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  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    EXPÉRIENCE VÉCUE DE LA SOUFFRANCE DANS LES RÉCITS DE LA GUERRE DE 1870 EN ÎLE-DE-FRANCE


    Olivier Berger

    magma@analiqualitativa.com
    Doctorant en histoire contemporaine à Paris IV-Sorbonne sous la direction d’Edouard Husson, je travaille sur les crimes de guerre allemands en 1870-1871. Mes recherches me conduisent à explorer des thèmes inédits: administration, représentation de l’ennemi, vie quotidienne et esprit des troupes. Parmi des articles à paraître, j’ai publié une étude sur l’administration allemande pendant l’occupation dans le cadre du colloque d’Orléans, « France occupée, France occupante, le gouvernement du territoire en temps de crise » ainsi qu’un article sur les rapatriés: « Des Français rapatriés d’Afrique du Nord à Palaiseau, le cas de la résidence du Parc d’Ardenay», RFHOM, déc. 2007. Rattaché au Centre d’histoire de l’Europe centrale depuis 2008, je fais aussi partie du laboratoire Poexil de Montréal et d’un groupe d’études sur les mémoires au Centre Alberto Benveniste de l’EPHE.

    La défaite de 1870 est vécue comme une grande souffrance par les civils français. Si cette souffrance physique a déjà été étudiée à travers les combats sanglants et les dommages de guerre, la souffrance morale n’a pas été suffisamment prise en compte. Et pourtant il existe un baromètre de cette douleur vécue par soi, à travers les récits des témoins de la guerre.

    En effet, la confiance perdue en la nation, en l’Etat, en l’armée, se traduit par l’écriture sur le papier de son trouble intérieur. Une personnalité se reconstruit par le récit, exprime ses pensées et ses craintes au jour le jour, dans l’incertitude du lendemain, en présence des Allemands dans sa commune, voire dans sa maison. On vit l’absence de ses proches et l’exil lointain d’un fils à l’armée, d’un parent réfugié en Belgique, ou d’un prisonnier interné en Allemagne. On exprime sa souffrance et on la fait connaître en publiant son récit, en tant que témoin-victime, insistant sur l’authenticité narrative. Ecrire parce qu’on a conscience de vivre des événements extraordinaires qui tombent injustement sur soi. Témoigner comme une preuve sur le vif des exactions allemandes, avec l’expression d’une souffrance intense.

    Notre corpus est constitué de journaux ou mémoires de maires, de curés ou d’érudits, écrivant la douleur, l’expérience d’un traumatisme vécu, avec les malheurs du quotidien, le sentiment d’étrangeté éprouvé devant les Allemands, un exil intérieur ... (Sœur Givodan, Journal, 1871, cité par Abbé Lieutier, 1914, pp. 189, 201-202). Parmi les sources, les témoignages de notables sont prépondérants puisqu’ils étaient instruits et prenaient le temps de noter les faits dont ils étaient spectateurs. Même si nous manquons d’éléments présentant le point de vue de gens de milieux plus modestes, les différents recoupements révèlent des convergences de points de vue et des sentiments largement partagés. Un sujet aussi riche méritait donc une mise au point.

    A travers le récit, comment s’exprime la souffrance, l’impuissance des civils devant un désastre? Comment une nouvelle identité se reconstruit-elle sur le traumatisme? Par cette catharsis, comment le sujet se reconstruit-il paradoxalement à partir de l’expérience du malheur? Pourquoi publier son récit autobiographique, pour partager une souffrance ou témoigner sur les événements de l’actualité?

    Nous examinerons d’abord le désarroi et la solitude des témoins de la guerre avant de voir le sentiment d’étrangeté éprouvé devant l’ennemi, après quoi nous finirons par étudier les thèmes de renaissance et de réforme du pays après la guerre.

    I) Désarroi et solitude: causes de souffrance

    A) Un sentiment partagé d’abandon

    Dès les premières rumeurs de l’arrivée des ennemis, certains maires de la banlieue parisienne préfèrent s’enfuir, pour se réfugier à Paris ou en province comme leurs administrés. Rares sont ceux choisissant délibérément de rester afin d’être utile, de faire face en limitant les dégâts propres à une situation d’occupation, tel est le devoir qu’ils s’imposent. Toutes les archives municipales donnent un état des lieux de l’administration locale: des maires sont considérés comme défaillants, remplacés par un «administrateur provisoire» avec des conseillers municipaux, renouvelés au besoin par le départ de leurs collègues. Ainsi les maires de Draveil, Orsay, Vauhallan, Chilly-Mazarin, Marcoussis, et ceux de la banlieue nord-est sont-ils remplacés par un adjoint ou un conseil élu dans l’urgence. Pour eux les problèmes ne font que commencer.

    Le début de l’occupation d’une commune est marqué par la remise des armes et leur destruction, des ordres de réquisitions de denrées en quantité, et le logement des troupes chez l’habitant, tradition militaire d’ancien régime. Bientôt s’ajouteront les impôts exigés par un préfet allemand, instrument de l’administration occupante installée à Reims puis dans chaque région envahie. Tout le poids des responsabilités de la commune pèse sur les épaules du maire, transformé par les Allemands en intermédiaire, otage potentiel garant de la tranquillité de ses concitoyens. Les notables ne sont pas en reste puisqu’ils doivent aussi répondre de leurs personnes et avancer des fonds, en l’absence des autres habitants.

    Donc, les personnalités locales comme les notaires, médecins, curés, instituteurs, se trouvent sinon en première ligne, du moins en butte aux exigences allemandes. Ainsi s’exprime le docteur Louis Fleury à Villiers-sur-Marne, livré à lui-même, dans ce qu’il nomme son «douloureux récit» (Docteur Fleury, Occupation et bataille de Villiers…, 1871, p. VI). Les notables se sentent abandonnés par l’Etat d’autant plus que le régime impérial est tombé le 4 septembre, au profit d’un gouvernement républicain. On ne sait à quel saint se vouer et les instructions des autorités ne sont pas claires. Isolés qu’ils sont dans leurs villes respectives, les notables ont peur des jours à venir, du traitement que les occupants vont leur réserver. Face à la déliquescence de l’autorité centrale et préfectorale, les notables demeurent les seuls représentants de l’Etat sur place. Souffrant de sa solitude, le Docteur Rétali, face au problème des impôts dus aux ennemis, n’a que la nuit comme conseiller (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 67), en dehors de son journal.

    S’ouvre alors une période d’incertitude, des maires se montrent même complaisants vis-à-vis des Allemands, bien qu’ils soient minoritaires, ils choisissent cette attitude car ils ne savent pas de quoi demain sera fait. Ajoutons à cela le manque d’informations fiables sur la situation en province, Paris bloqué et coupé du pays, puis l’interdiction par les Allemands de tous les journaux à l’exception de leur organe de propagande, le Moniteur Officiel. Chez les ecclésiastiques, on se sent isolé, abandonné des hommes mais Dieu seul semble être resté parmi eux. En témoigne la Sœur Angèle Givodan, qui note à Bourg-la-Reine que «les quelques personnes qui étaient encore [en ville] s’en vont et notre solitude est plus grande», par la suite l’apparition des premiers uhlans devant les sœurs «[les] a tout de même émues». Constatation valable dans toute l’Île-de-France. Mais pourtant, malgré ce sentiment d’abandon, elles sentent que Dieu les a visitées «par la souffrance». (Sœur Givodan, Journal, 1871, pp. 174-175, 183-5).

    La métaphore du flot, des vagues d’ennemis se déversant sur la région cause une souffrance au civil. On regrette leur nombre important. Si «à Fontenay il y avait moins de Bavarois que dans les villages environnants, il y en avait encore trop» selon Georges Leloir, magistrat fontenaisien (Leloir, Journal, 1871, cité par Michel Leloir, L’Echo des Hauts-de-Seine, 1982). Après une sortie meurtrière sous Paris, on se réjouit à voix basse des pertes ennemies.

    L’effroi continue pendant les premiers bombardements (Sœur Givodan, Journal, 1871, p. 175). Plus le temps passe et plus les jours sont longs, aggravant la souffrance intime, tel l’abbé Hébert, curé d’Ablon-sur-Seine, détenu à Orly. Il note la désertion totale du village où seuls les soldats allemands occupent les maisons, bientôt un compagnon de cellule le rejoint, «rattaché à ma vie par le lien commun de la souffrance et du patriotisme» (Abbé Hébert, Le Dernier jour…, 1878, pp. 6-8). A cela s’ajoutent les rumeurs les plus farfelues qui circulent, diffusant la peur, la souffrance là où elle n’avait pas encore pénétré. De son exil provincial, George Sand pâtit du manque d’informations, croyant un temps à la nouvelle de la mort du Docteur Morère, victime du dévouement à la mairie de Palaiseau, bientôt démentie en octobre, il n’empêche qu’elle ne dormit pas «cette nuit». (Sand, Journal d’un voyageur pendant la guerre, 1871, pp. 93-95; Delerot, Versailles…, 1900, p. 47). C’est bien l’absence des êtres chers, la suspension des correspondances avec eux et l’incertitude de leur sort qui causent le chagrin, outre les défaites militaires.

    En revanche, l’abandon et la peur du lendemain paraissent trouver une justification dans un prétendu châtiment que subit la France pour ses erreurs.

    B) Le châtiment de la France impériale, une pénitence

    Pour les auteurs républicains ou les «cléricaux» on paye les insuffisances du régime impérial bonapartiste. Trop de fantaisie et de légèreté pour certains, trop de démagogie pour d’autres, l’invasion allemande est là pour conforter leur opinion sur la responsabilité du régime dans la défaite.

    A partir de là, les contemporains laissent libre cours à leurs idées sur les moyens de sortir de cette impasse: donner plus de pouvoir au peuple et à ses représentants, se repentir de ses fautes et retourner à la religion, améliorer l’armée et le système scolaire en vue d’avoir des soldats professionnels bien instruits. Partout on souligne l’incurie des fonctionnaires impériaux et des officiers, à tort ou à raison. De plus les tentatives de sortie de l’armée de Paris se soldent presque toujours par un échec. C’est bien le mauvais sort qui frappe la France. A commencer par cette remarque de Mme Charles Moulton, châtelaine à Sucy-en-Brie, voyant que les maisons de son village abandonnées par ses propriétaires ont beaucoup souffert: «Oh, pauvre Paris, malheureuse France. Je rage du matin au soir, je ne vois nul moyen de sortir du gouffre» (Mme Moulton, lettre de 1871 citée par Bernard Méa, Nouvelle histoire de Sucy…, 1996, p. 82). Et l’état de son château, Petit-Val, «cela fait saigner le cœur». Et le marquis de Mun d’ajouter, dépité: «N’attendez pas, mes enfants, que je vous refasse un compte-rendu détaillé de cette détestable époque où le ridicule le disputait à l’horreur». Refaire le tableau de la guerre et de la Commune est une entreprise écœurante, même sur des pages. Cette guerre n’est que «malédictions, juste punition […] punition de Dieu […] pour notre orgueil» (Mun, Un château en Seine-et-Marne, 1876, pp. 184-188, 270).

    Côté allemand, on attribue les ravages que subit la France à son arrogance, au bonapartisme, au chauvinisme des ex vainqueurs d’Iéna. Des maisons incendiées pendant l’armistice à Saint-Cloud et Garches sont couvertes d’inscriptions en français, par les soldats allemands; l’une porte le graffiti «résultat du plébiscite». Bien entendu, ce panorama sinistre arrache des mots de souffrance au directeur de l’hospice Brézin, le Docteur Bourdereau: «Nous revîmes de cette excursion le cœur navré […] nous rentrâmes tristement à Brézin, seul asile resté debout et intact au milieu des décombres [... ] Nous avons eu de grandes craintes et de vives émotions […] au jour le jour, exposés aux violences de l’ennemi et aux obus.» (Docteur Bourdereau, L’Hospice Brézin…, 1879, pp. 62-63).

    Dans ce châtiment vécu, et accepté avec résignation, les souffrances morales et physiques arrivent à égalité. Déporté en Prusse pour avoir été considéré comme un espion, l’abbé Brugalé de Bezons note, de sa prison où il s’ennuie: «Enfin que dirais-je de mes souffrances? Considérées tant physiquement que moralement, elles étaient immenses», d’autant plus qu’on lui interdit de visiter les blessés français et de leur célébrer la messe. Mais c’est surtout le souvenir de sa patrie perdue qui donne à son exil un caractère d’épreuve compliquant ses souffrances. Publier un récit de celles-ci est sinon un acte de revanche, du moins une dénonciation du traitement réservé aux prisonniers civils. En résumé, la guerre est un mal nécessaire, mais la souffrance a du sens. On ne tombera pas deux fois dans le même piège (Abbé Brugalé, Ma captivité en Prusse, 1871, pp. 52-57).

    Malgré tout, la souffrance de l’homme seul, châtié, fait place aussi à un sentiment d’étrangeté, ou cohabite avec lui.

    II) Un sentiment d’étrangeté

    A) Quand l’ennemi est chez soi

    Beaucoup expriment le thème de la souillure due à la présence de l’étranger, vécue comme une souffrance intime. En effet, à cause des groupes de soldats installés dans les maisons, dans chaque commune, on n’est plus chez soi mais à l’étranger, inversement paradoxal: l’envahisseur devient autochtone et l’envahi devient étranger dans sa propre patrie, dans sa maison. Alphonse Daudet, dans ses Souvenirs d’un homme de lettres, semble le mieux placé pour décrire ce sentiment ambivalent, lorsque les Poméraniens habitent sa maison de Draveil, courant 1871. Etouffant sous la pression allemande, il quitte la maison pour se réfugier au jardin, hors de la tyrannie du capitaine qui, nouveau propriétaire des lieux, interdit à Daudet d’entrer dans telle ou telle pièce (Daudet, Souvenirs d’un homme de lettres, 1888, pp. 101-110). A Villiers-sur-Marne, le Docteur Fleury part avec les siens vivre dans un chalet à la marge de sa propriété, pour ne plus avoir à supporter la vue et la présence de l’ennemi (Docteur Fleury, Occupation et bataille de Villiers…, 1871, p. 20). Pourtant, les auteurs exagèrent un peu quand ils affirment se croire en Allemagne, car la langue et les lois allemandes n’ont jamais été imposées par l’occupant. Seules les «tricots de Poméranie» séchant sur les volets de Daudet lui rappellent qui sont les maîtres. Image si forte qu’il la réutilise dans Le Prussien de Bélisaire, une nouvelle des Contes du lundi. D’ailleurs, il présente le personnage de Robert Helmont, blessé accidentellement et cloué chez lui, en s’inspirant de lui-même.

    Toujours est-il que le logement des troupes chez soi est une souffrance, beaucoup de soldats pillent, saccagent tout ce qui leur tombe sous la main, au désespoir des propriétaires qui faiblissent devant leur sans gêne (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 20). A Saint-Denis ce n’est que pleurs, rixes avec les hôtes indésirables, des habitants deviennent fous suite à cette promiscuité (Monin, Siège et occupation de Saint-Denis, 1911, pp. 183, 237). Les Allemands pillent pour justifier que les habitants partis ont eu tort, car selon leur mentalité militaire, ils auraient manqué à leur devoir traditionnel (Docteur Fleury, Occupation et bataille de Villiers…, 1871, p. 54; Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 18). Un véritable viol symbolique mal supporté, répugnant.

    Voir l’ennemi, le sentir et entendre ses bruits, est insupportable. Chaque marche accompagnée de musique n’est autre qu’une agression au yeux du témoin anonyme des Allemands en France à Massy (Les Allemands en France, huit jours dans Seine-et-Oise, 1872, pp. 80-81). Emile Delérot à Versailles n’en pense pas moins face à l’orchestre jouant La Marseillaise comme pour humilier davantage les vaincus (Delérot, Versailles…, 1900, p. 24). En plus le temps semble ralentir durant l’occupation, comme pour aggraver davantage la souffrance personnelle. Chez le maire de Sannois, trois jours semblent durer autant que trois mois. Qui peut oublier l’odeur de l’Allemand? mélange de tabac, lard, graisse, sueur, cuir, poudre, déjections, parfums lourds, souffrance olfactive marquante. Même après le départ de la troupe, la trace reste (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, pp. 24, 86).

    La prise de possession d’une commune par son évacuation forcée, bien que rare, n’a pas laissé indifférents acteurs et témoins. Un exemple avec des habitants de Garches évacués, dont les cris de douleur et les sanglots s’entendaient de loin sur la route (Docteur Bourdereau, L’Hospice Brézin…, 1879, pp. 27-28). Ne pouvant les accueillir faute de vivres suffisantes pour tous les pensionnaires de l’hospice, le directeur les envoie sur Versailles, puis craque, brisé par l’émotion, il «fondit en larmes». Quant aux Allemands, ils riaient des lamentations des expulsés. De même pour la joie allemande, encore à travers la musique des orchestres militaires, qui provoque les pleurs d’un père et d’une mère de famille dont les enfants sont au front (Mun, Un château en Seine-et-Marne, 1876, pp. 23, 46, 63). Paul Darblay à Corbeil répond aux militaires fêtant Noël avec des masques en papier, qu’il a un neveu sous la tente, raison pour laquelle il ne s’amuse pas (Darblay, Mes souvenirs, 1904, p. 33).

    Rire et souffrance sont liés comme Eros et Thanatos, quand les Français souffrent les Allemands rient, les Français rient des Allemands qui souffrent, exemple de Delérot, cherchant des signes de démoralisation chez les soldats (Delérot, Versailles…, 1900, p. 218).

    Il s’opère parfois une transfiguration de la souffrance dans le rire.

    B) Quand la souffrance devient un thème comique

    Larmes et rire sont intimement mêlés. Il s’agit parfois de ridiculiser les Allemands pour surmonter le traumatisme; oubliant la peur ressentie au jour le jour, les témoins transforment dans le récit des scènes dramatiques vécues en scènes comiques. Tel ce soldat qui boit le punch dans un pot de chambre, croisé par Adolphe De La Rue. Tel ce général abusé par le mensonge d’un homme hébergé chez Paul Darblay, maire de Corbeil, et qui se fait passer pour son beau-frère (Darblay, Mes souvenirs, 1904, pp.37-40). Toujours à Corbeil, Desjardins se moque d’un officier allemand qui entend d’un paysan parlant mal qu’il est «riche en cuirs» et envoie une réquisition de peaux pour les culottes de ses hommes (Desjardins, Tableau de la guerre des Allemands…, 1882, p. 30). A Longjumeau, un Français s’étonne de la discipline allemande, quand un soldat est souffleté par un supérieur, tout en demeurant impassible, «une scène révoltante» (Les Allemands en France…, 1872, p. 76). Nos témoins détournent leur dépit en joie.

    Saleté, crédulité, langue française prise pour argent comptant, discipline humiliante, à chaque moment les Français veulent voir une confirmation de la barbarie allemande. Un malheureux Bavarois en garnison à Versailles vole une photo de femme dans un album privé puis l’exhibe en disant qu’il s’agit de sa «fiancée» [sic] (Delérot, Versailles…, p. 202). On préfère alors se moquer de son geste, sans compréhension pour un homme séparé des siens, dans une guerre loin de sa patrie. L’ironie serait-elle un remède à la souffrance? Il faut le croire. Certes, il est difficile de faire de l’auto dérision sur ses propres souffrances, tel est le cas pourtant de Gustave Desjardins, deux fois victime de la guerre comme Lorrain et Français (Desjardins, Tableau de la guerre des Allemands…, 1882, p. II, 51). Pour lui on peut rire de tout, comme pour mieux repousser à distance son pathos: «Presque partout l’ennemi est installé dans nos maisons et il mange à nos tables les meilleurs morceaux. Nous sommes chargés de l’entretenir en force et en santé pour qu’il soit plus en état de nous battre». Toujours est-il qu’il résume bien l’absurdité du système de réquisition, parfaitement légal, qui veut que le vaincu livre au vainqueur toutes les marchandises qui lui sont nécessaires.

    Comment soulager la douleur d’être pillé quotidiennement? Encore par l’humour, à l’instar du géographe Malte-Brun: «le vol était à l’ordre du jour chez les Bavarois, et chaque jour c’était le même ordre du jour» (Malte-Brun, Marcoussis…, 1871, p. 16). Autre réflexion acerbe relative à la cupidité des occupants, «des gens pratiques qui ne luttaient pas seulement pour la gloire» selon le maire de Sannois (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 128). Mais la souffrance s’atténue aussi sans recourir forcément au comique, pour preuve, Desjardins paraît satisfait de relever des traits d’honnêteté chez certains soldats et officiers ennemis, rapportant des objets pillés par d’autres (Desjardins, Tableau de la guerre des Allemands…, 1882, pp. 63-64).

    Emile Delérot à Versailles, écrit aussi sur un ton ironique, exprimant sa souffrance devant le spectacle de la troupe colonisant la ville du Roi Soleil. Satirique, il sait que sa plume acérée est un moyen de vengeance, de faire du mal aux Allemands, la guerre se gagnerait non par les armes mais sur le papier. Idée reprise selon laquelle les Français auraient malgré tout gagné la guerre sur le plan moral, ayant des qualités supérieures aux Allemands, un génie créatif qui n’appartiendrait qu’à eux. Qu’il est loin pourtant le modèle révolutionnaire, influent en Europe après 1792 ! (Docteur Fleury, Occupation et bataille de Villiers…, 1871, pp. 14-21; Docteur Bourdereau, L’Hospice Brézin, 1879, p. 35).

    Non seulement on se sent étranger dans sa propre demeure, on se moque de son propre malheur, mais on gagne un espoir que la saignée, bénéfique, aidera le pays à se relever.

    III) D’une saignée à la régénération de la France nouvelle

    A) Le thème de la réforme

    S’il était un message commun des auteurs, ce serait celui du sens de la souffrance. Elle a bien un sens, à en croire le géographe Victor Adolphe Malte-Brun, de lointaine origine germanique, à Marcoussis. Toutes les épreuves traversées par la France auront au moins servi à la purifier: «la France, si heureusement dotée de mille sources de richesses […], pansera ses blessures, réparera ses pertes, et dans quelques années sortira forte et puissante de ces terribles épreuves»(Malte-Brun, Marcoussis…, 1871, p. 29). Saignée d’argent issu de spéculations, saignée d’hommes peu enclins à se battre pour leur pays, balayage d’un régime jugé incapable, une France nouvelle devait émerger.

    Desjardins espère que le seul parti politique du futur sera un parti de patriotes, unis dans la reconstruction comme ils l’étaient dans le malheur (Desjardins, Tableau de la guerre des Allemands…, 1882, p. 131). Halte à la division, dixit le marquis de Mun. Louis Fleury n’espère pas mieux. Quant à Brugalé, il espère que son exil forcé ait eu un sens: servir la gloire de Dieu, ses paroissiens, et la sanctification de son âme (Abbé Brugalé, Ma captivité en Prusse, 1871, p. 68). Moins pieux, le marcheur qui traverse la Seine-et-Oise considérant la France au point historique le plus bas, a foi dans l’avenir lorsqu’il interroge le passé, voit la capacité de reconstruction du pays, son «inépuisable fécondité», «l’immensité de ses ressources qui ne sont que paralysées» (Les Allemands en France, 1872, p. 64). A la sortie du tunnel une France transformée se prépare.

    En fait les auteurs sont à la fois acteurs et témoins de cette régénération. Leur souffrance leur a ouvert les yeux, le patriotisme est la vraie valeur, il faut donc aspirer à l’union et la paix sociale, après les désordres de la Commune, mal perçus par les habitants de la banlieue. Ne serait-ce pas une souffrance supplémentaire que cette inutile guerre fratricide? Malgré un pessimisme ambiant, tous les auteurs voient le futur avec enthousiasme, comme si cette phase n’était que provisoire, ils ont touché le fond pour mieux refaire surface. A la prochaine génération de prendre le flambeau de la revanche, mais pas seulement par les armes: «C’est par l’étude, le travail, l’union, et l’amour vrai de notre beau et riche, que nous devons désormais nous efforcer de reconquérir ce prestige» (De La Rue, Sous Paris pendant l’invasion, 1871, pp. 364-365).

    Il semble que la souffrance, latente ou manifeste, en tout cas présente, a des échos sur l’écriture de soi.

    B) Quels échos de la souffrance dans l’écriture?

    Après avoir donné un aperçu des différents récits, tous plus riches les uns que les autres, et sans épuiser le sujet, nous trouvons des sentiments divers: sympathie vis-à-vis d’officiers jugés corrects ou peu exigeants, identification avec la souffrance de ses concitoyens, partage de la douleur, conscience d’une confraternité du malheur, comme le cas de l’abbé Hébert, solidaire des angoisses de son codétenu (Abbé Hébert, Le Dernier jour…, 1878, pp. 10-18). Selon De La Rue, «les malheurs supportés en communs resserrent des liens qui […] rapprochent les hommes» (De La Rue, Sous Paris pendant l’invasion, 1871, p. 171). On communie dans la douleur. On pense aux autres qui souffrent tel Rétali qui parle de son collègue le maire d’Ermont (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 99). Cette expérience est à la fois individuelle et collective. En effet, les auteurs ont conscience de faire corps avec la nation, d’être des porte-parole de leurs concitoyens, vivant les mêmes tourments: la parole, le témoignage de l’un, sont valables pour les autres.

    Tout est souffrance: voir l’ennemi victorieux, le loger chez soi, entendre les fausses nouvelles de sa propagande, payer ses contributions de guerre, subir ses réquisitions, ses pillages, toutes les humiliations. Sans oublier encore les dévastations, arrestations et exécutions ou pire, la déportation en territoire ennemi. Scène de fusillade parmi d’autres, à Orly, dont l’abbé Hébert est témoin: «J’étais pâle, je tremblais, je me sentais tout épouvanté de […] ce supplice qui me touchait, j’aurais voulu rester là». Avant de finir par se plaindre du hourrah de triomphe des soldats: «Quellesouffrance morale de supporter l’étranger chez soi, de subir sa brutalité, quelque fois sa pitié!» (Abbé Hébert, Le Dernier jour…, 1878, pp. 37, 49). Arrêtons-nous un instant sur la désinformation, sans doute cause de souffrance morale en raison des mauvaises nouvelles diffusées dans le Moniteur prussien, faute d’autre source, le contemporain y jette un œil mais lit ces lignes «le cœur navré», comme le dit Pierre Paul Rétali. Chaque défaite française brise l’espérance, cette dernière étant le seul remède pour supporter l’occupation, avis du largement partagé par les autres édiles (Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, pp. 55, 75).

    Malgré une apparence de surenchère de souffrance entre les récits, on préfère insister sur les souffrances morales, et non sur les souffrances physiques, refoulées alors qu’elles sont réelles, et égales voire supérieures aux premières. A La Ferté-Alais, la population «a plus souffert moralement que physiquement» (Milliard, Les Allemands à La Ferté-Alais, 1871, pp. 2, 132) selon le notaire devenu maire, tel est le leitmotiv présent sous la plume de tous. Du reste, l’écriture se révèle bénéfique, apaisante pour les malheureux témoins. Ainsi le mal a été exorcisé.

    Par delà la motivation du témoignage, les auteurs donnent une leçon aux générations à venir, elles ne doivent pas se laisser aller et vivre dans un régime autoritaire. Bien au contraire, afin d’éviter un nouveau malheur, elles devront remplir leur devoir vis-à-vis de la République et de la patrie. Gardons Retali pour le mot de la fin, face à des relations d’événements signifiants en période de guerre: «J’en appelle surtout au souvenir de ceux qui ont eu à souffrir [les] exigences et parfois [les] violences, et ils ne sont pas rares à Sannois»(Docteur Rétali, Occupation allemande de Sannois, 1903, p. 88). Et ailleurs aussi, vu les archives. On ne pouvait mieux dire.

    La souffrance de soi s’exprime d’abord par la description de la situation d’occupation, par la relation des excès allemands, puis la narration des solitudes des auteurs. Désespérés, ils tentent de rompre un isolement par l’écriture, sous forme de notes ou de journal, comme Robert Helmont de Daudet, œuvre largement autobiographique, ou de récit destiné à publication sans remaniements. Une souffrance structurante se fait jour, en tant que fil conducteur du récit.

    Grâce à la découverte de valeurs supérieures à celles de son ennemi, observé méticuleusement, et jugé comme un miroir inversé de soi, le sujet se libère de sa souffrance, se défoule sur le papier, livre ses impressions intimes sans tabou, sincère avec lui-même, tirant profit du malheur. Il sort ainsi comme le gagnant de la guerre avec une identité renforcée, grâce à une supériorité morale.

    Exutoire à la solitude, à l’isolement, le récit personnel purifie son auteur. Il se recréé sur sa propre misère, reprend des forces comme l’herbe qui repousse sur le terreau des cimetières. Si le malheur a du bon, c’est parce qu’il entraîne une réforme profonde de la société à commencer par les institutions, la naissance de la IIIè République en est la preuve.

    L’auteur publie afin de partager un sentiment d’étrangeté, des angoisses, de la souffrance; une identification du public s’opère avec lui d’où le succès de ce type de livre. Il touche le cœur d’un lecteur compatissant. Bien que la plupart des récits viennent des notables, ils sont bien représentatifs du vécu de la majorité des civils. Il s’en dégage une mentalité chez les deux peuples, une peur de l’autre, à l’origine de multiples clichés sur son «ennemi héréditaire». Mais la publication ne sert pas qu’au partage de la douleur, elle permet de témoigner sur l’actualité de guerre, avec une teinte d’authenticité revendiquée. On a vu ce qu’on raconte. On va donc transmettre une mémoire négative, appeler à la vengeance la jeune génération pour qu’elle n’oublie pas. Aussi les crimes de guerre allemands sont-ils enregistrés pour toujours. Publication à double tranchant.

    Enfin, on met à distance la souffrance par le rire et l’ironie, pourtant on était moins gai devant le fusil du soldat allemand. Au fond les auteurs veulent prouver à la postérité que parfois, l’Enfer peut exister sur Terre, par le fait des hommes.

    Bibliographie

    ANONYME, Les Allemands en France, huit jours dans Seine-et-Oise, Paris, Librairie générale, 1872, 107 p. Bibliothèque Nationale de France.
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    MONIN Hippolyte, Histoire du siège et de l’occupation de Saint-Denis par les Allemands en 1870-1871, Saint-Denis, Bouillant, 1911, 374 p. BNF.
    MUN Adrien (marquis de), Un château en Seine-et-Marne, 1870, Paris, Dentu, 1875, 2è éd. 1876, 277 p. BNF.
    -Recueil officiel (prussien) du département de Seine-et-Oise, publié partiellement par DIEULEVEUT J.E, Versailles quartier général prussien, Paris, Lachaud, 1872, 291 p. BNF.
    RETALI Pierre Paul, Occupation allemande de Sannois, Sannois, Bernard, 1903, 142 p. Coll. O. BERGER.
    SAND George, Journal d’un voyageur pendant la guerre, Bordeaux, Le Castor Astral, 2004, 205 p., 1ère édition 1871. Bibliothèque de la Sorbonne.


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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