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  • Littératures et formes de socialisation
    Panagiotis Christias (sous la direction de)
    M@gm@ vol.3 n.1 Janvier-Mars 2005

    L'IMAGINATION CRÉATIVE ET TRANSFORMATRICE DANS LA PRODUCTION LITTÉRAIRE DE SHERMAN ALEXIE


    Orazio Maria Valastro

    valastro@analisiqualitativa.com
    Président Observatoire Processus Communication, Association Culturelle Scientifique (www.analisiqualitativa.com); Doctorant IRSA-CRI (Institut de Recherches Sociologiques et Anthropologiques - Centre de Recherche sur l'Imaginaire) Université "Paul Valéry" Montpellier; Maîtrise en Sociologie, Académie de Paris "Sorbonne", Université René Descartes Paris V; Fondateur, Directeur Editorial et Responsable de la revue électronique en sciences humaines et sociales "m@gm@", spécialisée dans les méthodes et les approches qualitatives; Collaborateur et membre du Comité Scientifique de la "Revue Algérienne des Etudes Sociologiques", Université de Jijel-Algérie; Sociologue et Libre Professionnel, Cabinet de Sociologie Professionnelle (Catania-Italie).

    La narration de soi dans les nouvelles formes narratives de la littérature indienne américaine entre poésie, prose et roman

    « Aujourd'hui, rien n'est mort, rien n'a changé au point de devenir incompréhensible » [1].

    L'écrivain Sherman Alexie, indien Spokane, né en 1966 dans une réserve indienne de l'Etat de Washington, la Spokane Indian Reservation de Wellpinit, représente une littérature indienne américaine en langue anglaise, ayant assumé une identité littéraire essentiellement au cours du XIXème siècle. Une littérature se répandant sous différentes formes d'expression narratives : poésie, prose, contes, roman et textes pour le théâtre. Nous pouvons considérer cette expression littéraire comme le produit d'une phase postérieure à la brutale et violente politique coloniale, ayant déterminé le génocide des Indiens d'Amérique [2].

    Le passage de l'oralité à l'écriture dans la production littéraire, depuis le patrimoine des connaissances orales - expression des communautés indiennes -, aux premières autobiographies représentant l'histoire et la culture tribale en langue anglaise, précède une autre importante transition conduisant à une littérature indienne américaine orientée vers d'autres formes littéraires. Un processus ambivalent et problématique d'acculturation et christianisation a soutenu cette transition, toutefois « l'acquisition de l'écriture, et de la langue étrangère dans laquelle écrire, furent des processus inséparables de la violence du colonialisme et des essais d'effacement des Indiens en tant que tels » [3].

    Les premières autobiographies en langue anglaise recueillies sous la direction d'anthropologues, comme celle de Tonnerre Foudroyant [4] et de Femme Louve de Montagne [5], appartenant à la même tribu, ou celles écrites à la première personne [6], témoignent de l'existence d'un peuple et de ses communautés par le biais de la narration de soi, proposant des narrations différentes des interprétations de la politique coloniale. L'histoire de vie de Femme Louve de Montagne a un intérêt considérable puisque très peu de ces histoires appartiennent à des femmes, tandis que l'autobiographie de Sarah Winnemucca est très significative parce qu'elle a été écrite directement par une femme, mais surtout en tant qu'expression de narrations de soi en langue anglaise, n'ayant pas été recueillie par l'intervention d'anthropologues natifs américains ou étrangers à cette culture. Sarah Winnemucca était une interprète, les promesses orales faites à son peuple qu'elle traduisit dans sa langue ne correspondaient pas à l'écriture des traités signés, et son autobiographie témoigne emblématiquement du contraste entre une culture orale et une culture écrite mystifiée par la politique coloniale. L'écriture de soi en langue anglaise a permis d'ailleurs de découvrir les autobiographies d'individus délinéant une histoire différente de la version colonisatrice : l'autobiographie de Sarah Winnemucca confirme la déportation de son peuple, démontrant comment « s'emparer du pouvoir de description, c'est insinuer d'autres définitions dans la circulation des signes qui composent la grille de lecture du monde dominant » [7].

    Plusieurs écrivains contemporains, en même temps que Sherman Alexie, représentent l'expérimentation d'une écriture indienne américaine en langue anglaise par le biais de différentes formes littéraires : Paula Gunn Allen, Nia Francisco, Joy Harjo, Linda Hogan, Thomas King, Louis Owens, Leslie Marmon Silko, Lucy Tapahonso, Roberta Hill Whiteman, James Welch, Wendy Rose, Elizabeth Woody. Nous renvoyons nos lecteurs aux analyses de Giorgio Mariani [8] pour une présentation plus approfondie de la littérature indienne américaine et de la production littéraire de Sherman Alexie. Ses études nous fournissent de nombreuses stimulations et des indications importantes pour considérer cet auteur en relation aux problématiques proposées par ce numéro de la revue M@gm@, numéro consacré à la littérature et aux formes de socialisation.

    Tout en examinant la production littéraire de Sherman Alexie, il est important d'examiner la volonté de domination, le mot domination se configurant en tant que création d'un espace de vérité, nous aidant à considérer en conséquence l'écriture de cet auteur comme une forme de réaction et de rejet de la domination. Aucune prétention ainsi d'ambitionner à une vérité comme certitude et cette même renonciation est une critique de la modernité, de la culture nationale américaine, et en même temps une renonciation aux traditions tribales mythiques et originaires en tant qu'ancre exclusive de sauvetage et refuge privilégié pour la survivance indienne face à l'assimilation de sa propre culture. Nous ne pouvons pas toutefois considérer Sherman Alexie comme « interlocuteur privilégié des Indiens d'Amérique » [9]; il est plus important, vis-à-vis de sa production littéraire, de saisir ce qu'il affirme lui-même dans un récent entretien. Son écriture est une écriture pour soi, il « écrit pour soi » [10]. « Je voudrais souligner le fait que je ne suis pas un interlocuteur privilégié des Indiens d'Amérique, ni un représentant de ma tribu. C'est un honneur, une charge, ne m'ayant été jamais confiée. Je suis un artiste écrivant pour soi, influencé par cette culture. C'est de cela que j'aimerais vous parler » [11].

    Cette écriture pour soi définit aussi la narration comme action de soins envers soi et s'inscrit dans l'appropriation de savoirs et de connaissances transmises [12], est une écriture pour soi comme recherche et narration individuelles d'une conscience essentielle de notre passé, démarche d'une reconstruction individuelle de l'imaginaire social en tant que relation au monde et aux choses du monde. C'est ainsi qu'écrire pour soi devient narration de soi, « un soi s'imaginant partie de cet ensemble plus vaste qu'est la communauté tribale » [13], situé dans la collision entre cultures différentes. L'imaginaire dans l'écriture de Sherman Alexie, au sein de cette transition de l'expérience narrative de la production littéraire indienne américaine s'acheminant vers des nouvelles formes littéraires, évoque la mémoire collective par le biais de narrations d'histoires imaginaires et les formes imaginatives littéraires l'exprimant, depuis la poésie à la prose et au roman.

    L'auteur désavoue la fatale disparition d'une culture face à une autre culture dominante, avec la capacité de l'imagination créative et transformatrice délinéant et accompagnant une différente recomposition en devenir des identités et des formes de socialisation de femmes et d'hommes au-delà de leurs origines ; imaginant leur passé et leur présent sans prétendre à aucune certitude mais s'ouvrant à d'autres voies possibles, pour s'élancer vers un devenir et un futur communs.

    L'écriture de soi est la possibilité de considérer, tout en l'évoquant, une mémoire collective pour restituer une signification à ce que veut dire se sentir et être perçus comme des Indiens à cette époque. Il ne s'agit pas d'interroger la mémoire pour se retourner vers un passé de traditions conçues comme ancres de sauvetage et alternative unique, mais plutôt d'évoquer un passé et cette mémoire réintégrant les histoires de vécus, espérances et projets de vie des natifs américains.

    C'est ainsi que la culture indienne se situe au même plan que la culture dominante, la culture nationale américaine visant à marginaliser les autres cultures en tant que cultures minoritaires, mais tout en déplorant un retour infructueux aux origines. « Naturellement je me sens un indien et donc tout à fait isolé de la culture dominante. (...) Mais les Indiens sont ignorés même des autres minorités. Marginalisés ? Sans doute. Nous sommes colonisés (...). C'est dans ce sens certainement que je me sens marginalisé. Et le vrai paradoxe c'est que depuis quelques temps beaucoup d'Indiens vont se retourner vers notre culture, en particulier vers notre religion, à la recherche d'une espèce de salut » [14]. La tentative de réintégrer les Indiens au sein de l'histoire américaine, par le biais de l'imaginaire de ses personnages et de leurs histoires, nous dévoile l'imagination de l'auteur comme une « arme formidable » [15].

    L'imagination créative et transformatrice est implicite dans la narration des histoires définissant l'écrivain comme sujet de médiation entre réalités différentes, élément de réconciliation pour un changement et une recomposition d'une nouvelle identité indienne contrastant avec la pensée ethnocentrique de la culture dominante. « Vous savez qu'au sein de toute culture ce sont les artistes qui changent le monde : ce sont les poètes et les peintres et les musiciens qui changent le monde. Il est certain, le changement n'arrive que par petits pas. (...) Les artistes Indiens changent la manière de penser les Indiens » [16]. Mais il y a quelques chose d'inquiétant dans le rôle même de l'écrivain quand il modifie les grilles de représentation et d'interprétation de l'autre différent de nous puisque « (...) souvent même ceux respectant notre travail nous mettent dans une espèce de boîte, une espèce de réserve littéraire depuis laquelle nous n'avons pas la permission de sortir » [17].

    Cette modeste contribution devient importante si nous pouvons concourir à faire connaître et stimuler la lecture des nouvelles formes littéraires indiennes américaines, pour qu'elles ne se transforment pas en d'autres réserves indiennes littéraires comme symbole de décadence et déclin d'une culture. Ces formes littéraires représentent une transformation inédite, tout en gardant leur patrimoine culturel, d'un devenir et un futur saisi avec les yeux d'une autre culture rejoignant ce qui nous rapproche dans l'imagination et l'ambition d'un autre futur.

    Sherman Alexie narrateur postmoderne de l'imaginaire social

    « Imagine une fugue. Imagine que ton ombre sur le mur est une porte parfaite. Imagine un chant plus fort que la pénicilline. Imagine une source depuis laquelle affleure de l'eau capable de souder les fractures des os. Imagine un tambour s'enveloppant autour de ton cœur. Imagine une histoire alimentant de buissons le foyer » [18].

    Les histoires narrées dans les œuvres de Sherman Alexie, épuisant des formes imaginatives s'exprimant par la lyrique et la prose, manifestent la nostalgie du passé, des traditions anciennes, ne pouvant plus revenir en arrière. « Miroirs déformants, je pensais, ces miroirs qui ne pourront jamais changer le noir de tes yeux et la page désormais fermée d'une bonne partie de ton passé » [19]. L'attention avec laquelle il considère le passé, les traditions, écarte un possible retour aux traditions tribales dans les narrations d'Indiens se concevant comme des exclus, des déracinés de la modernité et de la culture nationale américaine. « Parfois j'ai l'impression qu'une moitié de moi est perdue dans la ville, avec un pied pris dans la clôture d'une bouche d'égout ou quelques chose de semblable » [20]. Ces mêmes personnages ne vivent pas comme alternative probable un retour aux origines, puisqu'ils expriment aussi un déracinement et un défoulement de la culture traditionnelle tribale des communautés indiennes.

    Un sentiment de rage prend son origine dans la difficulté de s'enraciner au sein de la réalité des villes métropolitaines. « Tous ces programmes de délogement réallouaient les Indiens des réserves dans les villes, où quelquefois ils étaient tout simplement engloutis » [21]. Dans l'impossibilité de revivre les traditions anciennes au sein de la misère des réserves indiennes, une rage vécue comme conscience douloureuse de la prépotence et du mensonge vis-à-vis des Indiens, entraîne des modalités de s'éduquer et de se préparer à une intégration marquées par une angoisse ancestrale d'annihilation physique et spirituelle. « Mais, Amérique, je pense comment tes hommes vont trouver toujours une manière plus efficace de tuer. Aucun indien n'aurait jamais inventé un arc et des flèches automatiques mais je t'aime également à la manière par laquelle ils m'ont appris à t'aimer : dans la peur » [22].

    Nous retrouvons dans les contes de Sherman Alexie ses expériences et son histoire, sa vie dans la réserve indienne, s'exprimant au sujet de la collective et de la difficulté de s'identifier et de se retrouver en tant qu'Indiens. « Somme toute, je devais comprendre ce qui signifiait être un garçon, et aussi un homme. Et surtout, je devais comprendre ce qui signifiait être un indien, et à ce sujet il n'y a pas de manuels t'expliquant comment s'y prendre » [23]. Presque comme s'il n'y avait pas moyen d'y réussir quand c'est notre même passé à déterminer un vécu comme survivance instinctive vis-à-vis de menaces incombant et inévitables, « (...) les Indiens ont une manière à eux de survivre. Il semble toutefois que nous soyons capables de surmonter seulement les grandes choses. Génocides de masse, perte de la langue et des terres. Ce sont les petites choses les plus douloureuses » [24]. Trouver une signification pour se saisir en tant qu'indien aujourd'hui équivaut à se poser la question suivante : c'est quoi un indien ? Question à laquelle Sherman Alexie suggère une angoissante ré-formulation de cette même interrogation : « C'est quoi un indien ? Il est l'acteur protagoniste d'un miracle ou le témoin qui se souvient du miracle ? » [25]

    Il ne s'agit pas dans la littérature de Sherman Alexie de véhiculer et de s'abandonner avec nostalgie aux souvenirs d'un passé désormais lointain, se rapportant à une réalité et une tradition comme alternative à la condition actuelle des Indiens d'Amérique. Ce passé pèse comme une masse et la condition des Indiens semble un destin inéluctable, celui de lutter pour survivre à l'infini comme il l'attribue lui-même à son personnage. « Être indienne c'était surtout un problème de survivance, et elle avait lutté si durement pour survivre pour ne plus savoir si un jour elle aurait été capable d'arrêter » [26].

    Un passé qui demeure comme point de repère identitaire insuffisant, est en conséquence dans l'impossibilité pour ses personnages de poursuivre une identité comme principe fondamental, comme universelle identité indienne, s'approchant entre autres aux questions identitaires même de la postmodernité. L'intérêt de Sherman Alexie à s'occuper de ce sentiment de déracinement vis-à-vis des traditions tribales, comme produit des conditions historiques et politiques, conduit l'auteur à s'interroger et se poser la question de ce que signifie aujourd'hui être un Indien, n'effaçant pas toutefois les responsabilités historiques de cette difficulté à se reconnaître en tant qu'indien.

    L'auteur essaie avec l'imagination littéraire de considérer de nouvelles formes de socialités et de solidarités humaines possibles. Le thème narratif de la survivance face à la réalité de la réserve et des villes, l'intégration dans le tissu social symboliquement représenté par le thème de la réserve opposé à celui de la ville, nous retrouvons cette même difficulté de ses personnages en quête de leur identité. « Dans le grand Roman indien-américain, quand il sera finalement écrit, tous les blancs seront des Indiens et tous les Indiens seront des fantômes » [27].

    Par cette énonciation nous vérifions combien il est problématique de poser le sens de l'identité indienne face au processus d'assimilation et d'absorption de cette culture ou face à l'historique prépotence colonialiste, au danger de périr, au sens de survivance exprimé et ressenti dans le vécu indien. Un sentiment de survivance alimenté par ces mêmes conditions historiques et politiques ayant pratiqué le génocide et la déportation de populations entières de natifs, nourrit l'incapacité de vivre dans les villes. « Un vieux poète indien a dit que les Indiens peuvent habiter en ville mais ils ne peuvent jamais y vivre. Et ceci est très proche de la vérité » [28].

    L'identité indienne se confronte aux traditions anciennes et à la modernité de la vie actuelle. La confrontation symbolique et les histoires des vécus entre réserves et villes nécessitent un hymne de protection pour que personne n'égare la mémoire nécessairement évoquée. « Tous retinrent leur souffle quand ils dépassèrent les confins de la réserve. (...) Il y avait des ombres. Ces ombres prirent forme, devinrent des chevaux courant près du fourgon. (...) Ces chevaux les accompagnaient, ils guidaient les Indiens vers la ville (...). Grande Maman était sur sa chaise à bascule (...). Elle chantait un hymne de protection, de manière à ce que personne parmi les Indiens, pas un seul, oublie qui il était » [29].

    Sherman Alexie connaît la réalité des réserves, puisant de son expérience personnelle des thèmes narratifs significatifs avançant une confrontation entre les réserves et les villes comme confrontation existentielle d'individus s'approchant nécessairement avec le reste du monde, avec une culture plus ample. La réserve indienne devient ainsi « (...) un petit monde. (...) C'est la réserve. Les journaux. Oui, c'est un tout petit monde qui devient plus petit, plus petit, plus petit » [30]. Cette ouverture et cette confrontation avec le monde sont ambivalentes puisqu'elles soutiennent en même temps la valorisation et l'importance des origines et des traditions qui aujourd'hui sont représentées en tout cas par les réserves elles-mêmes. « (...) La réserve restait derrière eux. On ne peut dire qu'il y avait de la nostalgie pour chaque indien la quittant, pour tous ceux dont les corps étaient amenés rapidement et silencieusement dans le vingtième siècle tandis que leurs âmes étaient abandonnées derrière eux quelque part dans le Dix-neuvième siècle. Mais la réserve elle y était, elle y avait toujours été et elle y serait pour toujours (...) » [31].

    Les personnages imaginés par l'écrivain quittent leurs gens et la réserve poussés par la même ambition, la même ambition harcelant tout jeune quels que soient son origine et ses lieux d'appartenance, ils aiment la réserve mais ils deviennent conscients de ses limites géographiques, sociales, économiques et spirituelles, alors qu'ils avaient supposé la réserve comme lieu magique, sans limites.

    Formes imaginatives et conscience d'un pardon inéluctable

    « Survivance = Rage x Imagination. L'imagination est la seule arme de la réserve » [32]. « Poésie = Rage x Imagination » [33].

    La forme imaginative s'exprime avec la forme littéraire dans la narration d'histoires, depuis les poésies à la prose, comme expression appropriée pour symboliser et interpréter un thème spécifique : la rage. L'imagination est fascinante, saisie comme possibilité et modalité de survivance qui, en même temps, devient fatale puisqu'elle donne de la vigueur, vivifiant des formes imaginatives nous révélant et exprimant la rage. « Dans le mini-market de la réserve il y a beaucoup de possibilités, beaucoup de manières de survivre. (...) L'imagination est la politique des rêves ; l'imagination transforme chaque parole en cocktail molotov » [34]. La rage devient chez Sherman Alexie une démarcation, une limite entre le ressentiment et la fureur qui prennent leur origines dans les conditions historiques et politiques, et la conscience de ces mêmes conditions influence l'existence des Indiens. Cette démarcation met en évidence la responsabilité vis-à-vis de ces mêmes conditions historiques et politiques qui ne peuvent ni s'occulter ni être effacées. De la rage surgit le pardon, pas un pardon absolu ôtant ces responsabilités sans pouvoir plus les reconnaître, tandis que depuis la réalité des réserves l'énergie produite par les chants traditionnels anciens génère le pardon. « Dans la réserve on ne chante plus mais les chansons voltigent encore en l'air. Chaque molécule attend un rouler de tambours ; chaque élément rêve le texte d'une chanson. Aujourd'hui je marche dans l'eau, deux parties d'hydrogène et une d'oxygène, et l'énergie générée s'appelle Pardon » [35].

    Le lyrisme de Sherman Alexie exprime la rage par le biais de l'imagination. « (...) Plusieurs de ses poésies naissent de sa tentative de trouver une forme imaginative, rhétorique ou lyrique, adéquate pour exprimer la rage face à ces réalités - présentes ou passées, personnelles ou collectives - marquées par la souffrance, l'injustice, le mensonge » [36]. Ses histoires expriment la rage par l'imagination de contes manifestant un sentiment de survivance confluant vers une nécessaire conscience du pardon. « Il y a une fille au bout du monde. Elle nous raconte son histoire. Une histoire qui est la mesure de l'origine de toutes nos vies. Ecoute, écoute, qu'est-ce que cet appel ? C'est pour elle que nos craintes repoussent toute définition. Elle est la danseuse, elle est le pardon » [37].

    Retrouver notre histoire par la narration de soi amène l'auteur à se poser une question liée à l'ensemble du patrimoine historique de son peuple : comment évoquer l'histoire indienne sans se laisser prendre complètement par la haine ? « Si la rage du poète indien sert à esquisser une limite empêchant l'effacement des responsabilités historiques (...) sans pour autant dépasser cette limite, tout en nous permettant de la parcourir. (...) Il ne laisse jamais de place pour la haine, et souvent sert à jeter les fondements de cette solidarité humaine (...) » [38].

    Conclusion : l'imagination littéraire comme forme de socialisation inédite, créatrice et transformatrice du rapport au monde et aux choses du monde

    « S'aimaient au-delà des distances » [39].

    La forme imaginative de la littérature de Sherman Alexie s'exprime ainsi par une rage atavique néanmoins mûrissant et se formant par cette démarcation à l'œuvre par l'imagination vis-à-vis d'un passé désormais égaré et vaincu, comme capacité transformatrice en mesure de créer une différente connexion entre passé, présent et futur, réintégrant les natifs américains au sein de la culture nationale. Ecrivain postmoderne, Sherman Alexie utilise l'imaginaire indien pour ancrer une culture dans un présent en mutation, considérant et projetant sur le fond de ses histoires d'autres formes nécessaires de socialité et de solidarité humaine pour permettre à ses personnages de se projeter dans un autre futur. Un futur dans lequel la « (...) construction d'une nouvelle identité indienne consiste exactement dans la tentative de libérer la temporalité de tentations mythiques / généalogiques, de manière à ce que la désintégration de la communauté soit le commencement d'une plus ample et flexible recomposition » [40]. L'histoire emblématique d'hommes et femmes s'aimant au-delà des distances produites par leurs différentes origines, témoigne du vécu d'existences où « (...) blancs et indiens semblent en quête d'une trame individuelle et collective identique, d'un moyen pour renouer passé et présent, et réussir à se projeter dans le futur » [41].

    L'imaginaire d'une société en recomposition se dévoile par la recherche incessante d'attribution de sens aux identités égarées de ses personnages, au sein de vécus de femmes et d'hommes vivant ensemble dans une société multiculturelle, une mosaïque d'éléments apparemment séparés et sans cohérence. La production littéraire de Sherman Alexie fait surgir et donne vie à un imaginaire social différent du processus historique institué, comme création imaginaire de formes et d'expressions [42] inaugurant et amorçant des reliances et des solidarités sociales inédites face à la politique colonisatrice des blancs d'Amérique. La transformation du rapport au monde et aux choses du monde, suscitée par l'imagination littéraire comme tension et instance d'une réciprocité culturelle et d'une mutuelle fécondation entre cultures, c'est une forme imaginative créatrice et transformatrice ainsi que la création sociale et historique du processus de construction du métissage [43]. Sherman Alexie nous fait participer à l'origine d'un nouveau processus de transfiguration ethnique [44] entre les cultures du monde, toutefois l'activité créatrice se réalise dans ce cas en dehors de la séparation intérieure, à la société et à l'existant, qui n'est plus subordonnée à une autre culture dominante. Nous retrouvons ainsi chez Sherman Alexie une liaison avec l'altérité [45], conçue en tant que possibilités infinies de différents points de vue sur ce qui est potentiellement en devenir, la valence de l'identité nous permettant néanmoins de nous comprendre à partir de ce qui a été et par rapport à ce que nous allons devenir.

    Notes

    1] ALEXIE S., Il powwow della fine del mondo, trad. it. Mariani G., Urbino, Quattro Venti (Crossroads, Collection sous la direction de Laura Coltelli), 2003, p. 29 (le volume présente des poésies sélectionnées depuis The Summer of Black Windows, paru en 1996, et The Business of Fancydancing, publié en 1991).

    2] Braschi E., Sono tra noi : storia del genocidio degli indiani d'America, Milano, Mursia, 1995.

    3] Mariani G., La penna e il tamburo : gli indiani d'America e la letteratura degli Stati Uniti, Verona, Ombre Corte (Americane, Collection sous la direction de Cagliero R. et Rosso S.), 2003, p. 100.

    4] Radin P., Autobiographie d'un indien Winnebago : moeurs et religion traditionnelle, le culte du Peyotl, Monaco, Editions du Rocher, 1989.

    5] Lurie N.O., Mountain Wolf Woman, Sister of Crashing Thunder : the Autobiography of a Winnebago Indian, University of Michigan Press, USA, 1966.

    6] Winnemucca S. (1883), Life Among the Piutes : Teir Wrongs and Claims, Reno, Las Vegas, University of Nevada Press, 1994.

    7] LarrÉ L., « L'écriture comme acte de résistence », Passat, n. 48, avril-juin, 2004.

    8] Mariani G., op. cit., 2003.

    9] ALEXIE S., « Me Indian, you Italian : incontro con Sherman Alexie », Acoma, Revue internationale d'études nord américains, f. 9, vol. 4, 1997, p. 4 (pp. 4-8).

    10] Ibid., p. 4.

    11] Ibid.

    12] Foucault M. (1983), « L'écriture de soi », Corps écrit, n. 5, L'Autoportrait, pp. 3-23 ; Foucault M., Dits et Écrits, 1954-1988, t. IV, pp. 415-430.

    13] Mariani G., op. cit., 2003, p. 99.

    14] Alexie S., op. cit., 1997, p. 6.

    15] Mariani G., op. cit., 2003, p. 184.

    16] Alexie S., op. cit., 1997, p. 7.

    17] Ibid., p. 8.

    18] ALEXIE S., The Lone Ranger and Tonto Fistfight in Heaven, New York, Atlantic Monthly Press, 1993, p. 54.

    19] Ibid., p. 58.

    20] Ibid., p. 208.

    21] Ibid., p. 214.

    22] Alexie S., op. cit., 2003, p. 163.

    23] Alexie S., op. cit., 1993, p. 213.

    24] Ibid., p. 50.

    25] ALEXIE S., The Toughest Indian in the World, New York, Atlantic Monthly Press, 2000 ; tr. fr., La Vie aux Trousses, Paris, Albin Michel (Terres d'Amérique), 2001, p. 252.

    26] ALEXIE S., Indian Killer, New York, Atlantic Monthly Press, 1996 ; tr. fr., Indian Killer, Paris, Albin Michel (Terres D'Amérique), 1998, p. 60.

    27] Alexie S., op. cit., 2003, p. 127.

    28] Alexie S., op. cit., 1993, pp. 188-189.

    29] ALEXIE S., Reservation Blues, New York, Atlantic Monthly Press, 1995 ; tr. fr., Indian Blues, Paris, Albin Michel (Terres D'Amérique), 1997, p. 318.

    30] Ibid., p. 254.

    31] Ibid., p. 227.

    32] Alexie S., op. cit., 1993, p. 150.

    33] ALEXIE S., Old Shirts and New Skins, Los Angeles, University of California Press, 1993.

    34] Alexie S., op. cit., 1993, p. 153.

    35] Ibid., p. 150.

    36] Mariani G., op. cit., 2003, p. 118.

    37] Alexie S., op. cit., 1993, p. 198.

    38] Mariani G., op. cit., 2003, p. 120.

    39] Alexie S., op. cit., 1993, p. 23.

    40] Mariani G., op. cit., 2003, p. 143.

    41] Ibid., p. 142.

    42] Castoriadis C., L'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

    43] Gruzinski S., La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.

    44] Ribeiro D., Frontières indigènes de la civilisation, Paris, U.G.E., 1979.

    45] Laplantine F., Je, nous et les autres, Paris, Le Pommier, 1999.


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