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    M@gm@ vol.2 n.2 Avril-Juin 2004

    INCONSCIENT, INDIVIDUATION ET IMAGINATION ACTIVE CHEZ C.G. JUNG


    Véronique Brandner Liard

    v.liardbrandner@wanadoo.fr
    Maître de Conférences à l'Université Catholique de l'Ouest à Angers; Directrice de l'Institut des Langues.

    Carl Gustav Jung naît en 1875 en Suisse, à Kesswill, au bord du Lac de Constance. Fils de pasteur protestant, il fait des études de médecine et devient le disciple de Freud. Refusant l'interprétation purement sexuelle des troubles psychiques, Jung élabore sa propre conception de la structure et du fonctionnement de la psyché et fonde la psychologie analytique. L'école freudienne ramène tout à la sexualité et dépeint l'inconscient comme un débarras dans lequel sont entassés tous les désirs sexuels refoulés parce qu'interdits [1]. Jung concède qu'aucun penseur ou chercheur ne saurait nier l'importance des expériences et conflits sexuels et amoureux. Mais on ne pourra jamais prouver que la sexualité est la seule impulsion fondamentale de l'âme humaine. Une science dépourvue de préjugés reconnaîtra plutôt que la psyché a une structure extrêmement compliquée. Il est impossible, selon Jung, de poser définitivement la sexualité comme seule interprétation valable. En sciences naturelles, on a appris à ne plus tout ramener à une seule force, comme on le faisait autrefois avec la chaleur ou l'électricité. On en est venu à utiliser le mot "énergie" comme fondement de l'explication de toutes les modifications quantitatives. Jung souligne que l'on ferait bien d'accepter l'idée d'une "énergie" psychologique et de la qualifier de "libido" [2].

    Si l'on refuse une théorie de l'inconscient fondé uniquement sur la sexualité et qu'on la remplace par une conception énergétique, on pourra dire que l'inconscient renferme tous les éléments psychiques qui n'atteignent pas, n'atteignent plus ou n'atteindront que plus tard la conscience. Une couche superficielle de l'inconscient est sans aucun doute personnelle, pense Jung. Il la qualifie ainsi, parce qu'elle est constituée d'expériences vécues au cours de la vie. Ce qui a été refoulé est certainement contenu dans cet inconscient personnel. Mais il convient aussi d'y ajouter ce que nous avons oublié (les souvenirs en général, mais aussi ce que nous avons entendu ou lu) et ce que nous avons perçu sans en avoir eu conscience (parce que ces éléments restaient en dessous du seuil de perception de l'ouïe ou en dehors de notre champ de vision) [3]. Néanmoins, le concept d'inconscient personnel ne suffit pas à saisir la nature de l'inconscient dans son ensemble. Si l'inconscient n'était que personne, il serait théoriquement possible de ramener toutes les visions d'un malade mental à des expériences vécues et des impressions individuelles. Certes, c'est souvent le cas, mais il existe des produits imaginatifs dont on cherchera en vain les racines dans l'histoire de l'individu. Il s'agit là pour Jung de visions mythologiques.

    D'où proviennent-elles? Sans aucun doute du cerveau, écrit Jung. Il pense qu'il s'agit d'une structure héréditaire. Nous sommes dotés à notre naissance d'un cerveau hautement développé qui amène avec lui toute son histoire et qui, lorsqu'il est créatif, puise dans l'histoire de l'humanité. Il ne s'agit pas d'une histoire "objective", mais de l'histoire naturelle, très ancienne, de la structure cérébrale, qui s'est transmise avec toute sa vigueur depuis la nuit des temps. Cette structure raconte l'histoire de l'humanité, à savoir le mythe éternel de la mort et de la renaissance. Cet inconscient, qui est enfoui dans la structure du cerveau et ne se manifeste que dans l'imagination, est ce que Jung appelle l'inconscient supra-personnel ou inconscient collectif. Au contraire de l'inconscient personnel, on y trouve des contenus et des modes de comportement qui sont communs à tous les individus. Autrement dit, il forme un fondement psychique général, présent chez tous les êtres humains. Il se révèle dans la vision de l'artiste, dans l'inspiration du penseur, dans l'expérience du religieux. L'inconscient collectif est un esprit "omniprésent" et "omniscient". Tandis que l'inconscient personnel est fait de contenus qui furent un jour conscients et ont ensuite disparu du conscient, parce qu'ils ont été oubliés ou refoulés, les contenus de l'inconscient collectif n'ont jamais été conscients.

    Ces contenus de l'inconscient collectif sont les archétypes. L'étude de la mythologie, dit Jung, les appelle "motifs". Dans la psychologie de Levy-Brühl, ils correspondant aux "représentations collectives". Adolf Bastian les a qualifiés de "pensées élémentaires ou pensées primordiales". Jung reconnaît que son idée d'archétype n'est pas exclusivement SON concept, mais qu'il a été décelé et nommé dans d'autres domaines scientifiques [4]. Il existe dans notre cerveau des tracés héréditaires, des modes de fonctionnement psychique, des comportements "innés", comme lorsque le poussin sort de l'œuf ou quand les oiseaux construisent leur nid, donc des "patterns of behaviour". Cet aspect de l'archétype est l'aspect biologique qui intéresse la psychologique scientifique. Mais lorsqu'on regarde cette image "de l'intérieur", les archétypes s'avèrent être des possibilités innées de représentation. Ils sont les images de réactions instinctives, c'est-à-dire psychiquement nécessaires, à certaines situations. Quand il se passe dans la vie d'un être humain quelque chose qui correspond à un archétype, ce dernier est activé. L'archétype n'est pas une image transmise de manière héréditaire, mais une "possibilité" d'image. Il s'habille souvent de symboles qui transposent le sujet dans un état de saisissement, d'émotion, dont les conséquences sont imprévisibles. Le langage de l'inconscient est un langage imagé et les archétypes apparaissent par suite sous forme d'images personnifiées ou symboliques. Le nombre d'archétypes est relativement restreint, car il correspond aux différentes possibilités d'expériences fondamentales que peut faire l'être humain. Ces conditions générales, données par la structure héréditaire du cerveau sont la raison pour laquelle on retrouve dans le monde entier des symboles et motifs mythiques semblables. L'âme contient toutes les images dont sont nés les mythes, car les mythes sont les manifestations psychiques représentant la nature de l'âme. Tous les phénomènes naturels, comme l'été et l'hiver ou le changement de lune, sont des expressions symboliques du drame intérieur et inconscient de l'âme qui est projeté à l'extérieur [5].

    L'un des principaux archétypes est celui du Soi qui se trouve au centre du processus d'individuation. Ce dernier est le parallèle psychique du processus de croissance et de vieillissement du corps humain. Au cours de sa vie, l'homme est dans un premier temps initié à la réalité extérieure. Le moi se forme et la persona se développe. La persona désignait à l'origine le masque que portait le comédien et qui indiquait le rôle qu'il jouait. Ce que Jung appelle persona est par suite le masque derrière lequel nous nous cachons et qui nous permet d'apparaître sous tel ou tel jour. Parfois, la persona s'empare de l'individu à son insu. Et certains s'identifient tellement avec leur persona qu'ils ignorent leur vraie nature. Or, la persona n'a rien de réel. Elle n'est qu'un morceau de psyché collective, le signe d'un assujettissement du comportement. Elle est un compromis entre l'individu et la société. Dans un premier temps, il faut se libérer des fausses enveloppes de la persona, mais aussi "de la force suggestive des images inconscientes" [6]. C'est à ces étapes qui visent un élargissement de la personnalité et la réalisation de son Soi que Jung s'est particulièrement intéressé. Pour se réaliser soi-même, il faut s'engager sur la voie de l'individuation, autrement dit "devenir un être individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et incomparable, devenir notre propre Soi." [7]

    La première étape conduit à l'expérience de l'ombre, du côté sombre de soi qui, s'il est invisible, n'en est pas moins inséparable de notre nature dans sa totalité. C'est la partie de nous-même que, pour des raisons morales ou esthétiques par exemple, nous refusons d'accepter, parce qu'elle est contraire aux principes conscients que notre société reconnaît comme convenables. Mais quand nous nous mettons en colère, nous jurons et manquons d'égards, souvent contre notre volonté, à ceux qui nous entourent. Se manifestent ainsi des particularités que nous parvenons normalement à dissimuler et dont nous ignorons parfois même longtemps, voire toute notre vie, l'existence. L'émotion les rend visibles et nous ne pouvons plus nous en cacher, ni devant nous-mêmes ni devant les autres. La première forme est l' "ombre personnelle" qui contient les traits psychiques non vécus de l'individu. La seconde est l' "ombre collective" qui représente le côté sombre de l'esprit du temps, son opposition cachée. Toutes deux sont actives dans la psyché humaine. Chacun est suivi par son ombre, mais moins celle-ci est représentée dans la vie consciente de l'individu, plus elle est noire et dense". En général, l'ombre n'est pas complètement mauvaise. Elle est seulement vile, primitive, inadaptée et désagréable. Mais ces côtés peuvent être vivifiants. Tant que nous ne nous sommes pas confrontés à notre ombre, elle nous empêche de progresser sur le chemin des profondeurs de l'inconscient. Se confronter à son ombre, c'est prendre conscience de sa propre nature de manière critique, sans se ménager. Il faut accepter que ce que nous condamnons chez les autres se trouve aussi en nous et retirer nos projections. Ce qu'on reproche aux autres, il faut savoir se le reprocher à soi-même, si besoin est.

    La deuxième étape de l'individuation est la rencontre avec l'anima pour l'homme et l'animus pour la femme. La figure archétypique de l'anima/animus représente l'image collective de l'autre sexe dont nous avons hérité et avec laquelle nous appréhendons l'essence de l'autre (la féminité pour l'homme, la masculinité pour la femme). L'anima est le pôle opposé à la persona. Plus l'individu s'efforce d'assumer le rôle d'une forte personnalité, plus il tente de correspondre à l'image idéale qu'il s'est donné ou qu'on lui a imposé, et plus il compense intérieurement cette force qu'il affiche par une faiblesse féminine. Tout comme l'ombre, on peut rencontrer l'anima/animus sous sa forme intérieure, symbolique (dans un rêve par exemple). Des animaux et certains objets peuvent alors symboliser l'anima et l'animus quand ils apparaissent sous leur aspect purement instinctif. L'anima peut prendre la forme d'une vache, d'un chat, d'un tigre, d'un bateau ou d'une grotte et l'animus celle d'un aigle, d'un taureau, d'un lion ou encore d'un symbole phallique comme une lance ou une tour. Nous rencontrons l'anima/animus sous leur forme extérieure, concrète, quand une personne de l'autre sexe devient par projection porteur d'une partie de notre psyché inconsciente. Chez l'homme, la première de ces personnes est la mère; plus tard, elle est remplacée par d'autres femmes. Alors que le père, qui protège l'enfant des dangers de la vie extérieure, est un modèle de persona; la mère, qui est celle qui protège contre les dangers qui peuvent venir de l'âme, est un modèle d'anima. C'est pourquoi, dans les initiations masculines, on instruisait les jeunes gens des choses de l'au-delà (représentant symboliquement les secrets de l'âme) pour leur permettre de se passer de la protection maternelle. De nos jours, privé de cette initiation, l'homme projette l'anima en bloc sur la femme dont il s'éprend. L'homme marié se montre alors ou bien puéril, dépendant et servile, parce qu'il rétrograde et se situe face à sa femme comme face à une mère, ou bien il devient tyrannique et constamment préoccupé de sa supériorité virile, parce qu'il se révolte contre le double danger que représente la femme, cette dernière contenant son propre animus et les mirages de l'anima de son mari. L'homme succombe souvent à la tentation de conquérir la femme qui correspond le mieux au caractère particulier de sa propre féminité inconsciente, la femme donc, qui peut accepter le plus facilement la projection de son âme. Ainsi, l'homme épouse souvent la pire de ses faiblesses. Cette projection de l'anima entraîne une conséquence gênante. En effet, la femme finit par dominer dans le couple. Si sa domination sur l'homme est trop absolue, elle supporte mal cette augmentation de sa puissance dont elle ne sait que faire. Elle développe finalement un complexe d'infériorité qui la pousse à se comporter "moins bien" que son mari. Cela apporte alors à l'homme la preuve que ce n'est pas lui, qui est en fait le "héros", qui manque de classe, mais sa femme. Cette dernière récupère alors avec bonheur l'illusion d'avoir épousé un héros [8].

    Lorsque l'homme réussit à reconnaître, à prendre conscience du côté féminin que contient sa psyché (la femme faisant de même pour son côté masculin), il est possible de mieux maîtriser ses émotions. L'autre sexe perd de son côté mystérieux et menaçant parce que l'on a fait l'expérience de ses traits de caractère dans les profondeurs de sa propre psyché. Ainsi, l'anima n'est plus une vipère, une tentatrice qui entraîne l'homme vers sa perte, mais la muse sage et lumineuse que le fait progresser. L'animus n'est plus un démon qui veut toujours avoir raison, mais un être créateur. Ainsi, anima et animus arrêtent d'agir uniquement à partir de notre inconscient et nous permettent d'intégrer cette partie de notre psyché dans notre conscient pour élargir notre personnalité.

    L'étape suivante est l'apparition de l'archétype du Vieux Sage, personnification du principe spirituel. Le Vieux Sage fait partie des figures du Soi dont il est la partie masculine. La personnalité mana est l'archétype de l'homme fort qui se manifeste sous les aspects du héros, du magicien, du souverain. Chez la femme, cette image sera celle de la Magna Mater, la Grande Mère. C'est une figure maternelle, souveraine, universelle, pleine de pitié, de miséricorde et d'abnégation, "qui a découvert le grand amour, alors que lui est l'annonciateur de l'ultime vérité" [9]. Ces deux figures sont extrêmement fascinantes et peuvent entraîner l'individu dans la mégalomanie s'il ne sait pas se protéger du danger d'une identification en se différenciant nettement d'elles. Nietzsche, par exemple, s'est totalement identifié au personnage de Zarathustra, puis à celui de Dionysos et de Jésus. Jung appelle ces figures archétypiques de l'inconscient des "personnalités mana". Avoir du "mana" signifie posséder une force efficace sur les autres, mais c'est aussi courir le risque de devenir présomptueux, voire pire. Il ne faut pas non plus concrétiser la personnalité mana, ne pas en faire un Dieu, car cette erreur ferait de l'individu un être misérable, ployant sous le poids de ses péchés. La seule solution est la désintégration de la personnalité mana par la prise de conscience de ses contenus. Cette démarche entraîne un retour sur soi en tant qu'être vivant et non en tant que principe absolu. L'individu évitera ainsi la projection des valeurs et non-valeurs sur Dieu et le diable, et il gardera l'importance dont il a besoin pour ne pas devenir le jouet des forces inconscientes qui l'habitent. Il s'agit à ce stade de l'évolution psychique de dégager ce qui est fondamentalement "masculin" et fondamentalement "féminin", autrement dit ce qui constitue le "spirituel" chez l'homme et le "matériel" chez la femme. Le but n'est pas cette fois de se confronter aux caractéristiques de l'autre sexe dans sa psyché, mais de reconnaître ce qui représente sa propre nature. La prise de conscience de ces contenus permet à l'homme de se libérer de l'image du père et à la femme de se libérer de l'image de la mère. Ainsi, le caractère unique de sa propre individualité est éprouvé pour la première fois.

    La dernière image archétypale qui apparaît est celle du Soi. Le soi est la réunion des deux systèmes psychiques, le conscient et l'inconscient par un centre commun. Le Soi est le centre de la totalité psychique, comme le Moi est le centre du conscient. "Si l'on se représente le conscient avec le Moi au centre en face de l'inconscient et si l'on se représente alors le processus d'assimilation de l'inconscient, on peut s'imaginer cette assimilation comme une sorte de rapprochement entre le conscient et l'inconscient, le centre de l'ensemble de la personnalité n'étant plus dans le Moi, mais un point au milieu entre le conscient et l'inconscient. Ce serait le point du nouvel équilibre, un nouveau centrage de la personnalité globale, un centre peut-être virtuel qui confère une nouvelle base sûre à la personnalité en raison de sa position centrale entre le conscient et l'inconscient" [10] (GW 8, p. 229, par. 365). Jung caractérise le Soi "comme une sorte de compensation pour le conflit existant entre l'intérieur et l'extérieur" [11]. Le soi est le but de la vie, car il est "l'expression la plus totale de la combinaison du destin que l'on nomme individu" [12]. Ce n'est que lorsque ce centre est trouvé et intégré que l'homme a résolu le problème de la relation entre les deux réalités qui nous sont imposées, la réalité intérieure et la réalité extérieure. L'individuation est une approche progressive des contenus et fonctions de la totalité psychique et la reconnaissance de leurs effets sur le Moi. Elle conduit à reconnaître ce que l'on est de par sa nature, en opposition avec ce que l'on souhaiterait être.

    L'une des méthodes de progression sur la voie de l'individuation est l'imagination active, "qui utilise les capacités de l'imagination diurne en vue d'une relation originale à l'inconscient. Elle est le complément, en quelque sorte la contrepartie, de l'interprétation des rêves" [13]. Elle permet de se mêler aux processus inconscients. En les laissant prendre possession de soi, explique Jung, on en prend possession et unit ainsi le conscient et l'inconscient. L'imagination active amène à des expériences symboliques et à travers elles à l'expérience de son propre centre, le Soi. Jolande Jacobi explique que cette imagination n'a rien à voir avec l'imagination dans le sens courant du terme. L'imagination est ici comprise dans le sens de "force imaginative". Il s'agit de provoquer activement l'apparition d'images. Il y a activation des couches psychiques les plus profondes pour favoriser l'émergence des symboles et parvenir à un effet à la fois créatif et curatif. C'est une descente consciente dans les profondeurs de son âme pour reconnaître les contenus de ces profondeurs et les intégrer à la conscience [14]. Jung décrit l'imagination active comme une méthode "d'introspection, à savoir d'observation du flux des images intérieures" [15]. Aucun thème n'est imposé. C'est l'inconscient qui donne le point de départ. On concentre son attention sur une image impressionnante ou incompréhensible ou sur une impression visuelle spontanée et l'on observe comment cette image se transforme. Elle s'enrichit petit à petit de détails et évolue. Cette méthode fait surgir de nombreux contenus de l'inconscient. Elle repose sur un abaissement voulu de la conscience et de son influence limitative sur l'inconscient. Il faut éliminer toute critique provenant de la raison et observer ce qui se passe avec une objectivité absolue. Il ne faut ni réfléchir ni chercher une solution, mais "arrêter le discours et amener l'émotion à prendre figure" [16]. L'image qui apparaît doit être considérée comme une réalité. Il faut "rentrer" dans l'histoire et se confronter aux éléments qui y surgissent, autrement dit vivre pleinement dans cette histoire sans la distance que pourrait y mettre un conscient qui juge la situation. Le patient sera capable d'intégrer le sens véritable des images quand il reconnaîtra qu'elles ne sont pas uniquement une expérience personnelle bizarre sans lien avec son entourage, mais une expression récurrente de faits et processus objectifs ayant lieu dans la psyché humaine. Il modifiera alors son point de vue et déplacera le centre de sa personnalité du Moi vers le Soi. Elie Humbert rapporte l'épisode suivant: "A une analysante qui lui rapportait l'imagination suivante: "Je suis au bord de la mer et je vois arriver un lion, mais il se transforme en bateau", Jung répondit: "ce n'est pas vrai, si vous êtes au bord de la mer et que vous voyez arriver un lion, vous avez peur, vous tremblez, vous vous demandez ce que vous allez faire, et il n'est pas question qu'il se transforme tout de suite en bateau" [17].

    Jung en a fait lui-même l'expérience. La période qui suivit sa rupture avec Freud fut caractérisée par une "incertitude intérieure, plus encore, de désorientation" [18]. Il ressentait une forte pression intérieure. Ses rêves le perturbaient, sans qu'il puisse les comprendre. Il décida alors de s'abandonner aux impulsions de son inconscient. Un souvenir issu de son enfance apparaît alors, chargé d'émotion. Puis, en 1913, ce sont des visions apocalyptiques qui l'assaillent. Il voit "les puissantes vagues jaunes, les débris des oeuvres de la civilisation et la mort d'innombrables milliers d'êtres humains" [19]. Deux semaines plus tard, cette vision revient, culminant dans un flot de sang. Le 1er août 1914, la première guerre mondiale éclate. Les visions continuent. Jung a l'impression que des blocs gigantesques se précipitent sur lui. Il sait qu'il peut devenir fou, mais la volonté de trouver le sens de ces phantasmes est plus forte que tout. Il recourt à des exercices de yoga, mais juste le temps de retrouver son calme pour pouvoir reprendre le travail avec son inconscient. Il s'aperçoit qu'il traduit en images les émotions qui l'agitent et qu'alors, la paix intérieure s'installe. Mais il ne laisse pas les choses au niveau des émotions. S'il l'avait fait, il aurait été, écrit-il, déchiré par les contenus de son inconscient. Il transcrit, maladroitement affirme-t-il, ses phantasmes, car "les archétypes parlent de façon pathétique et redondante" [20]. Parfois, il lui semble même entendre quelque chose. Sous le seuil de la conscience, tout est vivant. Il ne comprend toujours pas ses phantasmes. Il les note en ressentant souvent une violente résistance. Les phantasmes lui apparaissent parfois comme "un mélange infernal d'éléments solennels et d'éléments ridicules" [21]. Pour saisir ses phantasmes, il se laisse tomber en eux, mais son angoisse est forte. Il sait qu'il faut qu'il s'empare de ses images avant qu'elles ne s'emparent de lui. Quand il ne comprend pas ses rêves, il les peint pour mieux se les représenter. Il dessine aussi spontanément des mandalas. Dans ses rêves, il rencontre des personnages avec lesquels il s'entretient. En 1916, il éprouve le besoin de donner forme à ce qu'il vit intérieurement. Il rédige les "Sept Sermons aux Morts" qu'il interprète comme une sorte de prélude aux communications qu'il fera sur l'inconscient. Tous ses travaux ultérieurs proviennent de ces phantasmes et de ces rêves initiaux. Sa recherche scientifique lui permet de s'arracher à ce chaos d'images. Il s'efforce de comprendre rationnellement chaque image et d'en tirer les conséquences éthiques qui s'imposent à lui. Il se rend compte qu'il lui faut montrer que les contenus de l'expérience psychique sont "réels" en tant qu'expériences collectives qui peuvent se répéter chez tous les individus. Suite à plusieurs rêves, il comprend finalement que le but du développement psychique est le Soi. Jung considère que ces années furent les plus importantes de sa vie. Toute son activité ultérieure "consista à élaborer ce qui avait jailli de l'inconscient [...] Ce fut la matière première pour l'œuvre d'une vie" [22].

    Au cours de sa carrière, Jung utilise la méthode de l'imagination active avec certains patients. Il décrit le cas d'un jeune artiste qui n'arrivait pas à comprendre ce qu'était l'imagination active. Le jeune homme devait prendre le train pour aller voir Jung. Un jour, alors qu'il attendait à la gare, il vit une affiche qui représentait des cascades, une verte prairie, avec une colline au milieu et des vaches sur la colline. Il s'imagina que le paysage était réel et qu'il montait la colline et qu'il allait bientôt voir ce qui se trouvait de l'autre côté. Il vit un petit chemin qui contournait un ravin, et un rocher. Une fois passé le rocher, il vit une petite chapelle dont la porte était entrouverte. Il entra. Sur l'autel orné de fleurs se trouvait une statue en bois de la Vierge. Il regarda son visage et à ce moment, quelque chose aux oreilles pointues disparut derrière l'autel. Il pensa que c'était stupide et sa vision s'évanouit. Mais il finit par se dire que ce qu'il avait vu était peut-être réel. Il regarda à nouveau l'affiche, refit le chemin, descendit la colline, rentra dans la chapelle. Il se dit que si la chose aux oreilles pointues sautait de l'autel derrière la statue de la Vierge, il ne qualifierait plus sa vision de stupide. Et il vit la même chose que la première fois. Il sut alors qu'il pouvait compter sur son imagination et apprit à s'en servir. Les patients éprouvent souvent le besoin de représenter ces images intérieures et se servent couramment du dessin, de la peinture ou de la sculpture, souvent sans que le thérapeute le lui demande. Jung relate le cas d'un intellectuel à qui l'on demanda uniquement d'observer ses rêves et qui commença spontanément à peindre les images qu'il avait vues en rêve et qui lui semblaient importantes pour lui. En quelques mois, il travailla sur son inconscient par l'intermédiaire de ses dessins et Jung constata, bien que ce patient ne fût pas en traitement chez lui, une amélioration sensible de son état [23]. Jung rapporte également le cas d'un schizophrène qui dessina un vase rempli d'éléments disparates qui symbolisait son Soi et tous ses éléments inconciliables. Il interprète ce dessin comme une tentative d'auto-guérison. Le vase reprend l'idée du cercle magique que l'on retrouve aussi dans les mandalas. Le patient essaie de compenser le désordre psychique qu'il ressent en construisant un centre autour duquel il dispose de manière concentrique ce qui s'oppose et semble inconciliable. Il s'agit non d'un acte volontaire, mais d'une impulsion instinctive. La quadrature du cercle est l'un des nombreux motifs archétypiques qui sont à la base de l'élaboration de nos rêves. C'est l'archétype de la totalité, l'archétype du Soi par excellence.

    L'imagination active est cependant une méthode dangereuse, comme le souligne Jung [24]. Le risque le plus insignifiant est que le patient dérive vers la "libre association" de Freud et se retrouve enfermé dans le cercle stérile de ses complexes. Le second risque est que le patient ne montre qu'un intérêt purement esthétique aux contenus authentiques qu'il produit, les condamnant à ne rester que des fantasmagories. Il n'y aura dans ce cas aucun résultat, le sens et la valeur de ces visions ne se révélant que lorsqu'il y a intégration dans la personnalité au moment où le patient leur est confronté sur le plan de la signification et sur le plan moral. Le troisième risque est que les contenus à haute charge énergétique peuvent submerger la conscience et prendre possession de la personnalité. Il en résulte, chez les personnes prédisposées, un état qui, temporairement du moins, ne peut être différencié de la schizophrénie et peut même devenir un véritable intervalle psychotique.

    L'individuation prônée par Jung, quelle que soit la méthode employée pour tenter d'y parvenir, est accessible à peu d'individus. Tout d'abord parce que travailler sur soi est difficile. Jung ironise que s'il avait trouvé un remède à injecter, sa méthode aurait été acceptée tout de suite, car elle n'aurait demandé aucun effort, aucune peine aux individus [25]. Le second problème qui entrave l'individuation est la faculté humaine à l'imitation [26]. On croit se différencier en imitant une personnalité ou en essayant de s'approprier une qualité particulière. Au lieu de s'améliorer, on enfouit encore plus dans l'inconscient ce qu'on est véritablement; on tente de devenir ce qu'on souhaiterait être au lieu de se concentrer sur ce qu'on est réellement. Supposons maintenant que, réussissant à surmonter ces problèmes, l'homme ait toujours la volonté de s'individuer. Il n'y parviendra pas forcément. En effet, Jung souligne plusieurs fois dans son œuvre que cette méthode n'est applicable qu'à des individus dotés d'un certain degré d'intelligence et d'un sens intact de la moralité [27]. Un manque d'instruction, une intelligence médiocre et une morale douteuse sont des critères qui excluent d'ores et déjà 50 % de la population. Ceux qui, peu nombreux vu le caractère à la fois ardu et périlleux de l'entreprise, réussiraient l'individuation, formeraient une "minorité dirigeante". Dans un autre texte, Jung précise qu'il ne s'agirait pas de convaincre ni de sermonner les autres, non individués, mais d'influencer par l'inconscient, d'exercer un effet que les primitifs qualifient de "mana" [28]. Nous avons là un élitisme évident. Jung lui-même avoue qu'on pourrait facilement mal user de sa méthode psychothérapeutique qui deviendrait alors un instrument pour éduquer la population dans un but bien précis, généralement politique. La psychothérapie pourrait devenir un "technicisme" visant uniquement l'augmentation du rendement social. L'âme perdrait définitivement son autonomie et ne serait plus qu'une simple fonction utilisable selon le bon vouloir de l'État [29]. La psychologie serait "une simple analyse des possibilités de rationalisation de l'appareil psychique" [30]. Il est donc souhaitable à tous points de vue que les tentatives d'évolution psychique se limitent aux patients auxquels ces méthodes sont applicables et peuvent amener un soulagement.


    NOTES

    1] C.G. Jung, GW 9/I, Die Archetypen und das kollektive Unbewusste, "Über die Archetypen des kollektiven Unbewussten", Walter Verlag, Olten,1995, p. 13.
    2] C.G. Jung, GW 8, Die Dynamik des Unbewussten, "Über die Energetik der Seele", Walter Verlag, Olten, 1995, p. 39-40.
    3] C.G. Jung, GW 7, Zwei Schriften über analytische Psychologie, "Über die Psychologie des Unbewussten", Walter Verlag, Olten, 1995, p. 74.
    4] C.G. Jung, GW9/I, "Der Begriff des kollektiven Unbewussten", p. 55.
    5] C.G. Jung, GW 9/I, "Über die Archetypen des kollektiven Unbewussten", p. 15-16.
    6] C.G. Jung, GW 7, "Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten", p. 184: "der Suggestivität unbewusster Bilder".
    7] Ibidem, p. 183: "[...] zum Einzelwesen werden, insofern wir unter Individualität unsere innerste, letzte und unvergleichbare Einzeigartigkeit verstehen, zum eigenen Selbst werden."
    8] Ibidem, p. 203.
    9] Ibidem, p. 235: "[...] die Entdeckerin der großen Liebe, so wie er der Verkünder der letzten Wahrheit ist."
    10] C.G. Jung, GW 7, "Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten", p. 229: "Wenn man sich das Bewusstsein mit dem Ich als Zentrum des Unbewussten gegenübergestellt denkt, und wenn man sich nun den Prozess der Assimilation als eine Art der Annäherung zwischen Bewusstsein und Unbewussten dazu vorstellt, so kann man sich diese Assimilation als eine Art von Annäherung zwischen Bewusstsein und Unbewussten denken, wobei das Zentrum der totalen Persönlichkeit nicht mehr mit dem Ich zusammenfällt, sondern ein Punkt in der Mitte zwischen Bewusstsein und Unbewussten ist."
    11] Ibidem, p. 246: "[...] eine Art Kompensation für den Konflikt zwischen Innen und Außen".
    12] Ibidem: "[...] der völligste Ausdruck der Schicksalkombination, die man Individuum nennt".
    13] Elie Humbert, "L'imagination active d'après C.G. Jung", Cahiers de psychologie jungienne, n.13, Printemps 1977.
    14] Jolande Jacobi, Die Psychologie von C.G. Jung - Eine Einführung in das Gesamtwerk, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt/Main, 1978, p. 143.
    15] C.G. Jung, GW 9/I, Die Archetypen und das kollektive Unbewusste, "Zum psychologischen Aspekt der Kore-Figur", Walter Verlag, Olten,1995, p. 206-207.
    16] Ibidem, p. 10.
    17] Ibidem, p. 11.
    18] C.G. Jung, Erinnerungen, Träume, Gedanken von C.G. Jung, Aufgezeichnet und herausgegeben von Aniela Jaffé,Walter Verlag, Solothurn und Düsseldorf, 1995, p. 174: "[eine Zeit] innerer Unsicherheit, ja Desorientiertheit".
    19] Ibidem, p. 178: "die gewaltigen gelben Wogen, die schwimmenden Trümmer der Kulturwerke und den Tod von unzähligen Tausenden".
    20] Ibidem, p. 181: "Die Archetypen reden pathetisch und sogar schwülstig".
    21] Ibidem: "ein höllisches Gemisch von Erhabenem und Lächerlichem".
    22] Ibidem, p. 203: "[...] das auszuarbeiten, was [...] aus dem Unbewussten ausgebrochen war [...]. Es war der Urstoff für ein Lebenswerk."
    23] C.G. Jung, GW 18/I, Das symbolische Leben, "Über Grundlagen der analytischen Psychologie", Walter Verlag, Olten,1995, p. 190-192.
    24] C.G. Jung, GW 8, Die Dynamik des Unbewussten, "Die transzendente Funktion", Walter Verlag, Olten, 1995, p. 82/83.
    25] C.G.. Jung, Jung parle, Rencontres et interviews, "Interview pour la Suisse à l'occasion du 85e anniversair" (1960), Buchet-Chastel, Paris, p. 358.
    26] C.G. JUNG, GW 7, "Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten" (1928), p. 163.
    27] C.G. JUNG, GW 18/2, Das symbolische Leben, "Ein dem Weltfrieden dienlicher Einstellungswandel", Walter Verlag, Olten, 1995, p. 652.
    28] C.G. JUNG, GW 10, Zivilisation im Übergang, "Gegenwart und Zukunft" (1957), Walter Verlag, Olten, 1995, p. 334.
    29] C.G. JUNG, GW 16, Praxis der Psychotherapie, "Die Psychotherapie in der Gegenwart" (1941), Walter Verlag, Olten, 1995, p. 113.
    30] Ibidem, p. 115.


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