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  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    COMPRENDRE ET FAIRE COMPRENDRE LE DEUIL DE LA MÈRE DANS UNE FEMME D’ANNIE ERNAUX


    Eftihia Mihelakis

    mihelakis.eftihia@courrier.uqam.ca
    Étudiante à la maîtrise en études littéraires, à l'Université du Québec à Montréal.

    Suite à la mort de sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer - événement qui a aussi été élaboré plus tard dans le journal intime Je ne suis pas sortie de ma nuit, publié en 1999 - Annie Ernaux éprouve le besoin d’écrire Une femme. Publié en 1987, ce récit est une manière de faire le deuil de sa mère. À travers un projet de dévoilement de sa vie, ce récit expose comment sa mort est vécue comme une rupture incompréhensible: «Pour tous, il était mieux qu’elle soit morte. C’est une phrase, une certitude, que je ne comprends pas. Je suis rentrée en région parisienne le soir. Tout a été vraiment fini.» (UF, 19). Pourtant, c’est à partir de cette incompréhension, en passant par l’écriture, qu’Ernaux prétend saisir le sens de sa mort. Car comme elle le dit à propos de son projet littéraire: «il s’agit de chercher la vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par les mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner la vérité.)» (UF, 23), l’écriture est le médium de prédilection qui permettrait de gérer l’ampleur du deuil maternel. Or, qu’est-ce qui, précisément, inspire Ernaux à produire un récit comme celui-ci? Par ailleurs, l’écriture dans Une femme orchestre également la renaissance de la mère, comme l’atteste Ernaux lorsqu’elle écrit «Il me semble maintenant que j’écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde.» (UF, 43). Mise à part cette idée d’une écriture allant vers la vérité, suivant quel motif peut-on croire qu’il y a dans Une femme une histoire d’auto-engendrement de la mère qui permettrait de mieux comprendre le deuil? Dans le but de saisir la portée de ce type d’écriture, il faudra exposer les modalités de son apparition. Car si l’écriture de soi chez Ernaux, mais plus spécifiquement dans ce récit, se donne à entendre comme un acte herméneutique qui cherche la vérité, la question reste de savoir comment cette exploration de la souffrance se recoupe et se poursuit dans la narration de soi. Comment la narratrice au je questionne-t-elle sa souffrance vis-à-vis le deuil, la perte maternelle? Comment parvient-elle à évoquer la séparation irrévocable, à donner un sens par l’écriture? Comment cette histoire de perte, dont nous sommes, ou serons tous et toutes, victimes, se traduit-elle comme un acte de don, et surtout qu’est-ce que l’écriture de soi en souffrance permet-elle de léguer à autrui, à l’histoire?

    Chez Ernaux, comme nous l’avons mentionné auparavant, l’écriture est en quête de vérité. Or, bien qu’elle semble aller de pair avec cette notion de vérité, l’écriture sur la mort de la mère induit également un phénomène paradoxal: la renaissance de la mère. La phrase, «Il me semble maintenant que j’écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde.» (UF, 43), n’est qu’un paradoxe en apparence car il incite à repenser l’enjeu de toute historiographie filiale sous l’angle du désir, non de se raconter, mais de remplir ce vide, d’alimenter sa mère de substance, d’écriture. Ayant pour point de départ la mort, et pour objectif la renaissance, ce récit nous engage à penser l’écriture autrement, comme la substitution, le remplacement d’une absence. Dès lors que l’incipit du récit s’ouvre lorsque Ernaux dit: «Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans. L’infirmier a dit au téléphone: “Votre mère s’est éteinte ce matin, après son petit déjeuner.” Il était environ dix heures.» (UF, 11), au moment même où ces mots sont écrits, Ernaux reconduit l’absence de la mère au début du récit comme s’il s’agissait plutôt d’une naissance. De plus, Ernaux, en reconduisant la mort de sa mère, sa fin, au début du livre, elle appelle le genos, la naissance, à partir de la mort. Elle caractérise également son histoire comme d’une renaissance un peu plus loin dans le récit, lorsqu’il s’agit de raconter sa propre naissance: «La vie à nouveau, au début de 1940, elle attendait un autre enfant. Je naîtrai en septembre. Il me semble que j’écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde. Il y a deux mois que j’ai commencé, en écrivant sur une feuille ‘ma mère est morte le lundi sept avril’.» (UF, 43). Par un renversement de l’ordre génétique, Ernaux parvient à redonner naissance à sa mère. On ne peut plus énigmatique, ce passage de la mort à l’écriture qui se veut reconstructrice de la mère se donne à penser comme une naissance postérieure à celle de la fille. Dès lors, le texte, en plus de réitérer la disparition maternelle, par une sorte de mimétisme, par son désir de côtoyer au plus près cette femme qui n’est plus, la fait renaître par l’écriture. Le texte cherche, en effet, chez Ernaux à mimer l’engendrement maternel à défaut de pouvoir la ressusciter, et c’est en cela que réside son pouvoir performatif. Ce pouvoir n’est pas sans rappeler la dynamique à l’œuvre dans le travail du deuil chez Derrida qui explique que «quand on travaille au travail du deuil, on fait déjà, oui déjà, un tel travail» [1]. L’écriture chez Ernaux suppose donc deux choses: d’une part, la mise en place d’un discours sur le deuil par l’entremise de l’écriture et, d’autre part, la performativité de deuil par le texte qui s’érige en duplicata maternel. L’écriture met donc en scène une opération d’auto-engendrement maternel dont le but est d’atteindre une compréhension du deuil.

    À la volonté de l’inscrire dans un récit, correspond la nécessité de mimer l’accouchement, de sorte à engendrer une résurrection immédiate et non plus différée, laquelle ne se réalise guère en définitive que dans une énonciation performative: « j’écris […] pour, à mon tour, la mettre au monde» (UF, 43). Dès lors, cette autre naissance de la mère, par quoi s’entend comprendre la souffrance face à sa mort, et par conséquent vaincre son ampleur en la ressuscitant au monde, a pour effet la renaissance scripturale de la mère. Il s’agit donc de la faire revivre par l’écriture car penser à elle ne suffit pas: «Peut-être ferais-je mieux d’attendre que sa maladie et sa mort soient fondues dans le cours de ma vie, comme le sont d’autres événements, la mort de mon père et la séparation d’avec mon mari, afin d’avoir la distance qui facilite l’analyse des souvenirs. Mais je ne suis pas capable en ce moment de faire autre chose.» (UF, 22), dit-elle, mis à part écrire. Une femme, en ce sens, relève moins de l’épitaphe que de la prosopopée dans la mesure où elle fait parler la mère absente. Ernaux, en parlant du langage de sa mère, écrit: «Ma mère, elle, tâchait d’éviter les fautes de français, elle ne disait pas “mon mari”, mais “mon époux”.» (UF, 55) Elle réitère fidèlement les mots de sa mère dans le récit. En effet, ce qu’Ernaux traduit de cette «impression de vivre avec elle dans un temps, des lieux, où elle est vivante.» (UF, 68), c’est la volonté d’écrire une histoire vivante par où la fille peut côtoyer la mère. À ces fins, le texte d’Ernaux lui rend parole, encore moins qu’il s’agisse simplement de ventriloquie. Alors qu’elle inscrit des phrases fidèles à celles émises par sa mère, lui rendre la parole, au sens que nous voulons expliquer, c’est moins l’enregistrer dans un texte; c’est avant tout l’intégrer dans une expérience humaine qui dépasse les confins d’un habitat de petite ville. Plus que de redonner la parole à sa mère, Ernaux cherche à lui rendre la faculté de parler: « J’essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale.» (UF, 52). Le récit vise plus que la reproduction de souvenirs de famille ; il vise la production d’un sujet, d’un individu dans son contexte social plutôt que d’un personnage. Pareillement, en pourvoyant d’un contexte social une parole éminemment personnelle, le récit donne à imaginer une femme parmi une collectivité humaine. L’histoire de la mère est donc ce par quoi la souffrance du deuil trouvera, semble-t-il, une voie d’accès à une vérité.

    De cette performance endeuillée nous dirons qu’elle agit chez Ernaux à la manière d’une prosopopée, car l’écriture ne fait pas qu’interpréter le deuil, commenter l’absence de la mère dans le but de déchiffrer la cause de cette absence. Au contraire, le texte se fait parole et tente de (re)produire cette absence tout en la déplaçant dans un espace saisissable par l’écrivaine. Tout se passe comme si l’écriture communiquait le deuil qui, sans elle, aurait été voué à l’échec herméneutique. D’autre part, l’histoire dont parle Ernaux relève de l’ordre de la volonté de comprendre. Cette écriture est une forme et un instrument en quête d’un sens, certes, mais quel sens, se demande-t-on, se déploie lorsqu’on écrit sur la mort de sa mère? Ernaux répond que le seul chemin véritable qui mène à un sens se situerait dans une écriture à la jonction de l’intime et du collectif: «Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jonction du familial et du social, du mythe et de l’histoire» (UF, 23). Intimement lié au deuil, cette écriture entre le personnel et le social, entre le dedans et le dehors, recouvre dans la figure de la filiation une forme singulière en ce qu’elle pervertit la simple relation biologique (mère-fille). De fait, contrairement à cette relation biologique où la mère engendre la fille, Une femme se dérobe à une écriture qui chercherait à en proposer une représentation inverse, à produire une généalogie capable de dire la vraie valeur historique de la mère, à partir de la fille.

    Si l’objectif d’Ernaux est de «chercher la vérité», c’est que toujours celle-ci s’éprouve à partir d’un lien entre le personnel et le collectif: «Cette façon d’écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m’aide à sortir de la solitude et de l’obscurité du souvenir individuel, par la découverte d’une signification plus générale.» (UF, 52), écrit-elle. Comment ne pas entendre en écho à cette volonté de joindre deux mondes, l’un intime, l’autre social, la possibilité d’Ernaux de discourir sur une façon particulière d’écrire l’histoire de sa mère?: «Je voudrais saisir aussi la femme qui a existé en dehors de moi, la femme réelle, née dans un quartier rural d’une petite ville de Normandie et morte dans le service de gériatrie d’un hôpital de la région parisienne.» (UF, 23). C’est à partir d’une historiographie qui se veut un dialogue entre le personnel et le social qu’Ernaux entreprend son écriture. Objet dialectique en ce qu’elle est toujours à la recherche d’un échange, d’une interaction, l’écriture est plus qu’une manière de faire revivre sa mère. Si cette façon d’écrire comme si la «mère n’a pas d’histoire [car] [e]lle a toujours été là.» (UF, 43) semble paradoxale, il va sans dire qu’une lecture plus recherchée montrera comment Ernaux parvient à faire engendrer une histoire particulière capable de trouver un sens à la mort de sa mère.

    Le trou de mémoire signalé par «ma mère n’a pas d’histoire [car] [e]lle a toujours été là.» (UF, 43) ne devient pas une brèche existentielle qui oppose la vie de la mère à celle de la fille, mais plutôt une voie d’accès vers la naissance d’une histoire. Pour ce faire, Ernaux emprunte des outils du biographe. Elle s’en remettra aux souvenirs de son enfance: «La femme de ces années-là était belle, teinte en rousse. Elle avait une grande voix large, criait souvent sur un ton terrible.» (UF, 45). On retrouverait maints exemples de cette dimension rétrospective dans ce texte. Cette excursion mnésique est cependant le point de départ d’une subversion du genre biographique. Car d’une part Ernaux ne quittera pas sa place dans l’histoire de sa mère. De la figure de mère de son enfance, quand «Elle écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu’elle ignorait, par curiosité, par envie de montrer qu’elle était ouverte aux connaissances.» (UF, 57) jusqu’à celle atteinte de la maladie d’Alzheimer, «Les paroles lui parvenaient dépourvues de leur sens, mais elle répondait, au hasard» (UF, 98), Ernaux n’est jamais absente; elle entame avec l’histoire de sa mère ce qui finira pas être l’histoire d’une femme.

    Chez Ernaux, d’autre part, cette représentation de la mère l’emporte sur une représentation proprement pathétique. Contrairement à l’esthétique du pathos qui ferait de l’écriture le lieu de manifestation excessive de la souffrance face au deuil maternel, il y a chez l’écrivaine une véritable envie d’«échapper à ce balancement venu du plus loin de l’enfance» (UF, 62). Aussi, mettant en place un discours qui tend à cerner la souffrance ce qui ne peut se donner à voir (par la photo) ou encore ce qui échappe à la parole (le témoignage), Ernaux travaille à écrire «de la manière la plus neutre possible» (UF, 62). Ainsi, la mise à nu qu’opère ce récit est celle d’un mécanisme herméneutique privant la représentation maternelle de tout excès d’affect. Alors même que son récit tout entier se fonde sur un patient décorticage de souvenirs, Ernaux ne cesse de s’accrocher à la douleur ressentie à l’égard du décès de sa mère, où elle sent «que quelque chose en [elle] résiste, voudrait conserver de [s]a mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner de sens» (UF, 52), mais ce, toujours à l’aide d’une écriture évitant le pathos, car toujours s’agit-il pour Ernaux d’aller «dans le sens de la vérité» (UF, 52). Le choix de recourir malgré tout à une méthode historiographique n’est pas sans but: elle nous invite à penser que c’est grâce à l’écriture que la compréhension peut avoir lieu. C’est ainsi, par le passage de la souffrance à l’écriture neutre, que la douleur change de cadre de référence.

    Si traditionnellement l’historiographie prétend appréhender le passé, c’est toujours à coups de fiches, de dates, de mesures, et ce faisant elle trahit la vie. Au fond, telle qu’est traditionnellement produite, comme «scientifique», elle dévitalise le passé. Comme le précise Clio, la muse de l’Histoire, cette histoire «privilégie l’inscription au détriment de la remémoration, le discursif au détriment de l’intuitif» [2] et ainsi «L’histoire, […] au lieu d’être fondée sur une expérience vécue, n’est plus qu’un édifice sclérosé et vide.» [3]. À l’opposé, Ernaux, dont le projet ressemble à celui de Clio, a une vision tout autre de l’histoire. En élargissant ce terme de façon à toucher le personnel et le social, elle effectue une double opération - celle auquel fait référence Péguy - «de compréhension en profondeur […], une interprétation du passé en lui donnant sa pleine dimension et son plein sens.» [4]. Sans aucune prétention d’omniscience, ni d’omniprésence, et en s’opposant à cette histoire scientifique, sclérosée et vide, dépourvue de portée car dépourvue de sens, Ernaux préfère une histoire vivante qui puise sa source dans la mémoire: «On ne sait pas que j’écris sur elle. Mais je n’écris pas sur elle, j’ai plutôt l’impression de vivre avec elle dans un temps, des lieux, où elle est vivante.» (UF, 68), écrit-elle. La valeur de cette histoire c’est d’être organique et vivante, tout comme celle de Clio, qui proclamait que «c’est la mémoire qui fait toute la profondeur de l’homme» [5]. Ici, nous aurons tendance à préciser que c’est la mémoire qu’a Ernaux de sa mère qui donne toute la profondeur à la femme qu’elle fut. Compréhension endeuillée, car toujours s’agit-il de garder la mort en mémoire afin d’illuminer l’incompréhensible passage de la vie à la mort, l’écriture porte le deuil. Mais qu’en est-il de la fin de ce récit? Parvient-il à effacer la douleur? Le récit ne revient à la chambre d’hôpital qu’après un long détour rétrospectif. Est-ce pour signaler l’apport heuristique qu’a permis l’écriture? De fait, l’écriture renverse le sentiment d’impasse ressenti par Ernaux au début du récit: «Je ne comprenais plus la façon habituelle de se comporter des gens, leur attention minutieuse à la boucherie pour choisir tel ou tel morceau de viande me causait de l’horreur.» (UF, 21). À la fin, l’écriture fixe en quelque sorte cette souffrance au-delà d’une sphère individuelle, et pour ce, «Maintenant, tout est lié.» (UF, 103), dit-elle. On voit par là s’esquisser une logique de réconciliation entre mémoire et histoire, entre souvenirs et écriture.

    À la lumière du projet historiographique qui se joue dans Une femme, qu’en est-il de son paratexte? Il n’est de meilleure description du projet de ce récit que son titre. Avec lui, nous embrouillons la limite qui distingue le collectif du personnel. C’est par une généralisation dotée d’un pronom singulier, et non de l’incipit, que débute en effet la résurrection symbolique de la mère. L’ambiguïté constitutive de ce titre recoupe ici celle du souvenir personnel, qui signale tout ensemble une personne et son absence. Il ne s’agit ni d’un titre éponyme joignant prénom et patronyme, ni d’un titre paraphrastique. Une femme envisage, dès son paratexte, d’unir le personnel et le collectif, la femme qu’a été sa mère aux femmes. Car le texte qui raconte la disparition progressive de sa mère est aussi ce par quoi elle existe(ra) encore.

    À l’image des souvenirs personnels dont Ernaux se sert pour pallier à son deuil, et qui note-t-elle «Au moment où je me les rappelle, j’ai la même sensation de découragement qu’à seize ans, et fugitivement, je confonds la femme qui a le plus marqué ma vie avec ces mères africaines serrant les bras de leur petite fille derrière son dos, pendant que la matrone coupe le clitoris.» (UF, 62), le texte se dédouble en souvenir collectif comme s’il ne suffisait pas de parler de soi à soi. En d’autres termes, le récit ressuscite la mère dans la mesure où il projette l’existence de cette femme sur un support réel. Par une écriture en mémoire, Ernaux retrouve sa mère, ses gestes, ses paroles. Ceci étant dit, il ne faudrait pas négliger aussi le fait que l’écriture permet de réinsérer sa mère dans l’histoire collective. En vérité, loin de garder cette histoire pour soi, Ernaux l’offre, au contraire, au lecteur. S’il s’agit de se remémorer la vie de la mère dans le but de comprendre le deuil, l’auteur cherche toutefois à s’éloigner d’une écriture narcissique qui ne ferait que décrire pour soi la souffrance de la perte maternelle. À propos de ce désir d’aller au-delà de sa propre souffrance, Ernaux dit: «J’ai pensé, “c’est fini”. Après, j’ai écrit sur un morceau de papier, “maman parle toute seule”. (Je suis en train d’écrire ces mêmes mots, mais ce ne sont plus comme alors des mots juste pour moi, pour supporter cela, ce sont des mots pour le faire comprendre.)» (UF, 93). Ainsi, comme le précise Bérada, «le paradigme mémoriel se trouve pleinement réintégré, dans la mesure où la mémoire vient baigner et féconder l’histoire comprise. À son contact, l’âme du lecteur s’éveille, et lui-même participe au passé qui se met à palpiter et à vivre.» [6]

    À partir de l’analogie qui se déploie entre écriture et renaissance, le lecteur est appelé à construire lui aussi un rapprochement entre la mort de la mère et soi. Comme Ernaux, il aura à entreprendre cette disparition, à souffrir, peut-être, lui aussi. Une femme apparaît donc tout à la fois le modèle et la mise en abyme du deuil. Moyennant la lecture de ce deuil unique, le lecteur se prépare à faire, à son tour, le deuil de la mère. D’un passé de souffrance surgit une possible réconciliation voire une compréhension, et ce, grâce à l’acte de don, car, comme le précise Eranux, «Est-ce qu’écrire n’est pas une façon de donner?» (UF, 106). Alors que le livre se ferme après la lecture, une histoire perdure au-delà du livre. La mère, toujours décédée, disparue à jamais, aura au moins la chance d’être réintégrée dans l’imaginaire du lecteur, mais toujours est-il que le deuil perdurera. Par cette offrande au lecteur, l’écriture ernalienne permettrait de transformer une expérience unique et douloureuse en une histoire vivante, certes, mais à quel risque pour le lecteur? Car on voit bien aussi que le récit de filiation, en cherchant à faire revivre un passé, en l’occurrence celui de la mère, est aussi un récit de legs: en même temps qu’il témoigne du passé, il le montre comme irrémédiablement doté à devenir celui du lecteur. Si l’écriture chez Ernaux, comme l’entend Golopentia, «est ainsi non pas un moyen de pallier à l’absence mais plutôt de goûter la présence impossible de la personne évoquée, de vivre avec elle dans un passé miraculeusement récupéré. Le rapport de l’écriture et de la mort se joue, cette fois, aussi bien au niveau de l’histoire […] qu’au niveau de l’énonciation. Une fois conclue, l’écriture […] devient […] un monument de mémoire.» [7], le désir de passer outre la souffrance, de comprendre le deuil de la mère, n’effacera pas pour autant cette douleur.

    Notes

    1] Jacques Derrida, «À force de deuil», dans Chaque fois unique la fin du monde, présenté par Pascale-Anne Brault et Michael Naas, Paris, Galilée, «La philosophie en effet», 2003, p. 177.
    2] Clio, Dialogue de l’histoire de l’âme païenne, III, p. 1177.
    3] Francois Bédarida, «Histoire et mémoire chez Péguy», dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, no. 73, janvier-mars 2002, p. 105.
    4] Francois Bédarida, «Histoire et mémoire chez Péguy», op. cit., p. 104.
    5] Clio, Dialogue de l’histoire de l’âme païenne, III, p. 1175.
    6] Francois Bédarida, op. cit., p. 108.
    7] Sanda Golopentia, «Annie Ernaux et le don reversé», In Regards sur la France des années 1980: le roman, p. 96.


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