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  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    AUTOBIOGRAPHIE DE A LAI: AUTO-THÉRAPIE DE LA SOUFFRANCE PAR L’ÉCRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE


    Yue Yue

    turquoise.y@wanadoo.fr
    Enseigne à l’Université de Bretagne Occidentale; Docteur en langue et la littérature chinoises; Diplômée de l’Ecole des Hautes Études Sciences Sociales(Paris) et de l’INALCO (Paris); Lauréate de deux prix de la critique littéraire chinoise; à publié une trentaine de nouvelles, de poèmes et de la critiques littéraires en Chine.

    Si les Chinois en occupant le Tibet avaient réussi à gagner la confiance de certains Tibétains, cette confiance a été détruite avec violence dans les années cinquante. Le 24 mai 1951, Mao Zedong lance une campagne pour l’hégémonie chinoise dans les domaines politique, culturel et économique. En octobre de la même année, il exhorte les Tibétains à profiter des bienfaits d’une Révolution culturelle au service du peuple [1]. Elle passe par l’apprentissage intensif des valeurs révolutionnaires. Les enfants tibétains sont obligés d’entrer dans des écoles toujours plus nombreuses [2] pour apprendre à lire et à écrire en chinois; ils perdent ainsi la maîtrise à l’écrit de leur langue maternelle [3]. Dans ce contexte politique extrêmement dur, les jeunes auteurs tibétains, formés systématiquement à la langue chinoise, restitueront le sentiment des autochtones humiliés en permanence d’avoir à s’exprimer dans une langue qui n’est pas la leur, une souffrance d’autant plus profonde que la connaissance de l’idiome des colonisateurs leur permet de découvrir les mensonges et le vrai but de l’installation chinoise dans leur pays. La langue imposée se retournera contre ceux qui l’ont imposée et deviendra une arme de résistance contre la colonisation [4].

    Une autobiographie au service d’une génération

    Connu par son obtention en 2005 du prix littéraire le plus prestigieux de la Chine [5] pour son roman Chen'ai luoding (la poussière tombe) qui pourtant mit du temps à s’imposer [6], le romancier d’expression chinoise A Lai, né en 1959, est l’un de ces auteurs tibétains sinophones par obligation. Il puise toujours son inspiration dans une souffrance qui l’accompagne depuis son enfance [7]. En effet deux courts romans, respectivement publiés en 1987 et en 1988, et un long poème édité en 1989 témoignent d’un parcours douloureux jusqu’à la trentaine. L’expérience de A Lai est exceptionnelle dans la littérature d’expression chinoise, peu habituée à ce type d’auto-thérapie littéraire manifeste dans son œuvre romanesque et son œuvre poétique complémentaires et dont la dimension personnelle n’exclut pas l’intérêt d’un témoignage social.

    Selon Georges Gusdorf, la littérature intime comme tout ce qui repose sur «l’usage privé de l’écriture, regroupant tous les cas où le sujet humain se prend lui même pour l’objet d’un texte qu’il écrit» [8], envisage l’écriture autobiographique comme une planche de salut [9]. Ontologiquement liée à la souffrance, l’œuvre de A Lai est un vaste répertoire de blessures exposées ou cryptées, analysées ou dépassées, de commotions provoquées par le simple fait d’être dans le monde, comme si, pour franchir chaque étape de l’existence, la souffrance a servi à l’auteur de pont des soupirs. La première des étapes au creux de l’enfance est primordiale, décisive car elle détermine l’orientation prise pour construire un destin d’adulte. Le premier roman autobiographique de A Lai, Chennian de xueji [10], en est un poignant témoignage et nous semble ainsi le plus intéressant à étudier. Ecrit à la première personne, il relie la souffrance personnelle d’un individu au triste destin de sa famille. Adoptant le point de vue d’un garçon de onze ans, le narrateur raconte la période la plus douloureuse de sa vie. Alors que le Tibet plie sous le joug de la Révolution culturelle des années soixante et soixante-dix, son enfance est marquée par des privations matérielles et le sentiment que la nécessaire protection paternelle lui est refusée.

    Cet enfant est le double de A Lai lui-même, né dans un village aux frontières du Tibet et de la Chine. Les Chinois venus pour construire une route servant de voie d’accès au Tibet central ont incité les Tibétains à se révolter contre l’ancien système. Ils ont construit une école afin d’y enseigner leur langue aux enfants du village. Les adultes, un moment séduits par le rêve communiste, se sont retrouvés soumis à un régime autoritaire et implacable qui les fait vivre dans une situation économique déplorable. A Lai a reçu une éducation qui l’a encouragé à détester son père et ses ancêtres enrichis sous l’ancien régime. Les siens pourtant n’avaient jamais pensé que la richesse pouvait être à l’origine d’une catastrophe, d’autant plus que cette richesse s’était évaporée, dilapidée par un grand-père qui s’était enfui avant l’arrivée des communistes. Comme le héros de son roman, A Lai, victime des brimades des jeunes villageois, fut poussé par son père à fuir la misère. Pendant quelque temps, il mènera une existence de vagabond et fera des petits travaux avant de pouvoir poursuivre ses études. Mais dans le miroir autobiographique de l’enfance de l’écrivain se reflète aussi l’image de l’enfance humiliée et courageuse de nombreux jeunes tibétains.

    L’enfance sous le sceau de la misère

    La première des souffrances, la plus évidente et la plus triviale à la fois, est le manque de nourriture, cruellement ressenti dans une scène du roman qui montre la préparation du dîner familial, le seul repas quotidien: la mère, dont la maigre silhouette est éclairée par un feu sans joie, jette dans la casserole une petite poignée d’orge dans l’eau qui restera toujours trop claire; sa voix plaintive est dominée par les pleurs des petites sœurs qui crient famine; le père, muet, ne laisse rien transparaître de ses émotions, mais parfois il se lève de table, toujours sans un mot, et s’en va, sans avoir rien avalé.

    La première des motivations humaines est la recherche de sa subsistance. L’anniversaire de la fondation de la Chine communiste (Guoqing jie) [11] est pour tout le monde, l’occasion d’un repas amélioré [12]. La distribution de nourriture se transforme en une scène d’angoisse collective perçue dans le silence impressionnant de la file d’attente devant les grands récipients où la viande bouillie dégage son appétissant fumet. Quelques enfants courent autour du feu en criant joyeusement d’impatience sous le regard des adultes qui ne parlent pas. Un contraste qui rend perceptible la tension des villageois avant de se lancer dans la bataille qui commencera, dès que le chef du village en aura donné l’ordre. Affamé, le narrateur n’a qu’une obsession: récupérer un bout de viande pour ses petites sœurs. Au signal, comme tous, le garçonnet se jette dans la mêlée et réussit à se procurer, avant qu’il ne soit piétiné par la horde affolée, un bout de saucisse tombé à terre. Il le portera comme un trophée de guerre aux gamines qui à la maison dépérissent de faim.

    Voilà une misère que cherche à cacher l’enthousiasme révolutionnaire, une misère réelle pourtant qui pose une question cruciale: le communisme qui se veut le héraut du peuple peut-il vraiment sauver l’humanité comme il le prétend? L’auteur a le génie de choisir des occasions particulières qui dévoilent l’incurie d’une oppression idéologique criminelle.

    Curieusement la joie du fils se heurte très vite au courroux du père qui, sous le regard surpris de la mère, lance le bout de saucisse au chien. Garder sa dignité coûte que coûte: «Les enfants de notre famille, déclare le père, ne doivent pas s’abaisser à ce genre de chose» [13]; le petit-fils d’une famille autrefois riche ne doit pas partager la nourriture des partisans de la lutte des classes (geming zaofan pai).» Tourmenté par sa responsabilité d’aîné envers ses petites sœurs très affaiblies, le narrateur ne comprend pas la réaction paternelle; le ventre pourtant tenaillé par la faim, il s’apprêtait à l’offrir à plus démuni que lui… Qui donc est ce père qu’il ne comprend plus? Surveillé par tous, travaillant tout le temps, n’ayant le droit ni de parler à quiconque, ni de participer à une réunion, il ne peut même pas nourrir sa famille! Le jeune garçon commence alors à souffrir d’un ressentiment irrépressible à l’égard de son père qu’il rend responsable des difficultés de toute la famille.

    Quelques jours après la fête nationale, les petites sœurs meurent de faim. Le désespoir maternel qu’il ne parvient pas à alléger nourrit la haine du fils envers ce père capable de sacrifier ses enfants à l’orgueil de ses bravades contrerévolutionnaires. Le grand crime de la Révolution culturelle fut de déchirer les familles au nom de l’idéologie, une idéologie contre laquelle le père du narrateur rassemble si intensément ses capacités de résistance qu’il en oublie d’entretenir avec son fils des relations affectives normales. Enfermé dans sa révolte muette contre l’ordre social qui lui est imposé, il donne l’impression à son enfant qu’il ne l’aime pas.

    En revanche le jeune garçon s’agrippe à l’amour de sa mère obnubilée par le souci de nourrir sa progéniture, au détriment de sa propre santé. L’enfant apprend à renoncer à certaines satisfactions instinctives pour ne pas cesser d’être aimé [14]. C’est pourquoi, il essaie par tous les moyens et de manière spontanée à calmer l’anxiété qui en permanence accable sa mère. Il ne peut pas pardonner à son père; un mur d’incompréhension glacée les sépare semble-t-il définitivement. Avoir un père n’avait plus de sens: cette évidence fait jaillir une douleur insupportable! Mais de manière suggestive, la narration fait comprendre au lecteur la méprise du jeune garçon. Un soir que le repas a commencé comme d’habitude dans un silence pesant, le père, soudain se lève et verse sa soupe dans le bol de son fils; il passe une main caressante sur la tête de l’enfant et soupire longuement. Un rayon de soleil suffit à faire fondre le mur de glace. Le visage ruisselant de larmes, le fils fixe son regard dans les yeux de son père, qui, sans prononcer le moindre mot, quitte la pièce.

    Ce premier geste d’amour ouvre le processus de réconciliation; il amorce une auto-thérapie que l’écriture autobiographique se chargera de continuer en faisant d’un quotidien matériellement misérable la source d’une richesse morale qui permettra à l’individu de se construire: la fierté des siens, le sentiment salvateur d’être fier de son père.

    Le revirement des sentiments du jeune narrateur dévoile l’objectif de l’écriture autobiographique qui s’apparente à une enquête. Qui est son père? Pourquoi ce laconisme, ce retrait de la vie publique, cet isolement social? Ces investigations visent à apaiser la souffrance du fils. Et le défilé des anecdotes élucidera le mystère, résoudra l’énigme en même temps qu’il tracera le chemin d’une sérénité progressivement trouvée.

    Un jour, bien avant la mort de ses sœurs, le narrateur décide d’ouvrir une caisse en bois à laquelle personne ne touchait. A l’intérieur: une médaille en bronze, un ruban rongé par des rats et deux papiers; un certificat d’appartenance au Comité de la Jeunesse Communiste et un certificat de service dans l’Armée de Libération. En entrant dans la maison, le père surprend le jeune garçon en pleine contemplation devant des objets dont la présence l’intrigue fort. Caché dans la pénombre du logis, il prie son fils de s’asseoir à ses côtés. L’enfant obtempère, la tête basse, comme s’il avait été pris en faute.

    «-Tu dois bien étudier, lança brusquement mon père
    - Oui, répondis-je.
    - Tu dois toujours rester digne et avoir de l’ambition, ajouta mon père.
    - Oui.
    - Quitte ce village, passe le concours pour entrer à l’école; si tu n’y réussis pas, entre dans l’armée.» Et le père ajouta:
    «- Tu peux jouer avec ces choses.
    - Oui.
    - Maintenant, puisque tu es un grand et sage, si tu ne joues pas avec ces choses, tu pourras les donner à tes sœurs. Je ne peux pas m’occuper de toi comme il faudrait, je ne sais pas m’occuper des autres.» Et le père s’arrêta de parler.
    Quelques jours après la mort des petites, les objets avaient disparu de la caisse.

    A partir de ce moment-là le narrateur se met à observer attentivement son père. Les moqueries des villageois sont parvenues jusqu’à lui et lui ont appris que son père, né dans famille riche, s’était retrouvé sans un sou à l’âge de dix-huit ans. La pauvreté l’avait poussé à devenir communiste. Lorsque l’A.P.L. arriva au Tibet au début des années cinquante, il s’engagea et devint un bon soldat; de nombreuses médailles récompensèrent son courage et sa bonne volonté. Il fut promu au grade de sergent. Personne ne connaissait son origine et il passait pour un pur, un vrai révolutionnaire. Fier de lui-même, il était plein de gratitude envers l’A.P.L. Grâce au P.C.C, tous les pauvres ne souffraient-ils plus de la misère et d’humiliations? Le PCC n’œuvrait-t-il pas à leur bonheur? Lorsqu’il fut de passage dans son village natal, les villageois l’accueillirent en héros.

    L’objectif de l’auteur n’est pas d’exalter la gloire du père, jeune homme issu d’une ancienne famille riche puis ruinée, transformé en sauveur du peuple par la vertu de l'idéologie communiste, mais de dévoiler comment un individu de bonne foi est manipulé par le pouvoir, transformé en marionnette au destin fragile. Dans un contexte politique dictatorial et répressif, il n’y a pas de justice. La qualité humaine n'a aucune valeur.

    Au bout de huit années de bons et loyaux services, les Chinois découvrirent la véritable origine sociale du Tibétain. Renvoyé sans égards dans son village, il devint un paria mis sous étroite surveillance et l’objet de brimades incessantes, le plus souvent collectives. L’exposé de la destinée troublante du personnage sert d’amorce à la dénonciation deux souffrances: celle d’un homme et par ricochet celle son enfant.

    L’armée de Libération communiste passa par le village natal du narrateur lorsqu’elle pénétra au Tibet. A cette époque Ga Luo, un paysan chinois, engagé comme soldat dans l’armée d’occupation, se blessa en maniant une grenade; les villageois le découvrirent et le ramenèrent dans leur village. Le monarque du pays, le propre grand-père du narrateur, le recueillit, en fit un domestique au service de ses enfants [15]. Le Tibétain occupait cette fonction bien des années avant l’arrivée en masse des Communistes chinois et le Parti l’avait nommé tout naturellement comme le chef du village. Depuis, la vie des villageois avait complètement changé, la maison de monarque avait été détruite, le monarque était mort.

    Ga Luo nourrissait un vif ressentiment envers le fils du monarque, le père du narrateur donc et le lui fit bien voir; il ne manquait jamais d’informer chaque nouvel arrivant au village de l’hostilité que son souffre-douleur nourrissait envers le PCC. A force de persiflage et de médisances, il parvint à mettre sa famille au ban de la communauté villageoise. Dès lors, le fils de l’ancien monarque fut contraint à passer ses journées à alimenter en bois de chauffage la salle de réunion du village où les dirigeants révolutionnaires et des villageois occupaient le long hiver tibétain à parler de lutte des classes. Il lui fallait couper le bois dans la montagne, puis le transporter jusqu’au village pour avoir de quoi nourrir sa famille. Enfant le narrateur suivait souvent son père lorsqu’il partait ramassait son bois malgré les tempêtes de neige si fréquentes. Pendant que les villageois parlaient du passé révolu, de la richesse des arrière-grands-parents, le père, le ventre creux et les membres gelés, affirmait non sans ironie à son fils que fumer pouvait calmer la faim. C’est pourquoi, tout au long de la journée il ne cessait de serrer sa ceinture tout en tirant sur une cigarette de mauvais tabac.

    Le témoignage direct de l’enfant réhabilite un père victime d’honteuses calomnies. Il endosse le statut d’une victime, à valeur d’exemple qui sert à l’édification du lecteur, se situe dans le temps, se mieux connaître, et enfin, surmonter, par le détachement qu’induit l’écriture, jusqu’à la peur de la mort [16]. Ainsi A Lai, par le biais de son narrateur, met à l’index une situation sociale et politique scandaleuse. Depuis l’instauration du système communiste, l’ensemble des villageois tibétains souffrent de pauvreté et de désœuvrement. Leur seule distraction consiste à rester, immobiles, spectateurs finalement plus pitoyables que le héros déchu qui, chargé d’un fardeau expiatoire, passe et repasse sur la place et qu’ils croient nécessaire de surveiller. L’ironie dans la narration perce les motivations. Mépriser autrui permet d’oublier sa propre faim et l’indignité de sa propre condition. Pauvre nature humaine qui exhibe ses faiblesses en s’attaquant à plus faible que soi! Ainsi, si grâce au pouvoir communiste les anciens esclaves ont vu leur situation sociale s’améliorer, ils n’en demeurent pas moins toujours aussi misérables.

    Soucieux de montrer sa solidarité à son père, le jeune narrateur lui exprime son souhait de se consacrer lui aussi à la coupe et au ramassage du bois. Le regard douloureux que lui adresse son père, à l’annonce de cette décision, transperce le cœur de l’enfant: «- Va à l’école, va étudier. Je n’ai pas assez de force pour m’occuper de l’avenir de tes frères et de tes sœurs, mais toi, je peux te soutenir. Va étudier”, me dit-il en me prenant dans ses bras, et, tandis que pendant un bon moment sa main me caressait affectueusement les cheveux, je répétais, bouleversé: “baba, baba, baba, baba,” [17]. Puis il me déposa, serra sa ceinture et retourna dans la montagne».

    Paradoxe de la souffrance amoureuse

    Le jour où le jeune garçon découvre que son père, un contre-révolutionnaire, souhaite l’envoyer à l’école, chose qui lui est interdite, une nouvelle institutrice de dix huit ans, Cai Qing, ses études tout juste achevées, s’installe au village. Persuadée que tout enfant quel que soit son milieu social a droit à l’instruction, elle accepte d’accueillir le narrateur dans sa classe. La jeune fille est la seule parmi les villageois à avoir étudié dans une ville chinoise, ce qui lui vaut la considération de tous et en particulier du chef du village. Personne n’osait aller la contrarier et c’est ainsi que le narrateur devint son élève.

    En racontant l’entrée à l’école de son jeune héros, A Lai confère à l’événement une charge symbolique, la marque d’une résistance à l’opinion commune qui rejette le père du garçon. L’attitude de l’institutrice reconnaît au paria son appartenance de droit à la communauté des villageois, puisqu’elle refuse de traiter son enfant différemment des autres gamins du village. En réalité, la jeune institutrice est amoureuse du père de son nouvel élève. Chaque jour et à plusieurs reprises dans la journée, elle observe la longue et maigre silhouette, son fardeau de bois mort en travers de l’échine, traverser la place du village, au vu et au su de tous. Malgré le poids des fagots, l’homme garde son dos droit, signe d’une dignité que Cai Qing sent indestructible. Dès la première fois qu’elle l’aperçut, elle en devint amoureuse.

    Par le récit autobiographique de son enfance A. Lai rend compte d’une situation sociale particulièrement difficile à vivre mais aussi tente l’analyse psychologique d’une souffrance intime.

    La scolarisation du jeune narrateur exauce le souhait de son père mais le confronte également à une souffrance jusqu’alors inconnue, celle de l’amour, d’un sentiment aussi troublant que muet envers son institutrice contre lequel achoppe une rivalité indubitablement inégale. Grande est la souffrance de celui qui est pris dans le réseau des sentiments non réciproques. La complexité d’une quadrature du cercle sentimentale est indirectement exprimée et le narrateur sait en restituer toute l’intensité émotionnelle au détour de détails suggestifs: «dans la salle de classe gorgée d’humidité, les tables et les bancs enfonçaient leurs pieds dans le sol détrempé ; des raies blanches de moisissures zébraient les murs. La pièce exhalait une odeur insupportable. Adossée à la porte de sa classe, l’institutrice avait les yeux rivés sur la place du village. Manifestement elle surveillait le moment où mon père la traverserait.» Le narrateur se revoit mouillant de sa salive la mine de crayon d’une bien mauvaise qualité afin de pouvoir inscrire ses mots sur le papier. Il n’ose lever les yeux sur sa maîtresse d’école lorsqu’elle se tient derrière lui pour vérifier son travail. «Je craignais d’apercevoir ses seins; c’est comme si je regardais l’éclair qui déchire le ciel obscurci par l’orage ». Les moindres mouvements de la jeune femme projette le parfum de son corps qui trouble l'enfant jusqu’au vertige.

    «J’avais l’impression que mon estomac s’effondrait et que mon cœur s’échappait hors de mon corps. Mais j’aimais cette sensation. Un jour, son souffle frôla mon cou ; elle me murmura “ton père est de pierre”. Son ton était très doux et ferme à la fois. Soudain, elle prit toutes mes affaires sur la table, les jeta dans le tiroir, puis se saisit de ma main qu’elle serra dans la sienne. Elle voulait m'emmener voir mon père. Tous les deux nous nous mîmes à courir dans la direction du bois. Les effluves de sa transpiration me tournaient la tête. Tout à coup elle s’arrêta, me prit par les épaules et me secoua avec toute la violence d’un désespoir mal contenu: “Où est-il? Où est-il?” me criait-t-elle, puis elle me serra contre elle. Elle prit ma tête entre ses seins tout en chiffonnaient mes cheveux avec nervosité : “ Tu es un bon enfant, l’enfant de ton père !” chuchota-t-elle en me donnant un baiser sur la joue. En même temps, dans un souffle gonflé par l’émotion elle prononça le nom de mon père. Je compris alors la force du sentiment qu’elle lui portait, un sentiment qui balayait la peur d’affronter l’hostilité de tous. Mais moi je souffrais : j’aimais Cai Qing, j’aimais mon père, mais à cause de mon père, Cai Qing ne m’aimait pas.»

    Depuis que l’institutrice Cai Qing avait eu connaissance du passé du paria, elle demandait souvent à l’enfant d’apporter les journaux chinois à son père qui était le seul homme du village à connaître la langue chinoise. Un jour, Cai Qing mit une fleur sauvage dans ses cheveux, et le garçon remarqua une lueur briller dans les yeux de son père lorsque celui-ci découvrit la fleur : n’était-ce pas la preuve que Cai Qing ne laissait pas son père indifférent?

    Mais bientôt le narrateur est ébranlé par sentiment à double facette! Heureux que Cai Qing qu’il adule obtienne, par ce discret témoignage d’intérêt, une première réponse à son désir, il souffre en même temps pour sa mère toujours gémissante, accablée par les difficultés d’une progéniture à nourrir et sa détresse de ne pas y parvenir correctement. D’abord, pour faire plaisir à Cai Qing, il confirme à son institutrice que son père a bien vu la fleur. Mais le temps passant, en voyant gonfler le ventre de sa mère enceinte, le garçon se met à détester de plus en plus son père, moins coupable de quelque trahison conjugale que de bafouer l’amour que Cai Qing lui voue. Comment pouvait-elle donc aimer un tel homme qui lui préférait forcément sa femme? Impossible de pardonner à son père, responsable en somme d’un tel déni d’amour. Et la souffrance de l’enfant se renforçait du sentiment douloureux de son amour non partagé mêlé à la compassion pour Cai Qing dont le désir se heurtait à un mur. Mais un jour, le chien de son père, son seul unique compagnon est assassiné par les villageois. Cai Qing en profite pour exprimer au propriétaire de l’animal sa sympathie. La scène se passe, comme d’habitude, en présence du narrateur. La jeune femme cache mal la vraie nature de ses sentiments. Le père le sent bien. Tout à coup l’enfant le voit lancer son poing fermé, le majeur vulgairement levé en direction de son interlocutrice. « Je suis d’accord » répond-elle dans un souffle.

    Le soir même le père rentra très tard à la maison. Cette nuit-là, le jeune garçon détruisit les grandes marmites qui servaient à duper, une fois l’an, les estomacs des villageois; puis il prit la fuite sur le chemin d’un exil définitif, fait d’errance, de tribulations et d’autres douloureux apprentissages.

    Selon Freud, le garçon construit sa sexualité au sein de la relation entre son père et sa mère; amoureux de sa mère, il nourrit son Œdipe dans sa rivalité avec son père. Dans le récit d’A Lai, l’institutrice à qui l’enfant voue un amour douloureux prend la place de la mère qui le met en conflit avec son père. Mais à l’âge adulte la réconciliation devient nécessaire. Aussi le récit autobiographique se termine-t-il par celui des retrouvailles avec Cai Qing dix ans après son départ du village. L’institutrice apprend au narrateur qu'elle n'a jamais eu de relation sexuelle avec son père, car le fils de l'ancien monarque était trop fier pour s’abaisser à une idylle avec une jeune femme issue du camp ennemi. Les choses ainsi dites, Cai Qing essaie de séduire une nouvelle fois A Lai, cet ancien élève autrefois transis d’amour pour elle, de l’inciter à faire ce que son père lui refusait. Mais ce qu’elle n’a pas obtenu du père Cai Qing ne le reçoit pas davantage du fils. En repoussant les avances de son premier amour, le narrateur met un point final au chapitre de son enfance et un terme à la souffrance qui la bouleversa. Cet épilogue le réconcilie avec son père dont il imite le comportement mais aussi d’une certaine manière avec l’objet de son désir douloureux, Cai Qing, qu’il considère à présent comme il se doit puisqu’a disparu l’amour déraisonnable qu’il éprouvait en vain pour elle. Le récit de cette expérience de l’enfance illustre la théorie freudienne qui stipule que l'épanouissement sexuel de l'adulte doit passer par la restauration des images destructrices qui ont perturbé la petite enfance, passage obligé pour réparer les dommages qu’elles y ont causés. Transposer dans un récit la souffrance amoureuse vécue dans l’enfance permettra à l’adulte A Lai d’en panser les blessures, voire d’en effacer les cicatrices.

    Là s’arrête le récit autobiographique romanesque. L’œuvre poétique poursuivra la quête non moins douloureuse de l’identité personnelle liée inextricablement à la recherche d’une identité culturelle, car l’errance éloigne moins du monde des origines qu’elle ne ramène l’exilé à ses racines.

    * * *


    Les vertus thérapeutiques de l’autobiographie de l’écrivain A Lai ont la particularité d’élargir le champ habituel de leur action, car elles touchent à la fois la sphère privée et la sphère sociale. L’univers spatio-temporel fait moins figure de décor d’arrière-plan à une histoire privée qu’il ne s’inscrit comme un contexte non seulement à l’origine même des souffrances individuelles, mais dont la configuration fait écho à l’expérience du héros-narrateur. Il s’agit dans les deux cas d’une souffrance née de la dévalorisation des origines. L’occupant chinois oblige les Tibétains à rejeter leurs traditions ancestrales de la même manière que la communauté villageoise dans le roman de A Lai jette sur le père du narrateur un voile d’opprobre. Mais la révolte du paria qui, en se figeant sous son armure de dignité silencieuse, prend le risque ne plus être accessible aux siens apparaît in fine comme l’exemple à suivre pour tous les Tibétains soumis à l’oppression chinoise. L’analyse est sous-jacente à la narration dans l’autobiographie: pas de projection des souvenirs qui n’en soit l’explication. La souffrance aveugle. Son éclairage apaise et montre le chemin à prendre.

    Notes

    1] Xizang zizhiqu gaikuang, Lhasa, Xizang renmin chubanshe, 1984, p. 516.
    2] En 1959, il y avait déjà quatre cent soixante deux écoles primaires au Tibet, en 1969, le nombre atteint mille huit cent vingt deux. Ces chiffres sont en augmentation constante.
    3] Grâce aux combats du Panchen Lama, en 1984, le gouvernement autorise l’enseignement de la langue tibétaine à l’école primaire comme deuxième langue.
    4] Spécialiste de la littérature post-coloniale, Elleke Boehmer indique qu’en général, pour détruire la culture coloniale, il faut tout d’abord s’approprier la langue et la culture des colonisateurs. Ensuite, les auteurs post-coloniaux se servent de l’étymologie et la morphologie de la langue coloniale pour dénoncer leurs colonisateurs. Les formes linguistiques coloniales utilisées leur permettent contribuent à l’expression nouveaux sentiments Colonial and Postcolonial Literature, pp. 192-199.
    5] «Mao Dun wenxue jiang (le prix Mao Dun)». A Lai est le premier Tibétain à l’obtenir.
    6] De nombreuses maisons d’éditions avaient refusé de publier le roman d’un Tibétain vivant dans un petit bourg perdu. En 1997, il finit par paraître en feuilleton dans la revue littéraire xiaoshuo xuankan (série roman) à Pékin qui lui attribue un prix qui incita la maison d’édition renmin wenxue chubanshe à le publier. En 2002, il est traduit aux U.S.A; en 2003, la version française donnée par Aline Weill est publiée aux éditions du Rocher sous le titre Les Pavots rouges. Voir Renmin ribao (Quotidien du peuple), 20/08/2004, p. 7.
    7] Ying Rui, «Wo suo renshi de A Lai ( A Lai que je connais)», in Xue yu dangdai xueren (les intellectuels du pays des neiges), Pékin, Zhongguo zangxue chubanshe, 1995, p. 345.
    8] G. Gusdorf, Les Ecritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1990, p. 122.
    9] Sébastien Hubier, Littératures intimes, Paris , Armand Colin, 2003, p. 44.
    10] A Lai, Anthologie romanesque Chennian de xueji (Les anciennes traces du sang), Pékin, Zuojia chubanshe, 1989, pp. 55-119.
    11] A partir de 1949, la Fête nationale communiste en Chine a lieu le 1er octobre.
    12] J’ai vécu trois fois cette fête comme paysanne dans mon petit village au Tibet. C’était le seul jour de l’année où nous pouvions goûter à la viande. Le travail aux champs était remplacé par l’étude collective des paroles de Mao et des chansons chinoises révolutionnaires que nous devions apprendre et dont nos bouches de Tibétains déformaient de manière comique le sens et l’accent : martyriser la langue chinoise nous amusait beaucoup.
    13] A Lai, op. cit. p. 64. La traduction française est de l’auteur du présent article.
    14] Pascale Marson, 25 mots clés de la psychologie et de la psychanalyse, Paris, éd. de la Seine 2005, p. 86.
    15] Voir Yongyuan de Ga Luo (Ga Luo éternel). Ce roman montre comment Ga Luo devait s’occuper à contrecoeur des enfants du monarque et particulièrement du père du narrateur, qu’il prit en grippe.
    16] L. Pirandello, «La Tragédie d’un personnage», Nouvelles pour une année, 2 vol., t, II, Paris, Gallimard (Folio Bilingue), 1992, p. 237 sqq.
    17] «Papa».


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