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  • El (Los) sur : campos de lo imaginario. Mi Norte es el Sur
    Le(s) Sud(s) : champs de l'imaginaire. Le Sud c'est notre Nord
    Mabel Franzone, Alejandro Ruidrejo (dir.)

    M@gm@ vol.8 n.3 Septembre-Décembre 2010

    L’IMAGINAL ET LA DIMENSION APOPHATIQUE DE LA MODERNITÉ

    Jawad Mejjad

    jawad.mejjad@orange.fr
    Docteur en Sociologie- Paris V- Sorbonne, D.E.A. en Physique Nucléaire, DESS en Gestion, Ingénieur en Electronique.

    Souvent, en première analyse, les rapports Nord - Sud sont analysés à travers le pillage des matières premières du Sud par le Nord, et par l’imposition des valeurs du Nord au Sud. Cette imposition trouvant sa justification dans les fondements mêmes de la modernité et de sa mission universaliste : apporter la civilisation aux barbares. Bien sûr ceci a existé et a permis notamment toutes les campagnes de colonisation et de mise sous tutelle du 19è et d’une bonne partie du 20è siècle, et continue d’exister avec des formes plus subtiles et aussi plus efficaces de contamination des cultures et des civilisations du Sud. Toutefois à côté de cet état de fait, ou peut remarquer que la modernité perdant de son évidence se trouve elle-même, et en retour, contaminée par des valeurs du Sud. Il y a notamment l’attrait de plus en plus marqué pour les religions d’extrême Orient, la sympathie de plus en plus affichée pour le Dalaï Lama, le succès chaque année croissant des arts martiaux. Autrement dit, une entrée en force de la spiritualité sous une autre forme, spiritualité que la modernité a cru avoir totalement vaincue. Or cette spiritualité a contaminé les valeurs de la modernité de l’intérieur, et à travers une forme encore plus discrète : l’imaginal. Dont l’origine n’est pas la Chine ou le Japon, mais l’Iran et plus particulièrement l’islam chiîte. La fascination pour l’Orient a toujours existé, notamment à travers la peinture (les Orientalistes) ou la littérature (notamment Flaubert), mais c’est une fascination reconnue et dès lors maîtrisée, et de fait ne remet pas en cause les fondamentaux de la civilisation. C’est un complément ludique, où après s’être bien amusé on revient à l’essentiel, à l’instar de ce tourisme de masse allant chercher ailleurs de quoi oublier le quotidien mais pour mieux y revenir. Il n’y pas de remise en cause de l’essentiel, les valeurs fondatrices restant identiques et les convictions intactes. L’imaginal, lui, agit plus subrepticement et son efficacité est autrement plus redoutable. Cette valeur fondamentale du Sud se trouve se trouve dès lors être, et sans que l’on s’en rende compte, être dans le cœur même du système. Elle s’est en fait installée là où la modernité a créé un vide : la place du spirituel. Et à travers l’imaginal, comme un retour du refoulé, c’est le spirituel, valeur du Sud, qui contamine la modernité du Nord.

    Divers travaux ont montré l’importance pour l’homme de ce que l’on pourrait appeler le spirituel, la croyance en des mondes autres : l’homme a besoin de moyens pour vivre, mais aussi de raisons pour vivre. Ces travaux ont touché divers domaines : paléontologique (avec notamment Henry de Lumley qui montre dans “ L’homme premier ”, que l’apparition du religieux est concomitante au développement du cortex cérébral, et principalement du globe frontal [1]) ; psychologique (avec notamment la pyramide de Maslow, qui montre la hiérarchie des besoins aboutissant en fin de compte au spirituel, ce qui pourrait expliquer l’importance des sectes dans les milieux favorisés et chez les gens, non pas désespérés socialement mais au contraire totalement comblés de ce point de vue) ; sociologique (avec entre autres les travaux de M. Maffesoli, dont l’ensemble de l’œuvre est marquée par l’importance d’un savoir dionysiaque, intégrant les sens, l’animalité, et les mondes obscurs); sans parler de phrases dans l’air du temps que les gens se répètent plus facilement que d’autres (notamment celle attribuée à Malraux “ le XXIè siècle sera religieux ou ne sera pas ”).

    Justement, qu’en est-il de la société occidentale aujourd’hui ? A priori, ce mode imaginal est incompatible avec notre vision cartésienne et scientifique de la réalité du monde. Dans imaginal, on entend image, et donc on s’éloigne d’autant de la matérialité des choses, caractéristique de la modernité. En effet la modernité privilégie une connaissance directe des choses, une description directe des phénomènes, une mise en équation précise de la nature. A priori, la modernité se veut positive et donc évacuerait toute approche apophatique, qui rappelons le, se dit d’une connaissance en partant de ce qui n’est pas plutôt que de ce qui est. En effet, apophatique se dit d’une théologie qui nie qu’on puisse définir Dieu par des termes positifs et qui les remplace par des termes négatifs : infini, invisible, incréé, inaccessible, … Pour reprendre la distinction opérée par Denys L’Aéropagite au VIè siècle de notre ère, il y a deux modalités pour aborder un objet de connaissance (Dieu en l’occurrence) : la voie cataphatique qui consiste en des affirmations positives, et la voie apophatique qui se fonde sur la négation. Opter pour la voie positive, c’est croire en la pleine puissance de l’intellect, or ce n’est pas par l’intelligence et le raisonnement qu’il est possible de circonscrire Dieu, mais uniquement par une voie qui privilégie le sens du symbole.

    Ce sens du symbole, nous le retrouvons dans l’imaginal, et nous allons donc détailler les caractéristiques du monde imaginal, tel que l’a défini H. Corbin, puis nous intéresserons à son rapport avec la modernité.

    Caractéristiques du monde imaginal

    Donc l’homme aurait besoin de ces mondes, non pas imaginaires ou irréels, mais plutôt fantastiques ou merveilleux dans l’acceptation du Moyen Age. Autrement dit, l’homme a besoin d’un monde imaginal, tel que l’a décrit H.Corbin à propos du shîisme duodécimain, caractérisé par une exaltation de l’image, et une connaissance symbolique de la réalité [2].

    Ce monde imaginal n’est ni le monde connu par les sens, ni celui connu par l’intellect. Précisons tout de suite qu’imaginal est à différencier d’imaginaire : celui qui est dans l’imaginaire sait qu’il est dans le rêve, dans l’affabulation, ou même dans le délire, et est en réaction contre le monde réel. Le monde imaginal est totalement intégré dans le monde réel, et il en fait partie en quelque sorte : par une sorte d’interaction, il alimente le monde réel, en orientant concrètement la geste quotidienne. Il s’agit en fait du tiers exclu : aux côtés du monde physique et du monde psychique, il y a ce monde imaginal qui justement fait la jonction et permet la continuité.

    Le terme d’imaginal a été forgé par H. Corbin pour exprimer un au-delà de l’imaginaire et du symbolique. Il a commencé à le faire dans « Corps spirituel et terre céleste » : « Peut-être sommes nous plus à même aujourd’hui qu’on ne l’était au siècle dernier d’apprécier les philosophies qui n’ont pas confondu ce qu’il nous faut appeler désormais l’Imaginal, la Réalité correspondant à la perception imaginative, avec l’imaginaire, l’irréel. Entre un univers constitué en une pure physique et une subjectivité se frappant elle-même d’isolement, nous pressentons la nécessité d’un monde intermédiaire qui conjoigne l’une et l’autre, quelque chose comme un royaume spirituel des corps subtils. C’est un tel monde intermédiaire que n’ont cessé de méditer, nommément en Iran islamisé, outre les maîtres du soufisme, les adeptes de la philosophie sohravardienne de la Lumière et ceux de la gnose shiïte. Ce monde intermédiaire n’est pas seulement le centre du monde comme Erân-Vêj, mais le centre des mondes. Le mundus imaginalis, monde des Formes et réalités imaginales, est instauré comme médiateur entre le monde des pures essences intelligibles et l’univers sensible [3] ». Cette notion reste essentielle dans toute son œuvre, et il estime nécessaire de la préciser dans son prélude à la deuxième édition (en 1978, alors que la première édition date de 1960) : « L’Imagination active ou agente n’est donc nullement ici un outil à secréter de l’imaginaire, de l’irréel, du mythique, de la fiction. Et c’est pourquoi il nous fallait absolument trouver un terme qui différenciât radicalement de l’imaginaire l’intermonde de l’Imagination, tel qu’il se présente à nos métaphysiciens iraniens. La langue latine est venue à notre secours, et l’expression mundus imaginalis est l’équivalent littéral de l’arabe ’âlam al-mithal, al-’âlam al-mithâli, en français « le monde imaginal », terme clef sur lequel nous hésitions lors de la première édition de ce livre » [4].

    Ce monde imaginal a donc d’emblée été rattaché au religieux, et de plus au shîisme iranien, c’est-à-dire une société totalement marquée par la religion, et où c’est la vision mystique qui est le préalable à l’organisation sociale. Il n’est pas concevable d’imaginer la société shîite sans son monde imaginal.

    Toutefois, ce monde imaginal existe aussi dans la tradition sunnite, bouddhiste, chamaniste ... C’est ainsi aussi qu’était vécue la Chrétienté au Moyen Age. C’est le 5è empire pour les Portugais, c’est l’Afrique dans le candomblé brésilien, ....

    Comme nous le disions plus haut, ce terme d’imaginal a été forgé par H. Corbin pour traduire le terme arabe Alam al’mithal (littéralement, le monde de l’exemple) de la tradition islamique qui distingue trois réalités : le monde sensible (Alam hissi), le monde intelligible (Alam ‘aqli), et le monde imaginal (Alam mithali). Donc ce monde imaginal n’est ni celui connu par les sens, ni celui connu par l’intellect, mais il répond à sa propre logique, fondée sur une connaissance par les symboles. « Nos auteurs nous répètent inlassablement qu’il y a trois mondes. Le monde intelligible pur (‘alam ‘aqlî), désigné théosophiquement comme la Jabarût ou monde des pures Intelligences chérubiniques. Le second est le monde imaginal (‘alam mithâlî) désigné théosophiquement aussi comme le Malakût, le monde de l’Ame et des âmes. Et le troisième est le monde sensible (‘alam hissî) qui est le domaine (molk) des choses matérielles » [5].

    Pour mettre en place cette terminologie, Henri Corbin a étudié les mystiques et philosophes musulmans tels que Avicenne et Ibn Arabi de la tradition sunnite, mais surtout Sohrawardi dont l’influence fut primordiale dans l’édification du shîisme, et du commentateur de ce dernier, Molla Sadra Shirazi [6].

    Sohrawardi distingue les choses entre ce qui est lumière et ce qui est ténèbre, et notre monde est le théâtre du conflit entre ces deux pôles. La lumière, dont le symbole le plus évident est le soleil, trouve son origine dans l’Orient (le levant : Ishraq), à comprendre comme l’origine, la naissance. A ce moment, les choses ne sont que lumière. A l’opposé, en Occident (le couchant), les choses ne sont que ténèbres, et pure matière. Le monde imaginal se situe entre ces deux pôles : à un instant où les formes matérielles sont à peine esquissées, mais où les lumières spirituelles sont perceptibles. C’est un monde intermédiaire entre le monde matériel et le monde spirituel. Ce monde imaginal permet de relier le monde matériel au monde spirituel, par le principe de souveraineté. Les choses matérielles ont alors une aura. Toutefois, le lien n’est pas direct mais tortueux : c’est à force de réverbérations, de distorsions, et de réflections, que la lumière première arrive au monde matériel. Ces lumières de l’Ishraq prennent donc des chemins détournés, pour éclairer les diverses réalités quotidiennes. Elles sont en quelque sorte codées, lors de leur passage dans le monde imaginal, et le codage est dépendant de la personne qui perçoit la réalité.

    Ce dernier point est un point essentiel de l’apport de Sohrawardi par rapport à la tradition islamique (qui elle-même trouve sa source dans le néo-platonisme). En effet, Sohrawardi rejette un monde où les Idées sont en nombre stabilisé, mais opte pour une vision pluraliste où toute son importance est donnée à l’imagination. Ainsi, dans le monde imaginal, prennent forme et corps sous des formes diverses, les anges personnels des hommes, mais aussi les objets de leurs désirs.

    Par la suite, Molla Sadra Shirazi a commenté la pensée de Sohrawardi en expliquant que chacun d’entre nous façonne sa vie durant, par ses actes et ses pensées, ce monde imaginal, qui sera en fin de compte, notre paradis ou notre enfer, selon la qualité de nos désirs.

    Donc, pour résumer notre propos jusqu'à présent, le monde imaginal est un monde qui se situe entre celui des lumières et celui des ténèbres. Il permet de relier la réalité à sa source lumineuse : le chemin entre une chose et son aura est tortueux, et dépend des désirs et de l’imagination de la personne qui perçoit la réalité.

    La matière, la réalité tangible, est donc dans les ténèbres. Et il s’agit de la “ désenténébrer ” pour reprendre l’expression utilisée par H. Corbin. Et c’est cet effort individuel, qui en fin de compte, sauve toute la communauté. Toutefois, si l’effort est individuel, il ne peut se faire isolément. En effet, comme nous l’avons vu, le cheminement vers la lumière est tortueux, et il s’agit de l’interpréter, car c’est un monde symbolique, dont le sens est seul accessible à l’initié.

    C’est “ le sage qui possède un haut degré d’expérience spirituelle ” qui a autorité pour comprendre le symbolisme du monde imaginal. Ainsi le monde imaginal est individuel, mais sa compréhension est l’apanage des “ justes ”, et pour la tradition shîite, de l’Imam, le légataire spirituel du Prophète. Donc plus on est initié, et plus on peut communiquer avec le monde imaginal, réservoir de sens d’où découle la réalité quotidienne. Il s’agit de dévoiler, de “ désocculter ” ce qui est caché (bâtin) sous ce qui est apparent (zâhir).

    Pour bien comprendre ce qui détermine et fonde le monde imaginal, il nous faut insister sur un point essentiel, qui est le retour aux sources. En effet, il faut noter que pour la tradition mystique, la matière est tombée dans l’obscurité, elle est un dévoiement de la lumière. Et le monde imaginal lui permet d’être reliée à la lumière initiale. Désenténébrer est revenir à la source. Pour la gnose islamique, l’homme n’expie pas de péché originel, c’est un exilé (gharîb) sur terre, et il lui faut prendre conscience des raisons de cet exil afin d’adopter l’attitude adéquate pour revenir chez lui.

    Nous arrivons donc à un monde qui existe tout en n’existant pas, qui est un espace de médiation entre la matérialité obscure et les idées pures, où les hommes sont représentés par des anges et les désirs par des images, et dont la compréhension est réservée aux Initiés, seuls capables de comprendre le symbolisme des représentations. De plus, c’est un monde vécu au présent, et qui oriente effectivement la vie quotidienne. Arrivé dans ce monde, on atteint ce point de suspension et de réversibilité, où les choses redeviennent possibles.

    Le monde imaginal, tels que nous l’avons présenté, se présente comme étant invisible, indéfini, connu seulement par la voie symbolique, et donc appréhendable uniquement par la voie apophatique.

    Monde imaginal et modernité

    Voyons maintenant s’il est possible d’exister sans monde imaginal, autrement dit, la modernité, en tuant Dieu, a-t-elle aussi supprimé l’apophatique ? A-t-elle réellement évacué toute négativité, et se réalise-t-elle uniquement sur le mode positif ? Nous allons étudier ce point en confrontant l’imaginal à des éléments caractéristiques de la modernité, à savoir l’économie, la science et la psychanalyse. En effet, ces trois concepts ont été créés par la modernité et sont porteurs de l’idée de sa positivité fondatrice.

    Monde imaginal et économie

    Rappelons d’abord, comme l’a bien montré A.Schütz, qu’un fait social n’existe que parce qu’un groupe social s’accorde pour y croire. Prenons par exemple tel bout de papier rectangulaire que nous manipulons tous les jours : il ne vaudra “ 20 euros ” que par convention, c’est-à-dire parce que nous croyons qu’il y a quelque part (à la Banque Européenne ou ailleurs) quelqu’un qui a le pouvoir de définir les conditions auxquelles il peut être considéré comme équivalent à une quantité déterminée d’argent. L’économique, figure emblématique de la modernité, devrait a priori être de la matérialité pure et dure. Or il n’en est rien. N’oublions pas la formule d’Adam Smith, qui dit que le marché est régi par “ une main invisible ”. On n’est pas loin d’un monde imaginal. Bien sûr, il suffirait de plonger dans les traités d’économie et les formules monétaristes pour expliquer pourquoi le billet de 20 euros a cette valeur de 20 euros. Le propos ici n’est pas de définir la réalité matérielle ou logique de tel ou tel monde, mais plutôt d’adopter une démarche phénoménologique et compréhensive. Si l’on se place du côté de l’économie comme expérience vécue, chacun la vit en fonction de sa croyance : libérale, marxiste, centriste, etc. C’est ainsi, pour que la croissance soit au rendez-vous, qu’il est très important de tenir compte du moral des consommateurs, qu’il faut faire attention à la confiance des investisseurs, qu’il faut sacrifier à la sérénité du marché.

    Un autre exemple nous est donné par les centres commerciaux. M. Maffesoli dans “ La contemplation du monde ”, développe l’idée pour les supermarchés et les shoppings centers, en mettant en avant le rôle de communion avec les autres. Il souligne « le rôle symbolique que ne manque pas de jouer la profusion d’objets, et surtout leur mise en valeur, la réclame dont on les pare […] Il n’est d’ailleurs pas neutre que l’on baptise ces centres avec des noms qui fleurent bon l’Antique : Agora, Forum, Polygones, etc » [7]. Ce que l’on retrouve aussi dans une campagne publicitaire pour un grand magasin rive gauche, quand elle affiche ce slogan qui parle de lui-même: “ Il existe un endroit où tout se passe comme vous l’avez toujours rêvé ”. On dirait une accroche créée par Dieu pour le Paradis !

    Mais l’idée n’est pas nouvelle, on la retrouve déjà chez Zola. Rappelons nous Denise, qui arrive de sa province, et va au “ Bonheur des Dames ”. C’est l’extase, l’émerveillement. Elle entre dans une sorte de transe devant la diversité et la richesse des soieries et étoffes exposées : « cette maison énorme pour elle lui gonflait le cœur, la retenait émue, intéressée, oublieuse du reste », et « dans la grande ville noire et muette, le Bonheur des Dames flambait comme un phare, et semblait à lui seul la lumière de la vie et de la cité ». L’intuition de Zola dans ce roman, est que la production industrielle n’est pas seulement rigueur et domination de la nature, mais aussi enchantement et merveilleux. En tout cas, l’expérience vécue par Denise l’est bien en tant qu’enchantement.

    Et comme le dit Pascal Bruckner dans “ La tentation de l’innocence ” (tout un programme) : on se rend dans ces lieux d’opulence « pour vérifier que le dieu de la richesse existe, qu’on peut la toucher du doigt, la frôler, la renifler. On hume ici un arôme de Terre Promise où le miel et le lait coulent en abondance, où l’humanité est enfin rachetée de ses faiblesses », et il fait cette remarque si ironique, et donc si juste : « pendant la guerre du Golfe, en Arabie saoudite, les troupes américaines protégeaient l’accès aux puits de pétrole, les forces arabes (Egyptiens, Saoudiens, Marocains) l’accès à la Mecque. Chacun ses lieux saints ! » [8].

    S’il est un terme à retenir pour définir l’économie, ce serait la main invisible du marché, terme on ne peut plus apophatique, tant dans sa dimension négative que dans son contenu symbolique.

    Monde imaginal et science

    Un autre exemple est donné par la science. Croire en la science, c’est d’abord croire à l’ordre du monde. Un ordre à découvrir, et à mettre en équation. C’est la formule d’Einstein : “ Dieu ne joue pas avec les dés ”. Ce monde n’existe pas, tout en existant. D’ailleurs P. Solié parle de révélation scientifique, pour bien montrer la composante mystique de la Science, en notant que « les mystiques, qui, pourtant, fondent science et grandes religions, se diversifient paradoxalement en sectes, en écoles, quand ce n’est pas en individus particuliers » [9] .

    On entre dans la Science comme on entre dans les Ordres. Là aussi, le monde scientifique est vécu de manière imaginale : personne (à part les spécialistes, et encore !) n’a vu un atome, un quark, ou 10 GEV. Bien sûr, nous voyons des manifestations, mais par là nous ne faisons qu’adopter une attitude apophatique. Il y a peu de différences entre une croyance scientifique et un autre type de croyance. C’est ce qu’exprime M. Maffesoli, en faisant référence à l’espace vécu symboliquement, quand il dit : « ce pourra être la représentation mythique du monde antique, ou la représentation scientifique qui prévaut, la différence est de peu d’importance » [10]. D’autre part, rappelons nous le besoin des physiciens au début du siècle, notamment W.Paüli un des fondateurs de la mécanique quantique, de s’appuyer sur les conceptions orientalistes du monde, hindouistes en l’occurrence, afin de se placer dans un monde imaginal, où l’indivision et le non déterminisme sont possibles.

    L’objectif de la Science est de tout mettre en équations, en fait de schématiser le monde à travers des formules qui le décrivent. Or ce qui caractérise le plus une équation c’est la lettre x. Quoi de plus indéfini, de plus symbolique, donc de plus apophatique donc que cette lettre x, si représentative de la Science ?

    Monde imaginal et psychanalyse

    Adoptons ici aussi une démarche phénoménologique. Quelqu’un se fait psychanalyser. Quel est le sens visé ? Si on posait la question, la réponse du patient serait pour supprimer son angoisse. Ce qui ne serait pas éloigné de la réponse que ferait un adepte du Temple Solaire ou du Bouddhisme. Pour cela, il s’adresse à un psychanalyste, qui par la technique de la talking-cure (en fait, le récit de vie) va l’emmener vers son inconscient. Puis en appliquant la méthode fondamentale, et en en interprétant tous les symbolismes, va l’emmener finalement vers son origine des choses, et lui permettre ainsi un nouveau départ dans la vie.

    Sohrawardi n’aurait pas mieux dit !

    Reprenons les différents éléments plus en détail. Et d’abord l’inconscient. C’est un pays imaginaire, et pourtant qui existe puisque nous y croyons. Tout le monde semble oublier que ce n’est qu’une hypothèse que Freud a émise. Dans son fameux article de 1915 sur l’inconscient, Freud dit et répète que l’inconscient est une hypothèse, hypothèse nécessaire pour rendre compte de certains faits qui échappent à la conscience. Ce que résume F. Roustang en disant qu’ « on devrait une fois pour toutes rayer de notre vocabulaire l’expression : Freud a découvert l’inconscient. En réalité, ce qui n’est pas du tout la même chose, Freud, pour rendre compte de certains faits, a inventé l’inconscient » [11]. Si on croit en l’inconscient, le reste en découle. De même, si on croit en Dieu le reste en découle. L’Islam ne s’y est pas trompé, en mettant la profession de foi comme premier des cinq préceptes. F. Roustang, psychanalyste de son état, le dit clairement : « Si les dieux n’étaient au fond que des hypothèses imposées aux Anciens pour surmonter leur sentiment d’étrangeté, nous ne devons pas craindre de penser que l’hypothèse de l’inconscient, qui répond aux mêmes angoisses, est le nouveau nom, apparemment scientifique, des dieux d’autrefois. Le succès de Freud ou de certains de ses successeurs est sans doute à chercher dans le fait qu’ils ne nous ont pas fourni un seul petit dieu, mais un véritable panthéon où chacun peut venir puiser à sa guise » [12].

    Donc pour le patient - adepte, il s’agit d’atteindre ce monde. Pour cela, il lui faut un psychanalyste -guide, imam. A travers le récit de vie, les fantasmes, les rêves, les lapsus, etc, le guide va montrer le chemin. Pour cela, en tant que légataire spirituel, il va utiliser ce que le Prophète a dit (c’est-à-dire Freud pour la ligne orthodoxe, Lacan, Klein ou d’autres pour les divers schismes). Pour comprendre la démarche, appuyons nous encore sur ce que dit F. Roustang : « Vous est-il arrivé de suivre le sens d’un terme freudien en vous aidant du Vocabulaire de psychanalyse de Laplanche et Pontalis ? L’expérience est toujours la même. Chaque terme, à travers toute une série de transformations, reçoit des sens variés qui, à la fin, font apparaître une contradiction. Autrement dit, chaque terme signifie une chose et son contraire » [13]. En fait, cela est cohérent avec la théorie de l’inconscient qui suppose la cohabitation de termes opposés : elle ne connaît pas la négation. On arrive donc au fait que tout est alors possible, nous arrivons à ce point de suspension, le milieu, où les choses redeviennent possibles, “ la promesse de l’aube ” pour reprendre le titre d’un roman de Romain Gary. Donc le gourou permet au fidèle d’arriver à la source des choses. Le fidèle doit alors faire des sacrifices dont le meilleur symbole dans notre culture est l’argent.

    Nous voyons donc bien que la psychanalyse est vécue sur le mode imaginal : elle fait référence à un espace qui existe sans exister (l’inconscient), pour y accéder il faut un guide car le chemin est truffé de symboles, et le but est métanoïque : un retour au moment de l’unité, afin de rendre un nouveau départ possible.

    De plus, les choses sont encore plus claires si on adopte non plus le point de vue freudien mais jungien. En effet, si pour Freud, le fondement des psychoses est somme toute dans le complexe d’Œdipe et de l’interdit de l’inceste qui représente une castration symbolique avec la mère, pour Jung il en va autrement : le retour à la mère a pour fonction d’activer les archétypes fondateurs : Puer, Senex, Anima, Animus, …Pierre Solié, un des meilleurs spécialistes de Jung, a bien montré la différence avec Freud et la proximité avec H. Corbin. Il n’hésite pas à qualifier « l’expérience psychanalytique comme une expérience gnostique (mystique, au sens le plus large) », et remarque que pour cela, « il faudra d’abord nous rendre compte que cette conjonction ne nous est pas fournie par l’expérience psychanalytique freudienne, victime encore de la dualité radicale de la res cogitans et de la res extensa » [14]. Autrement dit, Freud n’a pas pu dépasser l’épistémè de son temps et sa logique dualiste et du tiers exclu : soit oui soit non. Or ce dualisme n’est plus de mise, comme le dit aussi P. Solié : « Le système symbolique patriarcal (androcratique) occidental – helléno-judéo-chrétien – craque de toutes parts depuis le cri déchirant de Nietzsche, que prolongent la Première Guerre Mondiale et la saga marxiste, la Deuxième Guerre Mondiale et la bacchanale hitlérienne. Et celle-ci se poursuit sous nos yeux lorsque Polpot signe péremptoirement l’unanimité violente de la crise sacrificielle généralisée planétairement. […] Personne ne devrait garder les yeux fermés – telle l’autruche - devant ce naufrage culturel. Il est dans le couple où l’on ne distingue plus le masculin du féminin. Il est dans la famille où l’on ne distingue plus le père de la mère. Il est dans les groupes sociaux où l’on ne distingue plus le maître de l’esclave. Il est dans les groupes religieux où l’on ne distingue plus le sacré du profane. Il est dans les groupes politiques où l’on ne distingue plus la droite de la gauche. Il est dans les groupes internationaux où l’on ne distingue plus l’exploitation capitaliste de l’exploitation communiste de l’homme par l’homme. Il est partout, même dans l’Orient désormais contaminé. Il est dans la dislocation des hiérarchies. Il est dans la volonté de morcellement des Etats par ses provinces étouffées. Il est – et je parle en clinicien, non en moraliste – dans la dissolution des mœurs, dans le sexe infernalisé sous le fallacieux prétexte de le libérer » [15]. Et ce délitement des valeurs de la modernité, le freudisme ne peut totalement le penser, tant la psychanalyse freudienne est fille de son temps. Et c’est vers Jung qui permet de faire le lien entre psychanalyse et imaginal : « La psychologie freudienne – et lacanienne- est restée dans le dilemme Désir (pulsionnel) – Loi (symbolique). Elle court-circuite radicalement, ou presque, l’Eros, le dieu Eros, l’imaginal Eros, le daimon Eros. Pour elle, il n’existe que le démon éros (pulsionnel, imaginaire). Elle ignore l’intermédiaire – le métaxu, disent les Grecs – entre Désir et Loi » [16]. Et le freudisme particulièrement n’arrive pas à dépasser ce dualisme, ce qui n’est pas le cas de l’approche jungienne. En effet, pour Jung, il y a une conjonction entre le psychique et le physique, fondée notamment sur la synchronicité, concept qui permet à Jung de lier les événements non pas selon la relation matérielle et logique de cause à effet, mais par une relation immatérielle basée sur le sens. Et comme le précise M. Leterrier dans l’article sur la synchronicité : « Jung appelle synchronicité la survenue fortuite et concomitante de deux événements sans lien de cause à effet, cette coïncidence prenant un sens pour la personne qui en est le sujet ou le témoin » [17], en précisant que la synchronicité suppose l’idée d’Unus Mundus, c'est-à-dire un monde où l’esprit et le corps forment une unité. « C’est là, proprement parler, le monde propre de l’âme et du déploiement de l’imagination créative : le monde structuré par les archétypes en tant que formes vides mais causatrices » [18]. Nous retrouvons l’idée de forme chère à Simmel, mais surtout le monde imaginal de H. Corbin. D’ailleurs pour P. Solié, il y a plus qu’une analogie entre l’imaginaire de Jung et l’imaginal de Corbin : « L’imaginaire (au sens de Lacan, fusionnel) ne se distingue guère de l’imaginal (au sens de Corbin, conjonctionnel) » [19] et il précise dans sa définition de l’imaginal, que celui est « défini [par H. Corbin] à partir du vieux mundus imaginalis néo platonicien, qui se rapproche du monde des archétypes de Jung » [20].

    Là aussi, si nous voulons retenir un terme caractéristique de la psychanalyse, celui d’inconscient s’imposerait aisément, terme là encore on ne peut plus apophatique.

    En définitive

    Il y a 100 000 ans, l’homme a commencé à enterrer ses morts, et les rites funéraires traduisent alors la naissance du sentiment religieux et spirituel. C’était l’Homo sapiens neandertalensis. Ce n’est qu’avec l’Homo sapiens sapiens, soit 30 000 ans plus tard, qu’il il inventa l’art, et encore quelques millénaires plus tard qu’il a commencé à produire sa propre nourriture [21]. D’abord la pensée spirituelle, avant toute autre caractéristique, et les situations qui se présentent à lui, l’homme les vit de manière transcendantale, à travers un monde imaginal, indéfini et vécu sur le mode symbolique, et appréhende la connaissance à travers la voie apophatique. On a cru que la modernité et son cortège rationnel, scientifique et industriel ont détruit cette forme de connaissance en privilégiant une voie positiviste et cataphatique. En fait, il n’en est rien, et nous avons vu que même dans les domaines les plus emblématiques de la modernité, la dimension apophatique subsiste et est même fondamentale : l’économie par la main invisible, la science par la lettre x dans les équations, et la psychanalyse par l’inconscient. Tous termes sont non seulement indéfinis et négatifs, mais aussi chargés de symbolisme.

    On cherche toujours le génie de l’homme : on le place parfois dans le rire, dans le langage, ou encore dans le sens esthétique. Peut-être serait-il tout bonnement dans la spiritualité et cette faculté de créer l’image entre le percept et l’intellect, et d’aborder la connaissance par l’apophatique.

    Notes

    1] H. de Lumley, L’homme premier, Editions Odile Jacob, 1998.
    2] H. Corbin En islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, Tel Gallimard, 1971.
    3] H. Corbin Corps spirituel et Terre céleste, Buchet Chastel, 1979, p.69.
    4] H. Corbin, ibid, p. 9.
    5] H. Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, Buchet Chastel, 1979, p. 10.
    6] Encyclopaedia Universalis, article Imaginal.
    7] M. Maffesoli, ibid, p. 113.
    8] P. Bruckner La tentation de l’innocence, Grasset, 1995.
    9] P. Solié Psychanalyse et imaginal, Imago, 1980, p. 15.
    10] M. Maffesoli, La contemplation du monde, Le Livre de poche, 1996, p. 104.
    11] F. Roustang Comment faire rire un paranoïaque ? Odile Jacob, 1996, p. 83.
    12] F. Roustang, ibid, p. 82.
    13] F. Roustang, ibid, p. 84.
    14] P. Solié, Psychanalyse et imaginal, Imago, 1980, p. 18.
    15] P. Solié, ibid, p. 19.
    16] P. Solié, ibid, p. 33.
    17] Article Synchronicité par M. Leterrier in A. Aignel Le vocabulaire de Carl Gustav Jung, Ellipses, 2005, p. 87.
    18] M. Leterrier, ibid, p. 89.
    19] P. Solié Psychanalyse et imaginal, Imago, 1980, p. 18.
    20] P. Solié, ibid, p. 197.
    21] H. de Lumley L’homme premier, Ed. Odile Jacob, 1998, p.11.


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