dates dans cette archive précaire : elle crée sa propre documentation pour inscrire dans la mémoire ce qui s’est passé. Dans ces archives, elle déploie sa pulsion de documentaliste accomplie : elle y inscrit non seulement « Que s’est-il passé à Curuguaty ? » mais aussi « Que m’est-il arrivé, à moi, Lucía Agüe ? ». Les peuples sont défigurés dans la mesure où leurs images ont été soumises par les pouvoirs hégémoniques de production symbolique à des défigurations, stéréotypes, négations et effacements qui ont déformé leurs identités pour en faire des ennemis.

 

Il est vrai que les réseaux de circulation des images ne sont pas démocratiques, mais, petit à petit, les moyens de production des images connaissent une certaine démocratisation : Lucía Agüero photographie également, et Hugo Giménez se retrouve piégé par sa pulsion documentaire d’archiviste, pris au piège de la documentation de son écran de téléphone portable, enregistré dans le carnet de notes d’un portrait. Mais quand elle ne produit pas ces documents et ces témoignages écrits et visuels, Lucía Agüero chante : sa musique est aussi un témoignage. (Et puis il y a les longs plans d’Hugo Giménez, le documentaliste documenté dans un documentaire. Ces longs plans de Giménez constituent peut-être une sorte d’exercice de restitution. Redonner au champ de vision son image).

 

Comme Hugo Giménez, Marcelo Medina utilise aussi la citation pour raconter ce qui s’est passé. Reprenant La Grande hazaña ! con muertos ! La grande affaire ! Avec des morts ! (1810-1815), de la série Les désastres de la Guerre de Francisco de Goya, il présente une toile de petit format dans laquelle des corps démembrés soumis à la torture sont suspendus à un arbre : le contraste entre les corps et la nature s’estompe, les cadavres désormais sont figés dans leurs torsions.

 

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Carlos Colombino. (Concepción, 1937-Asunción, 2013) Curuguaty I, Installation, 2012. Photographie: Gricelda Ovelar. Departamento de Documentación e Investigaciones – Centro de Artes Visuales / Museo del Barro.

La citation, qui est également soulignée par les choix chromatiques de l’œuvre de Marcelo Medina, est complétée, à la manière de Goya, par une plaquette avec un titre qui annonce le sens de l’exposition : en l’occurrence une question - Que s’est-il passé à Curuguaty ? -, pour laquelle la scène pourrait apparaître comme une réponse : l’humiliation et la violence exercées sur les corps.

 

Si l’image apparaît, frontalement, incomplète, c’est peut-être parce que ce qui est jugé primordial n’est pas vu. Il reste à compléter les zones d’ombre de l’image : imaginer. La première image est instable. Mais quelle image ne l’est pas ? Peut-être que les images sont toujours incomplètes, parce qu’il y a des espaces ou des zones qui sont irreprésentables, qui résistent à la capture, malgré l’insistance. Mais il y a aussi des images absentes. La caméra de l’hélicoptère, dont le bruit déchirant a tout transpercé, était censée avoir filmé le massacre ; la sirène qui a pénétré tout l’espace, le plongeant dans la gravité, a filmé en hurlant, enregistré l’espace, tout documenté, mais aucune de ces images ne nous est parvenue : seule sa trace, ce cri strident à son tour capté par la caméra du policier. Il y a d’autres images absentes : les paysans assassinés après le massacre auraient eu accès à ces images ; des images qui pourraient être exposées - le pouvaient-elles vraiment ? par le biais de leur témoignage ; les survivants ont donné le leur, mais il n’existe pratiquement aucun document à ce sujet. Ces images sont absentes, et l’on soupçonne - ou l’on est certain - qu’elles ont disparu. Lorsque le témoin est tué, on dit souvent qu’une archive a été brûlée. Qu’entendez-vous par brûler une archive ?

 

En 2012, Esedele (Sandra Dinnendahl) a présenté l’installation 15 de junio de 2012 à la galerie Planta Alta d’Asunción, composée de masques réalisés pour représenter les corps des personnes tuées lors du massacre de Curuguaty, accompagnés de photographies et de témoignages audio. Carlos Colombino, quant à lui, a exécuté deux de ses dernières œuvres sur ce même thème du massacre de Curuguaty ; l’artiste avait déjà utilisé la chaise de manière allégorique dans de multiples pièces et formats - des installations aux peintures xylo -, dans une recherche autour du mobilier et, en particulier, autour du siège, qui a occupé son intérêt tout au long de sa vie[2].

 

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Daniel Mallorquín (Asunción, 1984). Sans titre. Média : Paquet de journaux de la section nécrologique avec le sang de l’artiste, 2014. Collection Damián Cabrera.

Dans l’installation Curuguaty I, des chaises de fabrication et de conception populaires - que Colombino avait déjà utilisées dans d’autres œuvres comme Sólo me queda tu respaldoIl ne me reste que ton approbation (2000) - ont été soumises à la torture : coupées, démantelées, démembrées et empilées ; elles ont été incendiées, transformées en feu de joie, tirées au fusil. L’installation est présentée comme le résultat final d’une action. Dans ces chaises exécutées, il n’y a plus de siège possible : quelque chose a été transformé de telle manière que le changement est irréversible. En revanche, dans Curuguaty II, les têtes de mannequins démembrés sont présentées disposées linéairement sur une table longue et étroite, dont la surface est préalablement recouverte de goudron - un matériau utilisé comme isolant - ; ces têtes sont à leur tour emprisonnées par des rubans de sécurité, comme une garantie supplémentaire que ces imitations de corps humains, sur lesquelles la violence a été exercée, ne pourront pas s’échapper.

 

Les deux œuvres sont, d’une certaine manière, prophétiques : ni la justice n’a trouvé sa place dans une affaire pensée depuis le feu de son heure, ni les corps des paysans n’ont pu quitter la place qu’une taxonomie autoritaire leur a assignée. La violence exercée dans l’œuvre ne prend pas la forme d’une vengeance, mais plutôt, presque, d’une auto-flagellation, soulignant sa propre blessure - comprendre que la blessure de Curuguaty est une blessure commune - et l’amplifiant pour la rendre visible, avant que la guérison ne l’efface définitivement.

 

L’œuvre d’Ángel Yegros met en scène un autre type de désarticulation, dans ce cas celle que crée la violence. Sa sculpture, qui ressemble d’une certaine manière à l’arbre de Grande hazaña ! con muertos ! de Goya, est faite d’armes mises au rebut par les forces armées paraguayennes ; coupées et soudées ensemble, elles décrivent une aspiration à l’annulation de la terreur et du pouvoir de tuer de ces artefacts. D’autre part, en général, l’œuvre de Daniel Mallorquín est également marquée par la torture des matériaux, accentuée par une recherche de l’igné et du résiduel.

 

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Daniel Mallorquín (Asunción, 1984) Curuguaty, Terre de Curuguaty brûlée sur toile, 2014. Collection privée.

Dans les deux pièces que Mallorquín réalise sur le massacre de Curuguaty, ces dossiers sont présents : Dans l’un d’eux (Sans titre, 2012), il recouvre une liasse de journaux avec du « sang d’artiste », pointant le rôle des médias d’entreprise dans l’installation de l’histoire officielle sur ce qui s’est passé à Curuguaty ; tandis que dans l’autre (Curuguaty, 2012), il brûle de la terre provenant de Curuguaty et la disperse sur une surface qui est ensuite exposée verticalement, peut-être comme une pierre tombale, comme une trace mortuaire de l’événement, ce qui n’a de sens qu’à partir du nom.

 

Vous pensez au nom : il y a un nom qui est éparpillé. Il y a un espace codé dans ce nom, mais aussi une date. Le nom semble découpé par diverses incisions qui créent de la confusion : le nom de l’espace clos par une date et d’un événement, peut-être pour toujours liés ; un événement sur un lieu, une date sur un événement. Et l’événement a désormais l’épaisseur d’un traumatisme ; énoncer le nom du lieu suffit pour faire apparaître l’événement.

 

Et jusqu’à présent, la réponse au traumatisme se construit en essayant de rendre son pouvoir à l’instabilité qui marque l’événement depuis sa première date et depuis sa première image ; pour nommer ce qui s’est passé à Curuguaty il faut le faire, irrémédiablement, à partir de la question Que s’est-il passé à Curuguaty ? Parce que l’image est instable et que ses bords sont obscurs.

 

Maintenant on a l’impression que la vidéo du massacre de Curuguaty est finalement une photo d’Auschwitz.

 

Archives, documents et témoignages

 

L’archive constitue un corpus organisé comme une prothèse de la mémoire. Dans ce cas, la nature des appareils qui reproduisent les images de la mémoire et les supports sur lesquels ils sont archivés peuvent avoir une certaine importance dans la lecture de la vérité que le document ou le témoignage dégage. Il est certain qu’une vidéo projette avec des caractéristiques spécifiques les images d’un événement, capte et reproduit différemment la vérité d’un événement ou d’une date : elle représente d’une manière différente et, par conséquent - étant donné qu’elle fait appel à un régime sensoriel d’expérience différent - elle tend à affecter différemment l’expérience artificielle de l’événement lui-même, lorsqu’on recourt à delle comme prothèse de la mémoire, pour imprimer sur un corps l’empreinte de la date, et aussi sa signification.

 

Constituer une archive est aussi une manière d’institutionnaliser la mémoire. Chaque fois qu’un mot est articulé, chaque fois qu’un geste est exécuté, cette action est immédiatement close ; mais le mot ou le geste capturés et reproduits sur un support qui leur confère une durabilité et une permanence, permettent de revisiter les signes qui demeurent ; il devient possible de les reproduire et de leur attribuer une autorité construite par la répétition de leur sens.

 

Arnaldo Cristaldo travaille, en quelque sorte, avec la répétition du signe, et avec son inversion. Faisant appel à cette frange d’obscurité créée autour de la documentation du massacre de Curuguaty, Cristaldo a conçu, presque immédiatement en temps réel, deux œuvres en série dans lesquelles il réfléchit au statut du signe soumis à la torsion que crée son statut d’anonymat ; à la fois une opacité chromatique et une altération : dans Sombrío (2012), il brode sur les armoiries nationales du Paraguay l’ao po’i noir avec du fil noir : noir sur noir, la signification du symbole devient trouble, presque méconnaissable, à travers la broderie sur de la toile traditionnelle, qui souligne les connotations de soin et d’appartenance.

 

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Arnaldo Cristaldo (Asunción, 1977). Ipso Facto. Dépliants ao po’i noirs, avec de la dentelle sur des armoiries nationales inversées, 2013. Propriété de l’artiste.

Dans Ipso Facto (2013), il s’approprie l’aspect des tissus mortuaires qui ornent habituellement les croix des cimetières du Paraguay - avec une délicate dentelle industrielle dans leurs contours - et imprime sur les surfaces qui se répètent les armoiries nationales en miroir, insinuant l’inversion d’un sens originel ; cette inversion est soulignée dans le montage proposé par l’artiste : les pièces de la série sont présentées alignées sur un mur jusqu’à son extrémité, où l’angle du mur crée une déviation.

 

Diego Pusineri travaille également, dans Sello y firma - Sceau et signature (2016), à partir de symboles patriotiques : avec le sceau du blason du Trésor de la République du Paraguay, il compose une image bien connue, sur support photographique, de deux paysans de Curuguaty soumis à la brutalité policière de l’État paraguayen. Plutôt que de filtrer la réalité, cette pièce présente une nudité qui révèle à la base de l’image l’appartenance de cette violence dont la forme semble s’évanouir.

 

Archiver est-ce, en quelque sorte, oublier ? Consigner la mémoire de l’enregistrement et du témoignage, bref, du document, au lieu de le protéger ? L’archive est, en tout cas, au double sens du mot, un acte de pouvoir : comme possibilité de rendre visible ce qu’on dit, elle organise et présente un corps de significations ; mais elle a aussi la capacité de dissimuler, de rendre le sens inaccessible, de l’occulter dans un labyrinthe de signes, de le faire disparaître.

 

La stridence des voix des chœurs populaires connus sous le nom d’estacioneros marque un point dramatique du syncrétisme culturel exprimé dans la religiosité populaire catholique du Paraguay. Avec des formes musicales et lyriques dont les germes proviennent des premiers contacts coloniaux entre missionnaires catholiques et indigènes soumis, aujourd’hui encore - et on observe une certaine réactivation contemporaine - les estacioneros[3] accompagnent les pèlerinages des fidèles en chantant les passions du Christ.

 

Le 19 juillet 2012, un collectif connu par la suite sous le nom de Estacioneros frente al Golpe, ou plus simplement Los Estacioneros, a organisé une action devant le Palais du Congrès national, siège du pouvoir législatif : vêtus de tuniques blanches improvisées, portant des croix ornées des couleurs papales et des bougies allumées, les manifestants ont exécuté une sorte de chemin de croix ; priant, en allant de station en station non pas de la passion chrétienne, mais suivant le récit de la rupture juridique provoquée par le coup d’État parlementaire du 22 juin 2012, ainsi que de ses antécédents antidémocratiques reconnaissables dans la dictature d’Alfredo Stroessner, notamment la disparition des leaders paysans dans la lutte pour la terre et le massacre de Curuguaty lui-même. Chaque station était accompagnée de chants psalmodiés qui relataient les détails du procès en destitution auquel Fernando Lugo a été soumis, avec des accents lyriques imitant les chants des papetiers :

 

(...)

La dague des sept douleurs

couronne noire de corruption

ils ont blessé la démocratie

au nom de la Constitution.

 

(...)

Il marche avec nous

et de ses blessures jaillissent des lumières

parce que quand il marche avec le peuple

la vie naît de toutes les croix.

 

Bien que la loi du Marchódromo au Paraguay empêche les manifestations de se dérouler dans certains périmètres, et que ceux-ci nécessitent une notification préalable à la police, l’apparition d’une « procession religieuse » a dérouté la vigilance des forces de l’ordre, qui, malgré les récentes révoltes citoyennes et l’atmosphère raréfiée après le coup d’État, ont permis à la marche de se poursuivre.

 

Les positions de l’Église catholique face aux luttes citoyennes et à la défense des droits de l’homme au Paraguay ont historiquement été ambiguës : entre connivence avec le pouvoir en place et ouvertement dissidente. Bien que les tendances conservatrices y prédominent actuellement, des actions comme celles-ci récupèrent les moments les plus intenses des alliances critiques historiques.

 

Lorsque le pouvoir d’archiver, dans n’importe lequel de ses sens, devient possible, ces archives s’inscrivent dans le corps de la communauté à laquelle elles correspondent, et le transforment dans le champ sémantique impliqué, puisque l’expérience de la date, et tout ce qui est dit après la date et sur la date, ne peuvent plus être pareil. Les événements archivés seront revécus avec des oublis et des insistances déterminés par les archives. C’est ainsi que se construit l’Histoire, approbation sur approbation, justification sur justification de chaque inflexion de l’argument dans le but de construire la vérité. C’est ce que Jacques Derrida appelle la pulsion d’archive, mais dans de multiples directions. Si ce qui motive en premier lieu cette archivage en tant que prothèse d’anamnèse (de retour à la mémoire du passé vécu et oublié ou refoulé) est un oubli rapide, une limitation du témoignage, on imagine un expédient alternatif pour créer une déviation susceptible d’être instrumentalisée dans les vérités déclarées au sujet de l’événement. Pour inscrire dans l’archivage la vérité qui lui semble désirable, le pouvoir de l’autorité peut faire un montage d’archives correspondant au récit qu’il veut imposer ; pour établir une vérité alternative un discours qui circule en marge du récit autorisé peut à son tour produire des écarts qui déstabilisent le pouvoir de la parole et de l’image de la loi.

 

En octobre 2012, une plateforme virtuelle de publication d’articles, ABColor.me, parodiant la version numérique du journal paraguayen ABC Color, a permis aux lecteurs, normalement limités à leur rôle de lecteurs, de devenir les producteurs de leurs propres articles, et de jouer avec le mensonge, la fiction, la parodie, pour signifier qu’ils ne se sentaient pas représentés dans les modalités habituelles d’information de ce journal. L’action d’ABColor.me a consisté à essayer d’équilibrer les tensions entre la véracité qui est requise et l’accusation de fausse déclaration. Ainsi ce parler-vrai qui est considéré comme peu présent ou absent dans le journal ABC Color est récupéré par la parodie, par le mensonge, par la substitution que le contre-discours implique.

 

Dans son projet Héroes de la dependencia (2011-2012), Yuki Yshizuka fusionne les personnages de méchants de bandes dessinées avec des noms de l’histoire et de la politique paraguayennes, dans un exercice de désacralisation. Ses interventions ont été censurées à différentes reprises (notamment par la Jeunesse communiste du Paraguay, qui se réclame de la « francista -léninista » et avait effacé les figures de Gaspar Rodríguez de France[4] et Francisco Solano López[5]). Presque immédiatement après le massacre de Curuguaty, Yshizuka a peint son Super Blas : l’image de Blas N. Riquelme[6] avec un chariot de supermarché portant le Paraguay. C’est l’intervention d’Yshizuka qui a duré le moins longtemps : pas même 24 heures. Mais les interventions les plus paradigmatiques de tout ce processus sont peut-être celles réalisées par le Japiró Colectivo, qui, après avoir proliféré, ont perdu leur paternité : dans ces interventions, la propagande électorale peinte sur différents murs a été taguée avec la question « Que s’est-il passé à Curuguaty ? » ; une question qui s’est répandue et qui a imposée, par ce biais la question de la vérité de ces événements.

 

On a l’impression qu’il n’y a pas de preuve. Pour raconter l’histoire de Curuguaty, il faut peut-être faire des écarts. L’impossibilité de trouver justice dans les mots que le récit officiel propose et qu’il auto-affirme avec l’aval de sa documentation fictive, qui présente des preuves qui ne prouvent rien – des détails dérisoires - les omissions délibérées et les zones d’ombre du document sont les seules preuves d’évidence, parce qu’elles sont les seules capables de dire, même si elles ne sont pas capables de dire quoi que ce soit – qui peuvent justifier un contre-récit.

 

Dans Evidencias (2016), Ruth Estigarribia réalise une action devant le palais de justice d’Asunción, lors du procès des paysans accusés du massacre de Curuguaty. Ironisant sur les « preuves » présentées par le procureur Jalil Rachid, elle incite, à travers les réseaux sociaux, les personnes intéressées à s’approcher des éléments présentés par l’accusation et les expose à la vue des participants et des passants dans un montage participatif, en essayant de montrer l’insignifiance des documents qui ne prouvent rien par eux-mêmes, en se moquant de la cohérence et de la stabilité des documents que les archives officielles d’État ont utilisés contre les paysans accusés.

 

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Ruth Estigarribia (Asunción, 1980). Evidences, Action, performance, installation et vidéo, médias mixtes, 2016.

Dans Images malgré tout, Georges Didi-Huberman envisage le double régime de l’image dans quatre photographies d’Auschwitz qui ne montrent rien ou presque, mais qui constituent néanmoins le seul document photographique de l’extermination dans les camps de concentration nazis. Ces quatre photographies sont des instantanés de l’horreur qui confrontent le spectateur à une vérité et à une obscurité : tout est là, mais à travers un voile d’obscurité et un mouvement qui se brouille, défiant l’entendement derrière son rideau flou. Ce « double régime » serait un grand « malaise » pour les historiens.

 

La reconstitution judiciaire, le psychodrame social et le drame documentaire partagent - avec des objets et des objectifs différents - la mise en scène d’un corps, à travers l’action duquel un aspect silencieux de l’expérience est restauré, un aspect invisible est rendu à la sensibilité et compris selon les indicateurs d’un domaine spécifique. Dans son court-métrage intitulé La voz perdidaLa voix perdue (2016), Marcelo Martinessi compose une toile de fond visuelle pour un témoignage audio enregistré en 2013 : c’est la mère d’une des victimes du massacre de Curuguaty qui raconte l’expérience des événements à partir d’un double différé : la distance physique entre la voix du narrateur et les paysans qui campaient à Marina-Cué lorsqu’ils ont subi l’assaut des forces de police, et la distance temporelle à partir de laquelle le récit testimonial retourne du présent de son énonciation au passé de l’événement.

 

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Marcelo Martinessi. (Asunción, 1973). La voix perdue. Documentaire, 2016. Encore.

La scission spatio-temporelle sur laquelle se structure la tendance argumentative du discours testimonial met également en évidence d’autres aspects de sa séparation : l’impossibilité de voir, de participer avec le corps est conditionnée par les restrictions sociales de l’âge ; la voix de la narration témoigne des tentatives des médiateurs de protéger son corps et sa sensibilité - considérés comme vulnérables - des impacts du conflit, ou des coups de la vérité endeuillée. Cette restriction se traduit, enfin, par l’identification d’une difficulté à énoncer des réalités non vues, non entendues, non vécues en direct, et marquées par la figure de la peur qui entrave la parole. Ces variations thématiques de la distance résonnent dans l’audio du film, dont la narration en voix off entre en contact avec l’utilisation de registres sonores dans une clé ambivalente intra et extradiégétique[7] qui souligne les limites déjà tendues entre documentaire et fiction sur lesquelles opère le court métrage. Les reportages et les interviews en direct sont présentés comme provenant d’une station de radio. L’aboiement des chiens est confondu avec les sirènes blessantes des voitures de patrouille et des hélicoptères, tandis que le son dramatique des coups de feu - certainement l’un des points les plus expressifs de l’audiovisuel - éclate au moment où la protagoniste-narratrice nourrit ses poules, qui se lancent avec des coups de bec chaotiques sur les grains de maïs ; peut-être une métaphore du moment politique clé du massacre de Curuguaty, qui s’est imposé profondément dans les vies domestiques de la périphérie de Marina-Cué.

 

Dans le court-métrage, les personnages, les voix, émergent de la bordure sombre d’une photographie[8], dont l’opacité, déjà explorée par Martinessi dans d’autres films, présente la palette nuageuse des jours sombres ; non seulement dans le contexte limité des scènes du film, mais ouverte au champ plus large d’une marque dominante dans les créations artistiques sur le motif du massacre de Curuguaty. Cette opacité est contrebalancée, peut-être, par les lumières de l’autel domestique, qui offrent un contrepoint lumineux ; mais il y a plus d’un dualisme sur lequel se tissent des asymétries dans le récit audiovisuel. Au-delà de l’opposition entre paysans et policiers, les accessoires quotidiens de la vie rurale sont envahis par des matérialités industrielles, voire résiduelles ou précaires - comme celle que les personnages emploient à un moment donné pour se protéger de la pluie[9]. D’autre part, les deux générations de l’histoire - la grand-mère et la petite-fille - marquent de leur présence intergénérationnelle la place des absents, ceux qui ont été tués, ainsi que la promesse d’un avenir qui n’est pas encore en vue ; sauf, peut-être, dans l’uniforme scolaire blanc de la fille, accompagnée par sa grand-mère sur des chemins boueux, ou la course d’un garçon de la maison à l’extérieur, appelé, peut-être, à une participation active lors de la nouvelle du massacre.

 

Marcelo Martinessi fait un exercice de réversion du silence ; il revient à une voix qui porte des images, même de ce qui n’a pas été vu, et donne un espace pour que l’imagination résonne à travers elle, avec la densité du concret qui peuple les biographies individuelles et communes. Renonçant aux espaces transparents de la vérité simpliste, Martinessi explore un espace opaque, dans l’enceinte duquel il récupère, par la poésie, la force de l’inéluctable.

 

On sait, on savait dès le début, que derrière Curuguaty il y avait autre chose. Ce que l’on voyait, et ce que l’on racontait, ne pouvait pas être. Ce vide s’est rempli d’images ultérieures, et pourtant irrémédiablement immédiates, dans le vif de la blessure, produites avec une urgence inexcusable.

 

Pour la mémoire, l’archive est un dispositif rigide, mais en tant que fonction de la mémoire, le témoignage est souvent considéré comme incohérent. Lorsqu’il y a un endroit dans la mémoire qui brille par son absence, et c’est là qu’intervient le témoignage le plus réel, ce vertige linguistique et imaginaire, avec son impuissance et sa capacité à compléter l’image et la mémoire. Dans l’art, cette position vacillante est constitutive et inhérente. Le régime des images est donc double : traduit en une expérience unique, le montage expose un contraste de plans. L’art exerce son influence entre son non-puissance et son pouvoir. Il y a une disposition temporelle complexe par laquelle la violence faite à un corps lui fait prendre conscience d’une finitude - il en est ainsi pour le témoin qui est un survivant, comme pour celui qui, au point culminant, avant la disparition, laisse une trace ; il en est ainsi pour l’artiste qui, éloigné de la proximité des flammes, rend compte de l’esprit de son temps, témoignant, malgré tout.

 

Dans les documentaires Detrás de CuruguatyAprès Curuguaty (2013) -réalisé par Daniela Candia-, et Desmontando CuruguatyAnalyse critique des archives de Curuguaty (2015) -réalisé par Osvaldo Ortiz Faiman-[10], sont enregistrés les témoignages des survivants, de leurs proches et de ceux des défunts, sur ce qui s’est passé à cette date, ainsi que les discours des experts qui racontent une vérité qui semble exclue du récit officiel. Dans son livre La masacre de Curuguaty. Golpe sicario en Paraguay - Le massacre de Curuguaty. Coup d’État de tueurs à gages au Paraguay, 2013), le journaliste Julio Benegas fait de même, reproduisant les témoignages et les résultats d’une enquête qu’il a menée sous la forme d’une chronique inédite. Bien que les deux documents aient en premier lieu une intention informative, nous entrons dans ces vérités sur Curuguaty à partir d’une esthétique : une sensibilité et une forme caractéristiques du récit et du discours oral.

 

Il existe une tradition théorique qui a lié l’inscription du traumatisme dans le corps d’un sujet, mais aussi dans un corps social, à la notion de deuil. Le deuil serait indispensable comme exercice, peut-être thérapeutique, pour dimensionner le traumatisme mais surtout pour le résoudre discursivement et lui permettre de faire partie de ce que nous appelons une mémoire. Ainsi, ce qui est indispensable à cette inscription de l’événement traumatique dans la mémoire - disons, la fixation de ce qui est susceptible de se transformer en discours, en impression et en insertion dans une archive -, pour que la violence faite aux corps, les blessure qu’il leur a laissée, soit en quelque sorte apaisée et que sa mémoire perdure dans cette inscription, c’est ce qu’on pourrait appeler des exercices mnémotechniques qui, dans des directions opposées mais mues par la même force, vont de la mémoire à l’oubli. La blessure peut laisser une marque visible ou une trace à peine perceptible, mais ni la persistance de la marque ni sa suppression ne signifient un dépassement efficace de la douleur. Pour cela, il faut un deuil, une mesure concrète de la douleur qui permette de prendre conscience du dommage subi. La douleur doit être incarnée.

 

Dans l’affaire Curuguaty, l’habeas corpus est une action qui a été niée, mais dans de multiples dimensions. Si, jusqu’à présent, il n’y a pas eu de garanties de procès équitable pour les accusés du massacre de Curuguaty (qui n’étaient, rappelons-le, que des paysans et non des policiers), si, en termes juridiques, la protection des droits fondamentaux des accusés (aujourd’hui déjà condamnés) n’a pas été garantie et ils ont été privés de la liberté de leur propre corps avec l’action en habeas corpus, et la fabrication de la justice leur a également refusé l’habeas corpus de l’événement qui, dépourvu de corps, erre tel un spectre, nous étonne, se déplace sans s’arrêter parce que nous ne savons pas qui ni où.

 

Nous sommes confrontés à une date faite de dénis, de pouvoirs et d’arrogance, d’ignorances. Notre méconnaissance de Curuguaty est également très diverse. L’absence d’images testimoniales qui peuvent passer à travers le filtre de validation de la fabrication par la justice, mais qui rendent quand même possible la description d’une vérité sur ce qui s’est passé, et le manque d’images documentaires qui servent de preuve, non seulement pour la Justice mais aussi pour le corps social, ont rejeté l’événement de Curuguaty dans le domaine des contingences. De sorte que Curuguaty n’est pas ce qui s’est passé, mais que s’est-il passé à Curuguaty ? La seule réponse possible face aux multiples autorités censées dire la vérité, à la non-connaissance, est une question.

 

Pour savoir que s’est-il passé à Curuguaty ? il faut d’abord imaginer. Ce que l’on peut dire aujourd’hui sur Curuguaty ne peut pas passer par le filtre des catégories que le système juridique défectueux et l’évolution politique et économique du Paraguay ont imposées comme seule condition possible de la justice : c’est au-delà du spectre que peut rendre visible cette épistémologie de la connaissance, bien au-delà de sa capacité de traduction ; car révéler ce qui s’est passé, c’est exposer le cœur même de ce qui a rendu possible sa perpétuation. Si l’on savait vraiment ce qui s’est passé - et ce qui s’est passé va au-delà de l’affrontement et de la mort des paysans et des policiers - l’indignation serait-elle telle qu’elle casserait l’ordre de cette distribution et cet ordonnancement des espaces et des fonctions, des hiérarchies et des oppositions ? Que signifierait révéler le cœur de la blessure ? La fin de l’injustice ?

 

On peut sans doute affirmer que l’efficacité d’un exercice comme celui de l’art pourrait se trouver, par exemple, dans le non-respect d’un recul minimal dans le temps ; mais peut-être vaut-il la peine de suggérer que la distanciation ne se situe pas seulement par rapport à l’immédiateté, et que l’opportunisme et la morbidité peuvent demeurer dans le long terme, au-delà d’une médiation en temps réel, au-delà de l’exposition à l’imminence de la violence. Parfois, les distances diffèrent. Il peut arriver que l’événement soit si traumatique qu’il émeuve toute une communauté de commentateurs et exige une inscription, même si elle est lapidaire, même si elle réside dans le lointain incertain de son expression artistique, même si elle se constitue à partir de formes d’expression désarticulées et obliques, parce que nous sommes à court de mots.

 

Références

 

Derrida, Jacques, Le mal des archives : une impression freudienne. Traduction de Paco Vidarte, édition Trotta, Madrid, 1997.

Didi-Huberman, Georges, Imágenes pese a todo : Memoria visual del Holocausto. Traduction de Mariana Miracle, édition Paidós, Barcelone, 2004.

Foucault, Michel, Las meninas. In : Les mots et les choses. Traduction d’Elsa Cecilia Fros, édition Siglo XXI, Madrid, 1978.

 

Notes

 

[1] L'italique est dû au fait qu'il ne s'agirait pas du fauteuil présidentiel « officiel », mais pour les besoins du motif représenté sur la photographie, de son signe, cela importe peu.

[2] Il n'est pas étonnant que ces recherches l'aient conduit à fonder le musée du mobilier paraguayen à Areguá.

[3] Nommés ainsi parce qu’ils vont de « stations » en « station » du chemin de croix mis en scène lors des commémorations catholiques de la Semaine Sainte.

[4] Il fut le premier dictateur du Paraguay après l'indépendance du pays en 1811. Le Congrès lui attribua les pleins pouvoirs ainsi que le titre de « Dictateur suprême et perpétuel » du Paraguay.

[5] Il fut Maréchal et chef suprême héréditaire du Paraguay de 1862 à 1870.

[6] Blas N. Riquelme (1929-2012), homme d’affaires et politicien. Il fut notamment président et principal financier du Partido Colorado.

[7] Le niveau extradiégétique est le niveau du narrateur lorsque celui-ci ne fait pas partie de la fiction (par exemple narrateur omniscient), cela désigne tout ce qui est extérieur à la fiction. Le niveau diégétique proprement dit ou intra diégétique est le niveau des personnages, de leurs pensées, de leurs actions.

[8] La direction de la photographie est de Luis Arteaga.

[9] La direction artistique est de Carlo Spatuzza.

[10] Les deux documentaires appartiennent au Service Paix et Justice du Paraguay (Serpaj-PY).

 

* Traduit de l’espagnol par Hervé Fischer.

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