• Home
  • Rivista M@gm@
  • Quaderni M@gm@
  • Portale Analisi Qualitativa
  • Forum Analisi Qualitativa
  • Advertising
  • Accesso Riservato


  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    DIFFÉRENTS DISCOURS DE LA MALADIE SUR LE WEB: LOGIQUES DE CONSTRUCTION D’UN SOI EN SOUFFRANCE DANS DES LIEUX ANTHROPOLOGIQUES VIRTUELS FORTS (BLOGS) ET FAIBLES (FORUMS EN LIGNE)


    Karim Chibout

    Martial Martin

    martial.martin@univ-reims.fr
    Université de Reims, IUT de Troyes, Département Services et Réseaux de Communication.

    Introduction

    La maladie est en premier lieu une rupture biologique, un grain de sable dans la mécanique du vivant. Le corps, silencieux jusque là, répondant comme il se doit aux usages sociaux intégrés, s’éveille à la douleur, pour nous rappeler notre essence biologique, notre vulnérabilité, notre finitude. Cette agression ontologique (Crossley, 2000) produit ainsi une cassure dans un parcours de vie, une rupture biographique (Bury, 1982). Elle fait admettre au malade la réalité de la souffrance et de la mort, habituellement reléguées chez tout un chacun dans l’impensé. L’esprit est désarticulé par l’onde de choc. La maladie impose de repenser son rapport au temps, son corps, son identité et ses relations aux autres. Dans le temps de la maladie comme parenthèse, temps mort dans le parcours de vie, l’existence est rythmée par des contraintes liées à la pathologie: les posologies plus ou moins astreignantes, le régime alimentaire, les activités physiques, les examens réguliers en centre de soins, les visites à domicile de soignants ou encore les résultats d’explorations. Comme des rites autour d’un objet cultuel, ces actes répétitifs et réguliers sont greffés à la maladie. Elle correspond aussi à une déréalisation temporaire qui se traduit par une perte de soi (Charmaz, 1983): l’identité personnelle et les rôles sociaux (professionnels, familiaux, …) sont occultés au profit de l’identité de malade qui prend l’allure d’une tumeur envahissant l’individu jusqu’à devenir son identité première, hégémonique, vitale. La maladie invalide ainsi pour un temps indéterminé le statut, l’identité sociale. Le sujet est socialement dé-situé, destitué aussi, son absence excusée, comme dans une forme douce d’exclusion sociale.

    Au niveau physiologique, surviennent des troubles associés à la pathologie: douleurs, perturbations biologiques, effets indésirables des traitements, transformation du corps et de son image. La maladie peut être handicapante, débilitante et faire perdre son autonomie au sujet. A l’incapacité sociale qui le place à la marge s’ajoute le sentiment d’être un poids pour les autres. Enfin, elle peut être également porteuse dans l’imaginaire social de stigmates (Goffman, 1975) difficiles à gérer.

    C’est dans cette zone de turbulence, que le sujet doit reconstruire une identité avec un corps dévalorisé, mutilé, mis à nu, qu’il doit réinventer son identité comme projet de soi (Taylor, 1998) avorté par un coup du sort. Il faut donc réparer son corps et dans le même temps réparer une injustice, réconcilier l’avant et l’après, reconstruire un pont autobiographique.

    Le web nous apparaît aujourd’hui comme l’un des espaces privilégiés de cette reconstruction; mais il offre des terrains différents qui débouchent sur des stratégies variables. C’est ce que nous exposerons à travers les deux moyens d’expression les plus utilisés par les malades: les blogs et les forums de discussion, qui semblent correspondre à deux strates de l’Internet, deux formes différentes de lieux anthropologiques (Augé, 1992) dans un même espace virtuel.

    1. La souffrance du malade sur son blog, entre plainte, encyclopédisme et récit de soi


    Il n’est plus nécessaire, aujourd’hui, de rappeler combien l’émergence du «web 2.0» est liée à la facilitation de moyens d’autopublicisation numérique à travers le développement d’applications (dotclear, wordpress…) et de plates-formes (skyblog, over-blog, blogger) de blogging. Au sein de la myriade de blogs existant aujourd’hui (7,4 millions de blogs actualisés dans les trois derniers mois selon Technorati [1]), les «blogs maladies» (selon le vocable rencontré sur le web) apparaissent comme un continent de la blogospère bien délimité et bien répertorié dans les annuaires de blogs [2]; leur proximité avec les «blogs santé», dont ils constituent, parfois, dans certains classements, une sous-catégorie, alerte sur une forme d’ambiguïté [3]: s’agit-il là de blogs dont la thématique est la maladie, ses symptômes, ses traitements ou dont l’auteur est malade? Autrement dit, a-t-on affaire, selon une typologie cette fois-ci non plus pratique mais issue de la recherche, à un blog egocentré de type diariste ou un «blog de connaissances» visant la diffusion d’un savoir objectif?

    La lecture d’une cinquantaine de blogs classés dans la catégorie «blogs maladies» ou reliés à ce premier corpus par les listes de liens publiées sur ces blogs (à travers le «blogroll», élément caractéristique voire originel du blog qui pouvait se limiter à ses débuts à une suite de liens commentés) nous force à concevoir cette opposition davantage comme une tension interne qu’en tant que justification d’une limite externe; les blogs strictement informatifs sont, au regard des autres, peu nombreux; l’écriture d’un blog, quelle que soit sa visée informative, semble imposer (sur cette thématique au moins) une forte implication personnelle (d’un malade, d’un proche de malade et dans les deux cas de quelqu’un qui souffre). Nous devrons, donc, prêter attention à cette double postulation, nous semble-t-il, fondatrice des «blogs maladies » entre l’expression d’un soi en souffrance et la visée encyclopédique et pratique.

    Certes, ce qui frappe de prime abord dans l’exploration de ce corpus est l’adéquation forte entre le blog comme «technologie de soi» (Foucault, 2004; Agamben, 2007) et le «lyrisme de la souffrance»; la quasi immédiateté du média blog et ses possibilités démesurées d’actualisations et de développements confortent, au contraire de la page personnelle statique (Klein, 2001), la propension du souffrant à «la litanie interminable des maux», au «mauvais infini de la déploration» (Ricœur, 1992); le soi souffrant, comme plaie vive, intensifié dans «le sentiment vif d’exister, ou mieux le sentiment d’exister à vif» trouve dans les facilités de l’autopublicisation offertes par les plates-formes de blogging l’équivalent, dans l’ordre des outils de communication, de la façon nouvelle, intense et immédiate dont il se donne à lui-même. Accueillant tour à tour les photos prises par exemple d’un téléphone portable et directement envoyées sur le blog, les morceaux audio ou vidéo écoutés sur le moment et intégrés sur le site grâce aux plates-formes de partage comme youtube ou grâce aux applications de diffusion de playlists comme deezer et surtout les expressions écrites des états d’âme transitoires, avec une place importante pour ce qui est présenté comme de la poésie, caractérisée par sa forme souvent versifiée ou par sa mise en page et surtout par le souci de l’authenticité de l’expression d’un moi que l’on pourra qualifier de «romantique» (Taylor, 1998), le billet posté sur le skyblog est le réceptacle idoine pour l’expression d’un moi qui se vit maintenant, du fait de la pathologie, davantage dans l’instant que dans le projet [4].

    Cette centration sur le moi exprime aussi une coupure avec le monde et les autres; Ricœur a bien diagnostiqué cette «intensification d’un genre spécial du rapport à autrui», cette «séparation», dont il repère quelques figures: «l’expérience vive de l’insubstituable», «l’expérience vive de l’incommunicable», le ressenti de l’autre comme ennemi, «le sentiment fantasmé d’être élu pour la souffrance». Le blogueur, conscient du caractère unique de son expérience de la souffrance, rompt, dans l’acte fondateur de la création de son site, avec son mode de socialisation passé, abandonne son masque par souci d’authenticité et coupe les ponts avec ses proches et sa famille qui supportent rarement sa quête du dire vrai [5].

    Ce(tte) retrait(e) semble correspondre à une prise de conscience de la profonde modification qui accompagne la souffrance: d’actant, le sujet devient patient, agi, en quelque sorte par son environnement social; l’ouverture d’un blog, comme rejet sur soi-même, signe l’acceptation d’un soi en rupture vis-à-vis des autres et en même temps apparaît comme une tentative de se poser à nouveau comme acteur de sa vie. Le rapport au discours médical est, à cet égard, particulièrement significatif: le blog, comme renvoi et reprise des discours étrangers à l’œuvre sur le web, fonctionne à la fois comme recueil hétéroclite de matières étrangères au sujet et comme appropriation et constitution de soi, un peu sur le mode des hupomnêmata étudiés par Foucault (2004). Spécifiquement, le blog est le lieu où le patient s’approprie et concurrence le discours médical, tentant ainsi de répondre à la lancinante question de la plainte orchestrée dans les billets, «pourquoi?». Certains blogs [6] dans sa page d’accueil ou à travers ses entrées «glossaire» ou «vos questions») revendiquent cette dimension d’encyclopédie pratique, très proche pour le coup des forums qui occuperont la seconde partie de cet article. La mathésis ou le savoir ne s’oppose cependant pas ici à la mimésis et à la sémiosis, c’est-à-dire à la représentation et à la construction du sens (Barthes, 1977), mais les accompagne, en encadrant le récit de la maladie et en ménageant des entrées possibles dans la narration pour un lecteur néophyte.

    C’est donc, enfin, comme support de mise en récit et comme structure de sens que le blog s’impose au souffrant. Si l’on excepte quelques blogueurs plus aguerris aux nouvelles technologies et capables de paramétrer leurs blogs et ainsi de structurer de manière originale leurs propos (comme par exemple le blog de mak, propulsé sous dotclear et hébergé chez free, qui redécouvre les bases de la narratologie en proposant un récit en six parties, «1. La découverte», «2. Le verdict tombe», «3. Le traitement», «4. Le bilan», «5. Le suivi», «6. Et après» [7]), l’ensemble des blogs se plie à la structure chronologique ou le plus souvent antéchronologique fixée par les plates-formes. L’accueil, terme de l’histoire, coïncide avec l’abandon de l’écriture souvent pour tirer un trait sur la maladie après une guérison ou une rémission durable [8]. Parfois, en raison de la mort du responsable éditorial du blog, un proche prend le relais momentané de l’écriture pour conclure ou décide de laisser le site s’actualiser des contributions successives des amis et de la famille à la mémoire du disparu comme dans un avatar du genre classique du tombeau poétique [9]. Cette polyphonie laisse entendre combien l’écriture d’un blog est affaire de mise en réseau (technique et social): le blog fait souvent partie d’une nébuleuse [10] de liens, de citations diverses, de syndications aux contenus d’autres blogs; à la limite, les sujets (je) du discours de la maladie et de la souffrance doivent apparaître dans la blogosphère comme des «blocs individus-groupes-machines-échanges multiples» (Guattari, 1992 cité par Allard, 2005), fruits de processus complexes à la fois sociaux et technologiques. L’exemple le plus frappant est celui des commentaires postés sur les blogs qui sont autant de validations des contenus identitaires des billets du responsable éditorial du blog; cette pratique rapproche selon certains les blogs de leurs prédécesseurs sur le web, les forums de discussion, par ailleurs largement utilisés par les blogueurs pour publiciser leurs sites et créer des flux de visiteurs. Comme le blog, le forum est générateur de liens et vecteur privilégié de soutien pour les individus en souffrance; toutefois il est marqué par des spécificités dans l’expression de soi et le rapport aux autres.

    2. Souffrance, maladie et forums en ligne: un mal pour un lien

    Comme expérience individuelle du réel, la maladie nécessite une confirmation par d’autres (Levine & Higgins, 2001) pour répondre au besoin de comparaison sociale. Parce qu’elle est, de plus, douloureuse et génératrice d’anxiété, les individus recherchent un support social pour les aider à affronter l’incertitude, l’inconnu ou la stigmatisation sociale. Au vu de leur succès, les groupes de discussion et d’entraide en ligne (appelés communément forums) semblent répondre à ce besoin de vérification sociale. Le forum dédié à une (ou des) maladie(s) est un médiateur interpersonnel qui donne la possibilité aux patients et à leurs proches de partager de l’information, des conseils pratiques et de se soutenir mutuellement. L’échange se fait de manière anonyme, asynchrone et via une interface pour l’essentiel textuelle. Nous essayerons de comprendre comment, dans ces conditions d’interaction si particulières, sont exprimées la maladie et la souffrance, quelle est la teneur et quelle est la valeur des échanges [11].

    Dans le forum (au contraire du blog), l’identité du participant est non typée, non nommée, non figurée et il s’adresse à un public tout aussi anonyme. L’anonymat visuel se prête à la libre parole du corps et de la douleur. Le corps est un absent présent, il est absent comme support de communication dans l’échange et omniprésent comme référent de communication. Les sujets malades évoquent des états sensitifs (essentiellement des douleurs), des symptômes physiologiques et des plaintes principalement somatiques: maux de tête, faiblesse musculaire (…) Suite à des ganglions très gonflés et non douloureux à l'aine et de plus petites "boules au cou et aux aisselles, j'ai fait une prise de sang qui n'a pas trouvé d'infections...mais bien plus de 50000 globules blancs, ce qui m'a envoyé sur le billard avant hier pour une ablation d'un des ganglions et une ponction de moelle osseuse. On me parle de lymphome et de traitement suivant les résultats (3 semaines à attendre) je ne me sens pas du tout malade mais je me pose beaucoup de questions! Ca ressemble beaucoup à Hodgkin, non? Puisque le traitement dont on me parle "vaguement" c'est chimio et greffe de moelle, merci si vous pouvez un peu m'éclairer (…) [12].

    Dans l’anonymat, on accepte aisément de divulguer son intérieur lézardé, littéralement ce qu’on a dans le ventre jusqu’aux dérangements qui dérangent (excréments, pertes de liquides du corps). «(…) pendant la grossesse, pas de diarrhée, juste après l'accouchement, sont apparues mes incontinences, l'incontinence urinaire a été corrigée par des séances de reeduc du périnée mais pour de ce qui est des selles à répétition...pas grand-chose (…)» [13]. Le précieux corps social propre sur lui, apprêté, fait place au corps biologique mis à nu et transparent. Le sarkos, corps des organes et de la maladie se décrit sans tabou. Il est, jusqu’au tréfonds, livré en pâture au public. Le récit du corps-chair présenté comme le réceptacle de la maladie et comme le lieu d’un autre que moi prend une allure fictionnelle. Le moi-peau décrit par Anzieu (1985), contenant des caractéristiques psychiques, est écarté.

    L’enjeu premier pour le malade réside dans le sens à donner aux signaux d’alerte du corps, à cette chose qui s’est invitée en lui. Le sujet a besoin de désigner la maladie, de lui trouver une signification (Öhman, Söderberg & Lundman, 2003). «Y-a-t-il des diabétiques qui connaissent ce problème de neuropathie du pied? Quels sont les traitements? Est-ce une maladie évolutive? Comment cela se passe pour vous?» Il va jusqu’à l’interpréter au moyen de théories profanes (Pédinielli, 1996) voire à contester un diagnostic médical posé: «(…) Difficile de contredire un médecin spécialiste mais, effectivement, avec une Hb de 5,1 et une glycémie à jeun inférieure à 1 g/l, TU NE PEUX PAS ETRE DIABETIQUE. (…) [14]»

    Dakof et Taylor (1990) ont montré une différence marquée entre la demande de soutien des proches et celle des malades: les premiers ont besoin de rehausser leur estime de soi et de trouver quelque réconfort dans leur détresse, là où les seconds espèrent avant tout récupérer de l’information sur leur pathologie. Pour les malades, le forum de discussion trouve sa place comme un support d'informations. On dit aux autres, lit les autres pour se re-connaître en trouvant un air de famille, non dans les identités, mais dans les symptômes de la maladie en partage. Ce qui intéresse dans les récits de vie, ce sont les liens entre événements qui pourraient expliquer sa propre maladie. Dans les bribes de récits déposés, l’objectif n’est pas de reconstruire des histoires individuelles mais d’élaborer l’anamnèse du mal au travers des narrations. Chacun tente ainsi de trouver un miroir informant, un autre que soi qui pourrait l’aider dans sa quête de connaissances et d’explications.

    Au contraire de la douleur et du corps rendus publics, la souffrance est une présente absente, absente comme objet de communication mais présente implicitement dans l’échange, pour l’essentiel au travers des feedbacks des interlocuteurs (réconfort, encouragements). Les malades ne disent guère de mal de leur mal et, de façon générale, ils affichent peu d’états émotionnels négatifs. Les signaux visuels par lesquels passe, en vis-à-vis, l’essentiel des émotions sont inexistants dans l’environnement virtuel qui se résume à un écran de textes enrichi de quelques indices non verbaux tels que les smileys et les émoticônes. De plus, la distance physique s’accompagne d’une distance temporelle dans la mesure où le forum est asynchrone. Les interlocuteurs s’accordent du temps pour lire les propos et aussi du temps pour y répondre de façon mesurée. La dimension émotionnelle, par définition spontanée, est de ce fait grandement réduite.

    Le diagnostic, les douleurs, les perturbations biologiques, et les détails corporels sont donnés de façon opératoire avec peu de réactions émotionnelles négatives. On parle de soi comme d’un autre sans trop faire état des conditions d’inconfort psychologique créées par la maladie (détresse, déprime, dépression…). Le discours de souffrance comme débordement de soi est retenu, rationné et surtout rationalisé. La distanciation du malade par rapport au corps et à la souffrance peut être assimilée à du coping [15] (Lazarus et Folkman, 1984). Nous proposons la notion d’immunisation affective pour dénommer cette forme de résistance [16] à une information dérangeante, que l’on met à distance en réduisant sa dimension émotionnelle. Le malade met en suspens une identité douloureuse et revêt celle plus enviable du clinicien. Il fait un récit de soi qui présente des ressemblances avec un compte-rendu médical factuel et froid (jusqu’à la terminologie médicale éminemment précise). L’identité, habituellement forme d’attachement aux congénères, est en la circonstance une forme de détachement (et de protection) d’une situation éprouvante.

    L’immunisation affective et la diffusion d’émotions positives sont valorisées implicitement par le groupe parce qu’elles protègent de la contagion des émotions négatives (qui plus est malvenues dans des circonstances déjà difficiles). Le contexte particulier de groupe de malades actifs impose d’entrer en résistance face à son mal, de porter des valeurs de courage et d’abnégation. Cela transparaît dans la capacité à dire son mal mais pas son mal-être. On voit se dégager plus généralement des règles de bonne conduite dans le micro-monde du forum. Pour l’essentiel, les règles répondent à un contrat tacite entre les participants fondé sur les figurations et les rituels d’interaction (Goffman, 1974). L’identification (anonyme) constitue la condition première de l’échange, le rituel d’accès : je suis malade ou le proche d’un malade et je me réclame des vôtres.
    «Hello je m'appelle Marion j'ai 19ans, et je suis atteinte du syndrome de Turner.»
    «J'ai 50 ans  et je souffre de fibromyalgie depuis plusieurs années.»
    «Je souffre d'une glossodynie. Qui connait un traitement efficace? J'ai 60 ans et je (…).»

    Le contributeur précise le degré de gravité de la maladie, les thérapies entreprises et quelques informations jugées utiles comme son âge. En retour, il reçoit des autres participants des marques d’attention sous la forme de messages d’encouragements et de réconfort (rituels de confirmation). Les messages s’affichent en grand nombre, souvent excessifs dans leur expression dans la mesure où les personnes ne se connaissent pas (termes tendres et intimes, émoticônes affectueux, photos de fleurs ou de paysages bucoliques…):
    «Tout plein de bisous.»
    «Je te prends dans mes bras et te donne toute ma force et mon énergie positive. Grosses bizouilles.»

    L’expression profuse d’émotions positives (que nous qualifierons de dissémination affective) fait pendant à l’immunisation affective dont fait preuve le malade lors de l’exposé de son mal. Ces manifestations bienveillantes permettent aussi de valider le statut véhiculé par le contributeur et d’installer un climat cordial d’échange propice à la divulgation d’informations. La règle d’interaction consiste à donner de manière relativement neutre des éléments d’information précis de son mal et à recevoir en retour soutien et encouragements, favorisant de la sorte la participation et l’interaction. Ce jeu de figuration peut être quelque peu rapproché des actes flatteurs (Kerbrat-Orecchioni, 1992) nécessaires dans les échanges collaboratifs. Le forum n’échappe donc pas au protocole social, bâti ici autour de deux enjeux liés : l’enjeu informationnel tout d’abord et l’enjeu relationnel ensuite. Le non respect des règles peut conduire à une rupture dans l’échange et à un refus de communiquer l’information.

    L’identification des participants est, nous l’avons vu, rudimentaire et utilitaire. De ce fait, le récit de soi est facilité et l’effort d’écriture moindre parce que le corps révélé par le discours écrit n’engage ni son nom ni son image. La pudeur est foncièrement préservée parce qu’il y a authenticité mais pas intimité. On se risque à la confession sans pour autant être dans la confidence; on personnifie la pathologie sans la personnaliser. Sans identité précise et sans possibilité d’identification autre que la souffrance partagée, l’environnement virtuel du forum ne se prête pas à l’établissement et au maintien de véritables relations affinitaires. L’attraction interpersonnelle impose de se faire connaître nommément, d’être visible et de confier des qualités pour être catégorisé. La perception de la similitude dans les traits identitaires est à l’origine de la création des liens : activités, croyances ou valeurs communes. Les motifs d’adhésion au groupe sont limités et les relations ne s’installent pas dans la durée. Le forum n’est pas un refuge, mais un lieu ouvert d’informations, un lieu faible (Lévy, 2003) à l’image d’un hall de gare ou d’une rue passante. On navigue momentanément sur le forum pour trouver d’autres personnes qui partagent les mêmes maux (Wright, 2000), une communauté du déplaisir. Le statut de malade exige de collaborer avec une communauté de circonstances ou de coïncidences avec la maigre compensation de n’être pas seul dans son malheur. «Salut! Quel soulagement de voir des gens qui ont la même chose que moi!»

    La lâcheté du lien social transparaît dans l’absence de référence à la communauté (de malades) dans les commentaires. Il y a là tout le paradoxe de ce type de forums de soutien en ligne: on communique pour se défaire du lien (le seul) qui nous unit. Le sujet s’affirme dans son combat à quitter un groupe qu’il n’a ni désiré ni choisi. Il est vrai qu’en dehors de la rupture biographique douloureuse, les participants ne partagent pas une histoire commune, mais tout au plus un historique commun, des traces de textes, des données cumulées au cours des échanges.

    Conclusion

    L’opposition dynamique faiblesse/force structure profondément l’usage d’Internet par les malades en souffrance et spécifiquement leur utilisation préférentielle de deux moyens de communication offerts par le web, les blogs et les forums:
    - faiblesse physique contre force morale;
    - faiblesse des liens entre individus contre force de l’illusion communautaire;
    - faiblesse du lieu et des traces (faute d’identification des contributeurs) dans les forums contre richesse et force pérenne du blog.

    Spécifiquement, donc, les weblogs pourront apparaître, selon la nomenclature de Levy (2003) comme des lieux forts, plus habitables que les forums: sur ces derniers, le souci de soin (la recherche d’information) l’emporte clairement sur le souci de soi (la quête d’identité). Certes, sur les deux supports virtuels, les malades ambitionnent de co-construire un savoir parallèle comme pour répondre au manque d’information et aux incertitudes du corps médical et plus encore aux incertitudes quant à leur devenir, mais les blogueurs articulent nettement le récit de soi et le recueil encyclopédique médical dans les plus poignants des hupomnêmata contemporains (Foucault, 2004).

    Notes

    1] technorati.com.
    2] www.over-blog.com par exemple ou www.blog4ever.com.
    3] annuaire-blogs.dyndns.org, www.revuedeblog.com ou unblog.fr.
    4] Voir par exemple sur cette poétique de l’instant, le blog madameraspaille.skyrock.com.
    5] On pourra se reporter au beau blog d’Antonio Manuel: «Ma sœur a décidé après lecture des deux premiers textes de ce blog qu’elle n’irait pas plus loin dans la découverte de mon âme, dans l’impudeur de sa mise à nu. Sa décision, justifiée par le chagrin suscité par les révélations du texte, par sa peine et son impuissance, sa peur de m’admettre en proie à la pathologie, m’a déçu» (antoniomanuel.over-blog.com). On trouvera un cas limite assez intéressant dans le blog avorté de Laura qui ne contient qu’un seul billet destinempoisonn.over-blog.net qui met clairement en scène la rupture avec les proches autour du problème de l’hyperacousie.
    6] par exemple blog.hodgkin.free.fr.
    7] blog.hodgkin.free.fr.
    8] Par exemple, Estelle ferme son blog mon-cancer-et-mwa.skyrock.com, pour ouvrir after-cancer.skyrock.com, comme si le soi d’après la rémission ne pouvait coïncider avec le soi malade, comme s’ils ne pouvaient partager un même support biographique.
    9] laptitevalentina.skyrock.com.
    10] Par exemple, franck210273.skyrock.com, lilouespoir.skyrock.com, francknotreami.skyrock.com.
    11] Nous nous appuierons principalement sur l’analyse qualitative du contenu des messages postés sur des forums de discussion portant sur diverses affections: cancers, diabète.
    12] forum.doctissimo.fr.
    13] forum.doctissimo.fr.
    14] forum.doctissimo.fr.
    15] Ensemble des mécanismes psychologiques mis en œuvre par une personne pour réduire l’impact d’une situation éprouvante et s’en protéger. Selon Lazarus et Folkman, ils sont à différencier des mécanismes de défense en raison de leur caractère conscient.
    16] La recherche active sur la maladie fait sans doute aussi partie des stratégies de coping.

    Bibliographie

    Agamben, G. (2007), Qu’est-ce qu’un dispositif, Paris, Rivages, «Petite Bibliothèque».
    Allard, L. (2005), «Express yourself 2.0», in Eric Maigret et Eric Macé, Penser les médiacultures, Paris, Armand Colin.
    Anzieu, D. (1985), Le moi-peau. Paris, Dunod.
    Augé, M. (1992), Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil.
    Barthes, R. (1977), Leçon, Paris, Seuil.
    Bury, M. (1982), Chronic illness as biographical disruption. Sociology of Health and Illness, Volume 4 (2) 167-82.
    Charmaz, K. (1983), Loss of self: a fundamental form of suffering in the chronically ill. Sociology of Health and Illness, Volume 5 (2) 168-97.
    Crossley, M. L. (2000), Rethinking health psychology. Buckingham, Open University Press.
    Dakof, G. A. et Taylor, S. E. (1990), Victim’s perceptions of social support: What is helpful from whom? Journal of Personality and Social Psychology, 58, 80-89.
    Foucault, M. (2004), «L’Ecriture de soi», «Sexualité et solitude» et «Les Techniques de soi». in Philosophie: anthologie, Paris, Gallimard.
    Goffman, E. (1974), Les rites d’interaction, Paris, Minuit.
    Goffman, E. (1975), Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit.
    Guattari, F. (1992), Chaosmose, Paris, Galilée.
    Kerbrat-Orecchioni, C. (1990), Les interactions verbales tome II. Paris, A. Colin.
    Klein, A. (2001), «Les pages personnelles comme nouveaux lieux de soi, entre espace public et espace privé: comment se sentir chez soi sur Internet?», www.er.uqam.ca.
    Lazarus, R. S. & Folkman, S. (1984), Stress, appraisal, and coping. New York, Springer.
    Levine, J. M. et Higgins, E. T. (2001), Shared reality and social influence in groups and organizations. In F. Butera & G. Mugny (Eds.), Social influence in shared reality, pp. 33- 52. Bern, Hogrefe & Huber.
    Levy, J. (2003). «Lieu 3», EspaceTemps.Net Il paraît le 19.03.2003 www.espacestemps.net.
    Öhman, M., Söderberg, S., Lundman, B. (2003), Hovering Between Suffering and Enduring: The Meaning of Living With Serious Chronic Illness. Qualitative Health Research , 13, 528-542.
    Pédinielli, J.L. (1996), Les théories étiologiques des malades. Psychologie Française, n°41 (2): 137-145.
    Ricœur, P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
    Ricœur P. (1992), «La souffrance n’est pas la douleur», www.fondsricoeur.fr .
    Taylor, C. (1998), Les Sources du moi: La Formation de l’identité moderne, Paris, Seuil.
    Wright, K. (2000), Computer-mediated social support, older adults, and coping. Journal of Communication, 50,100-118.


    Collana Quaderni M@GM@


    Volumi pubblicati

    www.quaderni.analisiqualitativa.com

    DOAJ Content


    M@gm@ ISSN 1721-9809
    Indexed in DOAJ since 2002

    Directory of Open Access Journals »



    newsletter subscription

    www.analisiqualitativa.com