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  • Questions de genre dans les communications scientifiques
    Mabel Franzone et Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.15 n.3 Septembre-Décembre 2017





    ÉTUDIER L’ENNEMI AVEC LES CARE STUDIES : L’IDENTITÉ DE GENRE AU SECOURS D’UNE ÉPISTÉMOLOGIE RELATIONNELLE

    Isabelle Klein

    isabelle.kl26@gmail.com
    Doctorante en études de genre au centre d’études féminines de l’université Paris 8. Elle réalise une thèse sur l’expérimentation critique des frontières du féminisme dans le cadre d’entretiens avec des hommes issus de groupes d’hommes semi-thérapeutiques.


    Vincentella Périni / Danielle Casanova (Ajaccio 1909 - Auschwitz 1943)

    « C. Lachal voit dans la notion d’ " ennemi " quatre indications phénoménologiques immédiates : extériorité, hostilité, proximité et ambivalence (1997) » [1].

     

    C’est ces deux derniers points de bascule qui attirent particulièrement mon attention. La forme d’ennemi qui m’intéresse est spécifique, c’est celle de l’antiféminisme, l’ennemi donc, du féminisme. J’ai réalisé un travail d’entretien tout particulièrement avec des hommes issus de ce que le collectif Stop Masculinisme appelle « le masculinisme de gauche », à savoir les groupes d’hommes thérapeutiques. Ces groupes étant construits sur l’idée qu’il existerait une « crise de la masculinité » que les hommes devraient traverser dans la modernité, liée notamment au bouleversement qu’aurait provoqué le féminisme. Dans ce cadre,  mon identité de genre « femme » m’a semblé assez vite fondamentale, une identité que j’ai progressivement nommée « point de vue », « positionnement » ou encore « expérience » pour des raisons que j’expliquerai plus en avant. En effet celle-ci influait sur ma perception de ces hommes, sur laquelle je projetais et projette encore tout mon vécu des relations hommes/femmes. Une fois accepté cet état de fait, j’ai très vite été amenée à m’interroger sur la nécessité de mobiliser des caractéristiques considérées comme féminines : l’empathie et l’introspection (qui pourrait s’assimiler à une empathie envers soi), encore largement considérées comme anti-scientifiques. Tout cela m’a conduite à considérer les limites des démarches tant scientifiques que militantes pour penser l’ambivalence des relations à des objets de recherche problématiques. Il s’agit au fond de répondre à cette question : « comment l’empathie et l’introspection, caractéristiques dites féminines, peuvent rendre plus précis les savoir recueillis et produits sur des populations problématiques ? »

     

    Le « masculinisme de gauche » s’est incarné dans mes entretiens dans deux groupes spécifiques : le Man Kind Project (MKP) ou « Nouveaux guerriers » qui organise des « stages d’initiation à la masculinité sacrée » ainsi que des groupes de soutien, et le Réseau homme qui  encadre des groupes de parole autogérés. Ces deux groupes possèdent des différences mais c’est avant tout sur leurs points communs que je veux me pencher. L’ambivalence que je ressentais à leur propos était forte, et notamment de mon point de vue de « femme ». En effet, il s’agit du seul endroit que je connais où les hommes travaillent à réveiller leur sensibilité, leur vulnérabilité et leur empathie. Pour autant, j’avais également de nombreuses réserves. N’est-il pas vrai par exemple, comme le dit le groupe Stop Masculinisme, qu’« en se focalisant sur l'amélioration du bien-être des hommes à travers le dépassement de leurs souffrances personnelles, ces hommes s'empêchent de voir les souffrances des femmes et de reconnaître leurs propres responsabilités dans le maintien des inégalités hommes/femmes » [2]. N’est-il pas très problématique qu’au MKP, si les « nouveaux guerriers » disent respecter « le féminin » et les femmes, « ils n'ont de cesse de se plaindre du pouvoir qu'elles détiendraient depuis toujours » [3]. D’une manière générale, ces hommes font tous état d’un « manque de père», matérialisé par l’ouvrage de référence de ces groupes Père manquant, fils manqué [4], qui ressemble bien fort à une nostalgie du patriarcat. Pour documenter ces groupes, j’ai réalisé une quinzaine de cycles de trois entretiens avec une quinzaine d’hommes. Je tenais en effet, à ce qu’il soit possible de reprendre et de repréciser ce que eux ou moi avions dit, et  d’installer une relation qui permet d’aller plus en profondeur dans des zones conflictuelles.

     

    En axant mon propos sur l’ambivalence de ce type de groupe, et en faisant une place à l’empathie, je me risque à ce que l’ennemi se dissipe sous mes yeux comme si j’enlevais à un oignon toutes ses peaux pour ne plus rien trouver au centre. De la même manière, en utilisant mon « identité de genre » pour appuyer ma recherche, je fais face à des risques d’essentialisation de ma position. Pour affronter cet équilibre instable,  il m’est nécessaire d’affirmer que mon identité de « femme » n’a de sens qu’en rapport avec mon identité de « féministe ». Pour le dire autrement mon identité « de genre » n’a de sens que si elle tend à agrandir ma puissance d’agir en tant que femme. Dans les deux cas, il s’agit d’accueillir l’ambivalence, en restant solidement arrimée à ses intérêts et désirs, sinon quoi celle-ci aurait bien plus de chances de nous dévorer.

     

    Mon objet et ma méthodologie s’articulent autour de la même notion, celle de critique. Critique émise et reçue de-et-sur les groupes d’hommes, de-et-sur les démarches de connaissances qu’elles soient féministes ou militantes. La critique est vue ici comme révélateur de crise, reste à savoir laquelle ou lesquelles : crise du féminisme ? Crise économico-libérale ? Crise psychique ? Ou encore cette si controversée crise de la masculinité ?  Reste donc à faire le diagnostic de cette crise et cela à partir d’une identité critique (et crisique), celle d’une femme féministe ; identité critique que je compte développer dans cet article. Je tiens à noter avant toute chose que j’envisage la critique comme un acte d’amitié, d’affinité. Je l’envisage comme Donna Harraway c'est-à-dire comme une possibilité d « intensifier » la relation et les parties en présence [5]. Cet idéal peut semble menacé par le fait que je m’attaque à un potentiel ennemi, que je ne renonce ni à nommer comme tel, ni à envisager comme relation possible et souhaitable. Pourtant, c’est sur ces fondements mouvants que je compte tenter de troquer la binarité ami/ennemi par le processus continuel de la critique, c'est-à-dire de la redéfinition permanente des frontières. Un idéal donc, qui reste impalpable, mais sur lequel je compte pour me guider.

     

    Je montrerai d’abord  dans cet article les apports et les limites des approches scientifiques neutres et militantes pour traiter cet objet, notamment en termes de réflexivité. Puis j’expliquerai en quoi les épistémologies du point de vue et les care studies me permettent de préciser mon approche. Enfin, je m’attarderai sur les ambivalences du care entre hommes pour à l’aide de ces outils. Pour appuyer ma démarche, j’utiliserai largement le « je », comme une tentative d’introduire l’introspection et la relation interpersonnelle comme possibilité d’analyse. Je m’inscris en cela dans la tradition d’une certaine recherche féministe. Je n’ai pas encore retranscrit les entretiens de manière précise, je ne fais donc pas figurer d’extraits d’entretiens ici. Pour autant tout ce que je dis dans cet article s’appuie sur des notes prises après tous les entretiens et des textes que j’ai produits indiquant les récurrences rencontrées pendant ces entretiens.

     

    1. Apports et limites des approches du savoir « neutre » et « militante »

     

    1.1 La neutralité ou « le point de vue nulle part »

     

    Ma démarche s’écarte très explicitement d’une démarche scientifique désintéressée et neutre, et donc de ce point de vue «de nulle part » que définit Sandra Harding. J’adhère à l’idée que le savoir dit « universel » de la science, surtout si la science est humaine, n’est souvent en réalité que le point de vue des dominants, et notamment celui des hommes. Contre lui, affirmer ce que serait un « point de vue de femme » me semble donc fondamental. Pour autant, je ne compte pas affirmer ce point de vue « en contre » mais bien « en rapport ». En effet, il m’a été particulièrement utile de revenir à ce que Jacqueline Feldman appelle « une entreprise de construction rigoureuse de la connaissance » [6]. Cet effort d’arrachement aux affects, aux préjugés, ce « consensus » entre scientifiques [7], fondé sur l’expérience et les raisonnements logiques, fut-il issu d’une classe dominante, me semble particulièrement précieux. Il est un rempart puissant au relativisme et la réflexion épistémologique que la démarche scientifique a suscitée ne saurait exister sans cet effort de désintéressement qu’a cherché à produire la science.

     

    Pour autant,  mes études en cultural studies et études de genre m’ont vite initiée à la façon dont le savoir peut être lié au pouvoir. Les critiques de la science opérées par les féministes et autres mouvements contestataires ont toujours laissé éveillée en moi l’idée qu’aucune production de savoir n’est désintéressée (même si encore une fois l’effort pour la produire est louable). Ici, l’enjeu est bien de produire du savoir intéressant pour une femme-féministe, et plus précisément une femme-féministe qui cherche à entrer en relation avec ce qui lui apparait comme problématique.   Loin de moi l’idée donc de me situer « au dessus de la mêlée » [8] puisque ce qui m’intéresse, ce sont les nœuds, ceux dans lesquels moi, sujet de la recherche, et eux-objets de ma recherche nous sommes empêtrés. M’en tirer artificiellement ne me semble pas être la solution. Il s’agit davantage de trouver une manière de décrire ces nœuds et les efforts pour les démêler. Un effort pour dire la crise, à partir de la crise et non en dehors. Je tiens pourtant à préserver une chose de la démarche scientifique neutre : un effort accru pour ne pas me laisser guider par des affects non interrogés. Il ne s’agit pas non plus d’évacuer l’affect. Ne pas être affectée par la connaissance serait le signe de privilèges, ceux qui atténuent l’enjeu de valoriser telle ou telle connaissance. Ne pas être affectée ne serait pas être davantage objective mais davantage protégée.

     

    1.2 Le point de vue militant ou le point de vue du bien

     

    Pour traiter ce qui apparaît comme l’ennemi, les études sur les masculinismes pourraient me convenir davantage. Ce sont des recherches clairement engagées, aux objectifs stratégiques clairs. Mais précisément, cela ne correspond pas au positionnement que je revendique, à savoir un positionnement en crise. Je me situe ainsi dans la lignée de Judith Butler qui insiste sur l’identité (et précisément celle de femme) comme « source d’angoisse » et « terrain de dispute »[9]. Ainsi, un point de vue est par nature en crise, la fixité apparente de certains points de vue est lié à la préservation, ou à l’acquisition d’une position de pouvoir, rejouant ainsi comme l’évoque Judith Butler « la suppression de l’autre » [10]. Penser à partir d’une identité en crise veut dire penser à partir d’une position où les délimitations du bien ou du mal ne sont pas définies a priori mais dans l’expérience. Cela veut dire  également qu’elle est vulnérable aux bouleversements émotionnels. Selon moi, il y a dans le positionnement militant une volonté de prendre le pouvoir, notamment en figeant certaines idées, par exemple en évacuant tout ce qui peut ressembler, même de loin, à de l’essentialisme ou à une défense des droits des hommes.

     

    Si je critique cette approche, j’affirme également en avoir besoin car il est une forme de sécurité à laquelle je peux revenir quand le terrain est trop douloureux ou source de confusion trop grande. J’ai besoin de personnes qui ont des idées claires sur les limites entre féminisme et antiféminisme même si je n’y souscris pas. Il s’agit, tout comme la démarche scientifique neutre, de repères qui m’évitent de me perdre et qui doivent constituer une forme de structure. Ce genre d’approche militante me permet de reconsolider ma grille d’analyse quand elle a été trop altérée, même si je peux  de nouveau la modifier par la suite.  Certains éléments de cette grille ne m’ont pas quittée et j’y ferai d’ailleurs référence tout au long de cet article. Je m’appuie  notamment sur deux idées. La première est celle selon laquelle la fameuse « crise de la masculinité » et ce genre de groupes d’hommes thérapeutiques tournent autour d’un enjeu de réappropriation de pouvoir. Ainsi « leurs actions (celles des groupes d’hommes en question) conduisent toujours (je remettrais peut être ici en question l’adverbe) à relativiser voire à nier la domination masculine [11] et marquent une « crainte des hommes de voir disparaître leurs espaces privilégiés de pouvoir [12] ».

     

    La seconde idée concerne la démarche de ces groupes d’hommes comme dépolitisation des rapports hommes/femme. Elle agit ainsi non « comme dénigrement direct des femmes, mais comme esquive de ce que supporte le féminisme, à savoir la dimension politique qui habite les rapports de sexe même si elle ne les épuise pas » [13]. Ainsi, la dimension psychologique est souvent privilégiée par rapport à la dimension politique. Ainsi, « la bonne volonté des couples, et particulièrement celle des couples parents, est dès lors envisagée comme condition suffisante pour contrer l’inégalité entre les sexes » [14].

     

    Je suis consciente également que si je suis à même de développer un point de vue nuancé sur la question c’est qu’en quelque sorte je me sens protégée par ces discours et peut me placer en « bonne féministe » face à certains hommes ayant peur des « féministes agressives ». Je ne fais donc de la position de « bonne féministe » que m’ont parfois renvoyée les hommes que j’ai vus en entretien, une preuve de vertu ou une vérité. C’est bien une position qui a été rendue possible par l’existence du type de pensée « militant ».

     

    Mon travail a consisté à prendre comme un point de départ ces lectures de l’ennemi et de les mettre à l’épreuve d’une identité en crise. Une identité en crise qui du fait de cette crise éprouve le besoin de se positionner précisément pour progresser dans sa recherche. Cela a pour but de produire un contrepied à ce que j’identifie comme une forme de reproduction du « virilisme scientifique » que j’évoquais précédemment. J’essaie ainsi de me démarquer non seulement d’un universel en général qui serait celui de la science, mais aussi d’un militantisme abstrait, qui serait par essence du « bon côté » de la barrière morale.

     

    Ce bon côté est caractérisé par une émotion : l’indignation (ou la colère). En cela, la démarche de connaissance type militante s’écarte on ne peut plus explicitement de la démarche scientifique neutre qui se revendique détachée de l’affect. Dans Un monde sans pitié, Patricia Paperman parle de l’indignation comme d’une émotion courante dans la lutte contre les injustices. Dans ce mode dit-elle « l’indignation résorbe la difficulté en identifiant un responsable – persécuteur – sur lequel porte l’accusation. Ce sont les causes du malheur et non plus les malheureux qui occupent l’attention. Ainsi, ce n’est plus autour de la particularité de la souffrance que s’organise l’expression de la réaction, mais autour des causes sociales qui produisent ce malheur». Ainsi, la « crise de la masculinité qu’affirment traverser les hommes des groupes d’hommes est perçue, sous le prisme de l’indignation, uniquement sous son aspect stratégique ; c'est-à-dire sous sa volonté de se réapproprier un pouvoir masculin, paraissant plus friable depuis la montée du féminisme ».

     

    En ce qui me concerne, j’ai mis beaucoup de temps à ressentir une réelle indignation, et suis plus prompte à ressentir de la compassion, y compris pour les auteurs de violence. Sur ce point,  je remercie Francis Dupuis Deri, peu ou prou le chef de file de la pensée militante sur l’antiféminisme, de me rappeler que « puisque les femmes sont socialisées et encouragées à prendre soin physiquement et psychologiquement des autres, y compris des hommes, elles risquent d’être très sensibles devant des hommes qui se lamentent de souffrir à cause du féminisme ». Pour autant, il me semble qu’il y a un risque à se concentrer sur l’aspect victimaire de ce comportement et non pas sur les possibilités de connaissance que peut apporter l’empathie, et notamment la capacité à appréhender et comprendre d’autres points de vue, non seulement dans leurs affects mais également dans leur logique. Il y a le risque que soit ici à l’œuvre une forme de dévalorisation des caractéristiques féminines, y compris et surtout lorsque cette tendance à l’empathie est notée chez les femmes « parce qu’elles sont des femmes ». Une façon de revaloriser cette attitude serait de donner à l’empathie une puissance auto-critique. En d’autres termes, l’empathie permettrait de réviser ses connaissances, de les mettre à l’épreuve, ce qui est une forme de connaissance. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut privilégier la compassion empathique à l’indignation. Il s’agit de dire qu’il faut laisser une place à cette dernière émotion, non seulement en termes de qualité humaine mais bien de démarche de connaissance. Il s’agit également de faire particulièrement attention lorsqu’on décrédibilise le discours d’une femme parce qu’il ferait preuve de « sentimentalisme » et interroger en soi ses tendances misogynes, et cela y compris si on est une femme.

     

    Cela étant dit, plusieurs problèmes se posent. En premier lieu,  une des plus lourdes accusations que les féministes s’adressent entre elles aujourd’hui pour se discréditer est l’accusation d’ « essentialisme », ou pour le dire autrement l’accusation de réifier la nature des -ou pire de la- femme(s). Ré-introduire les identités de genre dans la recherche est donc hautement problématique car cela risque de réveiller ce type d’accusation.  En second lieu, se rendre disponible à la critique lorsqu’on est soit même en état de faiblesse ou d’infériorité structurelle, par exemple en étant une femme, n’améliore pas nécessairement la connaissance. En dernier lieu, je souscris à l’idée que « les discours de crise de la masculinité agissent comme une stratégie rhétorique pour discréditer des femmes qui s’émancipent, ou cherchent à s’émanciper, et qui sont désignées comme la cause de la crise » [15]. Si j’entends percevoir la crise de la masculinité autrement que comme un pur discours stratégique, je ne souhaite pas pour autant évacuer cette dimension, qui me semble effectivement à l’œuvre. Il y a donc un enjeu à faire coexister ces grilles de lecture.

     

    Je montrerai par la suite comment les épistémologies du point de vue ainsi que les cares studies me permettent de penser à la fois l’exploitation de mon identité de genre et ces problèmes qui se posent.

     

    Avant cela, je vais me contenter de souligner ce qu’il y a de problématique à considérer comme des stratégies a priori conscientes, les discours de la crise de la masculinité. Parler de stratégie pour moi c’est envisager les individus dominants comme capables de calculs conscients maximisant en permanence leurs intérêts. Il me semble que c’est une vision fausse de la domination. Il me suffit pour ma part de songer à toutes les dominations que je peux exercer dans ma vie en tant que blanche, plutôt à l’abri du besoin, valide. Je ne passe pas mon temps à asseoir ma domination consciemment et à la maximiser. Pour autant, je constate chez moi parfois une inconscience ou un manque d’empathie vis à a vis de la souffrance de personnes discriminées pour leur origine, classe, handicap. Des souffrances a priori plus légères et qui n’ont pas de rapport avec une oppression subie peuvent prendre une place considérable. Je m’appuie ici notamment sur Donna Harraway qui insiste sur l’idée que « l’innocence a fait suffisamment de dégâts ». Il est donc dans un premier temps pour moi important de souligner que si la « crise de la masculinité » sert à justifier dans bien des cas une forme de retour à la nature et à appuyer les supposés dégâts du féminisme, cela n’invalide pas la souffrance dont parlent ces hommes.

     

    Selon moi, il est nécessaire de prendre en compte la nature de cette émotion sans l’évacuer comme un simple artifice rhétorique recouvrant le vide froid de la domination.  Par ailleurs, considérer comme réelle l’émotion des hommes interrogés permet d’aborder la notion de la crise de la masculinité sous un autre biais. Et si cette crise incluait d’autres éléments de crise que celle de la masculinité ? On peut citer par exemple, celle du travail et notamment de la perte de sens qui lui est corrélée ou plus généralement une fragilité psychique et/ou existencielle ? Cette hypothèse n’est pas issue de pures spéculations mais bien des entretiens que j’ai menés et qui parfois faisaient peu état de leur difficulté avec la masculinité et davantage de leurs difficultés au travail, ou plus généralement à exister ainsi que des parcours thérapeutiques très divers qui leur ont permis d’affronter ces difficultés. Prendre en compte la réalité des émotions de ces hommes me permet donc d’introduire une lecture intersectionnelle qui invite « à penser la pluralité des formes de domination (en particulier sexe, race et classe) et la complexité de leurs articulations » [16]. On peut ainsi prendre en compte dans l’analyse de cette crise non seulement le système patriarcal mais également capitaliste et validiste (qui valorise les personnes en parfaite santé physique et psychique).

     

    Par ailleurs, si effectivement « les hommes blancs bourgeois prétendent régulièrement être en crise dans l’histoire » [17], n’est ce pas une bonne occasion d’étudier les mécanismes et notamment émotionnels, des dominants ? Comme le dit Edgar Morin tout système (le patriarcat y compris, donc) doit affronter la crise. La considérer comme telle c’est se donner la possibilité d’en observer les rouages, et également les façons dont elle peut à la fois être « source de progrès (…) ou de régression ». En effet, toujours selon Edgar Morin, un système a plusieurs options pour affronter les antagonismes : soit en les intégrant, soit en renouvelant son énergie et son organisation, ou soit en s’auto défendant.

     

    Je ne sais pas si je fais partie des « féministes optimistes » dont parle Francis Dupuis Deri qui espèrent que « que cette crise poussera les hommes à réinventer une masculinité plus ouverte à l’expression de leur « sensibilité » [18]. Ce qui m’apparait c’est la nécessité de me mettre en relation avec ce qui existe, à savoir des hommes (et des femmes) perpétuellement en lutte avec les idéaux et les pratiques du féminisme ; perpétuellement « en crise » avec les idéaux qu’ils défendent ou contre lesquels ils se battent. Je vais introduire par la suite comment les épistémologies du point de vue et les care studies me permettent de produire ce genre de relation.

     

    2. Les « voix différentes » des épistémologies du point de vue et des care studies

     

    2.1 Point de vue situé et partialité volontaire

     

    Une notion va me permettre d’introduire les caractéristiques dites « féminines » du rapport au savoir sans pour autant céder à la soumission volontaire. Il s’agit de la notion d’ « expérience » et notamment d’ « expérience de femme ». Cette notion peut aisément d’ailleurs remplacer celle d’identité, qui peut sembler vague et trop figée. Mais c’est aussi un concept scientifique, qui indique les conditions dans lesquelles on va observer une réalité. Or, c’est bien cela qui m’intéresse dans la notion d’expérience : quels contours le vécu d’une femme donne t’il à la production de savoir ?

     

    Il m’importe dans tous les cas de ne pas faire de cette notion d’expérience quelque chose qu’on ne peut pas interroger, remettre en cause. Aux « Nouveaux guerriers », l’expérience semble valoir lieu de discours et il est courant de dire qu’  elle est irracontable. Ce qui justifie le secret dans lequel est mené l’initiation.  Au contraire je me rallie à Joan Scott qui insiste sur le fait que « l’expérience ne peut être considérée comme un matériau brut sur lequel les chercheur-e-s pourraient travailler directement : les expériences sont toujours médiatisées et font donc l’objet d’interprétations. L’expérience et le savoir ne sont pas des choses équivalentes : Scott définit le savoir comme une construction qui s’efforce d’expliquer et de comprendre l’expérience » [19].

     

    Partir des épistémologies du point de vue, c’est donc donner toute sa place à ce que pourrait être une « expérience de femme », sans considérer comme évident ce que sont  une expérience, et une femme. Au contraire, il s’agit de prendre ces concepts comme essentiellement problématiques. La revendication féministe initiale l’est déjà. En effet, comme le dit Joan Scott, il s’agit de revendiquer une égalité de traitement sur la base d’une identité spécifique que l’on est obligé « d’affirmer et de refuser à la fois » [20].

     

    Parler de vie de femme  ne fait pas non plus « référence à un statut biologique ou à l’exaltation d’une quelconque identité féminine » mais à « un ensemble relationnel imprégné de rapports de pouvoir » [21]. Il s’agit donc d’une approche « matérialiste dans un sens marxiste, clairement du côté de l’exploration des conditions historiques et sociales qui concourent à la création des subjectivités et qui marquent leur rapport au monde » [22].

     

    Il ne s’agit pas « de retour à un fondement », rejetant toute nostalgie pour des situations idéales. Il ne s’agit pas de revenir à ce que serait la « vraie » féminité, mais bien de conscientiser ce qu’implique en termes de construction de points de vue le fait d’être née femme dans un système patriarcal. Cela suppose « qu’une véritable objectivité en science implique que les positionnements politiques des scientifiques doivent être conscients et explicites quant à leur caractère historiquement et socialement situés » [231].  En d’autres termes, il s’agit d’objectiver le sujet connaissant. Cette précision est essentielle car, de la même manière qu’il y a une forme de sacralisation de l’expérience chez les groupes d’hommes, il y a aussi souvent une nostalgie d’une complémentarité des sexes bien ordonnée. Il m’importe de me détacher de cette position, sans pour autant céder à l’universalisme.

     

    Christine Delphy fait de l’ « expérience des femmes » un privilège épistémique. Puisque les femmes ont moins intérêt à légitimer le système, elles produiraient une connaissance plus objective car détachée de l’impératif de produire une connaissance favorisant ce système. Pour  ma part, l’expérience de femme ne doit pas servir de protection morale. Il ne s’agit pas de se ressourcer « sur le privilège de l’accès à la plus grande oppression dans la hiérarchie des souffrances, ni dans une position latente de supériorité morale, ni sur des subjectivités incarnées dont la seule identité politique serait celle d’être dans une position de victime normalisée en innocence » [24].

     

    Se demander quoi faire de son expérience de femme lorsqu’on étudie un sujet polémique tel que les masculinistes me semble particulièrement important pour faire ressortir les contradictions et les ambiguïtés de ce type de groupe et de mon positionnement. Je peux exister dans cette recherche avec les ambivalences de mon rapport aux hommes. Je peux faire tenir ensemble deux formes de  compassion : celle induite par les rapports de pouvoir et qui m’empêchent de voir mon propre intérêt ; celle qui me rend sensible à des informations hors de ma portée si j’étais restée hermétique aux souffrances de ces hommes. De plus si j’accepte que cette dite « expérience de femme » est en crise et que cette crise s’insère dans un réseau de rapports de pouvoir (notamment le patriarcat), je peux me mettre plus facilement en rapport avec l’identité en crise d’hommes, eux même insérés dans des rapports de pouvoir. En d’autres termes, penser avec la nature mouvante de l’expérience permet de penser la crise non pas comme une alternative à la pensée du pouvoir, mais bien comme la possibilité d’en décortiquer les symptômes. Selon Maria Puig de la Bellasca, « parler de l’identité même que l’on critique se traduit par une ambivalence et une tension qui est (…) une des sources majeures de la pensée féministe ».

     

    2.2 Care studies,  re-penser l’empathie ?

     

    Il est une approche que je voudrais développer ici et qui tente d’intégrer les caractéristiques dites féminines comme l’empathie, et plus généralement la capacité à être affectée, dans la recherche. Ce courant de pensée fait pour autant très attention à ne pas  essentialiser la « nature des femmes », même si des accusations d’essentialisme lui ont été faites. Il s’agit des care studies. Ces dernières s’attellent à revaloriser « les sentiments et les engagements émotionnels, souvent identifiés comme traits marquants de l’éthique du care ». Ainsi nous sommes conviés à « apprécier le déplacement opéré dès lors qu’on cesse de les présupposer irrationnels, aveugles, ou trop particuliers » [25].

     

    L’approche philosophique du care n’a pas pour but de faire rentrer les femmes dans le rang des tâches de soin auxquelles elles seraient naturellement dédiées, mais plutôt de valoriser un type d’analyse qui reste largement discrédité par la plupart des approches légitimes. « Gilligan a clairement montré la flexibilité de son approche : elle fait de la justice et du care deux tonalités ou voix, peut-être rivales, mais présentes en chacun. La voix du care étant moins rapidement étouffée chez les filles que chez les garçons » [26]. C’est ce type d’analyse qui « met en évidence la manière dont opèrent les préjugés à l’égard des points de vue de femmes : en décourageant leur expression, en méconnaissant les ressources morales issues de leurs expériences sociales, en interprétant le souci des autres comme une recherche d’approbation ou une forme de servilité » [27]. Par ce genre d’analyse systématique, toute capacité à être affectée est une preuve de faiblesse. Toute capacité d’introspection est du nombrilisme. Comme le dit Patricia Paperman dans Care et sentiments : « disqualifiés comme privés, irrationnels, les émotions et les sentiments sont couramment rejetés du domaine de la sociologie normale (au sens où Kuhn parle de « science normale ») parce qu’ils manifestent un sens subjectif, entendre par là mineur, du monde social, ni tout à fait en phase avec le monde du sens commun, ni tout à fait compréhensible comme expressions d’une évaluation ou d’un jugement moral » [28].

     

    Les émotions apparaissent comme un stade inférieur de la morale. Or, comme Gilligan  l’affirme : « les critères qui disent ce qui est bien, mal, valorisable, méprisable se présentent comme universels mais sont de fait ceux d’une société patriarcale : des critères masculins, au sens de valeurs issues de la domination masculine et destinés à la confirmer » [29].

     

    Ce qui m’intéresse ici et plus généralement dans mon travail c’est utiliser les approches du care non pas pour étudier les activités de care mais bien pour tirer parti du renouvellement épistémique auquel il nous convie. Ce renouvellement c’est celui de la revalorisation de l’émotion comme information et non comme brouillage, y compris lorsqu’il s’agit d’une émotion suscitée par un ennemi potentiel.

     

    Carol Gilligan entend faire entendre avec cette approche « Une voix différente » [30]. Il y a pour moi là un savoir qui n’est plus seulement basé sur la « connaissance » qui implique une démarche de savoir mécanique où les processus humains sont gommés. Il s’agit d’une démarche de reconnaissance où l’acte de savoir est un acte relationnel qui implique l’interrogation de ses affects et de ceux des autres.

     

    Il n’est évidemment pas toujours possible de produire une relation un tant soit peu équilibrée avec ce qu’on considère comme l’ennemi. C’est pourquoi l’approche que je nomme militante reste fondamentalement utile pour affronter ces cas là. Pour autant, je voudrais donner une chance aux relations qui peuvent se créer avec des supposés antagonismes, et de considérer les ambivalences de ceux-ci comme des possibilités voire comme des promesses de relation. Cette démarche peut permettre d’aborder des groupes clairement problématiques, mais également ce qui est problématique dans des groupes ou des personnes a priori « de son côté », que l’on aurait tendance à appeler « nos amis ». De fait, je n’étudie pas ici une population de tortionnaires comme c’est le cas dans l’article « Soigner l’ennemi ». Dans ce travail, je suis en relation avec une population d’hommes avec qui j’entretiens un rapport ambivalent, qui ressemble très fort aux relations que je vis dans mon quotidien.

     

     La proposition que je souhaite faire est donc d’encadrer des relations « à risque » (mais toute relation n’est-elle pas risquée ?) dans lesquelles la perspective relationnelle et la démarche de connaissance se nourrissent l’une l’autre. Dans ce cadre, l’acceptation de l’émotion est l’acceptation de la mobilité et de la partialité de son point de vue. Le problème dans la distinction relativisme/universalisme est que l’on associe généralement la partialité des points de vue à une équivalence entre tous. Ce n’est pas du tout le cas  si on veut bien prendre la peine d’analyser la singularité de chacun des points de vue, et les conditions matérielles qui les déterminent. Accepter ses émotions comme une possibilité de savoir, c’est aussi accepter que ce savoir soit limité, non pas par un pouvoir dont on pourrait se débarrasser (patriarcat, capitalisme ou autre) mais par notre condition d’être humain mortel et incapable de prendre « la place de dieu », c'est-à-dire d’avoir accès à tous les points de vue en proportions égales.

     

    Il s’agit de prendre le pari qu’il est possible « de prendre en compte la position de l’autre » [31] y compris s’il s’agit d’un autre potentiellement dominant, agressif ou violent. Il s’agit de chercher à considérer ce qui apparaît comme un antagonisme pur comme « conscience oppositionnelle » qui peut pousser par excellence « à se redéfinir » comme l’évoque Maria Puig De la Bellasca [32]. Les groupes d’hommes thérapeutiques que j’étudie sont à mon sens un bon point de départ pour ce type d’analyse car ouverts à la relation, et porteurs d’ambivalences plus ou moins marquées vis-à-vis du féminisme. Là où je pourrais incarner cette « féministe optimiste » que décrit Francis Dupuis Deri, ce n’est pas tant dans la croyance que ces hommes pourraient travailler à détruire le patriarcat de l’intérieur (pari bien audacieux s’il en est) mais plutôt dans celle d’un espace de dialogue fructueux entre eux et les féministes.

     

    En d’autres termes, ma démarche est de m’interroger sur la façon dont les épistémologies du care peuvent documenter-et permettre une situation d’interpellation mutuelle potentiellement utile. J’espère ainsi me donner accès à plus de complexité sans pour autant perdre consciences des rapports de pouvoir inégalitaires entre hommes et femmes et les moyens d’agir sur eux. Ce qui est certain, c’est que ce qui est ressorti de ces entretiens est une image plus claire de mes convictions et de leurs zones de trouble et d’incertitude. Les conditions de mes entretiens cherchent autant que possible à permettre cette recherche d’information dans la relation. En effet, je favorise des cycles d’entretiens et non des entretiens isolés, et je ne fais pas que recueillir des informations sur ces groupes, je tâche d’y réagir avec le plus de conscience et de parcimonie possible. Cela me permet de recueillir, en plus des discours impersonnels qu’ils me donnent, le fruit d’une situation d’interpellation réciproque.

     

    Ce qui me pose particulièrement question est la façon de revendiquer, pour ces hommes, une forme de droit à prendre soin (care) d’eux même entre eux. Pour le collectif Stop Masculinisme, « choisir les avantages du masculin et du féminin et délaisser leurs mauvais côtés respectifs pourrait apporter un grand confort » [33]. Comment lire ce besoin de prendre soin de soin de soi avec les éthiques du care, c'est-à-dire dans une démarche qui entend lire l’acte de soin comme une « voix différente » inséré dans des rapports de pouvoir ?

     

    3. Prendre soin de soin en tant qu’homme, quelles ambivalences ?

     

    3.1 La nécessité de prendre soin de ma position de chercheuse

     

    Pour analyser la façon qu’ont ces hommes de prendre soin d’eux, il m’est apparu qu’il fallait d’abord me protéger, donc prendre soin de moi. Ici, cette action de care ne sert pas seulement à préserver ma sante psychique mais également ma capacité à recevoir les informations que l’on me donnait et à les analyser au mieux.

     

     Pour cela, j’ai été amenée à m’intéresser aux techniques de développement personnel des groupes que j’ai étudiés. J’ai également pris soin de mes limites émotionnelles en ne laissant pas les hommes interrogés prendre le contrôle de l’analyse de ma vulnérabilité. La question est d’importance puisque je leur faisais effectivement part d’un certain nombre d’éléments de ma vie personnelle.

     

    Selon moi, un regard inspiré du care qui s’intéresse à la dynamique de l’ennemi ne peut faire l’économie de la gestion émotionnelle.  Ainsi, produire une analyse qui comme Joan Tronto le définit « comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend -nos corps-, -nous même-etnotre environnement (c’est moi qui souligne) ».

     

    Ainsi, si je ne veux pas reproduire les modèles féminin (de soin excessif à l’autre) et masculin (d’action plutôt que de soin), les épistémologies du care m’ont invitée à prendre soin  de ma capacité à recevoir et comprendre posément les informations. Cet accent porté sur la prise en compte de mes limites émotionnelles me permet d’aborder les groupes d’hommes dans un cadre éthique qui n’est pas « idéalisé » [34] mais qui « s’accorde aux particularités du contexte et des individus qu’elle affecte » [35]. De part cette dynamique, je pouvais partager avec mes interlocuteurs un souci commun du développement personnel, tout en gardant ma grille féministe et en la confrontant à leurs pratiques et discours.

     

    Il s’agit bien dans ce contexte de voir quelles informations je peux atteindre dans une relation vécue avec mon objet de recherche. Les termes de cette relation sont à inventer, ils ne doivent pas selon moi, ni reproduire un rapport viril à l’objet, ni un rapport de sacrifice ou de soin. J’entends promouvoir une approche ambivalente nourrie de ces deux identités, de leur malléabilité et possibilités d’évolution. Dans ce cadre, j’ai notamment pu développer ma capacité à exprimer ce qui me semblait nécessaire, sans me sentir coupable de blesser les hommes interrogés, et sans recevoir de feedback négatif. J’ai donc pu explorer plusieurs dimensions de ce que peut constituer une « expérience de femme ».

     

    Il m’est apparu, qu’il y avait quelque chose en plus de la dimension sociale et plus particulièrement de la nécessité de « garder la face » [36], ce phénomène  que décrit Irving Goffman pour analyser les interactions sociales. Il y avait un enjeu de reconnaissance pour eux, comme pour moi. Or, Joan Tronto indique que la prise en compte (qui peut être un équivalent de « reconnaissance ») de la souffrance d’autrui est la première étape de l’action de care [37]. Cette dimension de la reconnaissance n’est pas sans ambivalence. Judith Butler évoque très bien la situation où l’on demande de la reconnaissance dans l’ouvrage Le récit de soi [38]. Cette reconnaissance est demandée a priori dans les cadres de la personne à qui l’on demande. En l’occurrence, demander la reconnaissance c’est autant être vu qu’être invisibilisé, car pris dans les cadres de l’autre. J’ai donc également progressivement fait le deuil de reconnaître entièrement la souffrance de ces hommes et que la mienne soit entièrement reconnue. Il y a donc dans ce cadre relationnel une forme de crise de la reconnaissance.

     

    3.2 Contextualiser le care entre hommes dans les rapports de pouvoir

     

    Dans le contexte du patriarcat, les difficultés émotionnelles des femmes continuent d’être considérées comme du sentimentalisme, de la psychologisation à outrance, tandis que certains sentiments des hommes sont légitimés. Colère, souffrance, violence restent des prétextes voire des arguments qui paraissent tout à fait sensés pour justifier les comportements de violence, d’autoritarisme ou de viol. Cela étant, les progrès du féminisme ont aussi commencé à sanctionner ces comportements et la légitimation qui permet leur existence. Dans ces groupes, il m’apparaît que sont travaillés la colère, la violence et la souffrance de manière à être mieux adaptés à une société plus féministe, ce qui ne veut pas dire sortie du patriarcat.  En effet, comme le Collectif anti-masculinisme le dit : Que quelques hommes se mettent en effet à exprimer émotions, souffrances et empathie n'a pas comme conséquence la fin de la domination masculine [39].

     

    Ainsi, si la plupart des hommes affirment aimer entendre « les femmes parler d’elles », ils peuvent avoir plus de mal à entendre les souffrances spécifiquement féminines. Cette donnée semble, cela dit, atténuée lorsque les hommes en viennent à participer à des groupes mixtes. De manière générale, l’enjeu de ne se retrouver qu’entres hommes n’est que peu problématisé en termes de rapports aux femmes et encore moins de rapports de pouvoir. Il y a une forme d’évidence aux bienfaits de ce type de réunion qui s’appuie sur l’idée plus que discutable que les hommes vivent dans un univers trop féminisé, un univers initialement dominé par… leur mère. Dans ce cadre, il n’est donc pas étonnant que j’ai pu ressentir une condescendance propre au paternalisme pour les souffrances que je pouvais ressentir « en tant que femme ». J’ai également beaucoup entendu décrire  la « colère » des féministes comme une faiblesse psychique des femmes concernées. Ce regard sur les femmes s’intègre à une perception des relations hommes/femme proche des philosophies orientales opposant le yin (féminin) au yang (masculin), tout en affirmant, dans une certaine mesure comment l’un est contenu dans l’autre. Dans ce contexte, il y a une forme de douceur en tant qu’absence d’agressivité qui reste associé aux femmes. J’ai entendu notamment une porte-parole du groupe Woman Within (équivalent féminin du MKP) dire dans une cérémonie de retour d’hommes [40], qu’elle avait trouvé « une puissance de femmes sans agressivité ». Prendre soin de soi, pour un homme dans ce contexte, s’assimile à prendre soin d’une certaine idée de la masculinité comme tolérant l’agressivité et la refusant à d’autres. Cette donnée est d’autant plus importante qu’est évoquée, particulièrement chez les nouveaux guerriers, une masculinité et une féminité « sacrée ».

     

    Une deuxième dimension ambivalente du soin de soi peut être évoquée. C’est l’idée que le soin de soi est une alternative à la position de victime. Ce qui est problématique là dedans, c’est de faire comme si le statut de victime n’était jamais utile et ne dévoilait jamais précisément des situations de pouvoir inégalitaires, comme c’est le cas entre les hommes et les femmes. Pour autant, se responsabiliser de ses émotions en tant que femme n’est pas contraire à l’épanouissement. En effet, cela peut donner une forme de puissance d’agir, une « response ability » comme le découpage du mot en anglais l’exprime beaucoup mieux. Prendre ses responsabilités vis-à-vis de ses émotions ne serait ce pas précisément une manière d’inclure les connaissances issues de ses émotions sans se laisser déborder par elles ? De la même manière, se responsabiliser de ses émotions en tant qu’hommes, c’est être capable d’assumer les émotions que l’on produit chez l’autre sans s’en dédouaner. Il est nécessaire d’articuler cette notion de victime, de responsabilité avec celle de justice, articulation que je ne pourrais pas développer ici.

     

    Les problèmes liés à la non-problématisation des rapports de pouvoir et à la non-victimisation joue selon moi, tant avec les normes patriarcales qu’avec les normes du développement personnel ; normes qui ne sont sans doute pas étrangères l’une à l’autre. Dans les deux cas peut apparaître cette maxime  qui voudrait que « quand on veut, on peut ». Aucun handicap structurel ne saurait décourager un individu de vivre pleinement sa vie et il ne peut attribuer ses échecs qu’à lui-même et à sa façon de voir et d’agir dans la vie. Ainsi, ce qui pose problème, ce n’est pas tant le soin que sa dépolitisation. Mon positionnement de femme-féministe m’a permis ici de rester à la fois dans une attention bienveillante aux actes de care, dans une perception du réel incluant les différences structurelles entre hommes et femmes et dans une dynamique d’agrandissement de ma puissance d’agir qui ne soit pas normée par mon sexe ou mon genre. Ici la féminité dont il est question n’est absolument pas « sacrée » mais distordue, expérimentée, travaillée par les rapports de pouvoir et la résistance à ces derniers ainsi que par les autres éléments de définition identitaire et d’oppression.

     

    Conclusion

     

    Finalement, n’y a-t-il pas quelque raison à se réjouir que les dominants souffrent de leur état de dominant, et notamment de la mauvaise qualité de relation que cela occasionne ? Est-ce que la nature de cette « crise » n’est pas inédite sur ce point ? Certes, non cela n’invalide pas le patriarcat, bien loin de là.  Pour autant, les possibilités (et les volontés) de dialogue qui lui sont liées ne sont-elles pas exploitables ? Est-ce que considérer ces possibilités, c’est nécessairement être prise dans un optimisme naïf?   Selon moi, il s’agit de prendre en compte la dimension non-idéale des rapports que les femmes entretiennent avec les hommes, et notamment les situations d’interdépendance imprégnées de rapports de pouvoir. Il s’agit de bien considérer les rapports hommes/femmes plongés dans les rapports de pouvoir et non pas dans un dehors qui n’est atteint que dans de rares endroits, voire pas du tout. Ainsi, sous cet angle, « une société bonne ne pourra être définie simplement comme une société libérée des rapports de domination ou comme une société d’individus autonomes » [41]. Dans ce cadre, perpétuellement violent pour tous à des échelles diverses, le care et le caring ne sont pas des questions de femmes ; ce sont des préoccupations humaines.

     

    Ainsi, il s’agit ni de retourner sa veste en faveur des masculinistes, ou d’en garder l’impeccable mise féministe mais d’observer les endroits où elle ne sera jamais parfaitement ajustée sans pour autant avoir la nécessité de la changer. L’expérience de femme, plus que l’identité de genre me permet de saisir ces ambivalences de la manière dont elles s’imposent directement à moi, émotionnellement et matériellement. Il s’agit de ne pas dévaloriser cette « expérience » pour la faire entrer d’autorité dans une grille qui soit neutre ou strictement militante. Il ne s’agit pas non plus de la glorifier ou d’en faire un modèle de pureté débarrassée de l’envie, et de la pratique du pouvoir. Il s’agit de faire de l’espace à celle-ci afin de produire une connaissance dans la relation, incluant la part d’affect, de vulnérabilité que toute relation suppose. Ce que je propose est d’utiliser comme garde-fous la rigueur de la démarche scientifique neutre et l’engagement fort des approches militantes. Cela permet de ne pas perdre de vue ses désirs, ses intérêts tout en ne cessant jamais d’interroger ce qui les relie à l’acte de savoir. Les épistémologies du point de vue et les care studies me permettent, ces gardes fous posés et critiqués, de  documenter l’ambivalence, et notamment celle d’une femme, féministe à l’identité critique en relation avec des hommes se déclarant en crise.

     

    Bibliographie

     

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    Notes

     

    [1] Ouss-Ryngaert, Lisa. « Soigner l'ennemi », L'Autre, vol. 3, n. 1, 2002, pp. 79-92.

     

    [2] Collectif Stop Masculinisme, Contre le masculinisme, guide d’autodéfense intellectuelle, éditions Bambule, 2013, p. 34.

     

    [3] Ibidem, p. 35.

     

    [4] Corneau Guy, « Père manquant, fils manqué », éditions L’homme, 2004.

     

    [5] « La critique ne signifie pas d’office rupture mais plutôt une relation intensifiée avec celles et ceux avec qui on s’est risqués à diverger ». Puig de la Bellasca Maria, Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Harraway, éditions L’harmattan, 2014, p. 14.

     

    [6] Propos recueillis lors d’un entretien en avril 2017.

     

    [7] « Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XL-124 | 2002, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 29 avril 2017. URL : https://ress.revues.org/577 ; DOI : 10.4000/ress.577.

     

    [8] Puig de la Bellasca Maria, Les savoirs situés de Sandra Harding, et Donna Harraway, éditions L’Harmattan, 2014, p. 50.

     

    [9] Judith Butler, Trouble dans le genre, éditions la Découverte, 1999, p.62.

     

    [10] Ivi, p.80.

     

    [11] Contre le masculinisme, guide d’autodéfense intellectuelle.

     

    [12] Descarries Francine, Dupuis Deri Francis, Le discours antiféministe masculiniste, s’incliner ou riposter ? iref.uqam.ca.

     

    [13] Descarries Francine, L’antiféminisme ordinaire, revue « Recherches féministes », vol. 18, n. 2, 2005, pp.137-151.

     

    [14] Ibidem.

     

    [15] Dupuis-Déri, Francis. « Le discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l'égalité entre les sexes : histoire d'une rhétorique antiféministe », Cahiers du Genre, vol. 52, n. 1, 2012, pp. 119-143.

     

    [16] Eric Fassin, présentation du numéro de la revue Raisons politiques, n°58, éditions Presses de la science Po., 2015.

     

    [17] Francis Dupuis Deri, Francine Descarie, Le discours masculin antiféministe, s’incliner ou risposter.

     

    [18] Dupuis-Déri, Francis. « Le discours de la « crise de la masculinité » comme refus de l'égalité entre les sexes : histoire d'une rhétorique antiféministe », Cahiers du Genre, vol. 52, no. 1, 2012, pp. 119-143.

     

    [19] Ibidem.

     

    [20] Scott Joan, La citoyenne paradoxale, Les féministes françaises et les droits de l’homme, éditions Albin Michel, 1998 p. 20.

     

    [21] Puig de la Bellasca, Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Harraway, p. 25.

     

    [22] Ibidem.

     

    [23] Starting fom marginalized Lives, A conversation with Sanda Harding, Elizabeth Hirsh, Gary A. Olson and Sandra Harding, vol. 15, n. 2, 1995, pp.193-225.

     

    [24] Puig de la Bellasca Maria, Les savoirs situés de Donna Harding et Donna Harraway, éditions L’Harmattan, 2014, p. 138.

     

    [25] Paperman Patricia, Care et sentiments, Paris, Presses Universitaires de France, « Collection Care studies », 2013.

     

    [26] Laugier, Sandra. « L'éthique du care en trois subversions », Multitudes, vol. 42, n. 3, 2010, pp. 112-125.

     

    [27] Paperman Patricia, Care et sentiments, Paris, Presses Universitaires de France, « Collection Care studies », 2013.

     

    [28] Ibidem.

     

    [29] Ibidem.

     

    [30] « Une voix différente » est le livre de Carol Gilligan qui a fait connaître l’approche des care studie, publié aux éditions « Champs », 2008.

     

    [31] Puig de la Bellasca, Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Harraway, éditions l’Harmattan, 2014, p. 45.

     

    [32] Ibidem, p. 136.

     

    [33] Collectif Stop Masculinisme, Contre le masculinisme, guide d’autodéfense intellectuelle, éditions Bambule, 2013, p. 138.

     

    [34] Garrau Marie, Care et attention, Paris, Presses Universitaires de France, « Collection Care studies », 2014, p. 22.

     

    [35] Ibidem.

     

    [36] Ibidem.

     

    [37] « Les processus du care sont complexes ; ils demandent de se soucier de (caring about), de prendre en charge (caring for), de donner des soins (care giving) et de recevoir des soins (care receiving) ».

     

    [38] « Si j’essaie de rendre compte de moi, si j’essaie de faire en sorte d’être reconnu et compris, je pourrais alors commencer  à raconter ma vie, mais cette narration serait désorientée par ce qui ne devrais alors me rendre dans une certaine mesure interchangeable afin de pouvoir être reconnu. » p. 37, Judith Butler, Le récit de soi, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.

     

    [39] Collectif Stop Masculinisme, Contre le masculinisme, guide d’autodéfense intellectuelle, éditions Bambulle, 2013, p. 140.

     

    [40] Une cérémonie de retour MKP est un moment où les hommes récemment « initiés » viennent partager leur expérience.

     

    [41] Garrau Marie, Care et attention, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 40.

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