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Art versus Société : l'art doit changer le monde / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.3 2020

L’art et la science à l’œuvre dans la collecte de l’eau du brouillard : une démarche éthique *

Ana Rewakowicz

magma@analisiqualitativa.com

Née en Pologne Ana Rewakowicz (www.rewana.com) est une artiste interdisciplinaire qui vit et travaille à Montréal et à Paris. Connue pour ses œuvres stimulantes, interactives et pneumatiques qui remettent en question notre relation avec l’environnement, elle s’intéresse aux questions de durabilité et à la nécessité de collaborations interdisciplinaires pour faire face aux défis environnementaux croissants. Actuellement, animée par le désir de contribuer à des solutions imaginatives susceptibles d’améliorer les conditions de vie et de créer une conscience plus aiguë de la situation mondiale de l’eau, elle travaille sur un projet de collecte de l’eau du brouillard avec des scientifiques de l’École Polytechnique à Paris dans le cadre de sa recherche doctorale. Elle a des œuvres dans les collections permanentes du MACRO (Rome, Italie), MAC (Montréal), MNBAQ (Québec), Musée de Joliette et elle a exposé au Canada, en Europe et aux États Unis. Rewakowicz a reçu de nombreux prix, distinctions et bourses d’études. Ses œuvres ont été présentés dans divers revues, films et livres, plus récemment dans Bubbletecture publié chez Phaidon (2019).

 

Abstract

L’eau est essentielle à la vie, et pourtant, en raison du changement climatique et de politiques de profit, l’eau et l’accès à l’eau potable diminuent constamment. Le projet artistique Collecteur de brouillard, s’appuyant sur la science, s’attaque à ce problème de pénurie d’eau en proposant un nouveau mode de collecte de l’eau à partir du brouillard. Grâce à l’interaction art/science nous pouvons proposer des solutions imaginatives et produire des messages poétiques capables de créer une prise de conscience plus aiguë de la situation mondiale de l’eau. J’utilise une démarche interactive pour inciter le public à concevoir une réponse éthique, en partageant une narration évoquant l’ombre incertaine d’un Futur/Présent/Passé écosophique toujours défaillant, que nous pouvons encore imaginer ensemble.

 

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Misty Way, ©AR.

L’eau est l’essence de la vie. Elle ne dépend pas seulement du cycle hydrologique mais aussi de ce que le géologue et écrivain canadien Jamie Linton définit comme le « cycle hydrosocial » qui reflète tous les aspects des activités humaines[1]. Toutes les civilisations anciennes se sont construites autour de grandes masses d’eau et dans de nombreuses cultures, l’eau est considérée comme un être sensible et sacré doté du pouvoir générateur du cycle de la vie et de la mort. L’accès inégal à l’eau et aux services d’eau entraîne une inégalité sociale, qui crée troubles sociaux, avec les conflits politiques, les guerres et les immigrations qui s’ensuivent. L’agriculture industrielle avec ses monocultures, son exploitation par des multinationales, la privatisation et l’embouteillage extensif de l’eau épuisent les réserves d’eau souterraines plus vite qu’elles ne peuvent être reconstituées. En outre, la hausse croissante des températures et l’imprévisibilité des conditions météorologiques due aux changements climatiques sont autant de facteurs qui contribuent à la diminution des sources d’eau à un rythme exponentiel.

 

Dans les régions montagneuses côtières arides, où il y a peu ou pas de précipitations ou d’accès aux eaux souterraines, le brouillard devient la seule source d’eau pour les plantes, les animaux et les hommes. Le brouillard est un nuage proche du sol, composé de petites gouttelettes d’eau condensées, assez grosses pour être en suspension dans l’air mais pas assez grosses pour tomber par gravité sous forme de pluie. Lorsque de l’air chaud et humide passe au-dessus des surfaces froides des courants marins, il se condense en nuages qui montent ensuite en altitude, poussés vers le haut par l’ascenseur orographique, voilant les pentes des montagnes côtières dans le brouillard. Il existe plusieurs types de brouillards, tels que le brouillard de rayonnement, le brouillard de précipitation, le brouillard de vallée, le brouillard d’advection, le brouillard de montée, le brouillard de vapeur et le brouillard givrant, mais tous ne conviennent pas à la collecte de l’eau. Seul le brouillard déplacé par le vent, tel que le brouillard orographique ou d’advection, peut être récolté. Un autre facteur crucial est son emplacement, car seuls les endroits éloignés de la pollution industrielle permettent la collecte de l’eau du brouillard.

 

Les nuages de brouillard qui remontent les pentes sous l’effet du vent ascendants rencontrent des « obstacles » tels que des rochers, des plantes ou des animaux et se transforment en grosses gouttelettes d’eau lors de l’impact. La collecte de l’eau à partir de l’humidité de l’air n’est pas une idée nouvelle. On a découvert que dans de nombreuses régions du monde, les communautés anciennes recueillaient déjà l’eau de la rosée (étangs de rosée) ou du brouillard qui s’égouttait des arbres croissant dans les nuages. Cependant, l’utilisation et le développement des technologies modernes de collecte du brouillard à grande échelle n’ont commencé qu’au cours des dernières décennies[2].

 

L’atmosphère, qui se présente comme un océan d’humidité aérienne, pourrait-elle être une solution pour fournir de l’eau douce aux communautés des régions sèches ? Ou, comme on dit « the sky is the limit » le ciel deviendra-t-il une autre marchandise pour le profit ? Nous nous demandons si les nouvelles collaborations art/science pourront un jour faire émerger l’idée d’une responsabilité éthique dans un monde qui deviendrait écosophique et devenir une source d’imagination en faveur de tous les êtres, sensibles ou non ?

 

Pour tenter de répondre à ces questions, j’utiliserai l’exemple du projet Collecteur de brouillard -, qui propose un changement de paradigme dans la science de la collecte de l’eau du brouillard. Me référant au « réalisme agentiel » de Karen Barad** je montrerai comment l’imagination poétique peut répondre à des préoccupations environnementales telles que la pénurie d’eau en prenant en compte la nécessité d’une réaction éthique pour faire face aux crises socio-politico-écologiques auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. Avant de passer aux œuvres d’art, familiarisons-nous avec le « réalisme agentiel » de Karen Barad.

 

(Dés)enchevêtrement du réalisme agentiel***

 

Le « réalisme agentiel » qu’elle considère est profondément ancré dans la physique quantique et, en particulier, dans la philosophie de Niels Bohr - l’un des fondateurs de la théorie quantique. En utilisant des références de la physique quantique, il déconstruit l’ontologie classique du réel qui présume l’existence d’entités et d’agents qui précèdent les interactions, et déplace l’attention du monde extérieur des « choses en elles-mêmes », kantiennes, vers la matière en tant qu’agent actif au sein de la « matière » même, en créant le sens. Ce déplacement étonnant et fondamental fusionne l’ontologie avec l’épistémologie en réunissant la réalité et la connaissance de cette réalité et en dissolvant la séparation entre ce qui est et notre mode de connaissance de ce qui est. Pour illustrer cette fusion onto-épistémologique, Barad utilise la célèbre expérience à double fente, dans laquelle les particules de matière (photons, électrons) se comportent tantôt comme des particules, tantôt comme des ondes (dualité onde-particule), selon la disposition de l’appareil de mesure. Elle postule que l’appareil a un effet sur le comportement de ce qui est observé, et crée donc des connaissances réelles. Le « réalisme agentiel » capture cette inséparabilité onto-épistémologique entre la matière et l’agence dans le concept d’intra-actions. Par opposition aux interactions qui impliquent une causalité (c’est parce que les objets existent que les relations sont possibles)[3], les « intra-actions » indiquent une relationnalité préexistante (pas de relations en l’absence d’objets, mais aussi pas d’objets en l’absence de relations)[4]. Ces « intra-actions » effectuent des « coupes agentielles » à travers lesquelles tous les phénomènes et les différences (sujet/objet) se manifestent. Barad explique que : « ... la matière est une substance dans son intra-actif itératif qui devient, non pas une chose, mais un faire, une congestion de l’agence. Elle est morphologiquement active, réactive, générative et articulée. La matière est la différence perceptive intra-active permanente du monde. Les intra-actions agissent sur les coupes agentielles, qui sont des coupes ensembles/séparées (c’est-à-dire enchevêtrées/différenciées), comme un seul mouvement (et non des actes séquentiels) »[5].

 

C’est le passage de l’interaction à l’intra-action qui ouvre la possibilité de « mettre en œuvre de nouveaux modèles d’engagement »[6] et qui s’applique particulièrement aux approches (in)disciplinaires telles que les collaborations artistiques et scientifiques. En créant un cadre dynamique de relationnalité, le concept d’intra-action abandonne le clivage conventionnel entre la science et les sciences humaines et ouvre de nouvelles façons de travailler pour y parvenir. En opposition à l’épistémologie de Descartes qui part d’une différence irréconciliable dans le monde des « objets » existant en dehors du « nous » et des sujets (nous) essayant de les connaître, l’épistémologie du réalisme agentiel, ou plutôt ce que Barad appelle l’éthico-onto-épistémologie, part du principe de l’inséparabilité ontologique. Les observations ne sont jamais « objectives » et font toujours déjà partie de l’observable. Pour Barad, théoriser n’est pas une activité humaine et elle dit que toutes les entités, organiques ou inorganiques, ne sont pas seulement une incarnation des mathématiques, par exemple, mais plutôt qu’elles vivent et font des mathématiques[7]. Elle plaide pour une manière différente de faire de la science, une manière qui répond à l’« e-motion-ability » - la capacité de mouvement émotif qui procède avec un « soin exquis » à la manière de sentir, de ressentir et de se connecter avec l’autre, à la manière de se concentrer et permettre la capacité de réponse, qui est la capacité de répondre[8].

 

Les séparations opérées par les coupes agentielles ne sont pas absolues, mais seulement des manifestations locales et temporelles de différences ; elles sont toujours susceptibles d’être retravaillées, dépliées et disjointes. Il est essentiel de souligner ici que le réalisme agentiel qui consiste à « rassembler » n’essaie pas de réduire les différences en « similitudes ». Bien au contraire, il nous sensibilise à celles-ci en nous demandant comment « les différences sont faites et refaites, stabilisées et déstabilisées »[9], comment elles se manifestent et comment elles comptent et pour qui. Lorsqu’une différence se matérialise, elle exclut ce qui n’est pas inclus, créant des dichotomies sujet/objet, telles que la division cartésienne corps/esprit, culture/nature, ou sentiment/non-sentiment. Barad déclare que « les différences sont faites, non pas trouvées »[10] et qu’elles offrent de ce fait l’opportunité de mettre en œuvre des changements et de faire avancer la question de la responsabilité éthique, non seulement envers ce qui a été matérialisé et manifesté, mais aussi, et c’est peut-être plus important encore, envers ce qui a été exclu dans le processus de différenciation. L’éthique nous incite à répondre à des possibilités infinies. Elle donne sa définition de l’éthique dans le passage suivant : « L’éthique fait partie intégrante de la diffraction (en cours de différentiation) des modèles du monde, et ne constitue pas une superposition de valeurs humaines sur l’ontologie du monde (comme si " fait " et " valeur " étaient radicalement différents). La nature même de la matière implique une exposition à l’Autre. La responsabilité n’est pas une obligation que le sujet choisit mais plutôt une relation incarnée qui précède l’intentionnalité de la conscience »[11].

 

Ainsi, la capacité de réponse éthique ne concerne pas ce que nous imposons au monde mais constitue plutôt une responsabilité nécessaire envers l’autre qui a été exclu dans le processus de différenciation, comme conséquence naturelle de la coupure agentielle temporaire en flux constant.

 

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Nephelograph, ©AR.

L’intra-action Art & Science

 

Le Collecteur de brouillard est un projet artistique et scientifique, que j’ai développé en tant qu’artiste, en collaboration avec le physicien Camille Duprat et le physicien/artiste Jean-Marc Chomaz à l’École Polytechnique de Paris. Il traite du problème de la diminution des sources d’eau douce dans le monde (en particulier dans les régions où l’accès aux eaux souterraines et aux pluies est difficile), en explorant des méthodes alternatives pour obtenir de l’eau à partir du brouillard. Le modèle standard de collecteur de brouillard utilise un filet (similaire à un sac à pommes de terre ou à oignons) appelé filet à mailles en polyéthylène Raschel (le tissu tricoté en chaîne le plus économique). Cependant, l’eau reste attachée dans les intersections des filets à mailles carrées (en raison de la tension superficielle) et ne s’écoule pas dans la gouttière de collecte à la base du filet. Dans le cadre de ma collaboration avec le physicien Camille Duprat, nous avons examiné par diffraction (l’un à travers l’autre) le problème de l’obstruction et du réentraînement rencontrés dans le processus de collecte de l’eau du brouillard.

 

Au cœur de cette dynamique relationnelle, une image différente est apparue : une forêt de fibres flexibles parallèles - un changement de paradigme qui a créé une nouvelle base pour des recherches plus approfondies poursuivies simultanément à travers des expérimentations artistiques et scientifiques. Dans ce processus, nous avons collaboré à la création d’un apparatus/phénomène, qui réagit en interne avec la coalescence des gouttelettes d’eau sur les fibres parallèles, constituant un système de captation du brouillard et de développement de structures aérodynamiques qui pourraient augmenter la collecte de l’eau. Notre but était d’entraîner les gens dans l’imagination de « toucher l’étrange en nous » - l’eau !

 

Penser diffractivement avec l’eau

 

L’anthropologue Veronica Strang décrit comment, dans de nombreuses cultures, l’eau est considérée comme un être sensible et sacré. Elle donne en exemple l’histoire aborigène australienne des êtres ancestraux qui s’élèvent de l’eau. Elle raconte comment « les esprits humains émergent des eaux ancestrales pour se matérialiser ou devenir visibles sous forme humaine. À la fin de chaque cycle de vie, ils retournent dans leur demeure aquatique pour retrouver leurs ancêtres, redevenant invisibles et se dissolvant ainsi en un potentiel collectif informe »[12]. Strang fait remarquer que dans le passé, la plupart des sociétés vénéraient les êtres aquatiques en tant que divinités féminines et que ce n’est que depuis l’émergence des religions patriarcales et monothéistes que des êtres tels que les serpentins ou les traîneaux traditionnellement associés à l’eau ont été dévalorisés et traités comme des léviathans à craindre et à tuer[13]. Tout comme la matière de Barad, l’eau est l’informe, à partir duquel toutes les entités (humains/non-humains, sentiment/non-sentiment) naissent. Un mouvement et un flux à travers / avec / hors / à l’intérieur du temps qui permet des actes matériels et des processus de vie.

 

L’eau, de même que la lumière, peut aussi se comporter comme une onde. Barad distingue deux types de comportements qui génèrent différents modes de production de connaissances, captés par deux ensembles d’optiques : le géométrique et le physique. L’optique géométrique, appliquée aux lois de la réfraction dans la physique classique newtonienne, considère la lumière comme un rayon (un outil de proximité indiquant la direction de la propagation), définie par la réflexion d’un mode représentatif de production de connaissances, dans lequel la connaissance, transmise par un point extérieur, crée un effet de miroir de même nature et de même dimension[14]. En revanche, l’optique physique décrit des modèles d’interférence, propres aux ondes, qui produisent un mode diffractant de « lecture des connaissances à travers un autre »[15] et qui dissolvent la frontière entre « sujet » et « objet »[16]. La méthode diffractive permet la coexistence de plusieurs perspectives, qui ne s’excluent pas l’une l’autre. Nous ne sommes plus un observateur « objectif » en dehors d’un phénomène, mais plutôt un participant actif à l’intérieur du phénomène, qui touche et réagit à ce qui les touche, s’enchevêtrant et se connectant. Et pour Barad, savoir « n’est pas une question de réflexion à distance, mais plutôt une pratique active et spécifique d’engagement »[17]. Elle dit : « Lire (...) de manière diffractive, c’est expérimenter différents modèles de relationnalité, ouvrir les choses, les retourner encore et encore, pour voir comment les modèles changent. Il ne s’agit pas de résoudre des paradoxes ou de synchroniser des points de vue différents de l’extérieur, pour ainsi dire, mais plutôt d’assumer l’intra-implication matérielle de la mise en risque de " soi-même ", de la perturbation de " soi-même ", de ses idées, de ses rêves, de toutes les différentes manières de se toucher et d’être en contact, et de la détection des différences et des enchevêtrements de l’intérieur »[18].

 

Toucher à l’éthique

 

Le toucher est le moyen de communication le plus fondamental par lequel Barad aborde la question de l’éthique. En fait, elle voit tout le développement de la physique comme une science du toucher posant la question de la façon dont les choses communiquent. Comment, par exemple, les particules se sentent-elles les unes les autres ? Comment se perçoivent-elles les unes les autres ? Par contact direct, par un autre moyen comme le vide (qui n’est jamais vide), par une « action effrayante à distance » - une phrase célèbre d’Einstein[19] - (enchevêtrement) ou par un échange d’énergie (intra-activité) ? C’est le toucher qui nous permet de nous ouvrir et de mettre en œuvre notre capacité de réaction[20]. Pour Barad, l’éthique est « l’hospitalité envers l’étranger qui passe par soi-même et par tout ce qui est et n’est pas »[21]. Ce n’est que lorsque nous sommes capables de devenir vulnérables et « nus », et enchevêtrés avec l’autre, que nous sommes capables de réagir, de donner et de recevoir une réponse. Barad dit : « Ce n’est que dans cette responsabilité permanente envers l’autre empêtré, sans renoncement (sans déjà assez ! ), qu’il y a la possibilité d’une justice à venir »[22].

 

Du point de vue du réalisme agentiel, nous pouvons considérer tous les êtres/non-êtres comme des entités sensibles qui donnent et perçoivent, ressentent et sentent, et s’engagent dans le processus d’indétermination des possibilités de (de) venir. L’échelle de temps à laquelle ces intra-actions se produisent est différente ; une intra-action entre les roches et le sol est différente de celle entre un pied humain et le sable[23]. Cependant, quelle que soit l’échelle de temps, nous sommes liés à la relationnalité, à la sensibilité que nous avons envers ce qui est exclu dans le processus.

 

Dans cette tentative du toucher éthique, Barad va jusqu’à discerner la différence entre le non-humain et l’inhu- homme. Elle souligne que si le premier est toujours en opposition à l’humain et reflète le caractère centré sur l’humain, le second contribue à la question ultime de la prise en charge en tant que partie intrinsèque de la responsabilité éthique. Elle reconnaît que ce n’est peut-être que dans l’étreinte de l’« inhumain » qu’elle définit comme « une intimité infinie qui concerne la nature même du toucher, ce qui maintient ouvert l’espace de la vivacité des indéterminations qui saignent à travers les coupures et habitent l’entre-deux d’enchevêtrements particuliers »[24], que nous pourrons ressentir la responsabilité éthique dont nous sommes redevables.

 

L’imagination augmente le sens du toucher en activant la poétique, qui est une sensibilité tactile de l’intimité qui « nous met en contact avec les possibilités de sentir le sensible, l’indéterminé »[25], comme les gouttes d’eau invisibles à l’œil nu qui deviennent visibles par le toucher de la caméra. La poétique permet de voir la production artistique et la collaboration entre l’art et la science non pas simplement comme une production d’objets ou de solutions à des problèmes (y compris des problèmes théoriques), mais plutôt comme des relations qui s’inscrivent dans la pratique de l’engagement. La poétique n’est pas « le moyen d’expression du sujet, ni le moyen de représenter un objet »[26], mais c’est un acte, une invitation à ouvrir des portes et permettre ainsi à l’autre de s’avancer. Il ne s’agit pas d’une obligation morale mais plutôt d’une intimité, d’un être là pour l’autre[27]. Et c’est dans cette intimité que nous sommes capables d’accueillir l’inhumain qui fait toujours partie de nous. Ce n’est peut-être qu’alors, en nous enlaçant avec ce qui est sans cœur, insensible, indifférent, méchant ou cruel en nous, que nous pourrons devenir plus attentifs à la responsabilité qui nous attend. C’est la poétique qui nous rapproche de ce qui est exclu, de ce qui est invisiblement complémentaire, nous permettant de sentir « l’infinie altérité du monde »[28].

 

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Through the Looking Mist, ©AR.

Le projet de Collecteur de brouillard

 

Through the Looking Mist... est une projection vidéo de la nucléarisation de gouttelettes d’eau sur des fibres parallèles filmées au ralenti avec une caméra à fort grossissement, de sorte que chaque gouttelette devienne un point visible dans l’espace. Dans cette œuvre, les gouttes d’eau apparaissent sur des fils, se coagulent et grossissent lentement, tout en luttant contre le vent pour rester attachées sur les fibres du filet. Lorsque leur masse devient trop lourde, elles cèdent à la gravité et tombent. À d’autres moments, la tension superficielle de l’eau réunit deux fibres adjacentes en créant des ponts capillaires qui se transforment ensuite en longues colonnes de liquide. Les gouttes d’eau sont alors immédiatement absorbées dans une tension fluide sans nécessiter de coalescence « individuelle ». Cela pourrait-il s’avérer être un moyen plus efficace de collecter l’eau du brouillard ?

 

Ce changement d’échelle spatio-temporelle invite le spectateur à remettre en question son point de vue et à sentir le phénomène à l’échelle d’une minuscule goutte de brouillard. On peut alors penser à Alice au pays des merveilles, dont les proportions corporelles varient en fonction des différentes notions d’espace, et cette sensation nous permet d’explorer et de découvrir le monde d’une autre manière, qui ne dépend plus de l’échelle, mais de nos intra-actions avec la « spatio-temporalité »[29].

 

Dans la vidéo, une tension croissante, peut-être due à un sentiment anthropocentrique de résignation face à l’inéluctable, qui se traduit par différentes formations selon des rythmes divers, crée une « ode » poétique au cycle de l’émergence et de la disparition des condensations de goutelettes d’eau[30].

 

L’installation Misty Way met en scène trois éléments principaux impliqués dans la collecte du brouillard : l’humidité (petites gouttelettes d’eau condensées), le vent et un filet de récolte. Le brouillard filmé avec un grossissement encore plus important qu’auparavant transforme les gouttelettes en petits cercles visibles qui oscillent à leur rythme. Inversés et enchevêtrés par le dispositif optique de la caméra, ils effectuent une « coupe agentielle » - un processus de différenciation qui les métamorphose en gouttes de lumière. Comme dans l’expérience physique de la double fente, ils passent à travers des fibres parallèles en créant des motifs de diffraction. Cent vingt kilomètres de fils tendus et placés un par un dans les interstices de tiges filetées, créent une surface inclinée couvrant tout le plafond de la pièce.

 

Nous entrons dans un espace sombre. Les gouttes de lumière se déplacent sur l’écran le long et à travers les filets, se dispersant sur le sol recouvert d’un tapis sombre. Un brouillard de lumière, d’ombres et de sons - une reconstruction de bruits de couture enregistrés par le compositeur Daniel Schorno lors d’expériences en laboratoire - nous éclabousse. Sensibles à cet effet d’immersion - nous nous couchons en laissant la lumière et le mouvement toucher notre peau, nos oreilles et nos yeux. Nous écoutons une cacophonie de chuchotements, d’halètements, de cris et de hurlements. Cette intimité de la matière nous ouvre à la rencontre de l’étranger en nous - l’eau qui traverse toutes les cellules de notre corps en transportant l’oxygène et les nutriments par nos plus petits vaisseaux sanguins (à l’encontre de la gravité) ; l’eau qui transporte les charges électriques et remplit notre cerveau de pensées créant un courant de conscience... Une pluie de gouttes de lumière, le regard tourné vers des étoiles lointaines, des astéroïdes ou peut-être une nébuleuse solaire, est-ce le début de la vie ? Désorientés... immergés dans l’obscurité d’une abondance d’im/possibilités... nous écoutons, tendons une main et touchons.

 

Le Néphélographe (Impressions de brouillard) fonctionne comme une « machine à écrire » des nuages, offrant une expérience multisensorielle, nous invitant à toucher les nuages et dialoguer avec eux, dans une immersion autant physique qu’onirique. Des brumisateurs à ultrasons brisent la surface de l’eau en petites gouttelettes qui rebondissent ensuite sur des plaques transparentes pour se rassembler et créer des masses de brouillard turbulentes - de petits nuages. Les ventilateurs situés à l’arrière poussent ces petits nuages à travers des filtres en nid d’abeille et les petits nuages se combinent pour former de plus gros nuages. L’appareil est vivant ; l’eau s’infiltre en s’engouffrant dans les tuyaux et en fredonnant des airs de pompage. Un animal - un dragon ou un serpent peut-être, qui respire des nuages - des nuages qui tombent, des nuages à bulles, des nuages tourbillonnants, des nuages en spirale, des nuages de tornade, des petits nuages, des gros nuages, des nuages gonflés, des nuages qui explosent, des nuages qui creusent des tunnels... nuages... respirations... être assez proche pour toucher, sentir, ressentir, intra-agir avec... des sons de respiration - une symphonie à quatre parties : une sonate, un mouvement lent, un menuet et un rondo joués par un orchestre de différents signaux électriques. Vous êtes les bienvenus... vous êtes invités... à vous avancer, à toucher, à répondre, à sentir, à vous enchevêtrer avec... vous-même... des nuages... à mi-chemin... suspendus entre la terre et le ciel.

 

Le projet Collecteur de brouillard met en avant notre engagement phénoménologique avec l’eau, avec l’autre qui n’est jamais totalement séparé de nous, et en diffère le sens en invitant le participant à se ré-ouvrir à la responsabilité éthique - la capacité de tenir ensemble l’inhumain (ce qui manque de compassion) et d’accepter l’invitation à lui répondre. C’est grâce à la force de l’imagination (qui nous donne la possibilité de sentir l’insensible et l’indéterminé au cœur de chaque « être à devenir ») que nous sommes capables d’opérer des changements et de créer la justice dans ce que signifie vivre de manière responsable, « ensemble/à part » avec toute la sensibilité (humaine et « inhumaine ») sur cette planète, dans le cosmos et avec l’eau.

 

Conclusion

 

Pour résumer, c’est en utilisant le cadre du réalisme agentiel de Karen Barad, que j’essaie d’agir par diffraction dans ces trois œuvres, qui font partie du projet du Collecteur de brouillard, réalisé en collaboration avec des scientifiques de l’École Polytechnique à Paris. Je soutiens que :

a) le concept d’« intra-action » (inséparabilité onto-épistémologique) fournit un bon cadre pour parler de collaborations (inter)disciplinaires ;

b) la méthodologie de diffraction nous permet de réaliser des mises en scène poétiques et de nous sensibiliser aux différences ;

c) la force de l’imagination poétique active le toucher, grâce auquel nous sommes capables de nous engager dans une réponse éthique - la capacité de faire face aux défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

 

J’appuie ma démonstration sur les concepts clés du réalisme agentiel : l’intra-action, la coupe agentielle, la diffraction et la capacité de réponse, mais je passe également en revue des idées plus élaborées du toucher, de l’étrange en nous (l’Autre), des manifestations des différences, de la force de l’imagination et de la question de la mise en acte éthique. J’illustre mon raisonnement par l’(in)disciplinarité et la recherche collaborative en art et en science, que j’aborde non pas comme une dualité de deux cultures, mais comme une relationnalité dynamique. Pour recréer un sentiment de responsabilité éthique dans des œuvres d’art que je considère comme des appareils de diffraction, j’utilise un mode d’expression poétique qui me permet de générer différents modèles de signification. Enfin, j’aborde l’éthique à travers la notion puissante d’inhumain qui, contrairement au non-humain, s’immisce dans l’« humain » afin de s’attaquer à la « laideur » humaine qui s’y trouve.

 

Le réalisme agentiel, en dissolvant les frontières entre épistémologie et ontologie, ramène la discussion sur les questions de sensibilité à celle de la matière. Plutôt que de se concentrer sur les dichotomies de sensibilité/insensibilité, humain/non humain, animé/non-animé, être/non-être, il met en avant la notion de relationnalité, où tout, même ce qui est peu perceptible, compte ! En passant de la question du quoi/pourquoi à celle, plus fondamentale, de la relation, nous dépassons les divisions anthropocentriques sujet/objet, nature/culture, valeur/fait, cause/effet et cela nous conduit à engager la responsabilité éthique dont nous sommes « redevables à tous les autres, où l’endettement est, non pas une dette qui suit ou résulte d’une transaction, mais plutôt une dette qui est la condition de la possibilité de donner/recevoir »[31].

 

Dans le projet du Collecteur de brouillard, c’est l’eau qui amène « l’humanité » à l’échelle d’une seule goutte, en embarquant le participant à bord d’un vaisseau de la taille de la Terre naviguant dans le brouillard, ce qui souligne la nécessité pour toute sensibilité de commencer à construire une histoire partagée, l’ombre incertaine d’un futur/présent/passé écosophique toujours défaillant qui peut encore être façonné et imaginé ensemble.

 

Notes du traducteur

 

* Traduit de l’anglais par Hervé Fischer.

** Karen Barad est professeure d’études féminines, de philosophie et d’histoire de la conscience à l’Université de Californie Santa Cruz. Le réalisme agentiel introduit par Karen Barad reconceptualise les modalités par lesquelles les objets et les connaissances sont examinés et créés dans le champ des activités scientifiques. Selon cette théorie, le monde est composé de phénomènes qui sont « l’inséparable ontologie d’agencements intra-actifs ». L’intra-action (en opposition à interaction) est un néologisme introduit par Barad, qui constitue un profond tournant conceptuel en physique. Pour Barad, les choses et les objets ne précèdent pas leur interaction, mais plutôt, les « objets émergent à travers des intra-actions particulières ».

*** Il faut ici prévenir le lecteur que c’est avec un vocabulaire inédit que Karen Barad propose une phénoménologie tout à fait nouvelle de notre rapport au monde, en des termes conséquemment inhabituels, qui inversent ou déplacent les concepts habituels et qui demandent une attention particulière pour être compris. Ils sont ici traduits en français nécessairement dans leur mot à mot insolite en première lecture, mais très cohérents dans ce renversement de notre épistémologie traditionnelle qu’opère Karen Barad, et qui sont la clé de la démarche d’Ana Rewakowicz.

 

Notes

 

[1] Maude Barlow, Blue Future (Toronto : House of Anansi Press, 2013), 267.

[2] Carlos Angel Sanchez Recio, Zaki Ahmad et Tony F. Diego, Nanotechonology in Passive Atmosheric Water Capture, dans Aquananotechnology : Global Prospects, éd. David E. Reisner et T. Pradeep (Roca Raton et Londres : CRC Press, 2015), 592.

[3] Kris Onishi (psychologue cognitif), commentaires sur l’article, 9 janvier 2020.

[4] Ibid.

[5] Karen Barad, Intra-actions, interviewée par Adan Kleinman, Mousse 34 (été 2012) : 80.

[6] Karen Barad, “Quantum Entanglements and Hauntological Relations of Inheritance : Dis/continuities, SpaceTime Enfoldings, and Justice-to-Come, Derrida Today 3.2 (2010) : 243.

[7] Karen Barad, “On Touching-The Inhuman That Therefore I am (v. 1.1)”, in The Politics of Materiality, ed. Susanne Witzgall & Kerstin Stakemeier (Berlin : Diaphanes, 2014), 153.

[8] Ibid., 153.

[9] Barad, "Intra-actions", 77.

[10] Ibid., 77.

[11] Barad, “Quantum Entanglements and Hauntological Relations of Inheritance : Dis/continuities, SpaceTime Enfoldings, and Justice-to-Come”, 265.

[12] Veronica Strang, Water (Londres : Reaktion Books, 2015), 38.

[13] Veronica Strang, “Lording It Over the Goddess. Water, Gender, and Human-Environmental Relations”, JFSR 30.1 (2014) : 85.

[14] Karen Barad, Meeting the Universe Halfway (Durham : Duke University Press, 2007), 71.

[15] Ibid., 71.

[16] Ibid., 418.

[17] Ibid., 453.

[18] Barad, "Intra-actions", 77.

[19] Barad, Meeting the Universe Halfway, 315.

[21] Barad, “Quantum Entanglements and Hauntological Relations of Inheritance : Dis/continuities, SpaceTime Enfoldings, and Justice-to-Come”, 265.

[21] Barad, “On Touching-The Inhuman That Therefore I am”, 164.

[22] Ibid., 164.

[23] Il est cependant intéressant de caresser une idée contre-intuitive, dans laquelle ce n’est pas mon pied qui laisse une empreinte dans le sable, mais plutôt le sable qui fait de la place pour y loger mon pied.

[24] Ibid. 159.

[25] Karen Barad, “On Touching-The Inhuman That Therefore I am”, 14.

[26] Yong Zhi, Poetic Leaps In Zen’s Journey Of Enlightenment (Bloomington : iUniverse, 2012), 40.

[27] Thomas.P. Kasulis, “Zen as a Social Ethics of Responsive- ness”, Journal of Buddhism Ethics 31 (mai 2006) : 12.

[28] Barad, Meeting the Universe Halfway, 30.

[29] Ibid, 179.

[30] Ana Rewakowicz, Jean-Marc Chomaz, Camille Duprat, “Mist Collector : Art and Science Project”, in 7th International Conference on Fog, Fog Collection and Dew Proceedings, ed. Marek Blas, Mieczyslaw Sobik (Wroclaw : Université de Wroclaw, 2016), 130.

[31] Barad, “On Touching-The Inhuman That Therefore I am”, 159.

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