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Art versus Société : consciences planétaires / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.19 N.1 2021

Art et société : entre ambivalences et nouvelles opportunités *

Amalia Barboza

magma@analisiqualitativa.com

Née en 1972 à Buenos Aires, a étudié l’art et la sociologie à Madrid, Constance et Dresde. Elle est artiste et sociologue de la culture. Elle a travaillé dans les universités de Dresde, de Francfort et de Sarre. Depuis 2019, elle est professeur en recherche artistique à l’Université des Arts de Linz. Elle a notamment publié : Le Brésil sur le Main, Gekreuzte Wege / Encruzilhadas ; Voyages de recherche performative sur les traces des autres, Bielefeld 2019 ; Sous les projecteurs : Expéditions dans l’esthétique de la vie quotidienne, Berlin 2012 ; Karl Mannheim, Constance, 2009 ; Art et connaissance : L’analyse du style dans la sociologie de Karl Mannheim, Constance 2005.

 

Abstract

Amalia Barboza souligne la capacité de l’art à ouvrir de nombreux espaces d’action et de réflexion à travers des ambivalences. L’art réussit souvent mieux à exercer une influence sociale ou politique lorsqu’il ne prend pas une position univoque et libère ainsi de nombreuses possibilités et processus de décision. Comme si le pouvoir politique et critique de l’art résidait surtout dans sa capacité à créer un espace de réflexion ouvert, qui nous confronte à nos propres questions. Elle appuie ses analyses sur les positions théoriques de Norbert Elias, Hanna Deinhard et Alain Resnais.

 

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Amazlia Barboza, image extraite de l’animation vidéo « Cité trapèze », 4’, 2009.

Repenser la relation entre l’art et la société à la lumière de la situation actuelle afin d’actualiser sa fonction sociale me semble avoir un sens. Mais ce n’est pas sans soulever un certain nombre de difficultés. Sommes-nous capables de déterminer certaines fonctions de l’art ou devons-nous limiter l’art à une seule fonction ? Nous savons que l’art a toujours été lié à la société de différentes manières et qu’il a agi sur elle suivant différentes stratégies. Toutes ces formes d’art ont eu leur justification ou leur influence réelle. Sans tomber dans une attitude totalement relativiste ou dans un postmodernisme à tout crin, je voudrais défendre ces diverses sphères d’influence.

 

Je voudrais surtout souligner cette ouverture comme une force particulière de l’art : sa capacité à créer une pluralité d’espaces d’action et de réflexion. L’art semble réussir souvent mieux à exercer une influence sociale ou politique lorsqu’il ne prend pas une position univoque, mais exprime des ambivalences. Sans doute parce qu’il est ainsi capable d’ouvrir de nombreuses possibilités et plusieurs processus de décision. Comme si le pouvoir politique et critique de l’art relevait de sa capacité à créer un espace de réflexion ouvert, où les destinataires eux-mêmes sont confrontés à leurs propres questions.

 

Il existe certainement différentes stratégies. L’une d’elle consiste à peindre des paysages utopiques ou dystopiques et à les présenter avec des ambivalences et des flous afin que le public puisse en tirer ses propres interprétations. Souvent, ces ambiguïtés permettent à une œuvre d’art d’exercer une influence plus durable à travers les époques et les cultures. C’est comme si un message flou pouvait être plus complexe et plus facilement actualisé. Le sociologue Norbert Elias en propose un bon exemple dans les tableaux énigmatiques de l’artiste français Jean-Antoine Watteau intitulés Pèlerinage sur l’île de l’amour.

 

Dans son article, Elias analyse l’histoire de la réception des peintures de Watteau. Il s’agit d’une série de peintures avec quelques variations, représentant le voyage en bateau d’un groupe de personnes. Les tableaux de Watteau sont pleins d’ambivalences : Il est difficile de dire si c’est le début du voyage ou le retour. Il n’est pas non plus possible de déterminer clairement si les personnes ont l’intention de faire le voyage ou si elles ont encore des doutes à ce sujet. Elias décrit ce flou des images de Watteau afin de montrer ensuite, dans l’histoire de leur réception, que c’est précisément pour cette raison que ces images ont pu remplir différentes fonctions sociales et politiques à différentes étapes historiques.

 

Les tableaux évoquent même des inspirations politiques opposées. Comme si, grâce à cette ambivalence, les différentes générations pouvaient extraire des motivations différentes en accord avec leurs modes de vie respectifs. Elias concentre son analyse sur cette variabilité de réception, en décrivant non seulement les différentes interprétations au fil du temps, mais aussi le changement d’humeur que les destinataires ont associé à ce qui était dépeint. En tant que sociologue, il était plus important pour lui de décrire ce spectre d’action afin de retracer et caractériser le changement d’époque en comparant les modes de réception des œuvres, que d’en tirer des conclusions générales sur le contenu et la fonction sociale de l’art.

 

Il exprime même l’opinion que ces images floues sont plutôt une exception dans l’art : « Le tableau de Watteau (...) fait partie des tableaux peu fréquents dont l’humeur est ambiguë et douteuse ». Mais je voudrais ici plaider au contraire pour généraliser ce qui était pour lui une exception, à savoir que cette « ambiguïté et ce crépuscule » font partie d’une stratégie importante de l’art pour réussir à stimuler et à faire réagir le public, donc à exercer un effet social.

 

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Amalia Barboza, image extraite de l’animation vidéo « Ideal Valley », video 3’35, 2009.

On trouve chez une autre sociologue de l’époque de Norbert Elias une contribution intéressante à cette large histoire de la réception des œuvres d’art en fonction de leur ambivalence. C’est la sociologue de l’art Hanna Deinhard qui, dans son livre Bedeutung und Ausdruck, tente d’analyser non seulement l’histoire réelle de la création et de la réception d’une œuvre d’art, mais aussi son histoire potentielle, possible à venir. Hanna Deinhard considère le champ ouvert de l’influence de l’art comme une sorte d’intemporalité, qui se déplace en dehors du public réel.

 

Il est certain que toutes les œuvres d’art sont l’expression de leur époque et du contexte dans lequel elles ont été créées. Mais en même temps, les œuvres d’art ont une sorte d’intemporalité, comme si elles sautaient par-dessus leur lieu d’origine et avaient un contenu potentiel qui peut être actualisé à différents moments et en différents contextes par différents spectateurs.

 

Hanna Deinhard a préféré utiliser le terme « contenu potentiel » afin d’éviter l’idée de contenu universel, anhistoire ou atemporel. Avec le concept de « contenu potentiel », Deinhard souligne le pouvoir de l’art de survivre à son époque de création et d’apparaître encore et encore « significatif et expressif » pour de nouvelles époques et de nouvelles sociétés. En outre, elle a choisi ce terme pour souligner qu’il ne s’agit pas ici d’un impact constamment immuable, mais que ce pouvoir de l’art est mobile et ouvert à de nouveaux destinataires potentiels, à de nouvelles lectures et à de nouveaux jugements. La réaction des publics à ce contenu potentiel ne peut être déterminée à l’avance. C’est un potentiel et un effet social de l’art qui renvoie à une possibilité ouverte.

 

Pour illustrer cette ouverture par un dernier exemple, je voudrais donner l’exemple du film d’Alain Resnais L’année dernière à Marienbad (1961). Le film raconte une rencontre entre un homme et une femme dans un hôtel, où, comme pour les tableaux de Watteau, les temps se brouillent : Il n’est pas clair si le couple s’est déjà rencontré dans le passé, ou si la rencontre elle-même est un fantasme ou une constante intemporelle qui se répète continuellement, comme un mythe, à différentes époques et dans différents médias.

 

Par exemple, la rencontre n’est pas seulement portée par les principaux protagonistes, mais elle se reflète également dans les innombrables peintures qui se trouvent sur les murs de l’hôtel, ou dans les productions théâtrales présentées par l’hôtel pour divertir les clients, ou encore dans une sculpture dans le parc, qui représente également une rencontre.

 

Les motifs, les motivations et les sentiments des protagonistes de cette ou de ces rencontres sont également flous. En particulier dans le cas de la sculpture, qui est souvent commentée par les protagonistes : on ne sait pas très bien si la femme de pierre marche avec l’homme, ou s’éloigne de lui ; et si l’homme de pierre, l’accompagne, la suit ou la guide. Le film joue avec ces ambivalences car c’est précisément là que se situe le trouble.

 

Les personnages du film doivent se positionner, tout comme le public qui regarde la pièce ou qui regarde la sculpture. En tant que consommateurs de films, nous sommes également confrontés à ces ambivalences. Le film souligne la fonction de l’art en demandant au spectateur de revenir à lui-même. Ce n’est pas un art de divertissement, mais un art qui fait appel à l’autonomie des spectateurs. Cela nous offre la possibilité de souligner la fonction sociale de l’art. Bien qu’il y ait certainement beaucoup d’autres stratégies, cette stratégie du recours au flou et à l’ambivalence est un bon moyen d’affirmer le potentiel de l’art au regard social (dystopique ou utopique)[1].

 

Notes

 

[1] Remarque générale : les deux œuvres qui accompagnent ce texte, « Cité trapèze » et « Ideal Valley » évoquent le va-et-vient quotidien entre conscience utopique et mélancolie. En arrière-plan l’architecture de Le Corbusier.

 

* Traduit de l’allemand par Hervé Fischer.