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  • L’addiction : un mythe, une maladie ou un fléau social contemporain ?
    Johanna Järvinen-Tassopoulos (a cura di)

    M@gm@ vol.14 n.1 Gennaio-Aprile 2016





    L’ADDICTION AU PLURIEL : LE CAS DES PRATIQUANTS DE BODYBUILDING

    Guillaume Vallet

    guillaume.vallet@univ-grenoble-alpes.fr
    Maître de conférences en Sciences économiques à la faculté d’Economie de Grenoble-Alpes. Agrégé de Sciences sociales, Docteur en Sociologie – Chercheur associé à l’Institut de Recherches Sociologiques de Genève et au CADIS (EHESS).


    Image : Pixabay CCO Public Domain

    Introduction

    Les médias insistent fréquemment sur le développement de l’addiction dans les sociétés actuelles, qui est devenue une thématique de recherche très importante (Beck et al., 2010). Si la question de l’addiction renvoie la plupart du temps à la problématique de la consommation de drogues prenant la forme de l’ingestion ou de l’injection de substances endogènes (Bergeron, 2009), d’autres types d’addictions sont présentées : addictions aux jeux vidéo, addictions au sexe,…On conçoit alors qu’il n’est pas évident de définir le concept d’addiction, d’autant qu’il peut se décliner au pluriel.

    On remarque toutefois que le terme d’addiction tend à remplacer celui de toxicomanie, pour faire  part de cette diversité de formes de dépendances engendrées, que ce soit vis-à-vis d’une quantité de produit ingéré ou face à des comportements sociaux risqués ou à risque. De même, notons qu’un comportement addictif possède toujours une dimension sociale, dans la mesure où une consommation ou un comportement peuvent être considérés comme déviants à un moment et pas à un autre (Bergeron, 2009), et que les configurations sociétales sont également productrices de comportements « addictogènes » (Courteron, 2012).

    Au-delà du fait de parvenir à déterminer une définition précise du concept d’addiction, certes essentielle, il semble que ce dernier puisse être mobilisé quand une relation de dépendance entre un individu et un objet, dans son acte consommatoire répété, est mise en avant, impliquant l’apparition d’une relation de causalité inversée : est-ce l’individu qui maîtrise son objet, ou est-ce au contraire, physiquement comme symboliquement, l’inverse ?

    A partir du questionnement précédent, ce papier vise à s’interroger sur une forme contemporaine d’addiction, à savoir celle liée au corps performant (Ehrenberg, 2008), dans une perspective essentiellement empirique. Plus précisément, il traite des phénomènes d’addictions, investigués au pluriel, dans le milieu masculin du bodybuilding, où l’augmentation du corps est la « loi du milieu ». En effet, ce sport consiste à « construire » au maximum son corps par un entraînement régulier de tous ses muscles, pour un triple objectif (Choi et al., 2002) : la masse (« quantité » des muscles), la définition (« qualité » lipidique et hydraulique des muscles) et la symétrie (« qualité » esthétique d’ensemble des muscles). Pour ceux qui participent à des compétitions, un quatrième principe consiste à exhiber son corps à travers une mise en scène, dans une logique de spectacles.

    Ces caractéristiques indiquent que le bodybuilding ne s’apparente pas seulement au développement circonstancié et ciblé du corps : il repose au contraire sur une logique individuelle assumée du dépassement de soi permanent, concrétisée à travers l’augmentation visible et sans fin de son corps, qui rappelle les grandes injonctions sociétales d’aujourd’hui (hédonisme et santé par le corps, mais aussi maîtrise, prise de risque et valorisation personnelle). En somme, pour parvenir à atteindre la norme idéale du bodybuilding qu’il transpose à son échelle, le pratiquant apprend à modifier son rapport au corps, véritable « objet » à soi à maîtriser et à façonner.

    Le problème pour certains est que ce rapport au corps peut devenir un « trop » et/ou un « tout corps », qui crée une relation dialectique entre l’individu et son corps, comme s’ils étaient séparés : c’est dans la construction du corps que l’individu s’aliène, car il cherche à aller toujours plus loin. Et c’est parce qu’il est aliéné qu’il considère que la réponse à ce problème est le renforcement de la construction du corps, donc de l’engagement et de l’addiction.

    Ainsi, à partir de 30 entretiens auprès de bodybuilders masculins, couplés à une analyse de 27 magazines spécialisés, nous nous questionnons sur les mécanismes des addictions dans le bodybuilding, en nous interrogeant davantage sur le « comment » que sur le « pourquoi ». L’article est en conséquence organisé comme suit : une première partie présente la logique « addictogène » du bodybuilding, la seconde apporte des précisions méthodologiques, permettant de comprendre nos éléments de catégorisation des addictions développés en troisième partie. A partir de là, la quatrième partie explique pourquoi les addictions dans le bodybuilding renvoient au concept de « carrière », mis en rapport dans ce cadre avec le prisme du genre. La partie cinq conclut.

    1. « No limit » : le corps bodybuildé, un corps sans finitude et « addictogène » ?

    Le bodybuilding, bien que trouvant certaines de ses racines dans des pratiques antiques valorisant l’exhibition de corps musclés esthétiques (Prost, 2006), s’inscrit surtout dans le prolongement des jeux traditionnels de soulevé de poids qui produisent des « gros physiques », et dans l’héritage des gymnastiques germaniques. Celles-ci en effet recherchent moins la compétition que la performance physique et maîtrisée des corps (Chartier & Vigarello, 1982 ; Defrance, 2003), dans un souci d’amélioration permanent du corps humain. Ces sports se situent dans la rationalisation des activités sociales, qui au 19ème siècle, avec les progrès de la médecine et des techniques (Weber, 1989), a créé tout un imaginaire autour de la malléabilité des corps, dans un sens de progrès et de transformation.

    A la fin du 19ème et au début du 20ème siècles, des athlètes incarnent cette nouvelle conception du corps, comme Eugen Sandow ou encore un peu plus tard Charles Atlas. Sandow est très emblématique car il se fait connaître auprès des milieux populaires américains dans des exhibitions populaires (salons, foires,…) lorsqu’il s’installe aux Etats-Unis dans les années 1890.  En effet, s’il est présenté dans ces shows comme « l’homme le plus fort du monde », les spectateurs remarquent aussi chez lui la qualité esthétique de son physique. Il la met en valeur en imitant les poses des statues romaines de gladiateurs et des héros mythologiques qu’il admire (Chapman, 1994).

    Sandow lance alors progressivement l’idée d’organisation de compétitions où de plus en plus, c’est l’apparence physique qui devient privilégiée par rapport à la capacité athlétique globale du sportif et aux charges soulevées (Schwarzenegger, 1998). Ainsi, surtout à partir des années 1950, des concours sont mis en place un peu partout dans le monde occidental, par différentes fédérations (dont l’International Federation of Bodybuilding (IFBB), la plus puissante et influente), dans lesquelles le bodily display est déterminant (Monaghan, 2001), où seuls les corps hypermusclés, « secs » et symétriques deviennent valorisés.

    Cette évolution se retrouve dans les exigences des plus grandes épreuves, qui donnent le « ton » des évolutions souhaitées dans ce sport. Pour prendre un exemple, si dans les années 1970, Arnold Schwarzenegger a dominé Mr Olympia, la plus prestigieuse des compétitions de bodybuilding, avec un physique de 1,88 m pour 110 kg avec 10 % de graisse corporelle, les principaux champions contemporains exhibent d’autres proportions (Ronnie Coleman (1,80 m, 125 kg, 5 % de graisse corporelle) au début des années 2000 ou Phil Heath  (1,75 m, 125 kg, 5 % de graisse corporelle) aujourd’hui).

    Or ces caractéristiques influencent aussi l’imaginaire collectif du bodybuilding, car les corps hors-normes des athlètes qui sont mis en avant dans les compétitions renforcent la logique spectaculaire de ce sport, et in fine leur attractivité auprès du grand public. Cette transmission s’effectue surtout par les médias spécialisés comme les sites internet et les magazines, qui servent de « traits d’union » entre l’imaginaire et les pratiquants (Vallet, 2013b). Comme le souligne Klein (1993), les magazines spécialisés ont deux fonctions liées entre elles : vendre, et diffuser un imaginaire collectif que chaque bodybuilder doit pouvoir transposer à son propre vécu. Ils se situent donc entre le « spectaculaire » et « normal ».

    Ainsi, en analysant vingt-sept revues spécialisées[1], nous avons pu nous rendre compte de la façon dont les magazines insistent sur ce lien entre champions et pratiquants. Tout d’abord, dans une double perspective spectaculaire/normal, ils mettent en scène des corps masculins bodybuildés « parfaits », à l’aide de photos attractives sans équivoques. Ceux-ci sont exhibés en couverture comme en quatrième de couverture, en gros plan. Les bodybuilders sont fréquemment dans des situations de poses musculaires où ils sont fortement dénudés : les muscles contractés dans cette position font ressortir les stries du muscle et un certain esthétisme, pour donner l’impression d’une sculpture (Dutton, 1995). De même, il y a de nombreuses photos réalisées au moment d’un effort, valorisé par l’importance des poids et la mise en scène de la douleur pousse à aller plus loin, à en vouloir toujours plus.

    En second lieu, au-delà de l’attractivité exercée par le côté spectaculaire des corps de champions, le message envoyé est que transformer son corps à souhait pour maîtriser son destin est possible, à condition de le vouloir  (Griffet & Roussel, 2004). De ce fait, l’imaginaire collectif en présence est mobilisateur en tant que guide de l’action pour chaque pratiquant.

    Concrètement, dans les magazines, nous avons enregistré l’utilisation d’un vocabulaire spécifique pour inciter le pratiquant à inscrire son corps dans la norme de la performance, pour concrétiser son rêve. Les gros titres de la page de couverture de plusieurs numéros de Dynamag l’attestent : des mots et expressions tels que « Pas de temps à perdre » (dans deux numéros), « Boostez » (dans trois numéros), « Optimisez » (dans deux numéros), « Soyez au top » (deux fois), « Maximum d’intensité et d’efficacité » (trois fois), « Gains, résultats » (trois fois) en sont l’illustration.

    Dans une société qui valorise le corps sans poids « inutile », ces incitations amènent le pratiquant à s’inscrire dans le paradigme « médico-sportif » (Queval, 2008) des sociétés hypermodernes actuelles (Bonetti et al., 1998). Ces sociétés fonctionnent à partir de la radicalisation et l’exacerbation de la centration de l’individu sur son propre corps, objet de prises des risques (Aubert, 2006), puisqu’il apparaîtrait comme créateur de sens (Le Breton, 2004) voire comme moyen de salut (Moore, 1996). En particulier, l’individu a le pouvoir et le devoir d’être producteur de sa propre santé via la sollicitude qu’il apporte à son corps.

    D’où, dans le cadre du bodybuilding qui nous intéresse ici, le recours à une nutrition et une supplémentation adaptées, qui ont valeur de scientificité et de santé. Dans les magazines, les publicités pour les produits de supplémentation ont très fréquemment pour caractéristiques de réunir un bodybuilder-consommateur d’un côté, et la dimension scientifique de l’autre (individu en blouse blanche, citation des références d’une étude scientifique, quantification de résultats d’expérience scientifique), servant de caution pour le pratiquant. De ce fait, ces produits sont présentés non seulement comme incontournables pour progresser, mais aussi pour améliorer la santé (Vallet, 2013b). Le bodybuilding n’est alors pas seulement une activité physique, il devient une activité morale source de vertus, ce qui la rend légitime.

    Ainsi, ce contexte est favorable à l’accentuation de l’engagement dans la pratique, et à la légitimation de l’accentuation de l’engagement dans la pratique. C’est alors que le phénomène d’addiction apparaît, et qu’il convient de caractériser. Nous abordons ce point dans la deuxième partie.

    2. Caractériser les addictions dans le bodybuilding : quelques précisions méthodologiques

    Les différentes dimensions du bodybuilding mises en valeur dans les magazines sont reprises dans les discours de nombreux pratiquants. En effet, il est fondamental de préciser que la pratique du bodybuilding est très hétérogène, dans ses déterminants comme dans ses degrés d’engagement individuels (Monaghan, 2001 ; Vallet, 2014). En référence à la problématique des phénomènes d’addictions liés à un degré d’engagement élevé, cela signifie que tous les bodybuilders n’expérimentent pas cette situation.

    Or le problème avec certaines formes d’addictions est que, à la différence de l’addiction aux drogues, d’autres dépendances sont difficiles à repérer car les symptômes sont peu ou pas visibles (Suissa, 2008). Si l’avantage méthodologique des entretiens est justement de faire ressortir le vécu des acteurs sur un phénomène donné, encore faut-il que ces individus en aient conscience ou qu’ils ne soient pas dans le déni. Ainsi, l’analyse des discours et la mise en œuvre d’une classification associée par le chercheur nous paraît fondamentale pour réaliser cette tâche.

    Pour notre étude, nous associons l’addiction à l’engagement dans la pratique : plus ce dernier est élevé, plus l’addiction est forte. Effectivement, un degré d’engagement important signifie qu’une grande partie voire que toute l’existence du pratiquant s’articule autour de la pratique (Vallet, 2013a). En d’autres termes, il y a la probabilité que l’individu n’existe que par et pour son corps. C’est dans cette perspective que la pratique est susceptible de dériver vers le « trop corps », dans l’idée que le souci de soi devient obsessionnel pour un individu et que fondamentalement, il ne le maîtrise plus. D’où le fait que l’addiction et l’engagement élevé vont de pair avec la prise de risque. Or si la prise de risque est très diversifiée dans le sport (Albert, 1999 ; Roderick, 1998 ; Russel, 2005), nous le définissons ici à travers deux dimensions fonctionnant ensemble :
    - physique et mentale : cela se réfère à la probabilité d’usure (réelle ou latente) durant l’entraînement (surentrainement, blessures) et/ou en dehors de celui-ci (prises dangereuses de suppléments, consommation de drogues, régimes stricts et cycliques) ;
    - sociale: elle se réfère à la probabilité d’isolement et de stigmatisation. En ce qui concerne le premier, le bodybuilding peut nécessiter un investissement quotidien empêchant le pratiquant d’avoir une vie sociale développée, voire une vie familiale. Deuxièmement, le bodybuilding est spécifique étant donné que les bodybuilders cherchent à « créer le stigmate », car le but de ce sport est d’augmenter le corps pour que ce résultat soit visible.
    A partir de là, notre objectif était de parvenir à caractériser cet engagement pour chaque pratiquant, dans le but de rendre compte de leur addiction à la pratique. Notre guide d’entretien a donc été construit pour recenser des données relatives à l’engagement. Ce dernier s’est décliné en cinq composantes, elles-mêmes réunies en deux grands regroupements, comme le précise le tableau 1 ci-après :


    Tableau 1 : Grille d’analyse des données de terrain
    Source : Auteur

    En précisant davantage les critères utilisés pour déterminer le degré d’engagement dans le bodybuilding, plusieurs formes d’addiction sont identifiées :
    1. Ce critère renvoie à la classification de Sheldon (1970) évoquée ci-dessous : plus un bodybuilder est engagé, plus il a de probabilité de développer un physique de type mésomorphe-endomorphe.
    2. On fait référence ici à la volonté de transformation du corps de la part du pratiquant, c’est-à-dire les objectifs quantitatifs et qualitatifs de progression musculaire qu’il s’est fixé, dans un temps donné. L’addiction liée au surentraînement est captée ici (addiction de type 1 selon notre classification).
    3. Ce point concerne le nombre d’années consacrées à l’entraînement, ainsi que la fréquence et la durée des entraînements actuels. L’addiction liée au surentraînement est captée ici (addiction de type 1 selon notre classification).
    4. Ce quatrième critère est à mettre en lien avec le rapport du pratiquant à l’imaginaire du bodybuilding lui permettant d’atteindre ses objectifs. Autrement dit, on touche ici aux questions de nutrition, de supplémentations, et de dopage essentiellement. L’addiction liée à un mode de vie consommatoire particulier est captée ici (addiction de type 2 selon notre classification).
    5. Ce dernier critère est sans doute le plus révélateur de l’engagement important du bodybuilder, puisqu’il détermine les hiérarchies quotidiennes qu’il définit entre sa pratique et sa vie de famille, sa vie relationnelle et sa vie professionnelle. En d’autres termes, plus le bodybuilder est engagé, plus il considère que cette sphère est prioritaire par rapport aux autres. L’addiction liée à un mode de vie identitaire est captée ici (addiction de type 3 selon notre classification).

    Notre classification des formes d’addiction liées à un type d’engagement sont bien évidemment des idéaux-types, dans la mesure où elles fonctionnent dans la réalité souvent en synergie. Toutefois, leur spécification est heuristique pour rendre compte du penchant particulier des bodybuilders d’un côté ou d’un autre.

    A partir de là, les réponses aux entretiens ont été filtrées à partir de ce prisme. Ainsi, pour chacune des cinq composantes respectives de l’engagement dans la pratique, nous leur avons attribué un score : 0 (faible) ; 0,5 (intermédiaire); 1 (élevé), ce qui permet de totaliser un score sur 5. Par déduction, plus le score total pour chaque composante est proche de 5 plus le « degré d’engagement » dans la pratique est fort.

    En conséquence,  pour parvenir à attribuer un score à chaque composante pour  tous  les  pratiquants, nous avons utilisé des (+) et des (-). Lorsque pour chaque composante il y a une majorité de (-), la note de 0 est attribuée, lorsque les (-) et les (+) sont numériquement équivalents, la note de 0,5, et enfin, la note de 1 lorsque les (+) sont plus fréquents que les (-). En effet, nous avons cherché à tenir compte du fait que certains bodybuilders formulent parfois des réponses dont les éléments sont ambivalents, voire contradictoires. De plus, les pondérations ne sont pas toujours les mêmes, selon l’importance que nous avons donnée à une dimension.

    Ces éléments de méthode précisés, nous présentons nos résultats.

    3. Les bodybuilders face aux addictions : une catégorisation à partir du degré d’engagement

    La détermination du degré d’engagement dans le bodybuilding nous permet d’avancer quant à l’enregistrement des différentes addictions. Ainsi, nous présentons dans les tableaux suivants, d’abord les principales caractéristiques de notre groupe de bodybuilders (tableau 2), puis la répartition des bodybuilders en fonction des scores liés à leur degré d’engagement (tableau 3).


    Le profil physique se réfère à la classification de différents types de profils quant à la forme visuelle du corps de Sheldon (Sheldon, 1970), qu’il associe à certaines caractéristiques psychologiques – ce que nous ne faisons pas ; mais ces profils constituent la référence pour classer les corps dans le milieu du bodybuilding : moyennement musclés (ectomorphes-mésomorphes), musclés (mésomorphes), très musclés (mésomorphes-endomorphes).

    Tableau 2 : Principales caractéristiques des bodybuilders étudiés
    Source : Auteur

    Tableau 3 : Scores engagement dans la pratique
    Source : Auteur

    Les bodybuilders de la catégorie « Fort » nous intéressent le plus ici : 18 y ont été classifiés. Ils correspondent à une situation où ils cherchent à « toujours pousser plus » pour atteindre leurs objectifs, et sont donc à la recherche de comportements addictifs risqués (les 3 types identifiés plus haut), comme leurs discours le révèlent.

    En ce qui concerne les addictions de type 1, commençons par Lucas : « Quand on est dans le monde de bodybuilders, c’est qu’on veut toujours plus. Et ça sera sans fin, parce que t’auras toujours quelque chose à améliorer… ». Ce ressenti de dépendance et de volonté de « devoir » sans cesse repousser les limites est présent,  notamment chez Thibault (« C’est de l’esclavage quoi, tu peux pas faire autrement ») ou Timéo  (« Non, c’est devenu un esclavage, parce que tu sais plus t’en passer, tu sais plus t’en passer »).

    Dans leurs entretiens, ces bodybuilders relient cette obsession au besoin de s’entraîner en permanence, ce qu’ils font entre 5 et 6 fois par semaine à raison d’au moins 1h30 par séance (addiction de type 1 selon notre classification). C’est pour cette raison que des bodybuilders assimilent leur addiction à de l’obsession, tel Benoît :« A mon niveau c’est de l’obsession. J’en suis même sûr, j’en suis convaincu. Parce que ne serait-ce que quand je m’entraîne pas un jour, je me sens pas…. ».

    Ce côté obsessionnel du corps entraîne chez certains bodybuilders le glissement vers des risques et des addictions de type 2, selon notre classification. Quatre exemples de bodybuilders interrogés, qui ne font pourtant pas de la compétition, nous montrent par leur témoignage que même risquée, la prise de certains produits se justifie pour eux, car elle leur permet d’aller plus loin : Patrick, Clovis, Théo, Matis. En effet comme l’affirme Patrick, « tu pourras jamais dépasser ton  naturel. Si tu peux prendre des produits pour aller au-dessus de ce cap-là, ouais, faut y faire ».  Il est conscient des risques et des addictions, mais semble les avoir pris en compte dans une logique coûts/avantages, « en essayant de limiter la casse ».

    Le problème est la question de l’engrenage créé par la prise de ces produits : en consommer provoque des sensations positives sur le plan neurologique comme des interactions sociales, qui incitent à toujours en vouloir plus, et surtout, à ne pas pouvoir s’en passer. Théo le rappelle : « T’as plus de limites. C’est un sport de comparaison, on a le collègue à côté qu’est mieux fait, on fait comme lui. C’est de la surenchère, c’est là que c’est dur, t’es un drogué ».

    C’est pourquoi nous constatons que ce « trop » corps concerne aussi tous les aspects psychosociologiques chez un individu : à trop, voire uniquement, vouloir se définir par son corps, il y a la peur de tout perdre, de  ne  pas s’aimer, d’être « moins » qu’un autre, de se couper du monde et la probabilité associée de développer certaines pathologies : bigorexie[2], dysmorphophobies[3],…(Vallet, 2008). On tombe alors dans les addictions de type 3, selon notre classification.

    C’est ce que pensent vivre Cédric, Elliot, ou encore Romain, chacun caractérisant leur passion par le mot  « obsessionnel ». William va même plus loin en affirmant que « je suis obsédé de moi…tout s’organise en fonction de ça…[long blanc en regardant son épouse, présente au moment de l’entretien]. Si ma femme elle me dit divorce, ou sinon c’est la muscu, je divorce ! C’est vrai c’est une obsession ». De même, pour Gaël, le bodybuilding est un système de vie à part entière : « C’est la première chose à laquelle je pense quand je me lève. Quand j’me lève, ma journée je l’organise en fonction de ma musculation et de mon entraînement. Je suis égoïste mais si Caro [sa conjointe] me dit “ce soir tu t’entraînes pas”  je suis désolé mais j’y vais. C’est une vie, c’est un mode de vie. Donc ou tu prends tout, ou tu prends rien ».

    En conclusion, ces témoignages tendent à nous montrer que le développement du corps bodybuildé est susceptible d’engendrer des addictions où parvenir à transformer son corps devient obsessionnel, et c’est bien la logique du sans fin qui guette l’individu.  Or si tous les bodybuilders de notre groupe étudié n’entrent pas dans cette logique, il est important de comprendre que ce ne sont pas des cas à part, puisque 18 sur 30 sont concernés.

    Ce qu’il est intéressant de constater à partir des éléments précédents, est que le phénomène addictif semble s’inscrire dans une logique d’engrenage liée à une « carrière » genrée, ce que nous questionnons dans la partie suivante.

    4. L’addiction dans le bodybuilding : une « carrière » genrée ?

    Si tous les bodybuilders partagent le projet commun d’améliorer l’esthétique et le volume corporels selon les critères d’appréciation qu’ils se sont forgés, leurs degrés d’engagement différenciés révèlent des distinctions selon l’idéal à atteindre, et en conséquence, selon les formes d’addictions associées. Cela veut dire qu’il est intéressant d’une part de réfléchir à la logique de fonctionnement « autonome » de l’engagement et des addictions, à partir non pas du « pourquoi » mais du « comment ». L’idée d’un processus est donc retenue ici. D’autre part, il est heuristique de mettre en évidence des effets d’engrenage dans ce processus, au sens où une étape franchie appelle à en franchir une autre, car une situation donnée est perçue rapidement comme insatisfaisante.

    Il est pour cela indispensable de retracer les parcours dans le bodybuilding de façon diachronique. C’est pourquoi, étant donné que la transformation du corps prend du temps, l’analyse des scores liés à l’engagement doit être approfondie. Malgré nos précautions (diversité des variables choisies, prise en compte d’éléments diachroniques et synchroniques, référence à la temporalité de l’engagement dans le guide d’entretien), ces scores mettent essentiellement en relief la situation personnelle des bodybuilders « à un moment donné ».

    Or il est important également de parvenir à inscrire les déterminants de l’engagement dans le temps plus long, car l’investissement dans la pratique est seulement possible si le bodybuilder a cette représentation du corps qui lui donne une justification de son engagement. Ce dernier dépend donc de la mise en place de cadres d’action et de « systèmes de préférence » (Monaghan, 2001) qui par définition, mettent du temps à émerger et à se stabiliser. De même, ces « systèmes de préférence » peuvent être amenés à se transformer au fil du temps en fonction de différents facteurs.

    Pour cela, en lien avec la perspective adoptée par Darmon (2008) sur l’anorexie, nous pensons qu’une analyse en termes de « carrière » est fructueuse dans la recherche sur les pratiques de transformation du corps et de soi où des phénomènes d’addictions et de renforcement de celles-ci sont en présence, tel que le bodybuilding. Cette perspective permet de rendre compte de la façon dont les individus « se font », et pas seulement « comment ils sont faits ». Ainsi, « en se concentrant sur les activités plutôt que sur les gens, on se force à s’intéresser au changement plus qu’à la stabilité, à la notion de processus plutôt qu’à celle de structure »(Becker, 2002, pp 89-90). En cela, nous rejoignons Becker lorsqu’il parle de modèles séquentiels, qui supposent de considérer que toutes les causes n’agissent pas au même moment, de même qu’un individu peut sauter des étapes du fait de l’occurrence de certains évènements et circonstances (Becker, 1985, p 47).

    Précisons toutefois que cette conception induit pour nous qu’il n’existe pas de trajectoire forcément linéaire et positive, encore moins téléologique. Tous nos pratiquants ne visant pas la progression maximale dans le bodybuilding, cela implique potentiellement des arrêts et des retours en arrière. Mais c’est à partir de cette base que nous raisonnons en termes de « carrière » : le parcours dans le bodybuilding, en fonction des circonstances, va amener chacun à se positionner par rapport aux implications de ce sport, en lui donnant un statut principal ou subordonné par rapport à d’autres activités (Becker, 1985, p 56). Plus le bodybuilding possède un statut principal, plus il est nécessaire de se concentrer sur les implications de ce sport, notamment les comportements addictifs.

    Il convient alors de restituer les différentes étapes franchies par ces bodybuilders les plus engagés et les plus dépendants à l’égard de la pratique, pour comprendre comment ils en sont arrivés là. La première phase, qui est celle d’ « entrée dans la pratique », s’est effectuée pour ces bodybuilders au début de la vie adulte (moyenne = 22,5 années). Or la dimension genrée semblant particulièrement prégnante à ce stade, nous insistons plus longuement sur ce point. En effet, comme pour les autres activités du « monde des sports » (Denham, 2010 ; Griffet & Roussel, 2004), le bodybuilding s’est construit en associant ces principes d’abord exclusivement aux hommes, puis en réaffirmant la séparation naturalisée et donc infranchissable entre ce que doit être un homme, et ce que doit être une femme (Vallet, 2013b).

    En effet, si l’ouverture officielle de la pratique aux femmes peut être assimilée à un trouble dans le genre (Butler, 2006), d’autres y voient au contraire la réaffirmation de la domination masculine et de l’oppression des femmes. Non seulement celles-ci doivent « s’excuser » d’afficher un tel corps par le recours au maquillage à outrance ou aux implants mammaires (Felkar, 2012), mais leur place est reléguée au second plan de ce sport. Les compétitions ont lieu en première partie de soirée avant le « vrai » show des hommes, les dotations sont 2,5 fois moindres, et la couverture médiatique qui leur est accordée demeure très faible. Surtout, le fait d’exhiber un physique au développement inférieur à celui des hommes tend à réaffirmer la naturalité des inégalités dans un contexte où tout serait possible, et in fine la supériorité des hommes sur les femmes (Vallet, 2013b).

    De plus, le bodybuilding a surfé sur la tendance historique marquant les sociétés occidentales, qui consiste à mettre en avant que le monde des hommes et le masculin déclinent, notamment avec la montée en puissance symétrique des femmes et du féminin (Corbin et al., 2011). Ainsi, certains hommes peuvent percevoir et ressentir ces transformations ou ces affirmations sous l’angle d’un « fantasme de la réversibilité » (Fraisse, 1999, p 9), avec comme corollaire le sentiment d’une dévalorisation sociale. D’autres peuvent considérer que dans une période où les normes sociales de référence masculine en vigueur se multiplient plus qu’elles ne s’effacent, l’homme doit essayer de composer avec leur pluralité, parfois contradictoires (Duret, 1999).

    En conséquence, le bodybuilding s’est approprié le corps pour l’inscrire dans une nature masculine permettant la réaffirmation et la « résistance » de « l’homme » face à tout ce qui symbolise les femmes et le féminin. En cela, il est au cœur de la concrétisation de la « masculinité hégémonique » (Carrigan et al., 1985 ; Connell & Messerschmidt, 2005), qui repose en résumé sur la méfiance pour  le féminin, la crainte de perdre la face, la valorisation de la force et la volonté d’être le chef (Guionnet & Neveu, 2009).

    En effet, le corps est un des marqueurs importants de l’identité de sexe (Mathieu, 1991) car il permet de « faire le genre » (West & Zimmerman, 1987), ce qui implique de développer une corporéité adaptée aux attentes du genre (Guionnet & Neveu, 2009, pp 339-340), en niant fermement les attributs physiques de l’autre sexe, c’est-à-dire apprendre à définir et à construire son corps par la négation (Klein, 1993). En résumé, le bodybuilding est attractif parce qu’il concrétise la masculinité hégémonique dans ce qu’elle a de plus profond.

    Il est d’autant plus attractif qu’il s’adresse à certaines cibles masculines, celles en recherche de solidification ou de construction de leur identité de sexe. Joe Weider, le « père » du bodybuilding moderne, dont le nom est indiscutablement lié à la constitution économique et institutionnelle de ce sport, l’a rappelé[4] à maintes reprises dans ses écrits (Reynolds & Weider, 1989) ou sur son site internet : lui-même moqué et pris à partie par d’autres hommes quand il était jeune, le bodybuilding lui a permis de « se faire un corps » et d’être par la suite respecté des autres hommes. Ainsi, il expliquait pourquoi ce sport s’adresse surtout aux hommes en manque d’assurance. Il précisait aussi qu’un corps musclé était un gage imparable d’attractivité auprès des femmes : “Ya know ? In every age, the women, they always go for the guy with muscles, the bodybuilder. They [the women] never go for the studious guy” (Klein, 1993, pp 154-155). C’est pourquoi Arnold Schwarzenegger a été aussi “créé” par Weider, qui incarnait le mieux cette mise en scène de la masculinité hégémonique (Messner, 2002).

    Le bodybuilding donnerait par ce biais accès à l’appropriation des femmes par l’hétérosexualité. C’est important dans la perspective de la masculinité hégémonique et de la construction identitaire masculine associée, puisque le genre implique également la compétition intra classe de sexes. Dans le cas des hommes, la sexualisation des femmes institue une hiérarchie indispensable à la valorisation de soi. Or le corps est ici susceptible d’être le support de la compétition masculine pour classer les individus sur une échelle qui va du plus viril au plus efféminé (Thiers-Vidal, 2010). Ces hommes pensent qu’Etre un homme, c’est être vus grâce à leur corps par Autrui pour « avoir » une femme (Bozon, 2004), avec la représentation mentale que les femmes sont en attente de certains corps masculins (Amadieu, 2005). La relation entre les sexes devient triadique : les femmes ne sont plus la fin (dimension inter-sexes), mais le moyen pour une lutte symbolique entre dominants (dimension intra-sexe masculine).

    C’est pourquoi il est important de comprendre aussi que ce rapport aux femmes et au féminin s’exerce aussi par l’oppression : outre leur relégation comme nous l’avons évoqué supra, les femmes et le féminin sont associés au faible, à tout ce que le bodybuilding ne doit pas incarner. C’est particulièrement visible dans les magazines, comme ceux que nous avons analysés : les hommes sont présentés avec des muscles saillants, soulevant des poids bruts – souvent photographiés en noir et blanc, comme pour rappeler des temps « anciens » – admirés par des femmes aux attributs féminins exagérés,  positionnées de façon subalternes. Le message de la situation d’infériorité et de dépendance est explicite, tout comme celui de la démarcation imparable.

    De plus, le féminin est associé à l’homosexualité. Officiellement, elle n’a pas sa place dans ce sport, comme l’ostracisme de certains bodybuilders après leur coming out l’a montré (Paris, 1998). En « cassant » ce lien indiscutable entre corps masculin et appropriation des femmes, les homosexuels remettent en question le système androcentrique de ce sport, ce qui nécessite leur exclusion (Lajeunesse, 2008 ; Taywaditep, 2001).

    En somme, tout l’imaginaire collectif du bodybuilding s’est construit autour de la mise en scène d’un homme « maximâle », dont la taille des muscles saillants incarnerait cette capacité à s’inscrire dans la « masculinité hégémonique ». C’est pourquoi le bodybuilding permettrait de lutter contre toute forme de faiblesse ressentie, c’est-à-dire d’un corps insuffisamment gros.

    Cette problématique a été dans 16 cas sur 18 une motivation forte. Par exemple, Théo nous dit que : « C’est vrai que quand j’étais ado, quand j’étais au collège et tout, j’étais le plus petit, j’étais le moins costaud, j’étais le moins ci, le moins ça. Ça m’a cassé les couilles. Après je voulais qu’on me voit comme quelqu’un qui « waou, il est costaud, et tout ». Comme un homme fort ». Encore cette impression partagée par Gaël : « Alors mes motivations au départ j’ai fait ça parce que j’étais quelqu’un de fin, et je le vivais super mal. On se moquait de moi, on m’appelait arbalète, j’étais tout maigre ».

    En conséquence, ces ressentis ont justifié une première définition de la situation pour entrer dans la pratique, qui en amène une autre, à savoir la véritable « découverte de la pratique ». Cette phase est l’occasion d’apprendre à se situer dans l’univers du bodybuilding, en tant que première expérience vécue. Cela signifie se familiariser davantage aux lieux et aux membres du club, commencer à apprendre les techniques d’entraînement et de nutrition, et aussi à se « fondre » dans l’état d’esprit du sport. Une deuxième définition de la situation s’opère alors, avec un important travail sur le ressenti individuel par chaque pratiquant, puisqu’il découvre de nouvelles sensations au moment de l’entraînement. En particulier, c’est un rapport spécifique à la douleur que l’individu expérimente, et recherche désormais, pour aller plus loin dans l’engagement.

    Clovis nous fait part de son vécu et de la transformation opérée en ce qui concerne ces sensations : « Quand tu vois que tu soulèves un peu plus lourd, que tu te transformes physiquement, tu te prends au jeu ». Cette dernière expression n’est pas anodine, puisque 13 de ces 18 bodybuilders y font référence. Benjamin nous le confirme : « Ça m’a bien plus, et donc j’ai voulu justement après ça, continuer. Je me suis pris au jeu ».

    Ces bodybuilders sont prêts à franchir l’étape suivante, et à passer à celle du « maintien dans la pratique » : cette troisième étape est marquée par l’obtention de premiers résultats corporels visibles et significatifs qui légitiment l’engagement. Ceux-ci sont obtenus grâce à un travail sur les techniques, mais aussi sur le mode de vie du bodybuilder, de leur recherche à leur mise en œuvre. Autrement dit, cela signifie que l’enjeu est de s’accoutumer à entretenir le corps musclé obtenu, voire à aller plus loin. Pour cela, il est fondamental de s’engager encore plus fortement à l’entraînement. C’est à ce moment que les addictions de type 1 selon notre classification apparaissent et se renforcent. Mais celles de type 2 voient aussi le jour, dans la mesure où cette phase est associée à un renforcement de la socialisation au bodybuilding, que ce soit par les pairs (connaissances, partenaires d’entraînement), les médias spécialisés (sites, magazines) et la rationalisation de la nutrition.

    Citons ici le cas de Marc, qui est particulièrement significatif. Quand il a renforcé son engagement à partir des premiers résultats visibles obtenus, Marc a senti le besoin d’aller encore plus loin, en ne laissant rien au hasard, même si cela s’associe à une dépendance. Il s’entraîne désormais 6 fois par semaine, 1h30 à chaque séance, en affirmant que « s’il faut que j’y aille le dimanche, j’irai le dimanche ». De même, il est prêt à s’entraîner blessé et à surpasser la douleur pour espérer maintenir le rythme, condition du progrès selon lui. L’entraînement doit par conséquent être rentabilisé ; c’est pourquoi il évite les discussions durant la séance. C’est notamment pour cette raison qu’il utilise des écouteurs, pour se « créer une bulle ». S’il développait une sociabilité particulière, ce serait uniquement avec un partenaire d’entraînement au niveau similaire, car l’objectif serait alors de « pousser plus ».

    La séance est aussi planifiée à l’avance (« Je m’en tiens à ce que je dois faire »), avec la priorité donnée aux poids libres, censés construire « plus » et « mieux » les muscles. C’est la même chose pour l’année entière : il « prend de la masse »d’octobre à mars, puis « sèche » ensuite. En somme, Marc privilégie la planification et l’intensité de l’entraînement, pour arriver à ses fins.

    Pour récapituler, il y a une nouvelle définition de la situation ici : le ressenti des sensations a changé, l’organisation de la vie autour du bodybuilding se renforce, les critères d’évaluation du « beau » corps ont évolué, et il y a alors un nouveau palier d’orientation qui se profile : continuer ou pas. Pour ceux qui franchissent ce cap, les addictions de type 1 et 2 vont s’accentuer, et celle de type 3, selon notre classification, vont se profiler.

    Les bodybuilders qui franchissent cette étape parviennent alors à celle du « renforcement de l’engagement ». Il est nécessaire ici de poursuivre la rationalisation des techniques et de la connaissance du sport au sens large entreprises dans la phase précédente. Cette rationalisation permet de se forger des habitudes qui vont rendre plus facile et moins coûteux l’engagement. Plus précisément, un important travail de recherche et d’observations est entrepris au niveau de la connaissance des exercices (de l’entraînement au sens large : du pré-entraînement à la récupération), de la diététique et des produits, qu’ils soient autorisés ou pas.

    En particulier, tous consomment des suppléments : cela implique d’exercer le corps et l’esprit à la prise systématique et importante de produits. Pour les produits autorisés, il faut « aimer » les produits, et organiser les prises à des heures fixes. De plus, c’est dans cette phase que le recours aux produits dopants est expérimenté. Il s’agit d’apprendre à les « manipuler » : quantité, gestion des effets secondaires, modalités de prise (seuls ou en couple ou à l’aide d’un tiers, complémentarité.

    Par conséquent, la réalisation de leur projet corporel passe par un travail fortement réflexif, avec notamment l’idée de contrôle/d’évaluation (miroir, chronomètre, rapport aux autres,…) et de maîtrise maximaux et réguliers. Le travail sert à encourager mais aussi éventuellement à « rappeler à l’ordre ». Il se manifeste donc par des tâtonnements : certaines pistes sont essayées puis adoptées, tandis que d’autres sont abandonnées, dans le but d’inscrire corporellement des habitudes.

    Dans une même logique, le travail entrepris dans la phase précédente sur les sensations se poursuit : l’individu aime psychologiquement et physiologiquement déclencher certaines sensations. Comme le fait de grossir et/ou de se définir est aussi recherché et qu’y parvenir est jouissif, il recherche au maximum ces sensations. La douleur évoquée dans la phase précédente est alors plus spécifiquement rationalisée, à travers le travail surtout. C’est pourquoi il ne s’agit plus seulement de grossir et de se définir ; il s’agit aussi de travailler à se forger des outils rendant possible de poursuivre sur un temps plus long les efforts entrepris lors des phases précédentes.

    Une nouvelle définition de la situation s’opère : le bodybuilder commence à obtenir ce qu’il souhaite, aime ce « jeu » mais doit prendre une nouvelle décision (véritable « palier d’orientation ») : arrêter ou poursuivre ? S’il poursuit, ses critères de perception de son physique se sont modifiés : il ne se voit pas forcément maigre, mais insuffisamment « gros ». La définition de la situation devient plus personnelle, et c’est en cela qu’elle permet le maintien dans l’engagement. Ce qui symbolise ce changement est l’utilisation de l’expression « je le fais pour moi », que mobilisent Benjamin, Thibault, Marc, Sébastien, Loïs, Romain ou encore Gaël (« Aujourd’hui c’est vraiment pour moi »). L’addiction et sa gestion sont perçues sur le mode individuel, ce qui peut s’avérer problématique puisque la régulation extérieure fonctionne moins, voire plus. Par contre, on voit que la référence à la problématique du genre est désormais absente, c’est le travail du corps qui prime.

    C’est pour cela qu’il est nécessaire de mettre en place l’organisation de la vie la plus rationnelle possible, ce qui induit de s’engager sur une voie encore plus extrême qui rappelle celle du monde des professionnels, c’est-à-dire de l’« élite » de ce sport.

    Au cours de cette phase, ultime en termes d’engagement, le bodybuilding devient central, ce qui accroît l’exposition à l’égard des 3 types d’addiction évoqués. Celles-ci deviennent cumulatives et s’accentuent mutuellement, car le renforcement de l’engagement est perçu – à tort – comme une réponse à l’addiction vécue. Si nous considérons les cas de William, Romain, Cédric, Théo ou encore Elliot par exemple, nous constatons qu’ils ont mis en avant dans leurs entretiens qu’ils étaient parvenus à « formater » leur vie de famille au bodybuilding pour ces raisons: William n’a pas le « souci »d’avoir des amis à inviter, Romain, Cédric et Elliot ne vivent pas de difficultés car ils sont parvenus à imposer leurs contraintes de vie à leur conjointe (en matière de nutrition notamment), alors que Théo et Elliot se font faire les piqures d’injection par leurs conjointes.

    L’addiction est telle qu’il semble en fait se produire un effet cliquet : le retour en arrière est difficile, ce qui oblige à transformer les relations familiales, ou même à envisager une séparation (Lois). Il est en effet important dans cette situation de s’exclure de la vie « normale » (soirées, aliments, fréquentations, contraintes familiales « classiques »,…) car elle représente un danger pour l’individu il doit éviter au maximum les lieux et les sociabilités qui remettraient en cause son engagement. C’est ce que Becker met en avant : la dernière étape de la « carrière » correspond à un monde organisé possédant une sous-culture et des relations spécifiques, qui crée un système d’autojustification (Becker, 1985). Toutefois, le « capital famille » peut jouer aussi un rôle à ce stade, justement comme frein à l’ascension (Benoit) ou comme condition de la « descente » (Sébastien), limitant l’exclusivité et la force de cette sous-culture.

    Nous terminons cette partie à travers la présentation de la pyramide de l’engagement dans le bodybuilding (schéma 1), et des addictions associées, qui résume les éléments développés jusqu’ici à propos des addictions vécues comme « carrière » :


    Schéma 1: La pyramide de l’engagement et des addictions dans le bodybuilding
    Source : Auteur

    Ainsi, alors qu’elle était fortement présente au moment de l’entrée dans la pyramide, la problématique du genre semble s’effacer avec la concrétisation des résultats obtenus. C’est « l’objet » corps qui compte, au sens où il s’agit de repousser ses limites de développement. Pour autant, comme le souligne Kimmel (2013), la masculinité étant plurielle dans ses formes comme dans ses manifestations, il est possible que derrière cette logique du travail apparemment non genrée, se cache en fait la problématique du genre.

    5. Conclusion

    Cet article a tenté de mettre en avant les phénomènes d’addictions dans le bodybuilding, à partir d’une étude réalisée auprès de 30 bodybuilders. Si tous les pratiquants ne vivent pas des situations d’addictions, car les motivations individuelles de la pratique sont très diverses (Monaghan, 2001 ; Vallet, 2014), il apparaît par contre que les bodybuilders les plus engagés dans ce sport ont de fortes probabilités d’être concernés. Nos résultats montrent que plus l’engagement est fort, et plus les addictions le sont, et se renforcent mutuellement. C’est dans cette perspective que vous avons identifié 3 types d’addictions, et que nous avons insisté sur l’idée de processus : l’apparition et la dépendance aux addictions se construit dans le temps, à la suite d’étapes franchies qui rendent le retour en arrière difficile, voire impossible. Pour rendre compte de cette logique, le concept sociologique de « carrière » mobilisé est particulièrement heuristique car il permet de comprendre comment les bodybuilders « en sont arrivés là ».

    Cette analyse mériterait d’être approfondie, en travaillant sur les facteurs limitatifs de ces addictions, notamment en ce qui concerne la gestion des risques associés. Ce qui est certain est que les plus « accrocs » à leur sport subissent une certaine aliénation, dans le sens où ils cherchent à produire un corps qui finalement leur échappe : une fois le résultat atteint, il paraît insuffisant et légitime le fait de poursuivre l’engagement, quitte à expérimenter de nouvelles addictions. Quand les 3 types d’addictions se cumulent, le bodybuilder s’apparente à Sisyphe qui poussait son rocher jusqu’au sommet, mais obligé de recommencer indéfiniment une fois la cible atteinte. Cette image nous paraît éclairante, comme le résume Pierre, un des bodybuilders interviewés : « Donc il reste un long chemin…et s’il faut arriver quelque part…ça je sais pas s’il faut arriver quelque part ».C’est simultanément toute la beauté et le drame du bodybuilding. 

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    Notes

    [1] Plus précisément, 2 numéros consécutifs de Dynamag (juillet-août 2009 à janvier-février 2013), 3 numéros consécutifs de Flex (juin-juillet 2010 à octobre-novembre 2010) et un numéro de Science & Muscle (été-automne 2008).

    [2] C’est-à-dire la nécessité, face à un manque affectif, de combler ce besoin compulsif de pratiquer sans relâche un sport, de se regarder, de se mesurer aux autres.

    [3] C’est-à-dire la peur d’être ou de devenir laid.

    [4] Joe Weider est décédé en 2013.



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