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  • Le corps comme étalon de mesure
    Jérôme Dubois (sous la direction de)

    M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009

    LE CORPS EN ŒUVRE: STRATÉGIES ESTHÉTIQUES ET POLITIQUES DE LA REPRÉSENTATION



    Clélia Barbut

    clelia.barbut@univ-paris3.fr
    Allocataire Monitrice en sociologie, Univ. Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, Dept. Médiation Culturelle, CNRS UMR 8070 (CERLIS), ED 267 (ASSIC).

    La période 1960-1980 constitue pour les arts plastiques un tournant décisif dans l’évolution de la représentation du corps. Avec les premiers happenings dès 1950, puis surtout avec les performances, dont le nombre n’aura de cesse d’augmenter jusqu’à la fin des années 1980, des genres nouveaux émergent, qui lui sont entièrement consacrés. Et le phénomène déborde les pratiques par définition liées à la physicalité: la vidéo, ainsi que les médiums plus traditionnels comme la photographie, la sculpture, et la peinture témoignent eux aussi d’une présence singulièrement incarnée dès 1960. La corporéité y est exposée, déployée, disloquée dans toute sa complexité, devenant le territoire d’expression d’un référentiel aussi multiple que les artistes sont nombreux - à tel point qu’il semble presque vain de questionner ses enjeux. Ce contexte est aussi celui au sein duquel lequel les artistes femmes commencent à affirmer leur statut, affichant une visibilité croissante; en performance notamment, les proportions semblent d’un équilibre inédit entre les femmes et les hommes. C’est bien sûr à cette époque que la question des rapports de force entre les sexes est apparue sur la scène politique et médiatique, amenée par les mouvements féministes - et des deux côtés de l’Atlantique, ce contexte transparaît dans les pratiques artistiques. Engagement politique et démarche artistique se rejoignent souvent et, inévitablement, le caractère sexué de la représentation des corps, artistes et modèles, est pointé du doigt. Nombreuses sont les artistes qui emploient alors le corps, explicitement, comme «champ de bataille» [1], contre un pouvoir dominant et patriarcal.

    L’analyse qualitative qui suit s’intéresse à quelques-unes de leurs œuvres, radicales souvent, et dont le caractère explicite permet de pointer certains mécanismes des rapports de force à l’œuvre à travers les corps dans le système de représentation artistique. On abordera également des œuvres plus éloignées du contexte féministe mais dont le propos, quoique moins militant, concerne aussi les enjeux stratégiques de la corporéité. L’approche est située en sociologie, c’est-à-dire qu’elle considère les pratiques artistiques comme sociales avant tout, et s’intéresse à l’interdépendance des œuvres; on se contentera dans cet article du cadre restreint d’une analyse interne, qui interroge les modalités précises de mise en œuvre du corps dans chaque œuvre.

    Dans un contexte où l’objectivation des corps féminins est une thématique visuelle largement dénoncée et accusée, il peut paraître surprenant de constater la récurrence de la nudité des corps dans les œuvres artistes femmes. Au cours de leurs performances notamment, de très nombreuses artistes interviennent nues ou dénudées. Pourtant, leurs démarches n’en restent pas moins variées: parfois la nudité est simplement suggérée, parfois progressivement dévoilée, parfois au contraire elle est frontalement exhibée. Elle fait justement l’objet de l’affiche intitulée «Get naked» [2], produite par les Guerilla Girls. Ce collectif d’artistes militantes, dont le mot d’ordre est «combattre les discriminations avec des faits, de l’humour et de la fausse fourrure», et qui se définissent comme «la conscience du monde de l’art», mènent de nombreuses actions masquées de têtes de gorilles au sein des musées internationaux, au cours desquelles elles dénoncent les discriminations sexuelles et raciales. Depuis 1985, leurs posters ont été exposés déjà dans plusieurs grandes institutions artistiques américaines. Comme le montre celui-ci, elles accusent souvent des chiffres très parlants: en l’occurrence, elles rappellent que si 85% des nus figurant dans les sections d’art moderne du Metropolitan Museum de New York sont bien des femmes, le sont en revanche moins de 5% des artistes exposés. Get naked amène donc explicitement, par l’intermédiaire du texte inséré dans l’œuvre, la question des rapports de force à l’œuvre dans l’art: des rapports qui réduisaient en 1989 l’espace d’exposition des artistes femmes à 5% de l’espace total du musée. Et tout comme les couleurs de l’affiche sont criardes et les slogans tapageurs, la position de ces artistes vis-à-vis du pouvoir est radicale : c’est celle d’une dénonciation, d’une accusation des conséquences les plus extrêmes de son action: la discrimination des artistes femmes.



    Le sujet de la place des artistes femmes dans les institutions artistiques a été largement investigué par l’histoire de l’art féministe, dont les théories permettent d’approfondir le propos provocateur des Guerilla Girls. Le travail de Linda Nochlin notamment a fait date, qui demandait en 1971 : «Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes?» [3]. Cette simple question lui permet de réfuter unes à unes les conventions qui naturalisent l’activité artistique, désacralisant radicalement l’ontologie des archétypes du génie artistique, de la reconnaissance, et plus largement du statut d’artiste. Dévoilant différents aspects des mécanismes de ce qu’elle qualifie de «discrimination systématique et institutionnalisée maintenue à l’encontre des femmes» [4], elle souligne l’action normative des dispositifs de pouvoir à l’œuvre dans l’institution artistique, et montrait qu’ils prennent leur justification non pas dans des valeurs universelles mais différentielles, car sexuées. «J’ai voulu suggérer qu’il était de fait institutionnellement impossible que les femmes parviennent à l’excellence, ou au succès artistique sur un pied d’égalité avec les hommes, quelle que soit par ailleurs la mesure de leur talent ou de leur génie présumé.» [5] La normativité qui se joue dans l’espace de la représentation artistique, les découpages des espaces et des libertés qu’elle met en place, s’articulent pour elle autour de processus institutionnels de différenciation des sexes, qui sont pourtant incompatibles avec les valeurs (grandeur, exception, talent, génie) mises en avant par l’institution. Ses propos précisent donc l’action effective du pouvoir dans les institutions occidentales: une action qui restreint le champ de possibilités et les libertés des artistes femmes. Cette perspective montre que la simple possibilité de la pratique artistique repose sur des processus de discrimination institutionnalisée entre les sexes - un différentialisme que les Guerilla Girls dénoncent en accusant la quasi-absence de visibilité des artistes femmes dans l’institution du Metropolitan Museum.

    Le travail de Griselda Pollock permet d’approfondir le tableau du pouvoir esquissé par Linda Nochlin. L’historienne britannique a analysé spécialement les structures archétypales du «canon» en art, qu’elle définit comme «une forme discursive qui fait des objets/textes qu’il sélectionne les produits de l’excellence artistique et qui, de cette manière, contribue à la légitimation de l’association exclusive entre d’une part, l’identité masculine blanche et, d’autre part, la créativité et la culture.». Elle pointe précisément une assimilation produite et maintenue par le pouvoir entre une représentation qui se targue d’ontologie et de valeurs théoriquement universelles («la créativité et la culture») et la particularité effective et différentielle («l’identité masculine blanche») de ses objets et sujets. Pour elle, les femmes sont donc par définition exclues des institutions artistiques et, avec, des valeurs de grandeur et d’exception, de perfection et d’unicité qui sont ontologiquement attribuées au canon de l’art occidental. La tradition culturelle et artistique «doit aussi être comprise comme une tradition sélective (…) Les versions du passé ratifient un ordre présent et produisent une ‘continuité pré-diposée’ fonctionnant (…) au profit des ‘hommes privilégiés de race blanche’.» [6]. Les mécanismes du pouvoir tels qu’elle les énonce fonctionnent non seulement pour asseoir les privilèges des hommes blancs uniquement, mais également pour placer tout élément qui les nie, une artiste femme par exemple, hors du champ du canon et de la valeur artistique; la tradition qui soutient ces mécanismes discriminants vise exclusivement à les maintenir voire à les renforcer. Un tel dispositif produit donc sa puissance non seulement en excluant, mais aussi en empêchant la possibilité de sa déstabilisation. «L’éternel obstacle à leur reconnaissance au sein du canon se trouve dans l’inassimilable question de la différence sexuelle - ce défi à l’idée même qu’il puisse exister une seule ‘règle’, un seul ‘modèle’, c’est-à-dire au canon.» [7] Les «hommes privilégiés de race blanche» étant aussi les producteurs et possesseurs de la force institutionnelle nécessaire pour maintenir et reconduire l’idée d’unicité du canon, la possibilité d’une présence des femmes, qui soulève l’idée d’une différence - sexuée - n’est pas envisageable car elle n’a pas de place. Pour l’historienne le canon, et le mythe d’une valeur esthétique transhistorique et universelle qu’il véhicule, soutient donc des dispositifs de sélection (d’inclusion et d’exclusion) qui visent à nier l’idée même de différence - qu’elle soit de sexe, de race, ou de classe. Cela ne revient pas pour autant à dire que la différence est radicalement absente de ce système, mais qu’elle est appropriée par dispositif dominant, et instrumentalisée pour son maintien et sa prospérité.

    Dans un article plus récent intitulé «Femmes, art et pouvoir» (1989) [8], Linda Nochlin spécifiait son analyse du pouvoir en se plaçant cette fois-ci du point de vue des œuvres, en s’intéressant justement à la thématique de la nudité dans des documents visuels exécutés entre la fin du XVIIIème siècle et le début du XXème. Elle y démontre que sur la nudité des modèles, et surtout sur le nu féminin, repose l’idéal de Beauté qui soutient tout simplement celui de l’art. «L’activité artistique» nous dit-elle, «la création de la beauté proprement dite, est assimilée à la représentation du nu féminin.» [9] Pour l’historienne, dans la tradition occidentale, le nu féminin est plus qu’un motif ou un thème figuratif récurrent, plus qu’un axe essentiel de la formation d’un artiste, il est la raison d’être de l’art et donc celle du travail de créateur. «Car si le modèle nu sert bel et bien les desseins de l’artiste, celui-ci ne se veut que l’humble serviteur d’une cause plus haute, la Beauté même». Elle suggère donc l’idée d’une cause plus «haute», une aspiration presque universelle, qui justifie l’emploi de la nudité par le créateur, comme un canal d’accès à la réalisation artistique. Mais peut-on alors considérer que l’omniprésence nue des corps féminins représentés dans notre corpus n’est que le reflet créatif de leur activité artistique en tant qu’elle est tendue vers la Beauté? Tout permet d’en douter: les artistes font souvent preuve d’une frontalité, d’une crudité qui ne semble pas dans la lignée de cette aspiration à la beauté esthétique.

    Et cette frontalité dans la représentation est souvent le support d’interférences avec des éléments extérieurs: nombreuses sont les performances en particulier, qui font figurer la nudité pour faire agir le public. Dans Vital Statistics of a Citizen, Simply Obtained (San Diego, 1977) par exemple, Martha Rosler est progressivement déshabillé et minutieusement, voire très exagérément, (la performance dure 38mn) examinée, mesurée et pesée par des individus en blouse blanche. L’immobilité de son corps ne semble mise en scène que pour attirer l’attention sur les agissements alentour des médecins.



    De la même manière, la nudité de la poitrine de Valie Export est bien l’attraction centrale de Tapp und Taskino [10], mais l’artiste médiatise le contact des spectateurs avec son corps par sa mise en scène cinématographique. Marchant dans les rues de Vienne, avenante et souriante, à l’attitude disponible et volontaire, elle sollicitait les passants pour qu’ils touchent sa poitrine encadrée d’une scène de spectacle en carton. Le cadre qui encadre sa poitrine n’obstruait donc le regard sur la nudité du corps représenté que pour intensifier sa présence, en suscitant son toucher. On retrouve cette modalité du voilage inconsistant dans Cut Piece (1964) de Yoko Ono, pendant laquelle l’artiste avait proposé aux spectateurs de découper progressivement ses vêtements: le corps est donc représenté à travers une couverture qui, découpée ou ôtée, ne sert en réalité qu’à le découvrir et le montrer.

    Voilà donc, tracé dans ses grandes lignes, le contexte de pouvoir où se situent toutes ces artistes, et l’espace de représentation dans lequel elles s’insèrent stratégiquement: un espace dont la structure ne leur accorde, en théorie, pas la place de sujet. La critique est puissante, elle est structurelle, elle concerne l’épistémologie de disciplines telles que l’histoire de l’art; c’est d’ailleurs pourquoi Griselda Pollock considère que «l’histoire de l’art (…) ne peut pas survivre à l’impact du féminisme» [11]. Car pour elle la position de sujet autre que celle de l’homme blanc privilégié est un impensé, et un impensable, de la discipline, tout comme la position d’artiste femme est incompatible avec le système des institutions artistiques. Il est question d’un décrochage entre l’universalité théorique de l’aspiration à l’art, et une particularité effective de ses sujets créateurs.

    La place d’artiste femme constituerait ainsi une sorte de creux, de non-lieu historique de l’art, et toutes ces artistes feraient alors de ce non-lieu celui-là même de leur œuvre. C’est la démarche de Marina Abramovic, dans Rhythm 0 (1974) quand elle donne comme consigne au public: «Je suis l’objet» [12]. Car pourtant, ces artistes sont bien là; créatrices, indéniablement. Leurs œuvres font donc plus que révéler des directives d’un système institutionnel, elles en incarnent littéralement une faille, et surtout, elles révèlent que ce système n’est pas immuable et qu’il peut être inséré par la différence, et donc que le pouvoir peut aussi contenir les potentialités de sa résistance. Elles offrent des aperçus d’une dimension critique nécessaire à ce système institué; elles aussi partie liée avec le système artistique occidental, avec ses discriminations et avec ses impensés, avec ses codes et ses règles, avec ses canons. Et pour se définir, pour inventer, pour proliférer, leurs démarches doivent inévitablement s’articuler sur les dispositifs normatifs de ce système, pour se les approprier à leur tour: tel est leur potentiel stratégique. La démarche des Guerilla Girls offre, on l’a vu, un accès radical à ce système; même si ce radicalisme et le côté provocateur du collectif ne se retrouve pas chez toutes les artistes en revanche leurs démarches sont toutes issues du même contexte historique.

    «Le deuxième sexe» paraît en France en 1949, qui contribue entre autres à impulser la deuxième vague du féminisme jusque dans les années 1980. La question de la place des femmes est alors présente et débattue dans les sphères publiques, intellectuelles, militantes - et artistiques également (du moins outre-atlantique, car en France il semble que les artistes femmes soient restées plutôt «invisibles» pendant l’animation de mai 1968) [13]. Une des artistes du collectif, Marcia Tucker (conservatrice du New Museum of Contemporary Art de New-York), revient sur l’atmosphère qui régnait dans les associations et groupes artistiques de femmes aux Etats-Unis à cette période-là: «(…) Les principales questions qui animaient nos débats de groupe entre 1969 et 1974 étaient essentiellement pratiques: (…) Pourquoi ne disposons nous pas de nos propres droits face à notre propre corps?» [14].



    C’est ici que l’affiche de Barbara Kruger [15], citée en introduction, peut prendre son sens: l’artiste suggère que le corps soit un champ sur lequel peuvent se jouer les luttes, les affrontements qui caractérisent le pouvoir, et les résistances. L’affiche impose textuellement le corps sans toutefois le reproduire visuellement; sa démarche le projette hors de la représentation, car son message doit s’inscrire directement sur les corps qui vont la rencontrer. La stratégie de Barbara Kruger est l’interpellation: elle sollicite l’attention du public sur l’action qu’il peut mener dans la «bataille», et le rôle que son corps peut jouer dans le champ des rapports de force. Contrairement aux Guerrilla Girls, celle-ci convoque dans sa démarche des corps qui sont hors du champ de la représentation artistique: ceux du public, anonymes. Mais comme elles, elle convoque la coporéité par sa textualisation, ce qui semble être le trait des démarches très contextuelles: car la période des années 1970 est celle de la croisade, le temps d’une marche vengeresse et revendicatrice, qui veut faire plier cet «ennemi principal» qu’est le système social patriarcal [16] pour obtenir la libération des femmes; et c’est un tel radicalisme qu’illustre la textualité des deux œuvres. Accusation chez les Guerilla Girls, ou interpellation chez Barbara Kruger, concernent le pouvoir dans sa cristallisation institutionnelle; c’est la finalité des rapports de force qui est dénoncée, non pas leur aspect local mais leur aspect public et collectif. Mais bien souvent, les propos des artistes sont moins explicites et surtout les corporéités beaucoup plus physiques: palpables, sensibles, tactiles, solides et pesants, ou bien liquides et répandus, les corps sont souvent formellement autonomes et avant tout représentés, exposés, et exhibés dans leur matérialité la plus crue. Entre chairs, sexes, et humeurs, les artistes formulent de façon régulière les données de la biologie, les caractéristiques de la physiologie.



    C’est une œuvre d’Hannah Wilke intitulée SOS [17], qui peut indiquer la voie pour trouver le sens de cette régularité: dans cette performance, l’artiste faisait mâcher des chewing-gums par les spectateurs et leur donnait la forme d’organes sexuels féminins, pour les appliquer sur toute la surface de son corps. C’est ici le sexe et sa forme brute qui axent donc l’œuvre, mais dans une représentation qui est absolument suspendue aux gestes des spectateurs: de son corps, on voit bien l’aspect sexué car il est absolument recouvert d’organes sexuels féminins; pourtant on perçoit aussi sûrement que cet aspect est fabriqué par des éléments extérieurs à la subjectivité de l’artiste. Cette performance suggère l’idée d’une matérialité construite et d’un sexe instrumentalisé par l’action d’autrui, posé sur la surface, et donc imposé à la visibilité, et à la représentation, du corps - avec elle l’idée commence donc à prendre ses marques visuelles, d’une construction, du sexe, d’un devenir-sexué.

    C’est probablement la même expression d’une biologie muette qui transparaît de la performance de Martha Rosler déjà citée, qui fait mesurer les pourtours de son anatomie: l’œuvre dégage d’abord quelque chose d’absurde, ou d’un peu vain car les chiffres, fussent-ils «statistiques vitales d’un citoyen», ne parlent pas. La stratégie de cette artiste, c’est de montrer précisément - de faire mesurer même - les limites de cette biologie. La proximité avec la morale existentialiste de Simone de Beauvoir est très clairement perceptible, qui écrivait en 1949 que pour comprendre «la réalité vécue» d’un corps, la prise en compte de sa biologie doit être complétée par une analyse des «actions au sein d’une société» [18] au travers desquelles il a pu exister. Martha Rosler restreint sa représentation au seuil biologique du corps, stérile de significations, et l’usage qui pourra être fait de ces chiffres doit être interrogé si l’on veut appréhender la prise sur le monde du corps représenté qui en découlera. Mais justement, cette œuvre ne fait que montrer et elle n’interroge pas: les limites signifiantes d’une représentation du corps qui insiste sur ses limites signifiées. Sa démarche est en quelque sorte stratégiquement inverse de celle d’Hannah Wilke: chez la première, la représentation restreint la matérialité du corps à son absence de sens, quand la seconde déploie cette matérialité exclusivement dans «les actions» dont parle Beauvoir, qui construisent son sens.

    Voilà qui fait émerger un sens à la fréquence des interactions observables dans les œuvres des artistes femmes des décennies 1960-70, et surtout à la suspension de la représentation de leurs corps au déroulement de ces interactions. Voilà qui peut expliquer pourquoi tant de visibilités finales des corps dans les œuvres sont absolument dépendantes de l’intervention des spectateurs et de leur possibilité d’agir et donc d’affecter leurs représentations. La caractéristique stratégique commune à toutes ces démarches est qu’elles expriment une nature purement culturelle ou sociale - et donc construite - du dispositif normatif de production des possibilités corporelles sexuées, qui définit la place des corps féminins dans le système de représentation occidental. Toutefois, une caractéristique perdure dans toutes les démarches citées: les représentations ne dépassent jamais la normativité qu’elles accusent, et la stratégie est toujours celle d’une mention (accusation, monstration, ou production) du dispositif, mais jamais celle de l’invention dans son cadre. Et pourtant, des modalités d’invention sont bien nécessaires, qui puissent soutenir des processus de subjectivation des existences qui sont concernées par ces corps qui sont pour l’instant toujours par définition placées dans une position d’objet.

    Alors qu’au contraire certaines artistes semblent parvenir à se dégager de cette corporéité exposée comme carcan, pour définir une marge de liberté et d’invention. Si jusqu’à maintenant on n’a guère pu sortir d’un cadre de référence indépassable au sexe féminin des corps représentés, par opposition au sexe masculin, voici que certaines artistes proposent non plus des oppositions entre les sexes, mais des rencontres et des croisements entre les genres. Il y a par exemple d’abord le trouble semé par les visibilités des corps de Katharina Sieverding [19]: l’artiste superpose les clichés de faciès et mêle les traits de visage, elle déplace les contours et les limites que Martha Rosler faisait fixer par la mesure, et propose donc au contraire d’en révéler la non immuabilité. Elle jongle avec les lois que sont les codes de reconnaissance des faciès, empile les lignes féminines et masculines, et fond les tracés distinctifs. L’intérêt est qu’elle maintient toujours une impression d’intelligibilité floue de ces visages pourtant fictifs: ils sont reconnaissables, mais pas identifiables, du moins pas à travers leurs genres. La norme corporelle, bien que contenue par les traits des visages, est troublée dans son rôle social de loi soutenant l’identification et l’attribution des genres. On trouve ici clairement l’idée formulée par Judith Butler à le suite de Foucault, que la loi est «produite à la surface même des corps» [20]: elle signifie que l’identification des corps ne provient pas d’une vérité ontologique extérieure neutre et toujours vraie, mais dépend entièrement des inflexions incessantes et mobiles que lui fournit le corps et ses expressions variables.



    Katharina Sieverding ne dénonce plus l’appropriation des formes corporelles pour imposer un modèle de représentation sexué, car elle en fait sa stratégie pour subvertir ce modèle et suggérer la labilité des genres. Son rapport stratégique à la loi et au pouvoir qui régissent la représentation des corps est donc beaucoup moins empirique, matérialiste et radical que dans les démarches précédemment analysées; elle choisit, plutôt que de crier ou d’exposer l’extériorité d’un système oppressif, de transformer l’imposition normative de ce système, en l’associant à ses élans subjectifs, en une ressource créative. Elle s’insère dans les mécanismes de définition des espaces corporels de représentation sexués et genrés, et utilise sa créativité pour en redessiner discrètement les découpages.

    Cette stratégie d’altération de la représentation de la corporéité par l’usage de la technique est employée par d’autres artistes; on peut pour finir s’arrêter sur les séries de photographies de Lynn Herschmann, notamment la série Phantom Limbs. Contrairement aux clichés de Katharina Sieverding, on retrouve dans ceux de Lynn Herschmann des corps facilement identifiables comme féminins: les morphologies, comme les vêtements, sont sans équivoque. Et surtout, on trouve des références explicites, et non pas fondues, aux rapports de force à l’œuvre dans la représentation; mais toujours avec cette tonalité de modulation, et d’altération grâce au pouvoir créatif de l’œuvre. Dans Phantom Limbs [21], la thématique de l’objet est absolument centrale, mais la représentation ne fait pas que mentionner cette thématique et en donner un exemple critique: elle se la réapproprie profondément. Il ne s’agit plus d’exprimer et dénoncer l’assimilation du corps de la femme à l’objet, mais de concrétiser cette assimilation en représentant des êtres mi-femme mi-objet. Car la référence représentative à l’objet n’exprime pas seulement, sinon plus, une contrainte qui restreint l’espace de définition du corps dans la représentation, mais un instrument qui renouvelle ses possibilités. L’emploi par l’artiste d’appareils optiques n’est pas anodin, et la question du regard se soulève d’elle-même: mais le regard sollicité n’est plus extérieur, mais bien celui du corps auquel il est annexé. Dans ces représentations, ce sont les corps représentés avec leur tête-objectif qui nous regardent, nous fixent et nous objectivent.



    La stratégie de Lynn Herschmann est donc là: elle inverse profondément le rapport objet-sujet à l’œuvre dans la représentation et dénoncé dans d’autres œuvres: elle donne un exemple artistique probant de ces possibilités de retournement de la loi contre elle-même «en d’inattendues permutations» [22] suggéré par Judith Butler. La personne représentée donne la preuve de sa puissance de voir, et donc d’agir: il n’est plus question d’un objet passif car objectivé, mais bien agissant car objectivant. Le corps n’est donc plus qu’un assemblage inerte, mais il devient conscience, intention et action: il tend le bras et tente donc d’affecter cet autrui que le regarde; il use de sa force comme fonction pour définir son espace de liberté - bref, il devient sujet.

    Avec cette dernière démarche, il semble qu’une série, temporairement, puisse être close: depuis les Guerilla Girls qui clament le pouvoir en tant qu’il régule de manière différentielle la répartition des corps sexués dans les institutions, jusqu’à Valie Export qui le met en scène en tant qu’il s’applique à ses modelés précis; depuis Hannah Wilke qui façonne l’assignation sexuée jusqu’à Katharina Sieverding qui la trouble; depuis Barbara Kruger qui sensibilise au caractère politique de la surface corporée, jusqu’à Lynn Herschmann qui instrumentalise son potentiel de subjectivation. À travers ces pratiques semble se nouer un rapport à l’immédiateté et à la spontanéité, basé sur la présence physique - celle des artistes, celles des individus représentés, comme celle du public - qui donne à l’œuvre une dimension inédite: entièrement mue par ces corps, elle semble se faire le véhicule de leurs interactions. Bien sûr, la mise en scène de la corporéité n’est pas une thématique inédite dans le système artistique occidental, loin de là; pourtant durant ces quelques décennies, ses modalités d’apparition semblent toutes chargées d’enjeux sociaux, identitaires et existentiels particulièrement denses.

    Dans une proposition récente en sociologie des œuvres d’art, Jean-Pierre Esquenazi suggérait que la forme physique de l’objet ne soit qu’une étape dans le «processus», socialement plus complexe et dispersé, de la construction de son statut [23]. Et notamment, la production d’une œuvre prendrait place dans un contexte contraint par des conditions matérielles et symboliques auxquelles l’artiste doit se plier, contexte qui serait visible à même la forme de sa création. L’hypothèse ici est que la période 1960-1970 est effectivement incarnée dans les démarches de ces artistes parce qu’elles rendent explicite la norme et incarnent le pouvoir; précisément, elles exposent son action sur la représentation artistique des corps sexués et genrés. Leurs œuvres peuvent être analysées en référence à une conception foucaldienne du pouvoir : celui qui, diffus et omniprésent, est avant tout «multiplicité de rapports de force», et dont, bien que normative et contraignante, l’action sur les corps est aussi ce qui rend possible leur répartition et leurs positions - la stratégie est alors tout simplement ce dans quoi il «prend effet» [24]. «Reach» semble avoir une valeur allégorique quand au rapport au pouvoir propre à la période analysée, car justement le corps mis en scène ne se laisse pas être le simple territoire de la prise d’effet du pouvoir sur la représentation, mais bien plutôt se veut, et agit pour être la fonction de sa prise de contrôle. Ces démarches sont performatives parce qu’elles ne se laissent pas prévoir, gérer ni affecter, en tout cas pas autrement que par le corps représenté lui-même, parce que l’élan de subjectivité et la puissance d’agir de ces bras tendus s’insèrent dans l’espace et aménagent une place pour quelque chose d’inédit. Ils ouvrent leur regard grâce à leur action dans le regard des autres et se tournent bien, comme le suggère Judith Butler, «vers un futur plein de possibilités culturelles» [25]. Pour finir sur ce mot, ce sont des «possibilités», précisément, qui sont aménagées dans ces œuvres: de choix, d’opposition, d’action, d’invention… La présence historique de ces corps, radicaux, inattendus, subversifs, provocateurs, a permis d’aménager un espace pour d’autres, plus libres et peut-être plus sereins (l’emploi de la technique notamment a déployé l’univers des possibles), et il faudrait citer les innombrables démarches qui succèdent encore à celles-ci, engouffrées dans le futur ouvert par les stratégies esthétiques des années 1970.

    Notes

    1] Référence à l’œuvre de Barbara KRUGER qui sera analysée plus loin: Your body is a battleground, (1989).
    2] GUERRILLA Girls, Get naked, 1989. Poster.
    3] NOCHLIN Linda, «Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes?» (1971) in Femmes, art et pouvoir, Nîmes: Jacqueline Chambon, Rayon art, 1993, pp. 201-244.
    4] Ibid., p. 223.
    5] POLLOCK Griselda, «Des canons et des guerres culturelles», in Cahiers du genre n.43, Genre, féminisme et valeur de l’art, 2007, p. 241.
    6] Ibid., p. 56: l’auteur cite ici SPIVAK Gayatri, Imperialism and sexual difference, 1986, p. 225.
    7] Ibid., p. 55.
    8] NOCHLIN Linda, «Femmes, art et pouvoir» in Femmes, art et pouvoir, op. cit., article cité pp. 13-58.
    9] Ibid., p. 32.
    10] EXPORT Valie, Tapp und Taskino, Vienne, 1968. Performance.
    11] POLLOCK Griselda, op. cit. p. 66. Voir aussi Pollock Griselda, «Histoire de l’art et politique: l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme?» in MICHAUD Yves (dir.), Féminisme, art et histoire de l’art., Editions de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1994, 146 p., p. 63.
    12] PHELAN Peggy et RECKITT Helena, Art et féminisme, Phaïdon, 2005, p. 100.
    13] GONNARD Catherine, LEIBOVICI Elisabeth, Femmes artistes/artistes femmes. paris, de 1880 à nos jours, Hazan, 2007, 479 p., p. 311: «Des artistes invisibles».
    14] TUCKER Marcia, «De la muse au musée: féminisme contemporain et pratique artistique aux Etats-Unis» in MICHAUD Yves (dir.), Féminisme, art et histoire de l’art., Editions de l’ÉNSB, Coll. Espaces de l’art, 1994, p. 28.
    15] KRUGER Barbara, Your body is a battleground, 1989. Photomontage.
    16] Expression de DELPHY Christine, développée dans les deux tomes qui portent ce titre (L’ennemi principal I, L’ennemi principal II).
    17] WILKE Hannah, S.O.S. Starification Objects Series, 1974-1979. Photographies (tirées de performances).
    18] BEAUVOIR Simone (de), Le deuxième sexe I. Les faits et les mythes, Gallimard Folio Essais, (1949), p. 79.
    19] SIEVERDING Katharina, Extrait de la série Transformer A/B, 1973, photographie.
    20] BUTLER Judith, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005, p. 198.
    21] HERCHMANN Lynn, Phantom Limbs Serie, 1988-. Série de photographies. Extrait: «Reach».
    22] BUTLER Judith, op. cit. p. 194.
    23] ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des œuvres, De la production à l’interprétation, A. Colin, 2007, 226 p.
    24] FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité, Vol. I La Volonté de savoir, Gallimard, (1976) 2005, p. 121.
    25] BUTLER Judith, op. cit. p. 194.

    Bibliographie

    BEAUVOIR Simone (de), Le deuxième sexe I. Les faits et les mythes, Gallimard Folio Essais, (1949) 2006, 408 p.
    BUTLER Judith, Trouble dans le genre, La Découverte, 2005, 283 p.
    ESQUENAZI Jean-Pierre, Sociologie des œuvres, De la production à l’interprétation, A. Colin, 2007, 226 p.
    FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité, Vol. I La Volonté de savoir, Gallimard, (1976) 2005, 284p.
    NOCHLIN Linda, Femmes, art et pouvoir, Nîmes: Jacqueline Chambon, 1993, 251 p. («Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes?» (1974), p. 201-244, et «Femmes, art et pouvoir» (1989), p. 13-58.
    POLLOCK Griselda, «Des canons et des guerres culturelles», Cahiers du genre n.43, Genre, féminisme et valeur de l’art, 2007, 266 p.
    TUCKER Marcia, «De la muse au musée: féminisme contemporain et pratique artistique aux Etats-Unis» in MICHAUD Y. (dir.), Féminisme, art et histoire de l’art, Editions de l’ÉNSBA, 1994, 146 p.
    PHELAN Peggy et RECKITT Helena, Art et féminisme, Phaïdon, 2005, 204 p.

    Illustrations / Crédits photographiques

    Valie EXPORT, Tapp und Taskino, Vienne, 1968. Performance.
    © 2005, Phelan, Reckitt.
    GUERRILLA GIRLS, Get naked, 1989. Poster.
    © 2001, Grosenick.
    HERCHMANN Lynn, Phantom Limbs Serie, 1988. Série de photographies.
    © www.lynnhershman.com
    Barbara KRUGER, Untitled (Your body is a battleground), 1989. Photomontage.
    © 2005, Phelan, Reckitt.
    Katharina SIEVERDING, Transformer A/B, 1973. Série de photographies.
    © 2005, Phelan, Reckitt.
    Hannah WILKE, S.O.S. Starification Objects Series, 1974-1979. Photographies extraites de la performance du même titre.
    © 2005, Phelan, Reckitt.


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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