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  • Comprendre l'Utopie : quelle(s) utopie(s) ?
    Georges Bertin (sous la direction de)

    M@gm@ vol.10 n.3 Septembre-Décembre 2012

    DE L’ESPRIT D’UTOPIE A LA CONSTRUCTION DU DEVENIR


    Zsuzsa Simonffy

    ffy.zsu@gmail.com
    Université de Pécs.

    Introduction

    C’est sur la question de l’articulation entre l’utopie et l’engagement, dans un même cadre conceptuel, que nous nous proposons de nous arrêter ici. Grande est la fortune de ces termes. La philosophie, les sciences sociales ou encore l’histoire littéraire ont ouvert de vastes champs de recherches que la réflexion contemporaine ne cesse d’enrichir. Recourir à ces champs de la philosophie, des sciences sociales et de l’histoire littéraire ne serait-il pas alors suffisant à nous fournir un cadre conceptuel tout solide ? Notre réponse est négative dans la mesure où si l’utopie et l’engagement ont été largement abordés au sein de ces disciplines, ils ont été aussi abordés séparément sans constituer pour autant un couple de termes. La littérature abondante ne témoignant pas de la parenté étroite entre ces deux termes, nous partirons à la découverte de leur conjonction possible dans un corpus relativement restreint.

    Nous proposerons de suivre un parcours au terme duquel leur conjonction ne nous paraîtra pas comme accidentelle mais comme consubstantielle. Dans ce parcours, nous nous appuierons fondamentalement sur des écrits de Chamberland (1983a ; 1983b) pour émettre l’hypothèse selon laquelle c’est précisément cette relation consubstantielle qui servira de bases, à l’issue de la Révolution Tranquille à la mise en conscience de la condition québécoise.

    Si nous avons repéré ces écrits, nous l’avons aussi fait en leur reconnaissant des assises intertextuelles très solides pour montrer la manière dont les préoccupations de Chamberland, de dimensions à la fois individuelle, sociale et planétaire, permettent de tendre vers une sorte de laboratoire. Ce laboratoire sera précisément l’utopie qui donnera alors, à elle seule, accès à un projet d’avenir qui relèverait paradoxalement de l’histoire. Par ce laboratoire d’utopie nous n’entenderons pas un contenu quelconque, soit une programmation, mais le lieu d’interaction des facteurs d’organisateur.

    Nous procéderons de la manière suivante : dans un premier temps, parmi ces facteurs d’organisateur nous nous concentrerons sur l’émergence de la gnose. Dans un second temps, nous mettrons en avant les modalités du dire collectif pour passer ensuite dans un troisième temps à une interrogation sur les éléments les plus saillants de l’utopie.

    La gnose : de l’individuel au social

    Poser la question de l’articulation entre l’utopie et l’engagement en nous appuyant sur l’exemple des deux ouvrages, c’est aussi nous interroger plus globalement sur la possibilité d’entrevoir un ethos ou une forme de vie. Il s’agira de savoir à quelle condition le pathos dans le sens de Bloch se met au service de l’ethos dans le système de pensées de Chamberland, et à quelle condition le registre des émotions nourri du privé tournera au registre d’une pratique motivée continuellement par l’élaboration intellectuelle.

    Il est indéniable que pour Chamberland (Chamberland et al. 2001) un des terrains de prédilection s’avère la poésie dont le rôle principal consiste à fonder le lien entre l’individu et le social. Or, une exploration conceptuelle concerne systématiquement le collectif, qui accompagne de façon récurrente son parcours de création poétique et artistique. La recherche de concepts originaux est patente dans deux ouvrages à caractère philosophique [1]. Si ces deux ouvrages, parus à la sortie de la période de la « quête du pays » justifiée par la littérature québécoise, nous intéressent c’est parce que nous entrevoyons un décalage de la révolution tranquille vers l’utopie concrète, de la construction d’un refuge contre l’espace envahissant vers la « mutation endogène » [2].

    Les méditations [3] dont l’objet est précisément la mutation endogène essaient de rendre compte des conditions de l’existence. Nous proposerons d’en (re)construire des considérations sur la situation de l’homme dans le monde. Commençons par l’idée selon laquelle l’existence — « engager sa vie » — doit être fondée sur la certitude et sur la confiance. Cette certitude, d’où viendrait-elle alors ? Un des éléments de réponse que nous pouvons en dégager consiste à dire : c’est grâce au fait que le sujet, le « je » est traversé par « un processus de mutation », et qu’il témoigne de l’événement vécu. « Et je ne pourrais éviter d’assigner « je » parce que « je » est le pivot de la décision. Il est tout à la fois l’expérimentateur, le laboratoire et l’expérience du processus de la mutation endogène » (1983b : 13).

    C’est le vécu qui conduit à attribuer à la mutation la qualité « endogène » qui enlève cependant d’emblée le caractère privé à la certitude. Comment se fait-il que malgré le caractère privé du vécu, la certitude est susceptible de sortir de sa sphère ? C’est parce qu’elle est aussi monde. La manière dont Chamberland résume la certitude est plus que sommaire : « monde, vie, être » (1983b : 14). Donc, l’existence fondée sur la certitude endogène ― précisément par son côté relevant du monde ― appelle aussi « la confrontation des conciences entre elles » (1983b : 14). Qui plus est, la certitude endogène lorsqu’elle est communiquée, ― faisant jaillir le rapport du soi à autrui ― grâce à la méthode [4] que Chamberland va appeler gnose, amène à « la communauté d’adhésion » (1983b : 19). Cette adhésion intransitive devient auto-adhésion produisant une tension entre négation et affirmation. La négation ne sera pas pourtant auto-négation, puisque la tension adhésive reste au cœur de soi, « de soi-même vers soi-même », fidèle à la réversion : « Soi en tout être ― l’absolument universel ― et c’est mon centre, le plus intime ― l’absolument singulier » (1983b : 35). En parallèle, le processus de mutation affecte également la matière terrestre ainsi que l’espèce humaine. Nous pouvons résumer de la manière suivante : « Ce que l’Endogène dit, c’est que sa pulsion, sa volonté en nous et par nous et celle même du monde. Toute notre œuvre consiste à ne plus nous dissocier de la volonté du monde en y associant passionnément la nôtre. L’histoire est formée par les élans et ressacs de ces deux volontés vers leur conjonction » (1983b : 28).

    Le premier texte mis en exergue de la partie intitulée Hommes de l’intime lointain, évoquant le système de pensées de Blochse situe dans le prolongement d’idée de la mutation endogène que nous venons de présenter : « [...] cet état intenable, aussi angoissé qu’heureux, de ne pas être ce que notre nature ne demande réellement qu’à être, et d’être précisément ce qu’elle est en ne l’étant pas encore [...] » (1983b : 30) [5]. Ce qui justifie cette observation c’est que le principe d’espérance se met en œuvre vis-à-vis du réel. Ce principe dans ses rapports avec le réel est cependant beaucoup plus explicite dans un autre écrit du même recueil, intitulé La dégradation de la vie (2) portant aussi en exergue une citation de Bloch, et dans laquelle le pathos de l’être apparaît du côté du non-encore-être. Voilà le texte en exergue :« L’utopie est sous sa forme concrète la volonté éprouvée de l’être du Tout ; elle est donc animée par la (sic) pathos de l’être, jadis dédié à un ordre du monde, et même de l’au-delà, que l’on croyait déjà entièrement parachevé dans une existence réussie. Mais ce pathos-ci s’affirme comme celui du non encore-être et de l’espérance du Souverain Bien qu’il contient ; et malgré l’utilisation du Néant, du fait même que l’histoire se poursuit encore, ce pathos ne peut faire abstraction du danger d’anéantissement ni même de l’éventualité toujours possible de l’avènement définitif du Néant » (1983b : 111).

    À l’origine de toutes les préoccupations de Chamberland dans leurs rapports intertextuels [6], ne serait-ce pas la recherche de l’ethos suggérant choix ou formes de vie qui n’existent pas encore mais qu’ils attendent d’être mis en place ? Et ceci, parce que caractérisant l’individu aussi bien que le groupe, la communauté ou la société ? Selon ses différentes acceptions, l’ethos désigne en premier lieu le caractère. Ce qu’on peut entendre par caractère en revanche recouvre tantôt un ensemble d’usages, de coutumes ou d’habitudes, tantôt un imaginaire social, étant ainsi susceptible de marquer l’adhésion. D’un côté celui qui possède l’ethos mérite la confiance, d’un autre côté la parole engage un ethos reconnaissable.

    Les rapports intertextuels ne sont pas présents uniquement sous forme de citations et d’allusions mais aussi sous forme d’un nouveau genre bien propre à Chamberland, notamment le métagramme. Suivant l’origine du mot, gramme en grec signifiant écriture et méta signifiant au-delà, le fragment de texte intitulé Purement gravé dans l’or de latence humaine [7], semble reprendre les idées-phares de Bloch pour les mettre en poésie ou en texte rythmé, notamment le réel du moi, le réveil éveillé, l’instant vécu et l’imagination, la faim et l’étonnement, etc. Or, il s’agit toujours d’une réelle citation qu’on apprend aussi à la fin du texte ― ce sont des extraits tirés de Bloch, dont un paragraphe a été déjà précédemment mis en exergue.

    Pour conclure provisoirement, si au cœur de profondes mutations se trouvent le sujet et son vécu subjectif, elles devraient dénaturer l’homme, fidèle à l’acception communément négative du mot mutation. La mutation ne lui ôte pas cependant l’existence. Elle suppose effectivement « une modification de notre être jusque dans sa physiologie, physique et ‘subtile’ » (1983b : 50), mais elle en transporte le moi vers l’unité commune et mène à la voie du collectif. Ce qui est intéressant à noter c’est que ce processus mutatif a aussi son équivalent au niveau du texte. Une écriture pouvant être fondée sur ce principe de mutation, le texte induit « un parcours transformateur » parce que l’écrivain prétend « exposer l’expérience pendant qu’elle se fait » (1983b : 92).

    Dire le collectif

    Dans la partie précédente, nous avons envisagé la manière dont l’existence se prête à la gnose, au savoir qui est basé sur l’expérience du sujet. Ainsi, Chamberland contribue à nous faire révéler la portée de ce concept dans un contexte autre que religieux. Soit dit en passant, Angenot (2008) s’intéresse à voir, dans son travail d’envergure, à quelles croyances collectives (y compris les courants religieux) attacher le concept de gnose à côté d’autres concepts apparentés tels que millénarisme, manichéisme, etc., dans lequel il en donne un vaste panorama historique. Il nous conviendra cependant de passer à la manière dont exprime Chamberland la polarisation entre l’individu et le collectif mettant en œuvre un double rapport entre je et nous.

    Comment l’individu peut-il parler de ses expériences ? Il arrive à en parler en exprimant des effets que le monde produit sur lui, et d’emblée l’individuel sera situé dans la perspective du collectif : « L’histoire individuelle est un fragment de ce monde, elle renseigne sur ce monde, sur ce qui lui arrive, sur ce qui nous arrive. Bien sûr, elle ne peut être plus que ce témoignage fragmentaire, Le Recommencement du monde singulier, ― mais c’est d’un état de la réalité qu’elle témoigne, et non pas de l’anecdote personnelle. Chaque histoire individuelle intéresse tout le monde : c’est à prendre et à traiter comme une lecture du collectif » (1983b : 93).

    Le rapport entre individuel et collectif est aussi interrogé dans un contexte où il est question non seulement de l’origine du Moi, mais aussi de l’origine du social. Il conviendra de citer ici un passage qui montre l’ouverture de l’unicité singulière de l’un à l’altérité : c’est « [...] une étrange mais vitale conjugaison : celle qui enferme le je et le nous en un seul mouvement. Le retour au pays natal, à l’homme réel, au pays réel, impose deux attitudes rigoureusement liées : 1 ― je me reconnais tel que je suis, tel que la situation m’a fait, tel que je m’apparais une fois dissipés tous les mirages qui s’interposaient ; entre ma condition et ma conscience ; 2 ― je nous reconnais tels que nous sommes, je prends acte de notre vie, de notre misère, de notre malheur, de notre écœurement. Ces démarches n’en font qu’une : je nous retrouve au plus intime de ma chaire et de ma conscience » (1983a : 178).

    Ce curieux échange entre je et nous s’explique aussi par le nouveau statut de l’afficheur par rapport à Terre Québec. « [...] se cristallisa cette inter-pénétration des dimensions inividuelle et collective de mon être : un nouveau je surgit qui disait nous. Je ne pouvais plus démêler mon destin individuel du destin collectif : le nous a investi le je. Je ne sais plus quand je me dis ou je nous dit : le je de l’afficheur hurle dit l’homme québécois que je suis et que nous sommes. Dans ce JE collectif, je me perds et me retrouve à la fois ; je me débarrasse de cette illusoire différence individuelle, de ce salut sans les miens, et je m’engage par tout ce que je suis, comme individu, dans l’aventure du destin et du salut collectifs, dans cette fondation de l’homme québécois, qui peut seule me renouveler dans l’humanité » (1983a : 179).

    Qu’est-ce qui fonde alors le collectif pour Chamberland ? Un va-et-vient incessant entre l’individu et le social, certes. Mais principalement une transmutation du je en un nous. Une condition première de cette transmutation est que les gestes de l’artiste-intellectuel, orchestrant poétique, social, individuel, quotidien, intime, soient réunis dans un même ensemble cohérent. Un échange simple entre je et nous n’est cependant pas suffisant pour réussir le projet de l’artiste-intellectuel. Il nécessite aussi le retour au singulier, mais cela ne doit pas être ni le tu, ni le je suivant le principe de mutation. Sans ce retour involutif, le nous risque de recouvrir toute l’humanité, et d’absorber tout je en harmonie avec le principe anthropique [8], évacuant ainsi tout apport relatif à l’homme québécois.

    Cette attitude est proche d’une opération, que nous allons rappeler dans la partie suivante, opération qui mène à la réinsertion de l’utopie dans le champ du réel, mobilisant ainsi tous les facteurs qui, après avoir assimilé les je au nous, conduisent ce nous au nom propre Nous [9]. Le caractère anthropologique concerne la conjugaison spécifique que nous avons précédemment signalée. Pour la nuancer, citons aussi ce passage : « Si, au lieu de dire « nous sommes refoulés... », je fais la substitution suivante : Nous est refoulé très loin vers l’en-dedans de chacun, alors « nous agonisons » devient « Nous agonise ». je fais de « Nous » un substantif et, avec la majuscule je le tiens pour un nom propre. Je le fais aussi passer de la première à la troisième personne, du pluriel au singulier. NOUS est le nom propre d’une Personne, un sujet étrangement singulier encore le propre de cette Personne multiple, réservée dans l’état de non-convocation constitutif du troisième, du « tiers-exclu » (1983b : 122).

    Faute de cette conjugaison spécifique amenant au nom propre, il faudrait en affronter toutes les conséquences non souhaitables. Les je, en tant qu’individus atomisés, ne pourraient constituer qu’un État, faisant disparaître d’emblée toute perspective concernant le devenir d’une collectivité. Parmi les facteurs mobilisés en faveur de la réinsertion du singulier dans le collectif, il est possible de révéler l’esthétique du devenir, conditionnée également par l’utopie. Cette esthétique destinée à saisir la nature des choses, empêche d’emprunter la voie qui nous obligerait de tenir compte de l’individualisme, et ceci, dans l’objectif de transformer l’ésotérique [10] en quelque chose de palpable. Ce sera l’utopie concrète, qui, à la manière de Bloch, mettra en œuvre la transmutation du je en nous. Nous rappelons que l’utopie concrète, face à l’utopie abstraite étant « une condamnation abstraite, impuissante d’un monde que l’on ne comprend pas et que l’on ne veut pas connaître » est « celle qui peut produire du nouveau » et se présente comme « espoir en connaissance de cause » [11].

    Revenons cependant à cette transmutation. Comme Schérer (1990 : 127) affirme à la recherche de ses critères, l’utopie « tend à compléter le moi, à le faire passer dans un nous », et « le nous forme à la fois l’horizon et le centre de la pensée utopique ». Si le nous peut être considéré comme l’horizon, c’est qu’il n’y a pas de limite : il est toujours en construction comme le sujet. Il s’agit d’« un nous processif », d’une véritable diffusion. Si le nous peut être aussi considéré comme le centre, c’est parce qu’il donne lieu aux transmutations qui mènent de l’individuel au collectif. Ce parcours se résume comme ceci : « [...] en chacun, dans l’ultime rapport qu’un individu cherche à maintenir avec la ressource d’humanité, ce qu’il va trouver, c’est bien le NOUS. Le nom, le propre inaliénable de la ressource humaine, c’est l’Étrange Troisième personne de ce Nous singulier, à conjuguer, je par je, nous par nous. Il n’est pas facultatif de faire prévaloir, sur tout autre définition de l’anthrope, notre vrai nom propre : NOUS. Au lieu de nous dissoudre dans la prolifération des théories, des idéologies ; ne faut-il pas enfin nous enjoindre, et sans demi-mesure, à conjuguer, de toutes nos forces confluentes, ce Nous dont le noyau, étrangement multiple et singulier, pulse du plus intime de chacun. En d’autres termes, cette tâche pratique qu’est d’organiser, d’accomplir l’ultime résistance, l’ultime fidélité, l’ultime défi et, peut-être, l’ultime promesse, c’est ce que j’appelle : FAIRE LA COMMUNAUTÉ (1983b : 124).

    L’utopie apporte une solution, sans s’appuyer pour autant sur un écart géographique ou temporel, sous une forme originale, à la conjonction du pluriel collectif avec le collectif singulier sous l’égide du fonctionnement des noms propres. Le nous n’est pas un substitut d’un nom, mais relève de l’énonciation historique pour constituer un ensemble lexicalement non dénommé par le simple recours à la majuscule.

    Utopie : écrire l’engagement

    Il n’est pas question ici d’exposer de manière exhaustive les rapports que les réflexions de Chamberland entretiennent avec l’utopie. Nous avons déjà renvoyé dans ce qui précède à une certaine affinité avec l’utopie, même si notre propos consistait à viser d’abord la gnose et ensuite le collectif. Il nous reste à relever des textes portant spécifiquement et explicitement sur l’utopie. Certains passages évoquent le facteur temporel de la problématique, comme le montre par exemple ce paragraphe : « [...] le futur (utopie) nous chasse du présent et le présent (quotidien) nous arrache au futur. Or, il ne faut ni nous enliser, par la lassitude, dans le présent, ni basculer, par impatience, dans le futur » (1983a : 204).

    Ce passage permet de revenir sur ce que nous avons analysé dans les sections précédentes pour l’envisager en termes de temps. Or, ce qui importe ici davantage, c’est que l’alternance de projection et d’arrachement doit être rythmée. Cependant, la question de savoir quelle mesure doit suivre leur mouvement restera ouverte. Nous en préférons nous poser comme celles-ci : Pourquoi l’utopie est-elle mise à l’ordre du jour ? [12] Pourquoi l’écrit intitulé La commune utopie par ailleurs inédit est censé clôre le recueil des écrits précédemment parus dans Parti pris ? Précisément, parce que comme l’auteur le note « par utopie j’entends l’horizon des possibles donnés avec l’intention révolutionnaire et visant la transformation de l’existence » (1983a : 224).

    D’autres passages permettent d’analyser l’utopie en termes de bonheur. Selon Racine (1985 : 14-15) « L’utopie est un des systèmes de représentation de l’état idéal », et cet état idéal est réalisable par les moyens divers parmi lesquels figurent non seulement la science, la technique, la rationalisation, mais aussi les facteurs affectifs et les pouvoirs psychiques. Chamberland ne parle pas du bonheur dans le sens du bien-être, mais dans le sens du « lieu de notre commune destination » (1983b : 121).

    Dans l’écrit entièrement consacré à l’utopie, Chamberland part de la désignation du non-lieu : c’est pour permettre d’un côté la négation du système ― « la négation du Lieu existant (le « Système ») » (1983b : 281) ― et d’un autre côté d’attribuer un lieu à ce qui n’existe nulle part, notamment le groupe. Inversement, c’est grâce à l’utopie que le groupe trouve son identité dans le sens narratif du terme, puisque c’est à partir de là qu’il a une chance d’avoir une histoire. Nous pouvons ajouter que l’utopie sert encore davantage à mettre à l’histoire l’homme québécois.

    À cet égard, nous nous bornerons à rappeler la classification du philosophe René Schérer, (1990 : 113) qui distingue trois grands types de formulation de l’utopie, pour voir lequel est le plus proche de ce que Chamberland nous propose.

    Premièrement, l’utopie-fiction (polis) d’ordre narratif. C’est un récit décrivant une société localisée dans un lointain ailleurs tel qu’une île ou une presqu’île [13].

    Deuxièmement, l’utopie-projection (oikos) d’ordre injonctif. C’est un traité préfigurant un ordre social et économique qui est à mettre en place. Troisièmement, l’utopie-aspiration, de caractère esthétique ou mystique, telle que l’a définie Ernst Bloch dans L’Esprit de l’utopie et Le Principe Espérance.

    Laquelle des trois acceptions est à reconnaître chez Chamberland ? Sa conception paraît tout à fait compatible avec l’utopie-aspiration, proposant des idées et exprimant un appel, et ceci, surtout à travers des jeux intertextuels tout en évitant de raconter une Cité à venir ou de mettre en place un ordre confectionné dans un traité. Mais nous voulons aller un peu plus loin. En somme, l’Utopie n’est pas mise en œuvre en faveur de la construction d’un état idéal, mais en faveur de l’engagement. Si nous voulons expliciter le lien entre utopie et engagement, nous dirons que l’utopie est coexistante avec l’engagement dans la mesure où l’utopie revient à écrire l’engagement.

    Nous rappelons que l’utopie suppose non seulement la prise en considération de la mutation mais aussi la mise en rapport de cette mutation avec le réel. Comme le remarque Furter (1966 : 15) : « L’utopie ne se juge pas en fonction de son degré de réalisme mais au contraire en fonction du degré de la négation de la réalité qu’elle contient et de sa capacité à éveiller l’enthousiasme pour une mutation du réel. C’est parce que l’utopie est risquée, précaire, aventureuse, qu’elle ouvre sur le futur et qu’elle nous engage. La force de l’utopie c’est de nous obliger à tout risquer dans une aventure où nous apprendrons si nous existons ou non ».

    L’utopie permet d’ouvrir non pas sur une communauté close (nous) dont l’identité saurait se fixer à un moment donné de l’histoire une fois pour toutes, mais sur un ethos (Nous) propice à déterminer la condition québécoise. L’engagement n’est pas fondé sur une hypothèse mais sur une certitude (1983b : 13), alors que l’utopie relève plutôt de l’hypothèse que de la certitude. Si pour Bloch l’utopie naît du « refus de l’homme de s’accepter tel qu’il est » Furter (1966 : 7), et représente le mouvement du réel, pour Chamberland ce refus se dégage par et dans la mutation endogène. À son issue, l’utopie donne forme à la pensée et peut devenir porteuse d’enjeux d’engagement, ayant pour visée un ethos.

    Conclusion

    Sur la base des intertextes de Bloch, nous espérons avoir réussi à passer en revue même si seulement partiellement certains rapports entre engagement, utopie, écriture.

    Pour Chamberland l’utopie ne coïncide pas avec un certain texte, récit ou traité. L’écrivain oriente le concept d’utopie vers l’horizon du littéraire, sans le constituer pour autant en tant que genre. Pour donner sens à une société, il réhabilite l’utopie au service du collectif. Cette tâche de donner sens, incombe à ceux qui pratiquent l’écriture. Münster (1985 : 69) l’appelle anticipation : « Bloch met l’accent sur l’invariante directionnelle dans la nature anticipante de l’utopie concrète. L’anticipation utopique est aussi dotée, […] d’une importante dimension esthétique. Les grandes œuvres d’art anticipent, […] d’une façon presque idéale, sur l’essence même de l’utopie ; elles sont, de par leur nature même, anticipation (Vorschein)125 exprimant quelque chose qui transcende de loin la contiguïté et la médiocrité de la réalité du vécu quotidien ».

    Mais comment la naissance de l’utopie est-elle cependant rendue possible ? Nous pouvons maintenant reprendre un point que nous avons abordé en introduction. C’est possible par un programme évoquant comme arrière-fond un laboratoire que Chamberland exprime de la manière suivant : « Je me rappelle, en ce moment, le texte, que j’expose et produis une sorte de rapport de laboratoire, une « communication » à des chercheurs ; qu’il s’agit de l’élaboration d’un savoir, d’une gnose... » (1983b : 101).

    Le texte est indispensable non seulement pour décrire le mouvement intérieur de la conscience mais aussi pour l’ébranler. Pour réaliser ce double objectif, l’écriture est un travail qui a lieu dans l’expérience endogène, mais ceci, en faveur du savoir, de la gnose. Ce qui soutient encore davantage le caratère laborieux de cette écriture, c’est que l’auteur tient à une pratique généralisée de la citation. Il part souvent de formes citées représentant des savoirs hérités qu’il développe en vue de produire des pensées disponibles à faire naître une écriture qui se donne à lire, à son tour, aussi comme productrice de savoirs.

    L’apport de Chamberland au laboratoire ce n’est pas seulement d’ébranler le mouvement intérieur et social, basé sur l’utopie en tant qu’expression du désaccord avec la réalité, exerçant le « principe espérance » de Bloch [14] sans le dégrader au rêve, mais aussi de renverser le mouvement textuel dont le pendant esthétique sera ― comme Chamberland l’appelle ― « l’hybridation » ou « la métisse » (1983b : 82).

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    Notes

    1] Ce qui n’empêche pas par ailleurs leur auteur d’insérer des vers à certains points du texte. Comme il le remarque à plusieurs reprises, il se voue à la pratique du fragment, aux « textes-oscillogrammes » (1983b : 33).

    2] C’est aussi le titre que porte le premier texte dans (1983b).

    3] L’ouvrage en question le porte comme sous-titre.

    4] Très proche du sens que Payot (cité par Angenot 2008 : 76) attribue au terme, notamment une attitude pernanente de l’homme vis-à-vis du monde.

    5] C’est Chamberland qui cite ici Bloch, Le Principe Espérance, Gallimard, 1976, tome I.

    6] Il est à remarquer que les écrits du recueil sont entrecoupés de citations, d’allusions et de renvois de la littérature mondiale, ou encore des discours non littéraires sur toutes sortes de sujets touchant à la société, à la vie et à la poésie. Si notre corpus est riche en intertextes, nous nous bornerons ici à ceux qui sont relatifs à Ernst Bloch dont l’analyse de l’utopie fait écho chez Chamberland.

    7] L’intertexte cette fois-ci vient d’un autre ouvrage de Bloch, l’Esprit de l’utopie, tome I.

    8] Selon lequel on affirme que notre Univers est conditionné par la présence de l’homme.

    9] Nous avons développé ailleurs (Simonffy : 2005) une conception anthropologique du nom propre, fondée sur l’idée de Lévi-Strauss (1990 : 212) selon laquelle le nom propre est la marque de « l’unité devinée au cœur de la diversité ».

    10] Si la tradition ésotérique apparaît chez Chamberland, c’est parce qu’elle continue à nourrir l’attitude intellectuelle, ayant trait à la connaissance. Dans un certain sens, on peut aussi dire que l’ésotérique s’attache à la connaissance des vérités archétypiques. Sous cette optique, celui qui s’engage dans la recherche de ces vérités, accomplit une démarche d’ordre ésotérique, quel que soit le nom qu’on lui donnera, gnostique ou théosophe.

    11] Vincent (2001 : 167).

    12] Il y a des ouvrages qui, à titre de synthèse, traite de l’usage de l’utopie au Canada, voir Andrès (2001) et Cambron (1999). Les résultats ne pourront pas être cependant utilisés dans notre réponse du simple fait qu’ils ne traitent que les périodes anciens sans traverser le XXe siècle.

    13] L’Utopia de Thomas More en est le prototype.

    14] Est proche de ce que Ricœur (1997 : 147) appelle « fonction critique d’exploration du possible ».



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