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  • Le corps comme étalon de mesure
    Jérôme Dubois (sous la direction de)

    M@gm@ vol.7 n.3 Septembre-Décembre 2009

    EXPRESSIONS DE LA DOUBLURE CORPS / TERRE DANS L’IMAGINAIRE POLITIQUE AUTOCHTONE CONTEMPORAIN AU CANADA



    Dalie Giroux

    dgiroux@uottawa.ca
    Professeure, École d’études politiques (Université d’Ottawa).

    Ce texte vise à présenter, de manière exploratoire, un aspect particulier d’une recherche en cours qui porte sur l’imaginaire politique autochtone contemporain au Canada. On y trouvera un portrait impressionniste d’un axe de la production symbolique autochtone contemporaine, axe qui s’est graduellement constitué dans la recherche en cours comme une hypothèse de lecture. Cette hypothèse est à l’effet que l’imaginaire politique autochtone contemporain apparaît comme étant organisé autour d’une constellation d’images/symboles dont la dominante est la référence au corps. Plus précisément, cette dominante semble être structurée par une doublure schématique, sans cesse reconduite dans cet imaginaire, entre le corps et la terre. Cette doublure corps/terre semble manifester dans ce cas précis une notion implicite selon laquelle le corps est un espace à géométrie variable - le corps est, comme je veux l’appeler, un «corps-territoire».

    Le laboratoire qui sert dans cette recherche à l’exploration de cet imaginaire est la production politique-culturelle autochtone contemporaine en Amérique du Nord, qui constitue un corpus en développement depuis une trentaine d’années. En effet, il existe aujourd’hui en Amérique du Nord une importante littérature autochtone contemporaine, comprenant des essais politiques, des travaux d’histoire, de la philosophie, mais également une littérature de fiction (poésie, dramaturgie, roman et nouvelle). Il existe également une production culturelle, incluant des arts plastiques, mais aussi une cinématographie (fiction et documentaire). On trouve enfin aussi une multiplication des récits de vie, que l’on trouve dans la littérature ethnographique habituelle, mais aussi dans le développement d’une forme d’auto-ethnographie. Cette production symbolique s’articule à une variété de pratiques politiques, qui incluent bien sûr des confrontations judiciaires concernant les territoires et les pratiques traditionnelles, mais aussi des occupations de territoire, des barrages, des sit-ins et autres manifestations politiques. Cette production symbolique forme un corpus d’étude assez volumineux pour considérer en faire un laboratoire - c’est du moins le pari sur lequel repose la recherche en cours, qui vise à faire la description et l’analyse de l’articulation, ou plus souvent la ré-articulation, d’un regard autochtone sur le monde contemporain. En particulier, puisque ma pratique se situe essentiellement dans le champ de l’étude des idées politiques, le caractère politique du regard autochtone sur le monde contemporain et ce qu’il peut nous apprendre sur ce monde.

    Dans un premier temps, le texte présente trois illustrations qui vont me permettre de montrer la couleur particulière de cet axe de production symbolique qu’est la doublure corps/terre dans la production politique-culturelle autochtone contemporaine. Chaque illustration relève d’un registre particulier de l’imaginaire politique autochtone contemporain: politique, légendaire, historique. Dans un deuxième temps, le texte présente les pistes de recherche qui s’ouvrent à partir de l’identification de cette notion imaginaire d’un «corps-territoire», notamment en termes de radicalisation du regard sur le monde contemporain et sa structure imaginaire.

    Première illustration: Mémoire de Listiguj

    La documentariste abénakie Alanis Obomsawin a réalisé deux documentaires sur la communauté mi’gmak de Listuguj, dont le territoire traditionnel se trouve à la frontière de la province de Québec et du Nouveau-Brunswick. Le premier documentaire, Les événements de Restigouche, réalisé en 1984, relate les faits entourant une descente de la police provinciale du Québec qui eut lieu le 11 juin 1981 sur la réserve de la communauté, qui visait à mettre fin à la pêche au saumon pratiquée par les Mi’gmaks. 90 gardes-chasses et 300 policiers armés de matraques et de gaz lacrymogènes sont alors descendus dans la réserve, arrêtant de manière brutale 12 personnes, dont 2 mineurs. Le second documentaire de Obomsawin, intitulé Pour la survie de nos enfants, réalisé en 2003, présente l’évolution de la communauté depuis les événements de 1981, notamment en retrouvant les témoins rencontrés 20 ans plus tôt à l’occasion du tournage du premier documentaire. Je rapporte ici trois témoignages présentés dans le documentaire. Je les superpose ici pour le propos l’illustration.

    D’abord, le témoignage d’un individu, Donald Germain, qui faisait partie des Mi’gmaks arrêtés en 1981. Vingt ans après les événements, il a eu ces mots: «J’ai de la difficulté à marcher. Je ne peux plus travailler comme ouvrier. J’ai eu deux opérations au dos à cause de 81. Souvent je suis amer et je m’apitoie sur mon sort. Ça me fait très mal quand j’essaie tout travail physique. Je ne peux plus. C’est comme si le gouvernement m’avait volé vingt ans de ma vie. Les gens me demandent souvent: Comment vas-tu? Je ressens de la haine, à cause de ce qu’ils m’ont fait. C’est comme si c’était arrivé la semaine dernière. Quand tu essaies de te lever, tu y penses, non? Et tu le sens. Je ne sais pas… Je ne voudrais pas que ça se reproduise. Puis, il ajoute: il en sortira quelque chose de bon. Déjà on a la marina et les gars n’ont plus à prendre garde à Pêches et Océans et à la SQ. Ce n’est plus l’homme blanc qui nous gouverne maintenant. On n’a plus à craindre l’homme blanc.» [1]

    Cet épisode du 11 juin 1981, qui a bien sûr complètement échappé à l’histoire officielle, s’est constitué comme une trace mémorielle active pour les Mi’qmacs. Incidemment, en 1983 lors du tournage du premier documentaire, le vieux chef de l’époque laissait savoir à la documentariste que «Ça va prendre deux générations avant que nos enfants oublient. Parce qu’ils vont raconter à leurs enfants ce qui s’est passé ici. Et il ajoutait: J’en parlais avec les vieux. Ça prendrait toute une armée pour m’arracher de ma maison. La maison où je suis né, et où j’aime vivre. Je ne bougerai pas d’un pouce. Il faudrait qu’ils me tuent.»

    Enfin, au moment du tournage du second documentaire, la cinéaste Obomsawin assiste à une fête commémorative qui souligne l’anniversaire des événements de 1981. Le chef nouvellement élu prononce un discours: «C’est un anniversaire très spécial pour les Mi’gmaqs de Listuguj. Vingt se sont écoulés depuis les événements de Listuguj. Demandez à n’importe qui: où étais-tu ce 11 juin? Chacun s’en souvient automatiquement tellement l’effet a été radical sur notre communauté. Mais ça nous a aussi tous unis en tant que Mi’gmaqs. En nous unissant ainsi, on a accompli quelque chose qui incitera les autres peuples autochtones du Canada à se battre pour défendre les droits acquis par leurs traités.»

    On trouve dans ces témoignages un ensemble d’articulation liées qui présente une certaine cohérence: d’abord l’articulation entre douleur physique et colère politique chez l’individu; ensuite une structure d’association vie/territoire et mort/déracinement dans le discours du vieux chef; et enfin une production ritualisée des traces coloniales sur le corps social. La violence étatique a en quelque sorte créé des capitons entre le territoire et la communauté, et ces capitons se trouvent dans le corps même des membres de cette communauté, qui se comprend elle-même en tant que corps doublé d’un territoire.

    Seconde illustration: Carcajou et la naissance de l’Amérique

    La seconde histoire de corps que je veux rapporter est une légende innue, un peuple algonquien de l’est du Canada. Cette légende raconte les origines mythiques de la naissance du monde colonial - elle met en scène les conditions de possibilité de la rencontre entre Européens et Autochtones sur le continent américain. Le récit met en scène Carcajou, figure malicieuse, joueur de tour et voleur de fourrures, et c’est un récit de type atanukan, qui «expliquent la mise en place du monde actuel» (Vincent 1992: 20).

    «Un soir que Carcajou était parti chasser, son épouse s’installa dans le lit de sa jeune sœur, à qui elle demanda de s’installer dans le sien. Carcajou revint tard et mangea. Comme les deux femmes dormaient déjà, il alla immédiatement vers celle qu’il croyait être sa belle-sœur. Au milieu des ébats amoureux, il avoua à sa partenaire: ‘Tu fais l’amour tout à fait comme ta sœur aînée!’ - ‘Ne sois pas stupide, lui répondit-elle, c’est avec elle précisément que tu fais l’amour!’. Carcajou devint furieux et prit violemment possession de son épouse; tous les orifices de son corps lui servirent à copuler. Il l’abandonna ensuite. Plusieurs années après, il décida de revenir vers elle. En arrivant là où se trouvait son épouse, il aperçut de très nombreuses maisons de bois ainsi que des tentes indiennes. Il y avait là toutes sortes d’humains, voire même des cannibales. Il marcha jusqu’à la toute petite demeure de son épouse, qu’il découvrit assise à l’intérieur. ‘D’où viennent-ils tous? Qu’est-il donc arrivé depuis que je t’ai quittée?’ lui demanda-t-il. ‘As-tu oublié ce que tu m’as fait jadis? Ce sont tes propres enfants; ils t’appartiennent!’ répondit-elle. Cette nouvelle remplit Carcajou de joie. C’était là le fruit de ce qu’il avait fait à son épouse avant de la quitter. Elle lui apprit que dans les maisons de bois vivaient des Blancs très sympathiques, et que les Indiens vivaient dans les tentes. Comme il insistait pour les rencontrer, elle l’emmena chez les gens et le leur présenta comme leur père. Les Blancs lui firent boire de l’eau de feu. Devenu ivre, le père se mit à discourir devant ses fils. ‘Ces Indiens ne seront jamais riches, déclara-t-il aux Blancs, mais vous le deviendrez très bientôt. Vous fabriquerez votre nourriture, alors que les Indiens continueront à courir derrière elle. Lorsqu’il vous arrivera de les rencontrer et de les trouver affamés, donnez-leur à manger!’. […] Le vieil homme était complètement ivre lorsqu’il revint chez lui» (rapporté par Vincent 1992).

    Le monde d’après le contact, dans lequel se trouvent les Blancs, les Indiens et les cannibales, trouve son origine légendaire dans une possession violente, transgressive, de la part d’un farceur humilié. La naissance de l’Amérique se présente ici comme le fruit d’un viol surnaturel. Ce qui semble s’indiquer dans ce récit - outre cette idée de dépendance alimentaire qui va devenir centrale dans les luttes politiques contemporaines des peuples autochtones, est l’idée de ce que je veux appeler une «prise de corps» qui correspond exactement à une prise de terre.

    * * *

    Ces deux histoires indiquent un arc entre l’actuel et le légendaire qui met en scène les figures de l’État, de sa violence mythique mais aussi un espace de résistance, un jeu de trace et de mémoire, qui se joue autour du corps, dans le corps, par le corps. Ce qui s’indique est une notion du corps qui serait un espace politique: d’une part un espace qui peut être marqué symboliquement, un espace où les blessures physiques sont des ancrages politiques. D’autre part, une image de la découverte et de la conquête du continent américain, une prise de terre coloniale qui est assimilée à l’image d’une prise de corps, un corps collectif doublé d’une terre collective, un corps-territoire à la jonction de la légende et de l’actualité.

    Troisième illustration: l’histoire de l’Amérique du point de vue autochtone

    Georges Sioui, un écrivain et historien huron-wendat, a développé une perspective autochtone sur l’histoire de l’Amérique à partir d’une lecture des faits et des événements qui s’inscrit dans les postulats culturels traditionnels des peuples autochtones. Cette pratique de l’autohistoire résulte en une subversion constante de l’histoire officielle, blanche, et dans un déplacement considérable des ancrages du récit historique. Par exemple, ce que l’on appelle, dans l’histoire européenne, la «Découverte de l’Amérique», le «Contact», Georges Sioui aime l’appeler «l’Accident». [2] L’Accident, c’est-à-dire ce moment historique de l’arrivée des Européens sur ce continent qu’ils vont appeler Amérique.

    Or, de la prise de corps de l’espiègle femme de Carcajou, de la douleur articulée à la résistance à l’État colonial dans la communauté de Listiguj, on trouve l’écho dans le rapport historique de l’Accident que propose Georges Sioui dans le premier chapitre de son ouvrage Pour une histoire amérindienne de l’Amérique. «De 112 millions d’habitants en 1492, la population aborigène des Amériques est passée, en 400 ans, à environ 5,6 millions. Celle du Mexique, de 29,1 millions en 1519, ne se chiffrait plus qu’à un million en 1605. Quand à l’Amérique du Nord seule, les 18 millions d’Amérindiens qui l’habitaient au moment du contact avec les Européens ne comptaient plus, vers 1900, que 250 000 à 300 000 descendants» (Sioui 1999: 7).

    L’Accident, si l’on veut, est avant tout, du point de vue autochtone ici développé, un accident biologique. Les Amérindiens ont encaissé, à ce point de jonction entre deux mondes, un héritage microbien que d’autres civilisations ont absorbé en plusieurs millénaires (Sioui 1999: 8). Les missionnaires qui parcouraient la Nouvelle-France pour civiliser les sauvages, c’est-à-dire christianiser les Amérindiens, se voyaient eux-mêmes comme porteurs de mort. Sioui cite le jésuite Lalemant: «sans doute nous portions avec nous le malheur, puisque partout où nous mettions le pied, ou la mort, ou la maladie nous suivait» (Sioui 1999: 11).

    Au cœur de cette mémoire du contact gît le corps indien, saisi par le triangle de capture que forment les épidémies, les nécessités croissantes du marchandage, et le christianisme. Une histoire commune circulait d’ailleurs chez les Hurons selon laquelle «l’âme d’une femme huronne enterrée à Sainte-Marie [mission jésuite en Huronnie] est revenue du royaume des morts pour prévenir son peuple qu’au paradis chrétien, les âmes des Indiens convertis sont torturées par les Français de la même manière que les Hurons torturent les prisonniers de guerre» (rapporté par Trigger 1992: 358). Le motif de la prise de corps se retrouve dans cette menace de torture transposée dans la mythologie chrétienne.

    L’Accident est une capture d’espace double, qui se joue dans une guerre double, bactériologique et territoriale. À la mémoire et à l’image d’une prise de terre, se superpose de manière nécessaire, dans la littérature amérindienne, celle d’une prise de corps.

    Pistes de recherche

    J’ai offert ici trois illustrations, appartenant respectivement aux registres politique, légendaire et historique du récit autochtone contemporain. J’en ai colligé plusieurs dizaines dans différentes zones de mon corpus de travail, notamment dans les ensembles discursifs produits dans les cas de conflits judiciaires entre communautés autochtones et gouvernement canadien, dans les cas de défense armée de territoires traditionnels, dans les cas de revendications concernant la pratique de la médecine traditionnelle, mais aussi dans les récits produits par l’ethnographie dans les communautés contemporaines. Il me semble trouver dans ce corpus une consistance, un groupe redondant, le corps-territoire, qui constitue une sorte de constellation sémantique qui présente un ensemble d’images isomorphes:
    - corps comme espace commun, comme espace solidaire (matrie, terre-mère, puissances telluriques origine de la vie);
    - corps comme espace de marquage; comme espace exposé à l’appropriation (consistance nomologique);
    - corps comme espace objet de destruction; comme espace objet d’assimilation (effritement, fluidité, avalement);
    - corps comme espace objet de désarticulation; comme espace de négation (image d’un corps morcelé);
    - corps comme espace occupé; comme espace envahi (ingestion, pollution, mise en discours par la médecine);
    - corps comme espace de résistance, comme espace identitaire (verticalité, jeune, souveraineté).

    Cette constellation particulière relève de la doublure corps/terre, qui n’est pas, je le crois, propre à l’imaginaire politique autochtone, mais constitue fort probablement, telle que le suggère l’hypothèse de Gilbert Durand, une structure imaginaire «transcendantale», ou en tout cas à large spectre. Cela signifie donc qu’il existe également une constellation symbolique organisée autour de la doublure corps/terre dans la société dominante (canadienne, occidentale). Cette coexistence est le point focal de la recherche qui s’annonce dans cette exploration.

    Dans ce contexte historique de l’existence de différentes constellations symboliques appartenant à la même doublure corps/terre, et en particulier dans le fait colonial de ce contexte historique, il est possible d’avancer un certain nombre de remarques concernant l’imaginaire corps-territoire dans production politique-culturelle autochtone au Canada, et concernant l’angle de vision que cette imaginaire offre sur le monde contemporain. Comme l’indique Gilbert Durand, l’imaginaire est «le trajet dans lequel la représentation de l’objet se laisse assimiler et modifier par les impératifs pulsionnels du sujet, et dans lequel réciproquement […] les représentations subjectives s’expliquent par les accommodations du sujet au milieu objectif» (1978: 38). La particularité, la force, la concentration de la constellation corps-territoire autochtone peut ainsi certainement se comprendre sociologiquement et historiquement comme le fait de «pressions sociales sur l’imaginaire». Ainsi, le processus de colonisation, qui dure depuis un demi-millénaire pour certaines communautés, et en particulier celles de l’est qui ont surtout fait l’objet de mon attention ici, est un traumatisme initial (bien que l’originarité de ce traumatisme soit, comme le dit Paul Ricoeur à propos de toute origine, une «après-coup») et perpétué dans les communautés autochtones. D’autre part, le contexte colonial perpétué au Canada est un cadre dans lequel les communautés autochtones sont constamment aux prises et en porte-à-faux avec les constellations symboliques de la société dominante, et au premier chef, avec la production symbolique occidentale autour de cette même doublure corps/terre, qui est manifeste dans l’imaginaire du système juridique anglo-romain et dans celui du système philosophique libéral. [3]

    Ces lieux de friction symboliques autour du schème corps/terre dans le contexte colonial m’intéressent particulièrement dans la poursuite de cette recherche. En effet, ils révèlent, a contrario, en créant, si l’on veut, une différance derridienne, des formes symboliques qui restent le plus souvent voilées dans la pensée juridique et philosophique occidentale. Ces zones de friction symbolique, de différence, ont une valeur transgressive certaine, et un potentiel heuristique important. Elles suggèrent de demander: «qu’est-ce qu’un corps» dans la pensée juridique occidentale? Plus précisément, il s’agit d’interroger la spatialité de ce corps occidental, de dégager, au sein de constellations d’images qui se constituent autour de la question autochtone, la doublure corps-terre qui entre en contradiction avec le corps-territoire autochtone. Par là, des notions acquises deviennent les images étranges et inverties d’un imaginaire corps/terre qui se constitue comme un objet d’analyse politique: «Personne juridique»; «Habeas corpus»; «Couronne» et «terres de la Couronne»; «Souveraineté». Marcel Mauss, dans son histoire sociale de la notion de personne, et Giorgio Agamben dans sa généalogie de la souveraineté moderne, sont pour cette tâche des précurseurs.

    Il me semble à propos de clore ce texte qui se présente comme l’annonce d’un programme de recherche avec cette citation, laquelle résume en quelque sorte le regard que l’imaginaire autochtone du corps-territoire me permet de poser sur la pensée occidentale (canadienne). Il s’agit de propos tenus par des représentants autochtones lors de la Conférence constitutionnelle de mars 1983.

    «Lorsque les Européens sont venus s’établir en Amérique, ils ont apporté avec eux cette chose qu’ils affectionnent tellement et qu’ils appellent la Couronne, cette chose à laquelle ils semblent tenir comme à leur âme. Eh bien, la Terre est à la fois la couronne et l’âme des Indiens. Comment les Anglais peuvent-ils nous demander de vendre notre terre alors qu’ils n’ont jamais mis en vente la Reine d’Angleterre. Si le gouvernement veut que nous vendions d’abord notre âme - ce que les juristes appellent ‘l’extinction du titre aborigène’ - avant toute négociation, eh bien qu’ils vendent d’abord eux aussi leur Reine et sa Couronne» (propos tenus lors de la Conférence constitutionnelle de mars 1983 rapportés par Morisset 1983: 231).

    Ici, des notions acquises comme celle de la souveraineté et son articulation particulière dans les symboles de la monarchie (Reine, Couronne), qui sont évidemment au fondement de l’architecture de l’État de droit qu’est le Canada, ressemblent à des dessins d’enfants, à de petites formes étranges, gravées dans la pierre. Elles nous apparaissent, autrement dit, dans les habits de l’imaginaire: des variations symboliques autour de la doublure corps/terre. Le détour par l’imaginaire autochtone permet de mettre au jour la transgression qui se joue dans ce regard particulier, il permet de désactiver les mécanismes de redondance qui empêchent de saisir la structure imaginaire qui nourrit l’existence de l’État. Dans ce regard autochtone, l’empereur est nu. C’est le mouvement qu’il s’agit dans cette recherche de poursuivre.

    Notes

    1] Le texte est une traduction de l’anglais offerte dans le documentaire même.
    2] Dans Georges E. Sioui, Histoires de Kanatha. Vues et contées (sélection et présentation par Dalie Giroux), Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2008.
    3] Le choc des imaginaires du corps/terre entre monde autochtone et société occidentale est manifeste dans les cas où se trouve en jeu les pratiques médicales traditionnelles dans les communautés autochtones, en ce qui concerne la reconnaissance administrative de ces pratiques, mais aussi la reconnaissance légale (voir à ce propos Denis 1997 qui relate un cas juridique particulièrement intéressant à cet égard).

    Bibliographie

    Agamben, Giorgio (1998) Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil.
    Denis, Claude (1997) We are not you. First Nations and Canadian Modernity, Peterborough (ON), Broadview Press.
    Durand, Gilbert (1978) Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas.
    Mauss, Marcel (2003) «Une catégorie de l’esprit humain: La notion de personne, celle de ‘moi’» dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
    Morisset, Jean (1983) «La Couronne contre la Terre» dans Recherches amérindiennes au Québec, vol. 13, no 3, pp. 231-233.
    Obomsawin, Alanis (1983) Les événements de Restigouche, ONF.
    Obomsawin, Alanis (2003) Pour la survie de nos enfants, ONF.
    Sioui, Georges Emery (1989[1999]) Pour une histoire amérindienne de l’Amérique, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.
    Trigger, Bruce (1992) Les Indiens, la fourrure et les Blancs. Français et Amérindiens en Amérique du Nord, Montréal, Boréal.
    Vincent, Sylvie (1992) « L’arrivée des chercheurs de terre. Récits et dires des Montagnais de la Moyenne et de la Basse Côte-Nord» dans Recherches amérindiennes au Québec, vol. 22, nos 2-3, pp. 19-29.


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