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  • Questioni di genere nelle comunicazioni scientifiche
    Mabel Franzone e Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.15 n.3 Settembre-Dicembre 2017





    LA FEMME DANS LE MILIEU ACADÉMIQUE: ÉTUDE DE CAS

    Ala Eddine Bakhouch

    abakhouch@yahoo.fr
    LDC (Laboratoire de Recherche Langues, Discours et Cultures), Université de Jendouba/Carthage (Tunisie).


    Maria Mitchell au télescope avec ses étudiantes
    Maria Mitchell (Nantucket 1818 – Lynn 1889)

    Introduction

     

    Le monde académique n’échappe pas au plafond de verre ou au ciel de plomb (Marry, 2004 : 67) qui pèse sur les carrières des femmes : dans toutes les disciplines,  leur part s’étiole au fil de la hiérarchie des grades,  des honneurs,  des  responsabilités et des rémunérations. Introduite par des chercheuses américaines, la métaphore du plafond de verre qui voulait signifier le caractère invisible, transparent, des barrières auxquelles les femmes se heurtaient dans les grandes entreprises privées, pour accéder aux positions de direction, a été reprise en France et en  Europe et  étendue au secteur public (Laufer, 2004 : 98). Hélène Meynaud (1988) évoque la « cueillette des edelweiss » à propos de la raréfaction des femmes dans les hautes sphères de la direction d’une grande entreprise publique française ; un rapport européen (European Commission, 2000) parle, de façon   moins   poétique,   de   « tuyau   percé »   pour   dire « l’évaporation » des femmes, de la sortie des études au grade de professeur des universités. Ce dernier rapport, comme d’autres sur l’université (Delavault et al., 2002), le CNRS (Centre national de  la  recherche  scientifique) (Crance, 2002 ; Sgen-CFDT, 2004) et la fonction publique en France (Le Pors et Milewski, 2002 et  2003) ont  popularisé ce constat. Ce dernier questionne l’a priori selon lequel le monde académique garantirait une plus grande égalité de carrière entre hommes et femmes du fait d’un recrutement par concours plus méritocratique et  universel.

     

    Cette étape par la « preuve chiffrée » a été cruciale, ici comme ailleurs, dans la reconnaissance des inégalités sexuées et dans l’impulsion de recherches visant à les expliquer. Cet article, appuyé sur deux recherches en cours [1], se propose de poursuivre ces pistes d’explication des inégalités sexuées dans le  monde académique en  explorant un coin du ciel de plomb : celui qui pèse sur les chercheuses en sciences de la vie. Il met l’accent sur la dimension subjective, c’est-à-dire sur les plaisirs et souffrances du métier de chercheur et sur les contradictions, particulièrement vives chez les femmes, générées par les injonctions contradictoires à l’exercice idéal de ce métier et de celui de mère. L’exemple de la biologie nous a semblé particulièrement intéressant à explorer.

     

    Cette discipline a en  effet été investie de longue date  par  des  femmes  et  certaines ont connu des succès éclatants. Or, au fil des  ans, l’avantage masculin n’a pas fléchi. L’argument du vivier est donc difficile à invoquer. Cet avantage des hommes s’est même renforcé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) depuis 15 ans, en particulier  en  sciences de la vie (Crance, 2002). L’enquête en cours auprès de biologistes de l’ Institut National de Recherche Agronomique (INRA) montre que le ciel de plomb ne s’est pas éclairci pour les générations plus jeunes : les chances d’être promues au grade de directrice de recherche pour les chercheuses recrutées dans les années 1980-1990  ne  sont pas supérieures à celles qu’ont connu les générations antérieures et tout au long de leur parcours professionnel, ces chances sont inférieures à celles de leurs collègues masculins (Sabatier et al., 2004). On peut faire l’hypothèse que cela tient au caractère de plus en plus sélectif et attractif des grands organismes de  recherche par  rapport  à l’université. Cette situation était complètement inversée dans les débuts du CNRS (en  1938-1939) et  jusqu’à la  fin des années 1950. Le CNRS attirait alors plus de femmes que d’hommes, ces derniers étant beaucoup plus séduits par les « sirènes et les salaires de l’Université », comme le souligne Martine Sonnet (2004). Depuis les années de massification de l’enseignement supérieur, les conditions de travail des universitaires se sont dégradées et l’on peut penser que les candidatures masculines se portent de préférence vers les grands organismes  de  recherche. On observe en effet une diminution forte de la présence des femmes parmi les chercheurs en sciences de la vie  au CNRS au cours du dernier quart de  siècle  (50 %  en  1974, 39,7 % en 2004) alors que les recrutements sur des postes de maîtres de conférences laissent une  place croissante aux femmes, reflétant la féminisation des docteurs en sciences de la vie (autour de 52 % en  2004).

     

    Le point commun toutefois à l’ensemble des instances académiques est la disparition des femmes au fil des promotions internes. Le dégradé des chiffres en sciences de la vie est sans appel. En décembre 2004, elles représentaient au CNRS 47 % des chargés de recherche (CR), 30,4 % des directeurs de recherche de 2e classe  (DR2), 17,5 % des directeurs de 1ère classe (DR1) et  10,7 %  seule- ment des directeurs de recherche de classe exceptionnelle. Ainsi, la moitié de la population totale des chercheurs masculins est-elle constituée de  directeurs de  recherche ;  ce n’est le cas que de 29 % des chercheuses en sciences de la vie. L’écart entre la base et le sommet est encore plus manifeste à l’université où les femmes ne représentent en 2002 que 16 % des professeurs de biologie et  biochimie, 40 % des maîtres de  conférences. Comment et pourquoi cette éviction ? Est-elle liée au  fait qu’elles ont moins pu ou voulu répondre aux critères de sélection, notamment à ceux, supposés essentiels, de productivité scientifique ? Ont-elles rencontré  des obstacles particuliers dans des étapes antérieures de leur vie professionnelle ? Ces obstacles sont-ils d’abord liés à leur vie privée ou aux règles du « jeu » de la carrière dans le monde de la recherche et à des pratiques plus ou moins subtilement discriminantes à leur encontre ?

     

    Après une rapide discussion autour des principales hypothèses retenues, nous développerons deux points qui nous ont frappées lors de notre plongée dans le monde des biologistes de laboratoire : l’emprise temporelle et psychique du métier de chercheur en biologie et le conflit qu’elle génère, tout particulièrement chez  les  femmes  avec le métier (et leur idéal) de  mère.

     

    1. Interprétation sociologique de la question du genre dans le milieu académique

     

    Afin de donner des explications aux carrières minorées des femmes dans les recherches si riches quoique disparates sur le genre [2], plus particulièrement académique, nous avançons des hypothèses explicatives. Les résultats aboutis font office d’étayage et nécessitent parfois des reformulations pour analyser la productivité scientifique des femmes considérée majoritairement inférieure.

     

    1.1 La productivité des femmes dans le milieu académique est incomparable à celle des hommes ?

     

    Les femmes décrochent difficilement une reconnaissance académique parce qu’elles sont, dans les établissements de recherche, de moins en moins candidates aux postes de professeurs d’université ou de directeur de recherche. Parmi les signes de la reconnaissance académique, la productivité scientifique joue un role capital en termes de nombre et de qualité des publications obtenues  dans un temps donné. Il est à rappeler que la question de la productivité scientifique des femmes, supposée inférieure, fait débat depuis les années 1970, parmi les sociologues américains des sciences. Yu Xie et Shauman (2004 : 123) montrent que l’écart s’est considérablement réduit pour les cohortes de doctorant-e-s en sciences des années  1990.  Schiebinger (2005 : 56) fait une synthèse critique de ce débat, d’un point de vue féministe, dans un article récemment paru en français (2004). Dans les travaux des années 1970, la moindre productivité des femmes est renvoyée à la dissymétrie des charges familiales, contradictoire avec la dévotion supposée à la science. Cole et Zuckerman (1991) contestent cette explication.

     

    Leur enquête auprès d’éminents scientifiques américains montre que femmes et hommes surestiment l’incompatibilité des charges familiales avec un travail scientifique intense. Dans leurs récits de vie, ils reconnaissent qu’il y a peu de relation entre les moments de « pics » ou de creux des publications et les événements familiaux. Bochow et Joas (1987) trouvent cette relation seulement pour les hommes parmi les universitaires du Mittelbau en Allemagne : à expérience professionnelle contrôlée, les pères de famille publient plus que ceux qui sont sans enfant ; il  n’y  a pas de différence de productivité entre les femmes selon qu’elles ont ou non un enfant. Yu Xie et Shauman (2004) montrent aussi que le statut familial (mariage, présence d’enfants) n’a pas d’influence significative, lorsque sont contrôlées les principales variables expliquant les différences de productivité, à savoir l’ancienneté, le temps mis entre l’obtention du bachelor degree (premier diplôme de l’enseignement supérieur) et le PhD (équivalent  du  doctorat  français)  et le type d’institution d’appartenance (degré de prestige, part respective des heures d’enseignement et de recherche, etc.).

     

    En France, Laure Turner (2003), dans sa thèse d’économie sur la production scientifique de chercheurs d’une section de physique du CNRS, conclut à une productivité un peu inférieure des femmes (en termes de nombre d’articles par an) en nuançant ses résultats par l’observation d’une absence de  différence de  qualité, mesurée par la note annuelle moyenne d’impact. Les articles des femmes, en revanche, sont moins cités. Nos résultats confirment la faiblesse des différences de productivité scientifique des biologistes, candidat-e-s et lauréat-e-s au concours de directeur de recherche au CNRS dans les années 2000 à 2004. Ils montrent surtout une grande dispersion de situations, laissant penser que l’originalité et la qualité des publications jouent plus que leur quantité. Ce critère s’avère aussi moins central pour les promotions que ne l’affirment les évaluateurs et évaluatrices de la section concernée. Ceux obtenus sur l’INRA, plus sophistiqués sur le plan statistique, vont dans le même sens : « toutes choses égales d’ailleurs », le score de publications est moins élevé chez les femmes mais il n’accroît pas les chances d’être promu directeur ou directrice de recherche. En  revanche, encadrer des  doctorants et des équipes, avoir soutenu une HDR (habilitation à diriger des recherches), être issu d’une grande école – indices d’une participation à des réseaux scientifiques visibles et reconnus –, favorisent la promotion mais sont moins fréquents dans la population des chercheuses (Sabatier et al., 2005).On ne peut en effet isoler la « productivité » scientifique individuelle de l’ensemble du processus de « fabrication » d’un futur directeur de recherche.

     

    Un moment décisif de ce processus est celui du concours. Les critères d’évaluation et de sélection mis en œuvre par les « pairs » (des hommes à 75 %) dessinent une figure masculine, celle d’un futur dirigeant d’unité (un directeur de recherche 1re classe). Cette  figure est proche de celle des cadres à haut potentiel des  grandes  entreprises privées (Laufer et Fouquet, 2001) : parcours de météore (souvent entamé dans une grande école), mobilités à l’étranger, responsabilités variées (équipes, plateformes techniques, commissions diverses, etc.) conduisant à des publications en dernier auteur [3], qualités personnelles de dynamisme et enthousiasme, etc. Il n’est pas surprenant alors de constater que les femmes ont moins de  chances que les hommes de réussir. La barrière de l’âge est particulièrement néfaste : à partir de 50 ans, on est un chercheur – et  beaucoup plus souvent une chercheuse – « qui n’a pas démérité » mais qui ne « mérite » pas d’être promue. Tout laisse à penser en effet que le ciel de plomb se forme par le cumul de discriminations : de petites différences au départ se traduisent par  de  grands écarts au terme de plusieurs années de carrière. Ce  processus mêle les contraintes intériorisées ou subies contre leur gré par les femmes dans la vie privée et les barrières structurelles dans le monde académique, que Beate Krais (2000) dénomme les « mécanismes cachés de la  domination masculine ».

     

    1.2 Les mécanismes cachés de la domination masculine au sein des organisations académiques (l’effet Matilda)

     

    Au long de leur parcours professionnel, les femmes seraient moins incitées, soutenues, reconnues comme des partenaires d’égale valeur dans la compétition scientifique (Krais, 2000 : 89). D’emblée, elles seraient moins souvent recrutées dans les institutions les plus prestigieuses et auraient donc un accès plus limité aux ressources financières, techniques, humaines qui permettent d’obtenir des résultats scientifiques et de les valoriser sur la scène internationale, dans des congrès et revues renommées. Or, tous les travaux récents sur les carrières académiques montrent l’importance de ces ressources collectives sur la productivité scientifique des chercheurs : aucun prix Nobel ne peut être obtenu par un chercheur travaillant dans un laboratoire obscur.

     

    Une recherche sur l’élite de la cancérologie française (Lazega et al., 2004) démontre que les ressources collectives des unités dans lesquelles travaillent les chercheurs (réseaux d’échanges scientifiques, de personnel ou de matériel) jouent un rôle plus important sur leur productivité scientifique que leurs ressources individuelles ou réseaux d’échanges personnels. Après les premières années dans le métier, joue ensuite ce  que  le  sociologue  Merton  (1968 : 22)  dénomme « l’effet Matthieu » : dans le monde académique comme ailleurs, on  ne prête qu’aux riches ;  plus on publie, plus on est cité, sollicité pour présenter ses travaux ou évaluer ceux des autres et  plus on  obtient des moyens financiers et humains qui permettent de publier. Pour les femmes, c’est souvent l’effet inverse qui joue. L’historienne féministe des sciences, Margaret Rossiter le qualifie de façon ironique « d’effet Matilda ». Elle met l’accent sur la deuxième partie du verset de l’Evangile imputé à Matthieu : « à celui  qui  n’a  pas,  même  ce  qu’il  a  lui  sera  retiré », c’est-à-dire sur l’occultation voire le vol de savoir des femmes scientifiques par des hommes plus visibles et influents, qui peuvent être parfois leur mari et collègue (Rossiter, 2003 : 21). Ces constats sont bien établis dans la littérature étrangère et se retrouvent dans notre  enquête : on rencontre très peu de femmes parmi les chefs d’équipe des grands Instituts de biologie où nous avons réalisé nos entretiens ; or encadrer une  équipe  est  un critère essentiel de promotion au grade de directeur/directrice de recherche. Ces moindres sollicitations s’appuient sur la mise à distance des femmes elles-mêmes.

     

    1.3 Les raisons de la mise à distance des  femmes par rapport aux jeux et enjeux de la  carrière

     

    Les femmes seraient moins promues  parce  qu’elles sont moins candidates à une promotion. Moins sûres d’elles ou plus modestes, anticipant les difficultés symboliques et pratiques de positions pensées par et pour des hommes, elles tendraient à se présenter plus tard, parfois jamais ou trop tard, aux concours ouvrant sur ces postes. Nos enquêtes montrent en effet que ces difficultés sont particulièrement difficiles à surmonter dans le monde académique. « Faire une œuvre » se heurte en effet toujours pour une femme à un double interdit symbolique et pratique (Molinier, 2003 : 112). Interdit symbolique tant les représentations qui continuent à postuler  l’infériorité  intellectuelle  des femmes se renouvellent sous des formes toujours plus sophistiquées [4].

     

    Si les chercheurs en sciences de la vie que nous avons rencontrés, les  hommes  comme  les  femmes, ne disent pas partager cette croyance, ils et elles sont peut-être plus enclins que d’autres à expliquer des différences de   comportements sociaux par des  différences « naturelles » : un taux plus faible de testostérone, par exemple, pour rendre compte d’une moindre agressivité dans la compétition scientifique, comme nous l’a suggéré une chercheuse. Interdit pratique, car l’investissement exigé est en effet souvent d’une grande intensité et requiert une disponibilité sur de longues périodes. Pour faire une œuvre, il faut non seulement disposer d’une « chambre à soi » mais aussi être complètement dégagé, sur le plan matériel et psychique, des soucis d’intendance. Cette disponibilité est particulièrement contraignante dans les sciences expérimentales, qui exigent de longues heures de présence au laboratoire pour surveiller les expériences, nourrir les animaux,  etc. La compétition  internationale,  de  plus  en plus vive dans les sciences de la vie, accroît encore ces exigences. Nos entretiens laissent supposer aussi que les femmes ont plus de scrupules à déléguer à d’autres, moins « gradés » et le plus souvent des femmes (doctorant-e-s, secrétaires, technicien-ne-s, etc.), ce que le sociologue américain Hughes (1996 : 178) appelle le « sale boulot ».

     

    Une autre variante de cette hypothèse de la mise à distance des femmes est celle d’un rapport moins planifié  et obsessionnel à la carrière que les  hommes.  Elles seraient moins hantées par la quête continuelle de reconnaissance. Ce rapport  moins  obsessionnel  aurait pour corollaire une diversité plus grande des intérêts de vie – familiales et autres – et serait facilité (ou imposé) par des attentes sociales moins fortes : elles seraient moins incitées mais aussi moins contraintes à obéir aux diktats de la carrière canonique qui suppose une progression continue dans les grades et les  corps, la  course sans fin aux honneurs, à la reconnaissance, aux responsabilités, etc. Les premiers résultats établis par Sabatier et al. (2004) sur la population des biologistes de l’INRA confirment une certaine autocensure des femmes : « toutes choses égales par ailleurs » (ancienneté, publications, mobilité, etc.), elles sont plus nombreuses à ne pas s’être présentées au concours de directeur  de  recherche  2e classe. Au CNRS, le constat est similaire : les femmes chargées de recherche en  biologie, dans notre enquête, se  présentent au concours de directrice de recherche avec 1,6 année de retard en moyenne sur les hommes.

     

    Les entretiens biographiques réalisés parmi les biologistes font apparaître la force du conflit travail/famille chez une majorité des chercheuses. Le lien entre situation familiale et réussite professionnelle n’est pas d’ordre comptable ou directement causal. Les femmes que nous avons classées dans le groupe des « parcours de réussite relativement sereins » sont plus souvent en couple (avec un chercheur en biologie) avec des enfants (un ou deux, jamais trois) que celles qui ont connu des parcours moins linéaires et souvent vécus dans l’amertume. La présence d’un conjoint qui vous estime et vous soutient professionnellement, d’autant plus efficacement qu’il est bien « placé » dans le milieu académique, est un atout incontestable pour la carrière des chercheuses que nous avons rencontrées. Mais quels que soient leurs parcours et la  façon plus ou moins euphémisée dont elles en parlent, le conflit est présent. Il est exacerbé dans le groupe des « réussites coûteuses », qui ne rassemble que des femmes. Ces réussites sont en effet narrées comme le cumul d’obstacles dans la vie professionnelle et privée qui ne semblent pas avoir concerné (à ce point-là) les hommes. Si ces derniers ont pu, comme elles, se heurter à des directions de laboratoire défaillantes ou  conflictuelles, ou  à des rivalités envieuses entre équipes ou personnes conduisant à des mobilités forcées et à un déficit de publications, elles seules disent avoir connu des parcours ralentis pour des raisons familiales.

     

    Chez les hommes, la passion pour le métier est souvent présente aussi mais la paternité ne semble pas entraver leur carrière, même si elle est moins fréquente et ne paraît pas la galvaniser autant que chez les polytechniciens et autres diplômés d’écoles d’ingénieur (Gadéa et Marry, 2000). Ceux qui n’ont pas pu, ou pas voulu, accéder au grade de directeur de recherche sont le plus souvent d’origine populaire (ouvrière ou employée).  Cette origine, très éloignée du monde académique, se traduit par une moindre familiarité avec les règles du jeu de la « carrière » et par des comportements d’autocensure souvent renvoyés, comme dans nombre de discours des femmes,  à un  attachement plus  important  au  métier (la « paillasse ») qu’à la carrière et aux responsabilités administratives et hiérarchiques  qu’elle  implique. 

     

    Certains sont fiers de leur ascension sociale par rapport à leur père, mais la plupart portent un regard amer sur leur parcours : ils sont en effet perçus par leurs collègues comme des « chercheurs ratés ». Ce discrédit sur les hommes restés chargés de recherche pèse un peu moins sur les femmes, beaucoup plus nombreuses à partager ce sort. Et ces dernières restent plus impliquées dans leur métier, qu’elles obtiennent ou non la reconnaissance par une promotion ; certaines retrouvent même un sursaut d’énergie à la cinquantaine, lorsque les enfants ont grandi ou qu’elles se sont séparées d’un conjoint  hostile. Alors que d’autres, comme Luis (cf. infra), se « réveillent » pour se présenter au concours DR (directeur de recherche), lorsque l’enfant paraît.

     

    1.4 Facteurs explicatifs d’ordre professionnel

     

    Le travail de recherche en biologie s’exerce pour l’essentiel dans un lieu particulier – le laboratoire – et de façon collective, au sein de petites équipes (deux à dix personnes) comprenant des stagiaires, des étudiants (en DEA – diplôme d’études approfondies – et thèse), des techniciens (qui sont presque toujours des techniciennes) ou  ingénieurs. Les « bureaux »  des chercheurs sont rarement isolés des machines, plus ou moins bruyantes et sophistiquées ; à l’exception de ceux des directeurs de laboratoires, ils sont partagés à deux, trois voire quatre. Les expériences (les « manips »), leur conception, leur réalisation, leur analyse, nécessitent de longues heures de présence dans ces lieux, situés dans des hôpitaux, des instituts propres de recherche ou sur des campus universitaires. Le matériel manipulé par les chercheurs,  qu’il soit vivant (souris, lapins, virus, protéines, enzymes, sang, etc.) ou inanimé (frigos, centrifugeuses, etc.), est difficilement transportable. Seule la bibliographie et la rédaction d’articles, de rapports, etc. peuvent se faire à  domicile, mais ces étapes du travail tiennent une place moins importante – bien que croissante avec les responsabilités – que dans les sciences humaines, comme l’histoire par exemple (Becquet et Musselin, 2004). Et quand il n’est pas au laboratoire, le chercheur est en congrès, loin, très loin de chez lui, les États-Unis représentant une destination centrale dans ce domaine.

     

    Ainsi, comme les cadres supérieurs du privé, un chercheur ne compte pas son temps, accepte de venir la nuit, de passer une partie de ses samedis et dimanches au laboratoire, d’interrompre ses vacances estivales pour surveiller une manip., intervenir en cas d’incidents, etc. Mais, le ressort invoqué pour cette mobilisation professionnelle est moins celui des impératifs de production de l’entreprise que la « passion » pour le métier, l’aspiration à trouver de « belles » choses et aussi à devancer la concurrence, de plus en plus vive : les évolutions dans les sciences de la vie sont infiniment plus rapides qu’en sciences sociales, demandant des efforts constants de formation et d’information et rendant les résultats vite obsolètes. Plusieurs entretiens évoquent cette emprise très forte, voire envahissante, de la « vie de laboratoire ». Certaines, comme Laure, DR2 de 55 ans, mère de deux enfants, soulignent le plaisir procuré par cette activité intense, partagée avec d’autres, dans un lieu clos ; mais cette dernière précise que c’est à l’époque où elle n’avait pas encore d’enfants :

     

    Laure : Avant d’avoir mes enfants, il ne  se  passait pas  de  week-end sans que j’aille au labo, un après-midi ou quelques  heures.

     

    Enquêtrice : Pour suivre les expériences ?

     

    Laure : Pour ne pas les interrompre, pour ne pas interrompre tout un week-end. On met des  trucs qui sont à  incuber pendant trois heures puis on vient travailler deux heures pour gagner du temps. Et  donc c’est vrai  que les jeunes chercheurs, c’est ce qu’ils doivent faire. Et ça avait un côté aventure qu’on aimait bien.

     

    En revanche, lorsque les enfants sont  là,  le  conflit surgit :

     

    Laure : On commence l’expérience à deux heures de l’après-midi avec déjà l’estomac noué, en ayant peur que ce ne soit pas  fini.

     

    Enquêtrice : Et si ce n’est pas fini, qu’est-ce qui se passe alors, quelqu’un peut le faire à votre place ?

     

    Laure : Pas toujours, les techniciens de toute façon partent à  5 heures et donc il faut trouver un collègue. J’en discute aujourd’hui avec des petites jeunes de mon labo et c’est toujours la  même chose. Quand elles ont à  courir, aller chercher un enfant à la crèche, c’est la même chose.

    Enquêtrice : Est-ce que ça peut vraiment nuire à l’expérience si vous l’interrompez ou est-ce que simplement vous prenez du retard ?

     

    Laure : Quelquefois, on peut perdre trois jours. Il faut aller jusqu’au bout. En général, on y arrive mais s’il y a quelque chose qui ne marche pas, un appareil ou je ne sais pas quoi, on peut avoir une heure de retard. En tout  cas, on vit avec cette crainte.

     

    L’anecdote que nous rapporte Adèle, DR2 de 45 ans, mariée à un médecin, chercheur dans le même laboratoire qu’elle, montre l’intensité au long cours de son investissement professionnel :

     

     « L’année dernière (en 2003) j’ai eu une semaine de vacances en plein mois d’août, la canicule, mes souris mouraient, je suis revenue, j’ai trouvé à droite et à gauche des pièces réfrigérées, un tiers des souris mortes, moi mes souris c’est dix ans de mon travail, c’est quelque chose que j’ai monté moi-même, qui n’existe pas ailleurs. Et c’est vrai, justement, que mon mari a  été  gentil, parce que c’est un mari qui connaît la recherche, on est revenu, mais il faisait la gueule, je peux vous le dire !  »

     

    À l’inverse, Hervé, resté CR1 (marié, sans enfant), refuse cet envahissement total : il dit travailler dix  heures par jour mais sans « stress » et pas le week-end. Mais cette distance est aussi renvoyée à un intérêt modéré pour un métier qu’il n’a pas vraiment choisi : il a une vocation d’artiste contrarié, un métier de « crève-la-faim » que ses parents, d’origine modeste, lui ont fortement déconseillé d’apprendre. Les propos et le parcours de Luis sont exemplaires en revanche de cet ethos wéberien du chercheur dévoué, passionné par la science, dont le travail acharné se poursuit bien au-delà de la table de travail. Jusqu’à son mariage et la naissance de son fils, qu’il a eu tardivement  (à 46 ans), il restait « tous les soirs au labo jusqu’à 22h et y venait tous les week-ends à l’exception d’un ou deux par an peut-être… ». Il reconnaît que « des liaisons ont pu exploser à cause de cela ». Il a un peu ralenti son rythme de travail depuis la naissance de son fils mais les propos qu’il tient sur cette vision du chercheur et des conditions dans lesquelles « la lumière se fait » ressemblent de façon étonnante  à  ceux  de Max Weber dans  sa  conférence de 1919 sur « le métier et la vocation de savant » (Weber, 1963).

     

     « Mais de nombreuses fois la recherche vient quand on l’attend le moins et si les gens sont dans une dynamique de discussion tout le temps, souvent il arrive des idées de belles expériences, comme ça une lumière se fait parce qu’on se met à  discuter par hasard. Si on est limité dans le temps… Moi-même quand je suis dans un dîner, à l’intérieur de la tête ça tourne toujours, quand on a un problème on y pense tout le temps. Ce n’est pas pour me vanter mais il y a eu beaucoup de fois où au milieu de la nuit je me réveille soudain et je comprends quelque chose, je comprends pourquoi une expérience n’a pas marché. C’est une activité constante. »

     

    Il dit « prendre au sérieux » ses responsabilités de père et se sent de ce fait « moins compétitif », mais il exclut l’hypothèse d’un vrai ralentissement de son rythme de travail comme l’a fait sa femme (assistante sociale) et évoque avec effroi la situation de  maladie grave de son fils où il serait obligé de le faire :

     

    « Je ne pourrais pas le faire (ralentir), parce que je  me  déstructurerais et je pense que je m’effondrerais parce que je ne peux pas me séparer… C’est la même passion, j’ai besoin de lire, j’ai besoin… et donc sauf si demain, par malheur, quelque chose se passe avec mon fils, ou un handicap, alors là il faut mesurer ce qui est important, ce qui passe avant tout dans la vie, et je n’aurai pas de  doute,  je laisserai tout tomber. Par contre, ce  qui  est  important  (dans  le couple), c’est avant de commencer, qu’on se mette bien d’accord sur jusqu’où on peut aller. Mais ce serait la même chose que de demander à Mozart d’arrêter d’écrire de la musique, ces personnes- là en mourraient, leur créativité, leur enthousiasme seraient coupés… »

     

    2. Charge familiale : facteur incitateur/inhibiteur de la productivité des femmes scientifiques

     

    2.1 Chercheuses entre deux passions

     

    « Je suis tombée dans les joies de la recherche,  je  me suis prise de passion pour l’immunologie, j’ai le privilège d’être chercheur, je trouve ce métier formidable, je travaille sur un monde fascinant… », sont des phrases que nous n’avons cessé d’entendre dans la bouche des chercheuses quel que soit leur grade. Si leurs années de recherche sans enfant se déroulent souvent au même rythme que celui des chercheurs, tard dans la nuit et week-end compris, elles ont néanmoins, dans l’ensemble, le sentiment d’avoir été ralenties par la maternité, d’avoir perdu pour un temps leur enthousiasme et leur agressivité, ou encore d’avoir fonctionné en-deçà de leurs possibilités. Avoir des enfants c’est aussi s’occuper d’eux ; pour Elisabeth (DR2, 50 ans), la délégation a des limites et lors de la naissance longuement attendue de ses enfants, à 34 et 37 ans, elle avoue avoir ralenti le  rythme. Pour Jean, DR1 de 54 ans, issu d’une famille  qu’il  qualifie de « très modeste » et marié à une employée de la sécurité sociale, le choix de ralentir son rythme de travail ne coïncide en aucune façon avec la venue  de  son  fils, mais avec le risque de voir son couple éclater. Alors que pour Adèle (DR2), le conflit se situe bien entre son amour pour le travail et celui de son  enfant.

     

    « Le problème de la recherche, c’est que c’est un cercle vicieux, on y prend goût, on aime bien que les gens vous respectent, le beau travail, et pour faire du beau travail  il  faut travailler énormément,  et moi j’aimerais vraiment, presque ne faire que ça, mais j’adore m’occuper de mon enfant, donc je suis vraiment entre les deux… Il n’y a pas de mystère, il faut que je m’en occupe de  ce  petit bonhomme ».

     

    Sigrid (CR1) est l’une des rares pour qui être mère et chercheuse n’a pas posé de problèmes. Si la présence d’un mari (informaticien dans le privé), très investi dans l’éducation de sa fille, joue à l’évidence un rôle, il semble bien que l’absence de culpabilité, qu’elle qualifiera spontanément « d’absence d’esprit maternel » y soit pour beaucoup. Ce n’est peut-être pas un hasard si, au cours des entretiens, on remarque que les femmes plus que les hommes apprécient les coupures  temporelles  et  géographiques avec le quotidien familial que procurent les congrès. Même si elles ne manquent pas de rappeler que leurs absences nécessitent un travail de préparation de leur départ, même si elles courent parfois téléphoner à leurs enfants entre séances de travail et dîners et que pour beaucoup elles renoncent pour un temps à des déplacements trop « coûteux » familialement, il semble néanmoins que cette parenthèse leur offre l’opportunité de n’être plus que « chercheuses  ».

     

    2.2 Entre famille, nounous et baby-sitter : cherchez la biologiste

     

    Le récit que nous fait Adèle (DR2) de sa grossesse et des années qui ont suivi, s’il est anecdotique, n’en relève pas moins quasiment de l’épopée, malgré le soutien de son mari qui travaillait avec elle et d’une ambiance presque familiale au sein du  laboratoire.

     

    « Je me souviens très bien les premiers mois de la grossesse ; j’étais malade tout le temps, il (son mari) fermait la porte du bureau et marquait “ne pas déranger“, je m’endormais un moment et du coup j’ai été au labo jusqu’à la veille de l’accouchement. Ce côté-là a été très sympa, ce qui a été dur par contre c’est quand j’ai accouché ; là, vraiment, j’étais fatiguée et j’aurais aimé que ça se passe mieux au laboratoire et c’est vrai que même si on travaillait ensemble et qu’on s’aidait énormément, on avait des projets séparés, il avait ses étudiants et moi les miens, et ça ne s’est pas du tout bien passé, particulièrement avec l’un de mes étudiants. Très vite après l’accouchement, le téléphone s’est mis à sonner tout le temps entre les tétées, j’étais totalement épuisée et mon mari ne supportait plus mes   étudiants.  C’était   invivable  et   donc   15   jours  après  je  suis retournée au labo. Donc le petit, jusqu’à ce qu’il ait 3 ou 4 ans, il a passé sa vie au labo les week-ends.  »

     

    Cette vie de l’enfant au laboratoire n’est pas sans danger, mais l’incident suivant est raconté sans trop d’émotion apparente :

     

    « Le labo avait deux pièces et puis on avait un grand bureau qui donnait dedans. Donc le  petit au début il  dormait dans son landau et puis après il dessinait, jusqu’au jour où il a fait une bêtise qui m’a fait un peu peur, il a bu de l’eau d’un tube qui traînait depuis des mois, vers 3-4 ans. »

     

    Ce sont avant tout les femmes, dans le couple, qui assument le rôle de « chef de PME (petites et moyennes entreprises) », comme le dit l’une d’entre elles. C’est sur elles que repose l’organisation du puzzle complexe et fragile de la garde des enfants qui met à contribution les membres de la famille, l’embauche d’une nounou ou de plusieurs baby-sitters, le réseau de voisinage. L’appui sur une famille ou belle famille représente sans conteste une aide précieuse, particulièrement pour les vacances scolaires. Toutefois, elle ne permet pas d’échapper complètement au sentiment de culpabilité de pénaliser les enfants par trop d’absences. La sensation de « payer le prix fort », trouve d’ailleurs son illustration très concrète dans « l’argent de la garde ». Plusieurs chercheuses expriment la sensation que « tout leur salaire y passe » et que, si l’on déduit de leur revenu les divers frais de garde, elles rapportent « trois sous par mois ». Le salaire n’est pas adapté au mode de vie imposé par les horaires atypiques de la  recherche et certaines vont jusqu’à dire que sans les revenus importants de leur mari, elles n’auraient pas été en mesure d’exercer leur métier dans de bonnes conditions.

     

    Enfin, il est à signaler que peu d’entre elles arrivent à mener de front les trois domaines (recherches, publications, congrès) qu’il convient de développer simultanément pour mener à bien le travail de recherche et pour le faire connaître. Même si l’organisation de la garde des enfants est parfaitement mise au point, les  chercheuses sont amenées à faire des choix et à élaborer une gestion individualisée des priorités qui les conduiront, pour les unes, à limiter les déplacements en congrès et pour les autres, à ralentir les publications. De même, pour s’occuper de leurs enfants en pénalisant le moins possible leurs carrières, elles se construisent en quelque sorte un aménagement « à la carte » du temps et des horaires consacrés au travail. Là où certaines choisissent de rentrer plus tôt le soir, d’autres comme Samira (DR2, 48  ans, mariée à un  musicien de  jazz, deux enfants) privilégient les matins et les week-ends avec les enfants pour passer les soirées au laboratoire.

     

    2.3 L’enfant dans la tête

     

    L’argument du frein lié aux maternités (quand on procrée, on ne crée pas) est le plus récurrent dans notre enquête avec celui, plus large, des charges familiales. De la caricature, hélas bien réelle, du patron misogyne qui dit au collègue homme : « le  prochain  papier  c’est pour quand ? » puis qui s’adresse à sa collègue en demandant « le prochain bébé c’est pour quand ? », au patron catholique pratiquant qui soutient et accompagne jusqu’à la recherche d’une nounou et d’un travail pour le conjoint, tous les cas de figure sont  représentés. Néanmoins, pour l’ensemble des femmes, quel que soit leur parcours, la venue de l’enfant est souvent envisagée avec appréhension. Lorsque Martha, DR1 de 62 ans, d’origine étrangère est obligée de quitter son pays pour des raisons politiques, avec son mari enseignant en physique-chimie,  alors  qu’elle venait de terminer ses études et avait obtenu un poste d’enseignant, elle part avec un bébé de quatre mois. Les nombreuses difficultés qu’elle rencontre ne l’empêchent pas de réaliser une brillante carrière en France, mais elle se souvient encore de l’inquiétude qui la taraudait en arrivant en France. À la naissance du deuxième enfant, son mari alors au chômage doit accepter précipitamment un poste et Martha n’est pas prête d’oublier la saga de sa sortie de la maternité.

     

    Il y a eu des moments extrêmement difficiles. Au moment où ma deuxième fille est née, mon mari était sans travail, parce qu’on pensait encore rentrer et il a quitté un laboratoire pour un autre où il n’était pas payé ; mais il faut dire qu’il est tombé dans un laboratoire où le directeur et tous ces gens-là étaient très d’avant- garde… Le jour où je devais quitter la clinique, il (ce  directeur) a appelé mon mari pour lui dire de se présenter à la fac de sciences pour des vacations en physique et il a été pris, mais j’ai quitté la clinique en conduisant la voiture avec le bébé attaché derrière. Je n’oublierai jamais ça parce qu’on n’avait personne  en  France  et  donc ça, c’était très dur.

     

    Que la « maternité tardive » relève d’une stratégie professionnelle – verrouiller la situation professionnelle avant d’avoir les enfants – ou d’une difficulté à procréer, nous ne pouvons qu’être questionnées par ce que nous pourrions appeler la force de « l’enfant dans la tête ». L’enquête met en effet au jour une souffrance inattendue, celle liée à la difficulté d’avoir des enfants.

     

    Ces problèmes d’infécondité durent parfois plusieurs années et empêchent les chercheuses de se concentrer  pleinement sur leur activité scientifique, accaparant leur énergie psychique. Pour un nombre conséquent d’entre elles, la difficulté à procréer, le recours à des FIV (fécondation in vitro), l’adoption, la non-venue d’enfant, ponctuent de façon notoire leurs récits de vie, et l’enfant, même absent, les mobilise. Elisabeth (DR2, 50 ans), lorsqu’elle parle du nombre de ses publications qu’elle juge insuffisant ou qu’elle évoque son sursaut tardif pour passer DR, explique cette situation par le fait qu’elle n’aime pas écrire ou  que ses sujets étaient difficiles, très lourds et « casse-gueule »  ou encore qu’elle était dans un laboratoire où elle n’était pas poussée à publier, pour finalement parler de cet enfant qui ne venait pas et lui « prenait la tête ». Pour Adèle (DR2, 45 ans), mariée à  un chercheur, le désir d’enfant est présent depuis longtemps mais difficile à réaliser. Après avoir échoué à en avoir un avec son premier mari, elle espère tomber enceinte au retour de ses années « post-doc » (post-doctorat) avec  son  second  époux :

     

     « J’avais fait des examens aux États-Unis et on m’avait dit que je ne pourrai pas (en avoir). Donc on est rentré en France, aussi parce que   je m’étais dit qu’ici je pourrais faire une fécondation in  vitro. Je  ne  l’ai pas faite tout de suite parce que mon objectif c’était le poste, le poste, le poste. Puis à 33 ans j’ai fait trois FIV et au moment où on pensait adopter, par chance je suis tombée enceinte. Et donc, j’ai un petit garçon ».

     

    L’issue de ces problèmes d’infécondité est plus ou moins  heureuse, mais toujours coûteuse. Olga (CR1, 46 ans), mariée à un normalien, professeur en médecine, aura deux enfants, à 40 et 44 ans, après de très grandes difficultés. Agnès (DR1, 61 ans), également mariée à un chercheur, remédiera à l’impossibilité d’avoir des enfants par deux adoptions. Pour d’autres encore, comme Béatrice (DR2, âgée de 45 ans), le célibat et l’absence d’enfants assombrissent la réussite professionnelle. Bidlowsky (1997), psychanalyste, analyse la stérilité comme une affaire de couple et l’une des causes évoquées lui semble être une forme de gémellité : « Il y a aussi des couples installés dans une parfaite relation gémellaire : ils font tout ensemble, études, travail, vie quotidienne. Chacun s’est choisi son jumeau et s’étonne qu’il ne vienne pas d’enfants » (Bidlowsky, 1997 : 130). L’histoire d’Agnès est emblématique de cette gémellité. En effet, son monde, qui est aussi celui de son mari, biologiste également, s’est tout entier constitué autour de la recherche, tant dans le travail que pour les relations amicales. Ils partagent en particulier le travail d’accueil et de réception des chercheurs étrangers. « On avait une vie totalement imbriquée, ça fait partie des facilités, on a été post-doc ensemble, après on a fait des étés entiers de recherche, on part ensemble et chacun y gagne… » Après des années à espérer un enfant, ils adopteront.

     

    Conclusion

     

    Si, en psychanalyse, l’infertilité traduit le plus souvent un compromis psychique entre un souhait conscient, celui d’un enfant, et des désirs inconscients contradictoires, peut-on supposer sociologiquement que cette contradiction, entre désir d’enfant et désir de disponibilité totale au travail, puisse agir comme un frein dans la procréation ? Désirs contradictoires qui, dans la situation présente, ne se résumeraient pas à la confrontation de deux désirs inconscients contradictoires, mais bel et bien à une  pression sociale intériorisée qui, exacerbée par la double représentation « idéale » du chercheur et de la mère, pose aux femmes la question de l’enfant dans les termes d’une exclusion et non d’un cumul avec la carrière de chercheuse.

     

    Bibliographie

     

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    MOLINIER P., L’énigme de la femme active. Egoïsme, sexe et compassion, Payot, Paris, 2003.

     

    Notes

     

    [1] La première enquête, sous la direction scientifique de Catherine Marry, a été commanditée par la Mission pour la place des femmes au CNRS. Elle est centrée sur l’accès au grade de directeur de recherche 2e classe. La deuxième, sous la responsabilité scientifique de Christine Musselin (sociologue) et de Vincent Mangematin (économiste), porte sur les carrières de biologistes à l’INRA et d’enseignant-e-s chercheur-e-s dans différentes universités françaises et dans trois disciplines : la biologie, l’histoire et la gestion. Seules les données portant sur la biologie sont utilisées ici. Le dispositif d’enquête comprend une description et analyse statistique des carrières, des entretiens auprès des membres des jurys de concours (commis- sions de spécialistes à l’université, sections du comité national au CNRS) et des entretiens biographiques auprès des chercheurs, chercheuses et enseignant-e-s.

     

    [2] Pour une revue d’ensemble de cette question,  voir Catherine Marry (2005), Jacqueline Laufer et Annie Fouquet (2001).

     

    [3] En sciences de la vie, l’ordre des auteurs de publications est inverse de celui des sciences humaines et sociales : le premier auteur est celui qui a réalisé les manipulations ; le dernier a aidé le premier à les concevoir et à les analyser ; c’est aussi celui qui rédige l’article. Il y a souvent plus de deux auteurs : les rangs intermédiaires dépendent des apports respectifs dans l’expérimentation (techniques particulières, temps consacré, etc.).

     

    [4] Le succès récent de livres sur le sexe du cerveau en témoigne. Pour une approche critique de ces thèses cf. le livre de Catherine Vidal et Dorothée Benoît-Browaes (2005).



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