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Regards, imaginaires et représentations du silence / Sous la direction de Bernard Troude / Vol.18 N.1 2020

Enjeux pragma-énonciatifs et psychoaffectifs du silence dans les interactions dialogiques

Aboubakar Gounougo

degounougo@yahoo.fr

Enseignant-chercheur, Université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire).


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Introduction

Le silence fait partie des phénomènes qui donnent du grain à moudre aux chercheurs dont les approches épistémologiques sur la question, contenues dans une vaste littérature ambiante, sont autant diverses qu’elles se recoupent ou se contredisent. Il en est ainsi parce que le silence est quelque chose d’insaisissable. Tout le monde peut l’observer, le sentir intuitivement et se prononcer sur ses effets. Mais, se pencher objectivement sur cette chose sans visage et sans corps mais qui est avec nous, autour de nous et à l’intérieur de nous, relève certainement du défi. Prenant de la peine, des penseurs de divers domaines du savoir se sont engagés à ne pas garder le silence sur le silence. De leurs travaux, il ressort deux approches fondamentales de la problématique du silence : l’une à prédication négative et l’autre à prédication positive, avec pour aune de l’essence du phénomène, la parole. Négativement, le silence est une absence de parole, un manque ou un vide de la composante sonore, mieux, « le seul que l’utopie de la communication connaisse [et qui] est celui de la panne, de la défaillance de la machine, de l’arrêt de transmission » (David Le Breton, 1997 :11). Positivement, le silence est un langage plein ou absolu qui possibilise tous les autres langages, il est une présence charnelle, une chape chamarrée de sons sourds, réclamée de plus en plus impérativement par des intériorités individuelles en proie aux sociétés modernes extrêmement charivariques, abonnées aux technologies outrancières de l’information et de la communication. Ce statut fondamental du silence découle de ce que « toute parole doit naître des profondeurs du silence et y retourner » (Ibid., p.11). Parole et silence sont donc les deux termes d’une dialectique ontologique dont la conversion des contraires se joue dans l’être humain.

La parole et le silence ne signifient rien en dehors de la réalité humaine. Sans présence humaine, pas de paroles ni d’organes de sens pour percevoir et sentir les manifestations du silence. Et, parce que la présence de l’homme au monde ne prend véritablement effet qu’à partir de son rapport à ses semblables, parce que l’individu n’a de sens que parce qu’il est impliqué dans le lien social qui commande à son être, alors la parole et le silence n’ont de substance que dans les relations humaines dont le dialogisme est l’un des cas les plus illustratifs et certainement productifs. Ainsi, parce que la parole et le silence sont les deux faces d’une même pièce, l’existence humaine, alors, si l’une d’entre elles fait l’homme, comme l’affirme si bien Philippe Breton [1], certainement l’autre le fait également.

Cela dit et pour s’autoriser la péremption, c’est dans les contextes d’interaction, de coopération ou de communication dialogique au cours desquels des énonciateurs partagent une parole (mieux, des paroles) que les liens sociaux revêtent plus d’intérêt. Il en est de même du silence (mieux, des silences), matrice intérieure de laquelle naît tout énoncé dont la poétique et l’analyse discursive révèlent divers enjeux de nature pragma-énonciatifs et psycho-affectifs au cours du déploiement des interactions dialogiques.

Dans la présente contribution, nous analysons ces enjeux du silence avec pour hypothèse de départ que ce phénomène, au même titre que la parole, est fondamental dans la structuration et la sémantisation des liens sociaux. En empruntant éclectiquement des outils de réflexion aux sciences du langage telles que la pragmatique, l’analyse du discours, la sémiotique, à la philosophie et à l’anthropologie du langage, à la psychologie et à la psychanalyse, nous tenterons d’appréhender dans des contextes d’énonciations particuliers la valeur créatrice, structurante et récursive du silence.

1. Le silence, cette nébuleuse

Le silence est une nébuleuse. Commençons par là. Il est cette chose insaisissable de par son extrême plurivocité. Le concept de silence est appréhendable simultanément à travers des prédications négatives et positives qui dénotent la complexité de la réalité désignée par ledit concept. Le silence est et n’est pas tout ce que l’on peut imaginer ou conceptualiser à son compte. Ainsi, le silence signifie et ne signifie pas l’absence de parole, de bruit, de son, de calme, de paix, de tranquillité, de quiétude, de mutisme, de vide, de néant, etc. L’essence du silence est tenue nécessairement par chacune de ces réalités et leurs contraires. En cela, le silence apparaît comme une dialectique dont la conversion des contraires opère dans la présence humaine. Le silence est en apparence absence de parole mais fondamentalement émission de parole, absence de bruit mais bruit insoupçonné, paix, calme tranquillité, quiétude mais aussi angoisse et inquiétude, mutisme mais verbération, vide et néant mais plénitude et absolu. Ce qui nous pousse à reconnaître que «si les silences sont multiformes et polysémiques, silence et parole restent organiquement tissés l’un à l’autre, inséparables comme les deux faces d’une même pièce de monnaie » (Barbet et Honoré, 2015 : 10). De fait, le silence est indubitablement un complexe phénoménologique « porteur d’une vertu critique » (Dessons, 2005 : 50).

Comme on peut le constater, le silence est tout et rien à la fois. Dans les différentes approches du phénomène, se mêlent des considérations sur le caractère naturel du silence et celles sur sa nature humaine en tant que pratique, stratégie, technique ou tactique commandée pour les besoins de la communication. Les premières considérations identifient le silence aux manifestations naturelles comme le calme plat d’un lieu, la tranquillité et la paix ambiantes d’un espace, l’obscurité et la nuit, le vide et l’absence de vie inhérent à un paysage, la mort, etc. Les secondes considérations sur le silence prennent l’homme et le lien social comme la mesure du phénomène et à ce titre, le silence traduit la volonté de l’homme de ne pas parler, de se taire, d’ignorer la voix des autres, de tuer tous les bruits que lui-même génère, de se museler ou de museler ses semblables, de se blottir dans son intériorité où la pensée bavarde sans qu’on ne l’entende. Le silence est donc un produit de la nature qu’il est l’autre face de l’existence visible et sonore, matérielle et vivante, mais également le fait de l’homme, en tant qu’il est l’expression chez lui de « la panne, de la défaillance de la machine, de l’arrêt de transmission » (Le Breton, 1997 : 11). De telles déterminations du silence chez les théoriciens ne font que confirmer la précellence du phénomène sur tous les autres qui lui font concurrence. Considérons, à ce propos, celle qui s’invite systématiquement à toute réflexion sur le silence et qui nous intéresse à plus d’un titre dans cette contribution : la parole.

L’absence ou le manque de parole et tous ses corollaires possibles comme le mutisme, l’aphonie, l’insonorisation, le musellement, le bâillonnement, la censure, l’étouffement, etc., représentent les aunes de l’évaluation négative du silence. Celui-ci est décrit comme un vide ou un blanc généré délibérément ou indélibérement par le locuteur et qui a la faculté de rompre l’organisation de la chaîne sonore. Mais pour que le silence vienne à la vie en vue de nier et faire exister à la fois le monde résonant, le monde qui se fait entendre, il lui faut, en tant qu’instrument de liaison sociale, tuer la face acoustique du signe linguistique, du mot, de la phrase voire du discours qu’il constitue lui-même pour ne laisser subsister que le concept. Ce qui explique systématiquement qu’en dépit d’être un vide, un manque ou une absence, bref, d’être immatériel, le silence se prête à l’analyse et à la critique intelligibles. Celles-ci interrogent son sens, mieux ses multiples connotations tant micros contextuelles que macros contextuelles [2] au point de lui découvrir les traits d’un langage, mais un langage dont la particularité est d’être retenu et confiné dans les geôles de l’intériorité régie par la pensée. Le silence est un vide acoustique mais un plein conceptuel et c’est pourquoi la critique phénoménologique du phénomène en donne l’image d’une absoluité que décrit bien ce propos : « Le langage s'organise à partir du vide autour d'un silence qui est le commencement et la fin de tout discours » (Van Den Heuvel, 1984 : 68). Qui ne sent pas dans l’évocation de ces deux extrêmes du « commencement » et de la « fin », la tentation du rythme à propos duquel les avis sont unanimes pour dire qu’il est la catégorie la plus consubstantielle à l’existence naturelle et humaine. Le silence est au début et à la fin de toute existence matérielle et de tout phénomène. Il y a un lien indissoluble entre le silence et le rythme. Laquelle des réalités est la manifestation de l’autre ? Sans aucun doute, le silence est la manifestation du rythme car si tout silence est rythme, tout rythme n’a pas forcément le corps du silence. C’est son intimité avec le rythme, en tant qu’il est l’une de ses formes concrètes, qui permet au silence de contenir toute chose et même de la déborder.

 

Voilà ainsi présenté sommairement le silence, cette chose pleine mais sans relief et donc ouverte à tous les possibles interprétatifs, que nous avons décidé d’interroger préférentiellement dans les actes dialogiques pour en ressortir les enjeux pragma-énonciatifs et psychoaffectifs. Pour réussir ce projet, qu’il nous plaise de privilégier le statut anthropologique du silence en tant qu’il est un langage, en tant que sa structure rythme ou ponctue la parole ou en tant qu’il est la face insoupçonnée du langage qui le fait exister comme tel.

2. Comme la parole, le silence fait l’homme et le lien social

La communication entre les hommes est une nécessité. Sans les autres, l’homme n’est rien et c’est pourquoi on dit de lui qu’il est un animal social. Toute valeur dont il peut se prévaloir ne peut s’acquérir en dehors du lien social dont la parole reste le moyen privilégié pour sa concrétisation. Pour sentir le monde et s’assurer qu’ils existent, pour constituer une présence qui emprunte quelque chose et qui profitent aux autres, les hommes s’en remettent au langage. Ils se parlent pour faire exister l’individu et la collectivité. Bien mieux, toute parole ou tout discours « met en place et en scène des groupes ou des catégories sociales qui sont dans un rapport aux pouvoir-dire et aux savoir-dire, qui définissent selon une logique à découvrir des pouvoir-faire et des savoir-faire » (Jean Jamin, 1977 : 10). La langue qui entraîne la parole est donc un bien inestimable et c’est à juste titre que les hommes lui vouent un culte à travers une littérature très abondante.

 

Le monde moderne est de loin celui qui a poussé l’usage de la parole dans les sphères les plus extrêmes tellement son désir de commerce de ce produit de haute consommation, à travers la communication, est obsédant et obsessionnel. Le monde moderne est extrêmement avide de parole et c’est la raison pour laquelle il dévoue son génie à la fabrication de systèmes, de logiciels, d’appareils, de machines, etc. pour contenir, raffiner, pérenniser, amplifier, réparer mais également et malheureusement pour brouiller, falsifier, déformer, pervertir et même éteindre, quand il ne le faut pas, cette manne sociale. Comme le disent si bien Jean-Christophe Seznec et Laurent Carouana, « Notre société de consommation, de communication et des réseaux sociaux est remplie de paroles qui nous mettent parfois aux limites de l’overdose » (2017 : 1). Dans son ouvrage au titre évocateur, Éloge de la parole, Philippe Breton déclare que « la modernité est bien le règne de la parole et de la communication » (2007 :8). Il est encore plus clair, à propos du culte de la parole par le monde moderne, dans le propos suivant : « la parole aujourd’hui est un fait social majeur. C’est par elle que nous agissons, que nous prenons des décisions, que nous négocions, que nous tentons de faire reculer la violence, que nous organisons et transformons le monde qui nous entoure » (Ibid., p.185).

 

Le règne sans partage de la parole et de toute la mégastructure érigée pour l’accomplir a été marqué par le retour en force d’une praxis sociale, d’un art ou d’une technique qui fit les beaux temps de la parole, depuis la Grèce antique jusqu’à quelques siècles après la renaissance occidentale : la rhétorique ou l’art de la persuasion par le discours, selon la lignée aristotélicienne. Les maîtres latins et leurs épigones se sont eux penchés prioritairement sur la qualité oratoire, la figuralité et les aménités du discours. La rhétorique se vit et s’exerce partout de nos jours parce que la course à la parole pour exister, dominer et dompter les liens sociaux est devenue l’un des défis majeurs de notre temps. De là que Philippe Breton s’autorise à dire péremptoirement que « la parole fait l’homme » (Ibid., p.114). Sur la surface de la terre, la parole est célébrée, étudiée, interrogée, amplifiée, partagée, protégée, libérée. Pour elle, qui s’est faite chair et a habité parmi les hommes, selon le logos johannique [3], le monde a gravi de nouveaux échelons et la prolifération de la mécanique à son profit est édifiante. La parole a conquis définitivement le monde dont la phénoménologie s’éclaire désormais à la lumière du règne de l’objet utilitaire dont la profusion toujours renouvelée le frappe facilement de banalité. Ce monde dont il est question est celui de la communication par tous les moyens, utilisés à fond et qui « servent à transporter la parole humaine ou, autrement dit, (…) servent à prendre la parole » (Ibid., p.15). Ces moyens de transport de la parole sont les téléphones, les réseaux sociaux, des livres, des journaux, de la télévision, internet, mais également, comme le mentionne Breton, la conversation orale, l’écriture, l’image, le geste.

Il n’y a aucun doute que la parole fait l’homme et provoque son irréductible besoin de rester connecté aux autres. On a, à travers les temps et les siècles, exalté la parole sans faire allusion au silence qui ne bénéficiait réellement pas de la même attention. Quand on évoquait le silence, c’était juste pour le présenter comme l’envers de la parole, avec pour conviction que le premier justifiait la précellence de la seconde. Ainsi, ces propos prédiquaient la négativité du silence et dans ce cas il n’y avait rien à penser sur le phénomène ou qu’il n’y avait rien à tirer de la structure d’une chose qui n’en était pas corporellement une. Mais par la suite, quand on découvrit l’autre face du silence, sa matérialité insoupçonnée, quand on se rendit compte que le silence était non seulement un langage, mais un langage très particulier, peut-être le langage le plus pur qui soit, le langage originel, on le soumit alors volontiers à la critique et à l’analyse technique et scientifique au même titre que la parole qui dès lors ne sera plus présentée seulement comme son extériorité ou son contraire mais plutôt comme sa substance et son intimité. C’est dans ce deuxième élan de la réflexion sur le silence que nous nous situons quand nous dévouons cette contribution à l’analyse de ses enjeux pragma-énonciatifs et psychoaffectifs dans les actes dialogiques. Notre regard pour cela est positiviste.

Le silence est une parole et la parole naît et se nourrit du silence. L’un et l’autre font l’homme et le lien social. Là où l’un des phénomènes opère, l’autre n’est pas en reste. L’intimité fondamentale entre ces deux réalités de la parole et du silence qui font l’homme et le lien social est très explicite dans les propos suivants : c’est simultanément que parole et silence sont présents dans le langage et se font valoir l'un par l'autre. La parole qui ne repose pas sur le silence est une parole creuse et dont les boursouflures cachent mal le vide. Elle est bruit de paroles, flot dévastateur, logorrhée stérile. La parole doit être habitée de silence, pétrie de silence. Le silence « informe » la parole, c'est-à-dire lui donne forme, la fait être comme parole humaine. L'animal ne connaît ni la parole ni le silence, mais seulement le cri de l'instinct et la nuit de l'esprit. La parole humaine se détache sur fond de silence et se découpe sur lui ; le silence est partie intégrante et essentielle de la parole (Pierre Masset, 1966 : 1).

Mais, cela dit, pris pour son propre compte, que vaut le silence, donnée intangible ou immatérielle dans les actes dialogiques en tant qu’ils sont la manifestation concrète du lien social ? Il y a une poétique du silence comme il y a une poétique de la parole. Ainsi, dans un contexte d’interaction, le silence peut opérer sous plusieurs formes pour se voir attribuer plusieurs connotations. Le silence est un discours dans lequel fonctionnent plusieurs unités linguistiques dont les signifiants sont inaudibles et logés dans la pensée au même titre que les signifiés qui renvoient aux concepts chez Saussure. L’énoncé « silence » ou silence énoncé est le produit d’un contexte d’énonciation qui possède aussi son appareil formel de production. Mais, mieux que l’énoncé oral ou écrit, matériel, visible, audible qui vient à la vie lorsque des interlocuteurs décident de créer un lien social, le silence énoncé possède la particularité de précéder la présence des interlocuteurs et leur désir d’interaction, en tant que silence originel, de générer et structurer les chaînes sonores qu’ils produisent au cours du contact social et d’être, à bien des égards, leur finalité. En clair, avant, pendant et après le lien social, se trouve le silence. On peut schématiser sommairement ainsi ce don d’ubiquité du silence.

 

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Ce schéma est peut-être grossier, mais il a le mérite de nous présenter des concepts clés de pragmatique énonciative ou d’analyse conversationnelle. L’énonciation qui lie une instance rhétorique à une autre est la manifestation concrète du lien social. Ce qui est nouveau dans l’appareil formel de l’énonciation tel que nous le schématisons ici, c’est la notification au lecteur de la structure du silence qui y apparaît trois fois : avant que les deux pôles communicants ne se lient de dialogue, pendant qu’ils partagent l’énoncé sonore ou la parole (ou seulement le silence, dans le cas de deux amoureux engourdis, par exemple) et au terme de la coopération où les instances oratoires et leur entretien retournent au silence pour s’évanouir à nouveau dans le néant. Les deux silences des extrémités sont essentiellement naturels et symbolisent l’absence de corps abonnés au langage, au dialogue et donc au partage de paroles. Il s’agit du même silence « à l’état vierge et pur de la pré-parole » (Dessons, 2005 : 52). Le premier des deux silences ou « silence initial » est celui où rien ne se passe, où les divers corps se meuvent sans résonance, jusqu’à ce que, parmi eux, des volontés décident de communiquer. La rupture de ce silence initial est la condition pour que des corps se lient de parole et il fait écho au silence de l’autre extrémité, le « silence de la résolution », c’est-à-dire celui d’après la conversation qui présente les mêmes caractères. Le silence mentionné au milieu du schéma, le silence énoncé ou « silence de la parole », le silence qui soutient la parole, la structure, la ponctue ou la rythme est celui qui nous intéresse parce qu’à l’analyse, il est le moins abstrait ou métaphysique mais poétiquement le plus appréhendable.

Dans le dialogue ou la conversation, en effet, le silence est un énoncé. Il circule nécessairement entre un énonciateur et un énonciataire en tant qu’objet de leur communication. Qu’il soit inséré volontairement ou qu’il s’incruste accidentellement dans le corps du discours prononcé pour le structurer, le rythmer ou qu’il fonctionne en pleine autonomie entre des pôles dialogiques, le silence reste un motif de liaison sociale. Comme la parole, il dispose de plusieurs moyens qui le transportent ou colportent en situation communicative directe ou en différé tels que la voix vive, le microphone, le téléphone, l’internet, etc. On peut se taire ou ne plus parler via ces moyens communicationnels. Si dans un dialogue en tandem présentiel, l’émetteur se tait sans que son interlocuteur le suive ou que les deux se taisent à la même occasion, le lien social ne se rompt pas automatiquement, la communication se poursuit, la parole sonore est certes suspendue mais elle continue d’agir dans sa forme inaudible. Les sentiments des instances énonciatives évoqués dans la chaîne sonore se taisent avec la suspension du langage explicite. Même à la fin de l’échange, le dialogue peut se poursuivre dans le silence que chacun des énonciateurs emporte avec lui après que les corps physiques communicants se sont séparés.

Par ailleurs, le silence de la parole qui agit dans le corps de l’énonciation, le tisse et amortit sa syntagmatique n’est en vérité pas différent du silence initial et du silence de résolution. Le silence énoncé est toujours une réminiscence du silence naturel, du silence pur, du silence non profané (silence initial et de résolution) par les corps charnels, la parole et les sons. Mais à la différence de ce silence originel, le silence énoncé, artificiel, volontairement provoqué ou surgissant accidentellement dans un acte pragmatique est un objet concret partagé par des sujets de la communication et sa poétique est traçable à partir de marqueurs. Considérons le lien social entre un professeur de français et son élève pendant un cours-classe. Il est oral, transporté au moyen de la voix vive. Le professeur demande à son élève de lui épeler le substantif « silence » mais avant, il concède à l’apprenant quelques secondes de réflexion pour l’aider à proposer à la classe une réponse satisfaisante, elle-même tenue par un timing contraignant, le temps mis entre la prolation de chaque phonème constitutif du mot « silence » étant rigoureusement arbitré. L’élève s’exécute et à la fin, l’enseignant évalue sa réponse selon les critères de justesse de l’épellation arrêtés mais aussi et surtout selon la gestion du timing, au cas où l’interruption de l’exercice pour non-respect du timing ne serait pas inscrite aux conditions de l’interaction dialogique.

Dans l’analyse de cette première illustration de liaison sociale où l’oral est le moyen de transport de la parole et de son silence, il convient avant tout d’identifier le texte du second phénomène par repérage de ses signifiants. Le silence est partout, aussi supersonique soit-il, dans l’organisation phrastique, c’est-à-dire dans l’ordre suprasyntagmatique : dans la proposition-question du professeur et la proposition-faveur qu’il énonce à l’endroit de son interlocuteur ; dans la réponse de l’élève et dans l’ordre intrasyntagmatique : à l’intérieur des propositions de chacun des participants au dialogue, précisément entre les mots qu’ils combinent pour former ces propositions. Le silence est présent aussi entre la prise de parole du professeur et la réplique de son élève sous forme de transition. Dans l’énonciation du premier, le silence est même décrété matériellement à travers la faveur des petites secondes concédées à l’interlocuteur. Dans l’énonciation de l’élève, le silence se manifeste dans le respect du timing imposé par l’exercice dialogique. Une fois l’identification des lieux de manifestation du silence achevée, il s’ensuit l’analyse de ces silences énoncés ou silences de la parole et il ressort qu’ils sont tous synonymes ici de temps morts mais de temps morts moteurs ou générateurs de l’action et du mouvement interactif : temps mort entre les propositions de l’interlocuteur, temps mort entre les mots de ces propositions, temps mort entre les tours de parole des interlocuteurs, temps morts comme règle de l’interaction dialogique. Les choses ainsi présentées révèlent la fonction structurante du silence qui contribue à la formalisation et à la sémantisation des paroles proférées.

Dans le contexte d’une communication en différé par exemple, qui utilise l’écriture comme moyen de transport du silence de la parole, le marquage poétique contient divers éléments : les blancs entre les unités, les aposiopèses, les interrogations oratoires, la parataxe, le langage formulaire ou brachylogique, la ponctuation, les interjections, les phrases non verbales dites nominales, les phrases à rhème réduit, etc. Dans la parole écrite, tout est presque prétexte de production du silence. Ce n’est pas le silence qui se trouve dans la parole mais le contraire. C’est la parole qui prend corps dans le silence. Le silence ne meurt jamais alors que la parole sonore naît de la communication dialogique, s’étend avec elle et meurt nécessairement du silence lié à l’évanouissement de la présence humaine. Le silence est continuité inarrêtable et infinie pendant que la parole et le dialogue sont de l’ordre du périssable. Apprécions, dans une approche poétique néopositiviste, la structure du silence dans ce bref extrait du roman d’Henri Vernes, Bob Morane, le maître du silence [4] : « Pour l’instant, tous les espoirs de Morane se résumaient en ces seuls mots : atteindre l’îlot coûte que coûte. - Il faut que j’y arrive ! Il faut que j’y arrive ! fit-il d’une voix rauque. Sinon, bonsoir la compagnie ! … ».

La réception de ce texte est décalée dans le temps. Le dialogue entre le narrateur et le lecteur potentiel de ce texte est en différé. L’écriture est le véhicule du lien social. La réminiscence du silence est forte dans cette petite parole écrite pour être reçue. Ici, contrairement à l’exemple précédent, le silence est plus visuel que sonore. Il est dans le blanc qui sépare et relie les trois phrases qui composent le texte, dans le blanc qui cimente la syntagmatique intraphrastique, dans la ponctuation (les virgules, les points, les deux points, le point d’exclamation, le tiret), dans la structure formulaire des propositions et l’aposiopèse. Tous ces marqueurs obligent la chape sonore à se renforcer avec des morceaux de silence pour exister comme une parole structurée et douée de sens. Le silence revêt ici plusieurs formes. Il se manifeste aussi bien comme un enchaînement ou une transition, un saut, une pause entre les différentes composantes que comme une suspension du son ou en tant que rythme de la parole sonore. Le silence est donc ici un principe constitutif de la séquence verbale énoncée et à ce titre il est ce chronotrope [5] absolu qui fait venir à la vie le lien social, ses acteurs et leurs besoins existentiels.   

3. La réticularité psychoaffective du silence

L’abondante prédication à propos du silence révèle l’extrême démocraticité de la caractérisation du phénomène qui touche aux signifiés que les différents signifiants du silence énoncé s’assujettissent. Ce sont les signifiés relatifs à la valeur idéologique du silence et ceux qui désignent dans la réalité physique l’affectivité ou la sensibilité. À propos de la valeur communicationnelle du silence que nous venons de voir, sur le plan pragma-énonciatif, le silence n’est pas simplement une non-parole parce que dénudé de sons mais plutôt la forme d’énonciation la plus pure, le langage originel qui ne connaît pas les péchés de la parole, entre autres, « le danger, la menace, la violence et le viol des paroles » (Jean Jamin, 1977 :10). Selon ces premiers sens du silence, d’obédience phénoménologique [6], il serait et signifierait plus que la parole dont il est d’ailleurs l’essence première, ce qui explique, comme le dit si bien Le breton, que « la possibilité du langage caractérise la condition humaine et fonde le lien social, [et que] le silence, lui, préexiste et perdure dans l’écheveau des conversations qui inéluctablement rencontrent à leur origine et à leur terme la nécessité de se taire » (1997, p.19).

Quand on interroge les concepts affectifs du silence énoncé, il ressort que ce phénomène est une véritable boîte de Pandore des émotions. Ici la « lâcheté » du silence est plus perceptible en ce sens que, provoqué ou surgi accidentellement dans le corps d’une interaction dialogique, le silence est susceptible de signifier toutes sortes de sentiments même les plus contradictoires. Il n’y a de silence énoncé que dans le lien social. C’est dire que le contexte d’énonciation ou la situation communicative [7] est déterminante dans la description des affects contenus dans une chape de silence. Sans référence à son énonciation, le silence n’a pas de corps matériel ou de texte et ne signifie rien de tangible, à moins d’être ce silence de l’état pur de la pré-parole. Le silence de la parole ou de l’acte dialogique ne produit pas de sentiments, il est lui-même ces sentiments. Il est un vaste réseau d’affects qui actualise ses éléments selon les besoins et les contraintes du lien social en jeu. Nous proposons de réfléchir sur deux types d’interaction dialogique : vertical (ou rhétorique) et horizontal (ou conversationnel ou néobrachylogique [8] ). Étant entendu que « à chaque situation de parole correspond (…) un rôle particulier, qui détermine un style de parole donné, caractérisé par un contenu verbal, une prononciation et une prosodie spécifiques » (Danielle Duez, 2003 :3), il est évident que la structure et le sens du silence qui est primordial à toute présence au monde sera différent d’un lien social à un autre.

 

Commençons par cet exemple d’interaction dialogique verticale tirée du roman Germinal d’Émile Zola : « Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut obligé de résumer l’entretien : la Compagnie d’un côté avec son nouveau tarif, les ouvriers de l’autre avec leur demande d’une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que leurs conditions seraient certainement repoussées par la Régie. - Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence. Dans le vestibule, Pierron salua très bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Étienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s’en allèrent, au milieu de ce silence menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit» (Germinal, p.205).

 

Pour la petite histoire, les mineurs de la fosse de Montsou sont sur le point d’exécuter un mot d’ordre de grève provenant de l’Internationale socialiste, syndicat qui lutte pour l’amélioration de la condition d’existence de ses membres. La confrontation entre les représentants des mineurs et le directeur de la fosse de Montsou, M. Hennebeau n’est pas une partie de plaisir. Chacune des parties prenantes à ce lien social tendu possède ses arguments pour espérer convaincre l’autre. Mais faute d’accord ou d’entente par la voix vive, le silence s’impose comme le moyen idéal pour les parties adverses de communiquer ce que la parole n’a pas réussi à traduire, à savoir entre autres, les pensées et les sentiments. De façon synthétique, le réseau affectif qui prévaut dans ce contexte rhétorique met en avant deux types majeurs de sentiments qui animent les partenaires du pacte scripturaire. Le silence révèle chez les mineurs une émotion plurielle liée à leur condition d’interlocuteurs fragiles. Les sentiments qui les animent sont : l’impuissance, l’incompréhension, la désillusion, etc. à travers la métaphore dépréciative à valeur zoomorphisante « tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir de soumission » ; la colère et la révolte sourdes à travers la réplique « - Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence » ; le sentiment d’incompréhension et  d’échec dans la gradation ascendante « Et tous s’en allèrent, au milieu de ce silence menaçant ». Le silence parlé par l’interlocuteur des mineurs est aussi réticulaire parce qu’exprimant chez lui un complexe de supériorité, un sentiment de colère et surtout de crainte. Mais ce silence du Directeur est la réplique qu’il donne au silence énoncé par les mineurs et dont la fonction perlocutoire est indéniable au vu des sentiments qu’il éprouve. Le silence des mineurs émet plusieurs messages à l’endroit du directeur qui décrypte leurs signifiés aussi bien idéologiques qu’affectifs pour, en retour, leur répondre avec le même moyen communicationnel. Le silence apparait dans le fonctionnement de ce lien social comme étant un idéal de communication dialogique, un acte rhétorique pur dans lequel les affects sont des arguments irréfutables voire absolus.

Dans le cadre de la conversation qui se caractérise par l’horizontalité des rapports entretenus par les énonciateurs dans un acte dialogique, les sentiments générés par le silence fonctionnent aussi par réseau. À l’instar du silence rhétorique, le silence conversationnel est une ouverture sur de nombreux possibles affectifs. Heureusement que chaque contexte d’énonciation livre lui-même les moyens pour décoder le silence qui le sous-tend et réduit de ce fait le risque des fausses interprétations. Sans cela, le silence en tant qu’il est la parole qui ne résonne pas, qui est inaudible et qui ne se dévoile pas de peur de trahir sa fonction illocutoire mériterait n’importe quelle affectation de signifiés à ses signifiants. Dans le roman L’étranger d’Albert Camus, un exemple de conversation dialogique ponctuée par le silence offre une illustration intéressante d’émotions inexprimées mais communiquées voire partagées étant entendu que le silence produit par un locuteur affecte nécessairement, d’une manière ou d’une autre, son interlocuteur. Le passage qui nous intéresse ici rapporte une conversation entre Meursault et Sintès, l’un de ses voisins de paliers qui tente diablement de se lier d’amitié avec lui :

Alors il m’a déclaré que, justement, il voulait me demander un conseil au sujet de cette affaire, que moi, j’étais un homme, je connaissais la vie, que je pouvais l’aider et qu’ensuite il serait mon copain. Je n’ai rien dit et il m’a demandé encore si je voulais être son copain. J’ai dit que ça m’était égal : il a eu l’air content. Il a sorti du boudin, l’a fait cuire à la poêle, et il a installé des verres, des assiettes, des couverts et deux bouteilles de vin. Tout cela en silence. Puis nous nous sommes installés. En mangeant, il a commencé à me raconter son histoire. Il hésitait d’abord un peu. « J’ai connu une dame… c’était pour autant dire ma maîtresse ». L’homme avec qui il s’était battu était le frère de cette femme. Il m’a dit qu’il l’avait entretenue. Je n’ai rien répondu et pourtant il a ajouté tout de suite qu’il savait ce qu’on disait dans le quartier, mais qu’il avait sa conscience pour lui et qu’il était magasinier (L’étranger, p.47-48).

Dans cette interaction dialogique rapportée par le personnage, il ressort clairement le tandem énonciatif « parole et silence ». Nous sommes en présence ici de deux énonciateurs qui se distinguent par leur rapport à ce tandem qui justifie pourtant leur présence au monde en tant que partenaires du pacte énonciatif. Du point de vue de la parole énoncée, on notera que si le personnage-narrateur est avare en paroles, ce n’est pas le cas de son interlocuteur qui est une véritable boîte à paroles, c’est-à-dire un bavard. Meursault, c’est du personnage-narrateur dont il s’agit, est un être taciturne, plus abonné au silence qu’à la parole proférée. Le silence que ce dernier énonce correspond à ce que David Le Breton appelle le « mutisme électif » (1997, p.101) en ce sens que ce silence est délibérément activé par le locuteur, qu’il est intentionnel voire motivé parce que le signifiant de la non-parole signifie ipso facto ici le mutisme. Face à ce silence-mutisme du personnage narrateur se trouve un bavardage-silence de l’interlocuteur qui est la preuve de ce que « la parole est (…) le meilleur moyen de ne rien dire » (Ibid., p. 129). Sur le plan affectif, les enjeux sont importants.

Si on disait, en effet, que le mutisme de Meursault traduit son indifférence face à l’autre, on n’aurait surement pas tort, le personnage ayant répondu par exemple à la demande d’amitié de son interlocuteur par un non-sens, par une parole qui invite au silence : « J’ai dit que ça m’était égal ». Mais le silence du personnage exprime aussi son impéritie, incapable qu’il est de répondre aux attentes de son interlocuteur qui a foi en lui. À plusieurs reprises, Meursault n’est pas au rendez-vous du lien social voulu ardemment par Sintès. Pour preuves, ces propos : « alors il m’a déclaré que, justement, il voulait me demander un conseil au sujet de cette affaire, que moi, j’étais un homme, je connaissais la vie, que je pouvais l’aider et qu’ensuite il serait mon copain. Je n’ai rien dit » et « Il hésitait d’abord un peu ». « J’ai connu une dame…c’était pour autant dire ma maîtresse. L’homme avec qui il s’était battu était le frère de cette femme. Il m’a dit qu’il l’avait entretenue. Je n’ai rien répondu » [9]. En somme, le sentiment général qui se dégage autour de la personnalité de Meursault est celui de l’absurdité. Il est un personnage vide, sans épaisseur pour qui la parole est une pénitence. Mais son attitude semble ne pas contrarier son interlocuteur bavard qui, lui, a fini par succomber à la tentation du silence. Le silence a appelé le silence au point que vers la fin, les paroles forcées de Sintès résonnent sans parler, s’enchaînent sans rien communiquer ou ne consolident pas le lien social si ce n’est remplir passablement une fonction phatique. Sintès est malheureux et le silence représente son pire ennemi d’où les efforts déployés pour interagir avec un être malheureusement absent, évasif et simplement silencieux. Mais le partenaire de Meursault a fait sien la philosophie selon laquelle « Il n’est pas de parole sans réponse, même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle est un auditeur… » [10]. Il peut donc parler et peu lui importe de bénéficier d’une écoute, l’essentiel étant qu’il y ait un auditeur en face ou pourvu que se joue un semblant de « comédie de disponibilité » [11] (D. Le Breton : 59). C’est pourquoi, contrairement à Meursault dont le mutisme symbolise un refuge ou un repli de l’être dans son intériorité profonde en vue d’échapper aux affres de la parole falsificatrice de la vérité même la plus banale, le bavardage de Sintès est silencieux ou, dit autrement, son silence est bruyant, l’individu n’arrêtant presque jamais de parler ni de se taire. On peut dire alors que Sintès vit cette aporie du langage propre aux personnages de S. Beckett : « l’échec de la parole de soi à soi, l’échec de la communication à deux » (Marjorie Colin, 2017 : 144).

Conclusion

En définitive, il y a une apparence charnelle du silence qui peut tromper le sens critique et une essence qui nourrit le débat. On a vite fait de définir le silence comme une absence de parole, une non-parole, l’envers de la parole, le vide, le néant, la mort, etc. Au contraire de cette prédication négative fondée sur des considérations néopositivistes relatives aux manifestations physiques du silence, la prédication phénoménologique est élogieuse à propos du phénomène du silence. Il est et n’est pas tout ce que l’on peut s’imaginer, tant sur le plan idéologique, anthropologique que sur le plan affectif. Le silence est un énoncé dont l’énonciation obéit aux mêmes principes que celle de la parole qui est proférée pour être entendue.

Le silence n’est pas qu’un simple produit social. Il fait l’homme. Le silence ne fait pas le lien social. Il est le lien social absolu et la parole n’est qu’un morceau retranché de cette continuité infinie pour satisfaire les besoins de la présence humaine au monde. Parce que le silence énoncé par des partenaires sociaux est une nébuleuse psychoaffective, on retrouve dans le corps chamarré de ce phénomène un réseau de sentiments, de passions ou d’émotions qui lui donne un fond de subjectivité à nulle autre pareille. Sur tous les plans, le silence est le fondement de l’interaction dialogique, il est la structure absolue qui fait venir à la vie les autres structures, mieux le silence est l’ontologie première dont la récursivité motive la réflexion sur notre présence au monde.

Bibliographie

Denis Barbet et Jean-Paul Honoré, « Ce que se taire veut dire. Expressions et usages politiques du silence », Mots. Les langages du politique [En ligne], 103 | 2013, mis en ligne le 16 décembre 2015, consulté le 29 mars 2020. URL : journals.openedition.org/ ; DOI : 10.4000/mots.21448.

Philippe Breton, Éloge de la parole, Paris, Éditions La Découverte, 2007.

Marjorie Colin, « Le silence en maux dans l’œuvre théâtrale de Samuel Beckett », Quêtes littéraires nº 7, 2017, p.142-152.

Gérard Dessons, « Le silence du langage », Gragoata,Niterói, n°18, 1.sem 2005, p.52.

Danielle Duez, « Le pouvoir du silence et le silence du pouvoir : comment interpréter le discours politique ? », MediaMorphoses, Bry-sur-Marne, 2003, n°7, p.77-82.

Sandra Glatigny "Le « silence bruyant » de Corbière", Quêtes littéraires 7, 2017, p.64-65.

Jean Jamin, 2009, Les lois du silence. Essai sur la fonction sociale du secret, OAI halshs-00376244 halshs.archives-ouvertes.fr/ (facsim. num. : 1977, Paris, François Maspéro, 134 p.), consulté le 30 mars 2020.

La Sainte Bible, « L’évangile selon Jean I.1. », Traduction Louis Segond, Alliance biblique universelle, 2011, p.1060.

 

David Le Breton, Du silence, Paris, Éditions Métailié, 1997.

David Le Breton, Anthropologie du silence. Théologiques, 7 (2), 11–28, 1999,

doi.org/10.7202/005014ar.

Pierre Masset, « La parole et le silence », Le langage. Actes du XIIIe Congrès des Sociétés de philosophie de langue française I, Section I B (L'expression, le dialogue, les limites de l'expression), 74-77, 1966.

Mansour M’henni, Le retour de Socrate, Tunis, Brachylogia, 2015.

Henri Mitterand, « Chonotopies romanesques : Germinal. » Poétique. Seuil, n° 81, 1990, p. 89-104.

Jean-Christophe Seznec et Laurent Carouana « Savoir se taire, savoir parler » InterÉditions, 2017, p.1-23.

Pierre Van Den Heuvel, Parole, mot, silence : pour une poétique de l’énonciation, Paris, Corti, 1984.

Notes

[1] On peut lire, dans Éloge de la parole, Paris, La Découverte, 2003 et 2007, p.114, que « La parole fait l’homme ».

[2] Dans notre entendement, les connotations microcontextuelles sont tous ces sens du silence analysables à partir du contexte discursif immédiat dans lequel prévaut le silence en tant que rupture structurante. Les connotations macrocontextuelles, elles, désignent toutes les connaissances anthropologiques qui déterminent le fonctionnement de certains silences au cours des interactions dialogiques.

[3] L’évangile selon St Jean est l’une des sources premières qui consacre l’absoluité de la parole : « au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu » (I.1.).

[4] Publié aux Éditions Renaissance Du Livre, 2001 au chapitre I.

[5] Le temps-espace comme le décrit Henri Mitterand : « dans son emploi le plus général, chronotope désigne tout univers humain déterminé consubstantiellement par une époque et un lieu, et aussi toute vision, toute représentation homogène d’un tel univers, tout tableau du monde intégrant la compréhension d’une époque et celle d’un cosmos » (Mitterand, 1990 : 93).

[6] Une approche phénoménologique du silence, de sa positivité, on peut citer en exemple Merleau-Ponty qui affirme que « le silence, parce qu’il est originel, apparaît donc comme le pôle positif d’un binôme où les paroles deviennent des obstacles à la connaissance de l’homme par lui-même » (Dessons, 2005 : 52).

[7] Selon Teodora Cristea, la situation communicative dépend des deux composantes qui sont « l’environnement physique dans lequel se déroule l’échange verbal, les circonstances spatio-temporelles et ce fragment de référent perceptible aux interlocuteurs ou la mini-situation communicative; [et] l’ensemble des conditions matérielles, économiques, socio-politiques (niveau d’instruction, champ d’expérience) qui déterminent la production/réception du message ou la maxi-situation communicative » (2003, p.140).

[8] La Nouvelle Brachylogie est une science humaine en plein essor qui a pour principe fondateur le phénomène de la conversation telle que la voulait Socrate, dans les limites de la parole brève mais juste, équitable, efficace, déployée dans les rapports horizontaux de la fraternité et de l’amitié. Le projet de la Nouvelle brachylogie est porté par Mansour M’henni qui l’oriente dans deux directions : la brachylogie générale qui chercherait « à retrouver la brièveté au plus fin de ses agissements, partout où cela s’opère, et de l’étudier à la convergence de ces agissements variés pour y déceler une vraie profondeur informant l’essentiel de notre être au monde et à nous-mêmes » (M’henni, 2015: 93), d’où l’éclectisme épistémologique de la Nouvelle Brachylogie ; la poétique brachylogique ou brachypoétique est le deuxième pendant de la science de la conversation et M’henni la définit comme étant « une poétique à la fois de la brièveté, en tant que manière de dire, donc en tant que qualité, et des formes dimensionnellement brèves donc en tant que quantification de la parole » (M’henni, 2015: 9). Du point de vue de cette poétique particulière de la brièveté, le silence est une matière privilégiée de la Nouvelle brachylogie.

[9] C’est nous qui soulignons les expressions mises en italiques.

[10] J. Lacan est cité par D. Le Breton (1997 :130).

[11] La « comédie de disponibilité », selon Le Breton (1997 :59), « implique une attention particulière à l’échange verbal, une considération envers ceux qui parlent et une exigence implicite de nourrir régulièrement la conversation ».

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