• Home
  • Revue M@gm@
  • Cahiers M@gm@
  • Portail Analyse Qualitative
  • Forum Analyse Qualitative
  • Advertising
  • Accès Réservé


  • L'exigence d'actualité de la mythanalyse
    Sous la direction de Hervé Fischer - Ana Maria Peçanha - Orazio Maria Valastro

    M@gm@ vol.16 n.2 Mai-Août 2018

    Actes du colloque En quête de mythanalyse
    Colloque international d’étude autour de la théorie mythanalytique
    23 Octobre 2017 - Université Paris Descartes


    LA MYTHANALYSE COMME GRILLE DE LECTURE

    Lorenzo Soccavo

    lorenzo.soccavo@wanadoo.fr
    Chercheur associé au programme de recherche Éthiques et Mythes de la Création à l’Institut Charles Cros, et chercheur indépendant en futurologie du livre, de la lecture et de l’édition à Paris. Auteur de plusieurs ouvrages dont : Les Mutations du Livre et de la Lecture (2014), De la bibliothèque à la bibliosphère (2011) et Gutenberg 2.0, le futur du livre (2007), il intervient comme conférencier, enseignant ou formateur auprès des professionnels du livre. Son projet Bibliosphère est membre du Collectif i3Dim (l’incubateur 3D immersive), il développe des projets liés à la médiation numérique du livre dans le cyberespace avec Adret Web Art, et plusieurs de ses prototypes sont développés sur la plateforme web 3D immersive EVER (Environnement Virtuel pour l’Enseignement et la Recherche) de l’université de Strasbourg. Proche de la Société internationale de mythanalyse, il est collaborateur scientifique de la revue internationale en sciences humaines et sociales M@gm@.


    Atelier expérientiel Imaginer pour comprendre le monde
    L'expérience de l'errance vécue dans la créativité autobiographique
    Dessin: Maria Grazia Alecci - Lycée Artistique d'État Emilio Greco
    Ateliers de l'imaginaire autobiographique © OdV Le Stelle in Tasca

    L'émancipation des lectrices et des lecteurs de fictions littéraires, leurs capacités à s'affranchir d'une identification passive aux personnages et aux héros imposés par les auteurs pour que les lectures de romans deviennent de véritables expériences de vie, ou bien des laboratoires pour y expérimenter d'autres possibilités d'existences, passe pour eux par la prise de conscience du voyage intérieur que la lecture de fictions réalise naturellement et par la constitution d'une part d'eux-mêmes en fictionautes.

     

    J'appelle fictionaute la densification de la part de soi qu'un lecteur de fictions littéraires projette dans ce qu'il lit.

     

    Il s'agit donc de repérer ce qui pourrait permettre au lecteur de fictions de prendre conscience de la présence d'une projection de lui-même dans l'espace mental au sein duquel s'actualisent successivement les mondes imaginaires de ses lectures.

     

    Pour cela, à la double métaphore bien connue du monde comme livre, et, du livre comme monde, j'en substitue une autre, librement inspirée d'un rêve que j'avais fait il y a quelques années : la double métaphore de la lecture qui sort du bois, et, du lecteur qui entre dans la forêt.

     

    Cette promesse faite au lecteur, de lui permettre de pénétrer plus puissamment dans les histoires qu'il lit, en un mot de le faire passer du statut de lecteur passif à celui de fictionaute, de voyageur dans les fictions, est en théorie une chose simple car elle prend Le Petit Prince comme modèle.

     

    Aucun des moutons dessinés par Saint-Exupéry ne ravit en effet le Petit Prince comme celui, invisible à ses yeux, que renferme la caisse qui est censée le contenir.

     

    Mais le mouton est-il vraiment dans la caisse, ou bien celle-ci est-elle vide ?

     


    Lorenzo Soccavo avec Sylvie Dallet et Jawad Mejjad
    En quête de mythanalyse
    Colloque international d’étude autour de la théorie mythanalytique
    23 Octobre 2017 - Université Paris Descartes

    Pour moi, ce ne sont pas là de bonnes questions. La bonne question serait celle dont la réponse serait : c'est la caisse qui donne vie au mouton imaginaire.

     

    La caisse c'est un fait. Le mouton, une fiction. Mais, pour le Petit-Prince, la caisse renferme cependant bel et bien le mouton et c'est cela qui compte.

     

    Le processus que je cherche à enclencher dans mes travaux devrait opérer sur les futurs lecteurs sur ce même modèle : comme une caisse qui renfermerait une méthode pratique pour entrer véritablement dans les livres.

     

    Alors en quoi la mythanalyse serait-elle ici concernée ?

     

    En nous conviant, non pas à délirer, mais à dé-[trait d’union]-lire, le contexte socio-culturel dans lequel nous sommes immergés, la mythanalyse pourrait je crois nous apporter le recul nécessaire pour accéder à la liberté d'esprit d'un personnage imaginaire, tel, par exemple, que le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry.

     

    Je prendrai l'exemple de l'anthropocène. De quoi s'agit-il ? D'une invention culturelle (et donc, en partie au moins, fictionnelle), qui intègre dans notre imaginaire d'une échelle des temps géologiques – à savoir un système artificiel de classification, que des membres de notre espèce animale ont imaginé à leur échelle pour pouvoir effectuer un classement chronologique des périodes géologiques, en fonction de leur perception du temps, et pour pouvoir dater ce qu'ils ont pu percevoir ou ce qu'ils imaginent des événements survenus durant l'histoire de leur planète –, une nouvelle graduation baptisée donc anthropocène. D'emblée la subjectivité de tout cela est criante. L'anthropocène pourrait être définie comme la période durant laquelle l'influence des êtres humains sur la biosphère atteint un niveau tel, qu'elle laisserait son empreinte sur l'enveloppe terrestre et aurait d'inévitables conséquences, notamment climatiques et tragiques.

     

    Ainsi, les catastrophes provoquées par des forces naturelles qui nous dépassent et sur lesquelles nous n'avons absolument aucun contrôle, seraient nonobstant les contrecoups de nos actes volontaires, un tour de passe passe à la Jean Cocteau qui dans Les mariés de la Tour Eiffel eut ce mot formidable : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur. ».

     

    L'anthropomorphisme des ouragans, par exemple, dotés de prénoms humains et dont l'on suit les déplacements comme l'on suivrait ceux d'une dangereuse créature, est lui aussi révélateur de notre subjectivité.

     

    L'universalité reconnue du mythe du déluge ne devrait-elle pas nous inciter à dé-[trait d’union]-lire cette construction intellectuelle qu'est l'anthropocène, pour la remplacer par une autre davantage porteuse d'espoir ?

     

    Toute l'agitation autour de cette invention de l'anthropocène participe en fait simplement, je pense, de notre anthropocentrisme. Et la mythanalyse, je crois, pourrait être un formidable dissolvant de notre anthropocentrisme, ethnocentrisme, égocentrisme.

     

    L'on voit déjà j'espère, avec cet exemple, que la pensée critique que nous pourrions développer avec la mythanalyse pourrait nous conduire à une lecture désaliénante du monde.

     

    Il ne s'agit aucunement ici de nier ou pas le réchauffement climatique, ou encore d'autres phénomènes dont je ne suis absolument pas spécialiste. La proposition est simplement celle d'imaginer une nouvelle allégorie de l'anthropocène, qui soit moins terrifiante et qui ne se fonde pas sur la culpabilisation de notre espèce animale en la désignant comme coupable de conduire la Planète à sa destruction. Cette accusation, probablement injuste, est criante d'un anthropocentrisme déréglé, pour ne pas dire tout simplement d'une vantardise ridicule.

     

    L'anthropocène nous place en lecteurs passifs d'un récit qui est en cours d'écriture. La question urgente qui se pose devient alors la suivante : si nous acceptons cette idée que l'anthropocène serait une invention déraisonnable de notre anthropocentrisme et d'un sentiment généralisé de culpabilité qu'il n'est pas question dans ce texte d'analyser, par quelle autre invention pourrions-nous alors le remplacer ?

     

    Le point crucial est toujours pour moi la lecture, la lecture que nous faisons du monde, de nous-mêmes et des histoires avec lesquelles nous nous mettons au monde et dans le monde. Il est donc question avant tout de langage, puisque c'est par le langage que nous structurons et formulons notre pensée, que ce soit sur cette question ou sur absolument tout le reste. D'où mon retournement maintenant vers la Tour de Babel.

     

    Pour Clarisse Herrenschmidt (chercheuse au CNRS, rattachée au Laboratoire d'Anthropologie Sociale du Collège de France) :« Dans nos esprits et nos souvenirs, je la cite, la Tour de Babel signifie la diversité des langues. Eh bien, c'est faux : c'est l'unicité de la langue qui est la cause de la construction de la Tour, c'est la multiplicité des langues qui met fin à la Tour, inachevée pour l'éternité mythique. Pourquoi avons-nous inversé le statut linguistique de la Tour de Babel ? ». Pour elle : « La Tour de Babel n'existe pas [car] jamais il n'y eut qu'une langue parmi les humains. » [source : Congrès Eurozine sur le multilinguisme et le travail en réseau, en septembre 2008 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration de Paris].

     

    Pour moi, puisque le mythe existe, la tour existe, et notre attachement au contresens que nous faisons en dit long sur notre rêve d'une langue unique et d'une humanité unie.

     

    Clarisse Herrenschmidt le remarque elle aussi, mais sans relever qu'à l'inversion du statut linguistique qu'elle souligne, correspond une absence de représentation. Sur vingt-six traductions du passage de la Genèse où il est question de ce mythe, pas une seule ne parle de destruction de la tour, mais seulement de dispersion des ouvriers et d'arrêt de la construction. Sur des milliers de représentations, pas une ne représenterait clairement cet abandon du chantier. La majorité représente l'édification de la Tour et aucune sa destruction, alors que c'est la vision fantasmatique que nous avons tous en tête. Pourquoi cela ?

     

    Mon hypothèse est que nous ne pourrions pas nous représenter la chute de la Tour de Babel parce que nous n'aurions pas le recul nécessaire pour la voir, et que, si nous n'avons pas le recul nécessaire c'est parce que nous serions dedans, dans l'expectative de l'arrêt des travaux, voire, dans la chute, dans l’effondrement du langage en nous.

     

    Une intéressante peinture d'Hervé Fischer télescope deux mythes : celui de la Tour de Babel et celui de Sisyphe (Sisyphe au pied de la Tour de Babel). Au lieu de rouler un rocher en haut d'une montagne, c'est à la Tour de Babel que Sisyphe s'attaque. Mais là encore l'effondrement de la Tour reste refoulé dans l’irreprésentable, lui est substitué le voyage imaginaire de Sisyphe qui pousse son rocher jusqu'au sommet indéterminé de la Tour et la chute de celui-ci. Visualiser ce scénario et ses différentes possibilités est un bon exercice : peut-être Sisyphe est-il toujours en train de gravir la Tour de Babel ?

     

    Mais peut-être aussi que la mythanalyse pourrait nous permettre de prendre acte du fait que la Tour de Babel tombe en ruine (ce serait de ce type d'effondrement qu'il s'agirait), et nous pourrions alors, nouveaux Sisyphes décisifs, entreprendre de la relever par le Bibliocène, une ère nouvelle succédant à l'anthropocène par une lecture de la double métaphore du monde comme livre, et, du livre comme monde (?).

     

    Je formulerai donc pour conclure l'hypothèse que l'émancipation du lecteur serait au fondement même de la mythanalyse.

     

    La mythanalyse pourrait être considérée comme métier à détisser et à retisser, si nous nous rappelons que par son étymologie le mot "texte", du latin textus dérivé de texere, tisser, est apparenté au tissage et aux tissus, à ce qui donc relie les fils, et les fils, les enfants de mêmes parents entre eux, à l'action aussi de relier et de relire, comme dans les deux cas nous le faisons avec les livres, nous les relions et nous les relisons.

     

    Le texte, dans l'absolu, relève bien de cette opération magique, puisque consistant à faire passer le langage de l'ordre de l'invisible, celui de la parole, à l'ordre du visible, celui de l'écriture. Faire apparaître et donner une forme à partir de la seule parole est bien ce que nous faisons lorsque nous lisons, et c'est bien de la magie.

     

    Je pense qu'au lieu de culpabiliser nous devrions porter notre attention et nos efforts au niveau de la communication entre espèces, du développement, précisément, d'une pensée mythanalytique et d'un nouveau chamanisme.

     

    Parmi les sons qui, dans ce que nous appelons "la nature", et même en milieux fortement urbanisés, industrialisés et surpeuplés, parmi les sons qui ne font pas sens pour nous, ceux que nous qualifions de "bruits", sommes-nous sûrs que certains ne seraient pas les mots de langues que nous n'entendrions pas ? Comme il y a le hors-humain, n'y-a-t-il pas un hors-langage… humain ?

     

    Avec la pensée mythanalytique il ne s'agit pas tant, ou pas uniquement en tout cas, de "déconstruire les mythes", que de distinguer entre ce qu'Hervé Fischer nomme « les mythes toxiques », et, « les mythes porteurs ». Et je considère l'anthropocène comme un mythe toxique, nocif, dans le sens où il véhicule un message négatif, traumatisant et culpabilisant, alors que le bibliocène que je propose, est certes tout autant fictif, même davantage encore peut-être, mais porteur lui d'un désir et d'un espoir d'émancipation, et à terme d'une prise de conscience individuelle et collective, laquelle pourrait très bien être davantage mobilisatrice dans des actions de sauvegarde de la nature que l'anthropocène. La métaphore du "monde comme livre" fait ici pleinement sens.

     

    Le tissu, le texte de notre conscience se tisse des fils de notre récit personnel et il me semble probable que nos jugements, et les éventuelles décisions ou actions qui en découlent parfois, ne seraient qu'excessivement peu dictés par la raison, la raison rationnelle et rationalisante en tout cas, mais plutôt par une raison affective et émotionnelle, sentimentale, romanesque et romantique, symbolique, voire même poétique parfois.

     

    Aurions-nous donc pointé dans ce texte ce que nous pourrions maintenant dérouler en valeurs, en lignes, en vecteurs, pour déterminer en quoi la mythanalyse pourrait participer de l'autonomisation du lecteur de fictions littéraires, et comment, en retour, une telle émancipation du lecteur pourrait favoriser l'éveil d'un regard mythanalytique sur nos sociétés ?

     

    Nous pouvons peut-être résumer cela en quatre grands chantiers qui, me semble-t-il, ne pourraient être que dans la concomitance :

    1 : La mythanalyse comme dissolvant des scories anthropocentriques...

    2 : La mythanalyse émancipatrice de la servitude volontaire, si elle parvient à actualiser et à représenter la séquence de la chute de Babel...

    3 : La mythanalyse comme métier à détisser, à dé-[trait d’union]-lire...

    4 : La mythanalyse comme porte d'entrée dans le bibliocène à condition qu'elle révèle le caractère fictif de l'anthropocène…

    Collection Cahiers M@GM@


    Volumes publiés

    www.quaderni.analisiqualitativa.com

    DOAJ Content


    M@gm@ ISSN 1721-9809
    Indexed in DOAJ since 2002

    Directory of Open Access Journals »



    newsletter subscription

    www.analisiqualitativa.com