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Art versus Société : l'art doit changer le monde / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.3 2020

L’art au-delà de l’humanisme *

Pier Luigi Capucci

magma@analisiqualitativa.com

Pier Luigi Capucci analyse les relations entre les arts, la science et la technologie et s’intéresse aux études sur les médias. Il a participé à de nombreuses conférences internationales et à des projets européens. Il est consultant pour la Communauté européenne sur les relations entre la science, la technologie et les sciences humaines, en particulier sur le Big Data et l’intelligence artificielle. Il a publié plus de 350 textes dans des livres, des magazines et des actes de conférences en plusieurs langues. Il a enseigné dans diverses institutions et a été directeur des études en doctorat du Planetary Collegium (Université de Plymouth). Il enseigne à l’Académie des Beaux-Arts de Reggio de Calabre. En 2000, il a fondé Noema, dont il est le président, une revue en ligne et réseau qui se consacre à des projets sur les relations entre les arts, la science, la technologie et la société. Il est le fondateur en charge du projet de recherche de trois ans art*science - Art & Climate Change sur l’art et le changement climatique.

 

Abstract

Nous soutenons la légitimité des différentes formes d’art qui s’expriment face aux sociétés de leur temps, même lorsqu’elles les célèbrent. Et dans le monde occidental elles trouvent leur raison d’être dans la différence, qui a toujours été une valeur fondamentale de l’art. Il est difficile de décrire et de comprendre la complexité du monde d’aujourd’hui sans prendre en compte les approches artistiques, car l’art est une sorte de philosophie de la contemporanéité qui permet de comprendre le présent et regarder vers l’avenir. Mais cela exige une recherche artistique consciente, capable de sortir des poncifs traditionnels dans lesquels elle tend à s’enfermer, d’adopter une démarche transdisciplinaire, de dépasser la dimension anthropocentrique obtuse d’un simple reflet de l’être humain. Nous avons besoin d’un art éclairé, capable de prendre en compte aussi ce qui n’est pas humain (l’environnement, les autres espèces...), de se confronter et de dialoguer directement avec la complexité de l’existant, en dépassant des préjugés qui demeurent encore bien ancrés.

 

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La nouvelle pomme d’Adam, Hervé Fischer, tweet art, 2020.

I. Réflexions sur l’art

 

1.1 L’art comme différence

 

Si l’on réfléchit bien à toutes les formes d’art, on doit admettre qu’il est légitime qu’elles s’expriment sous une forme ou une autre de contraste face aux sociétés de leur temps, dont elles sont issues, même lorsqu’elles les célèbrent. Cela devient surtout évident à partir du romantisme, lorsque l’artiste s’éloigne de la figure de l’artisan pour exprimer sa propre individualité et son point de vue d’une manière de plus en plus indépendante et retentissante : c’est la nature même de l’art. Même lorsque l’expression artistique est encadrée par des canons académiques stricts, plus ou moins consciemment historicisés, ou limitée par le contrôle économique ou politique, ou enfermée dans les soi-disant « arts officiels », elle tend à se positionner dans un rapport contrasté avec son époque. De même que l’information - dont il est en fait un sous-ensemble particulier -, l’art dans le monde occidental trouve sa raison d’être dans la différence, dans la « déviation de la norme » : il nous intéresse parce qu’il ne se limite pas à reproduire, mais met en évidence d’une manière plus ou moins « ambiguë et autoréflexive »[1] par rapport aux autres formes symboliques, ce qui est caché, ce qui ne peut être vu, ce qui ne peut être apprécié par les sens, ce qui est au-delà de l’humain, ce qui ne peut être qu’imaginé, ce qui est idéal ou inaccessible (avec toutes les implications du « sublime »), etc. L’art étonne donc, au sens étymologique d’étonner, de stupéfier, d’étourdir, parce qu’il projette cette différence, cette fêlure, cette altérité sur la normalité.

 

Redécouvrir, reconnaître et valoriser la différence a toujours été un fondement de l’art, qui s’exprime idéalement, souvent consciemment et ouvertement, contre l’idée d’une réalité homogène et indifférenciée (sans différences).  L’art a toujours été idéalement, et souvent consciemment et ouvertement, opposé à l’idée d’une réalité homogène et indifférenciée (sans différences), jouant en fait un rôle plus important que le rôle symbolique, esthétique et social qui lui est communément attribué.

 

Dans un merveilleux scénario de « convergence culturelle », l’art contribue à montrer, de manière claire et évidente, ce que d’autres disciplines dans différents domaines ont aussi souligné : le moteur de l’existant n’est pas l’« égal » mais le « différent », la différence. Il en est ainsi de l’information, de la culture, de la créativité, de la sexualité, de la biologie, de la génétique et, plus largement que la dimension humaine, de l’évolution. Il s’ensuit qu’en fondant sa recherche sur la différence, l’art prend inévitablement une importance sociale et politique cruciale. En d’autres termes, le « nouveau », l’innovation, éléments inséparables de la création artistique, ne résident pas dans la fiction brillante et persuasive de la consommation de masse, dans le pouvoir de contrôle des médias et de la technologie, dans les miracles de l’économie de la répétition, dans une exégèse triomphante de l’égal, dans l’obsession de l’idée de progrès[2], comme le voudrait la vulgate contemporaine. Le « nouveau » réside dans les territoires incertains et rudes des contaminations, des transformations, des exceptions, des révolutions et c’est là qu’il y a la plus grande probabilité de genèse du nouveau, car le nouveau naît toujours d’une certaine lacération, d’une certaine rupture d’équilibre, d’une certaine discontinuité. Dans le domaine purement humain, le « nouveau » émerge des contradictions, de l’inattendu, de la rupture des règles, de la marginalité, de la désolation... Le nouveau, en bref, ne naît pas de l’égal mais du différent, de la différence.

 

Dans le monde contemporain, la différence est fondamentale pour s’imaginer dans le présent et pour se projeter dans l’avenir avec une conscience plus globale et en même temps locale, générale et contingente, cultivée et collaborative, attentive à l’altérité et à la diversité. L’art est un indice qui pointe vers un monde possible et différent, tout en montrant et en stigmatisant les limites - égoïsme, opacité, insuffisance, misère... - de l’anthropocentrisme.

 

1.2 L’art en tant que sensibilisation

 

De l’importance et du caractère inévitable de la différence dans la recherche artistique sont nées des formes d’expression qui abordent et discutent de manière plus ou moins militante les critiques de leur temps, qui sont « contre » certains aspects et problèmes de la société. Ce sont des formes et des mouvements qui contestent, opposent, créent de nouvelles visions et des mondes possibles. Dans le processus d’émancipation du pouvoir, l’artiste devient une sorte d’interprète critique de l’évolution culturelle et sociale de son temps, une figure clé du monde contemporain. Dans sa théorie des médias et des technologies de la communication, qui a également influencé l’esthétique contemporaine, Marshall McLuhan donne à l’art une importance fondamentale et à l’artiste un rôle central. C’est donc encore du domaine de la communication que vient l’une des plus belles définitions de l’artiste des temps modernes, exprimée par le savant canadien dans son célèbre ouvrage Understanding Media : « La capacité de l’artiste à esquiver le choc des nouvelles technologies de tout âge et à faire face à cette violence en toute conscience est séculaire. Tout aussi ancienne est l’incapacité des victimes percutées, qui ne peuvent pas éviter cette nouvelle violence, à reconnaître la nécessité de l’artiste... L’artiste est l’homme de tout domaine, scientifique ou humaniste, qui saisit les implications de ses actions et des nouvelles connaissances de son temps. Il est l’homme de la conscience intégrale. L’artiste peut corriger notre compréhension du monde avant que le choc de la nouvelle technologie n’engourdisse les consciences. Il peut les corriger avant que l’engourdissement, le tâtonnement subliminal et la réaction ne commencent »[3].

 

Et encore : « Si les hommes pouvaient être convaincus que l’art nous offre une avancée précise des connaissances qui permet de faire face aux conséquences psychiques et sociales de la prochaine technologie, deviendraient-ils tous des artistes ? Ou bien commenceraient-ils à traduire attentivement les nouvelles formes d’art en cartes de navigation sociale ? »[4].

 

Il est important de noter que McLuhan considère l’artiste comme quelqu’un qui travaille « dans tout domaine, scientifique ou humaniste », donc de comprendre l’art d’une manière beaucoup plus large, transdisciplinaire[5] , que ce qui est communément considéré. L’artiste a une « conscience intégrale », car il est le premier à comprendre l’impact et la portée des technologies et de leurs applications, leurs répercussions sociales et culturelles, leur impact sur la vie des gens. Il est donc capable de répondre à de nouveaux défis sans se laisser fasciner par de nouveaux outils, sans les accepter sans esprit critique et passivement, en évitant de tomber dans la narcose de Narcisse. Dans l’interprétation de ce mythe par McLuhan, Narcisse se retrouve devant son image réfléchie, qu’il croit être celle d’une autre personne, dont il tombe follement amoureux et qui l’hypnotise au point de ne plus pouvoir en détourner le regard. Narcisse tombe dans une sorte de boucle, de court-circuit, d’envoûtement, perdu dans une profonde fascination, dont la nymphe Écho, à son tour amoureuse de Narcisse, tente en vain de le détourner en lui chuchotant des fragments de ses propres discours[6] (c’est-à-dire, en fait, en simulant les caractéristiques de Narcisse lui-même).

 

Au-delà de la beauté de ce récit et de sa validité non seulement dans le désir amoureux, mais aussi dans les relations sociales quotidiennes, la fascination sans critique de Narcisse est celle que l’on ressent devant les appareils et les gadgets technologiques. Il suffit de faire attention au nombre de personnes qui, dans un endroit quelconque, se perdent dans un écran. De manière visionnaire, Wim Wenders a montré cette dépendance dans le film Jusqu’à la fin du monde (« Bis ans Ende der Welt »), en 1991, en imaginant presque exactement ce qui est courant aujourd’hui. Dans le film, les protagonistes sont obsédés par la nécessité de regarder leurs rêves sur l’écran d’une sorte de tablette, esclaves de cette fascination, et seule la récupération de la parole et du récit peut les libérer de cette dépendance (question : est-ce une solution convaincante ?)[7].

 

L’artiste est capable d’agir de manière créative et critique sur ces mécanismes en abordant les questions clés de son époque. C’est ainsi, qu’à côté ou en dehors du courant social et culturel, l’artiste finit par jouer un rôle critique, voire conflictuel, vis-à-vis de la société et de la culture dans lesquelles il opère.

 

1.3 L’art comme philosophie de la contemporanéité

 

Face aux problèmes de la contemporanéité, l’art déploie certaines de ses caractéristiques spécifiques. Le rejet des schémas, une pensée autre, des voies divergentes, des pensées alternatives, des solutions inhabituelles, une attitude syncrétique, une légèreté perturbatrice, une relativisation de la dimension économique, la liberté, l’indépendance, l’attention pour le nouveau... ont toujours été dans les gènes de l’art. L’art peut réussir là où d’autres disciplines échouent ; des phénomènes tels que la turbulence chaotique des interactions humaines, la dynamique du marché, les processus de communication globale, le syncrétisme des cultures, mais aussi les théories de la physique, les mathématiques du chaos, la complexité de nombreux phénomènes naturels liés à l’écologie, s’apparentent aux dynamiques et processus artistiques[8].

 

L’art a toujours pris en compte la complexité, qui nécessite des processus, des compétences, des connaissances, des aptitudes intellectuelles et techniques élaborées. Les recherches artistiques basées sur les technologies numériques, l’interactivité, la simulation, montrent les possibilités de collaboration, le potentiel créatif de l’artiste dans la réalisation et la fécondité d’une œuvre, les avantages et la force du partage pour la réalisation d’objectifs communs, des possibilités narratives extraordinaires. Grâce aux technosciences, les recherches artistiques basées sur la vie artificielle, l’intelligence artificielle, la robotique, les Big Data, les biotechnologies, la génétique, offrent des possibilités d’expression extrêmement variées et sans précédent. Mais ils révèlent aussi la capacité de contrôle des technologies numériques, d’avoir une attitude critique face à l’intelligence artificielle dans ses différentes déclinaisons, le pouvoir d’influence des Big Data, les aspects cruciaux du respect de la vie privée dans l’internet des objets, les enjeux éthiques des médias sociaux, les questions sociales soulevées par la robotique. Nous sommes à l’aube d’un monde humain de plus en plus fondé sur le symbolique, où toutes les connaissances seront interconnectées, créées, stockées, partagées, un monde symbolique « virtuel » dans lequel nous sommes de plus en plus destinés à vivre.

 

L’art et la science constituent ensemble le caractère d’une société et contribuent à l’intégration des connaissances ; les récits scientifiques et les visions artistiques peuvent s’allier avec bonheur. L’art et la science ont toujours été en interaction, l’art a toujours utilisé la science de son temps et réciproquement la science a toujours utilisé l’art. Les récits scientifiques permettent d’intégrer les connaissances et de comprendre les orientations de la recherche, ils peuvent faire prendre conscience de ce qui est possible, approfondir les visions du monde ou en créer de nouvelles, définir la réalité et ses limites. Grâce à la science, l’art peut entrer dans la dynamique et les descriptions analytiques de la réalité et de la contemporanéité, d’un point de vue cognitif, opérationnel et poétique.

 

« Ne demandez pas ce que la science peut faire pour l’art, mais ce que l’art peut faire pour la science »[9]. C’est la célèbre déclaration de Roy Ascott, le grand artiste, théoricien et éducateur britannique. L’art peut enrichir la communication scientifique en impliquant des personnes qui, pour diverses raisons, en seraient exclues. Il peut attirer l’attention de la science sur des problématiques sociales et éthiques. Il a une vocation critique fondamentale, qui implique une indépendance précieuse. Il peut nous sensibiliser à l’impact culturel des récits scientifiques, en nous faisant découvrir des qualités poétiques qui peuvent avoir des affinités avec ses propres récits. Mais il peut aussi élargir les capacités d’imagination de la science, il peut montrer le monde sous de nouveaux points de vue, il peut produire de nouvelles façons de comprendre le réel, de nouvelles visions du monde intégrant différentes disciplines et outils. L’art peut questionner librement et de manière critique,  avec la dignité de la science, la complexité des relations entre l’humanité et le monde phénoménal, les problèmes liés à l’environnement, la crise climatique, les relations entre le vivant et le non humain, l’idée même de Nature. Aujourd’hui, il est difficile de décrire et de comprendre la complexité du monde sans recourir à des attitudes et des approches artistiques. L’art apparaît donc de plus en plus comme une sorte de philosophie de la contemporanéité, une ressource décisive pour comprendre le présent et regarder vers l’avenir.

 

1.4 L’art au-delà de l’humanisme

 

Les sociétés humaines sont aujourd’hui confrontées à de grands défis. Nous venons d’en évoquer plusieurs, qui sont liés aux technologies numériques. D’autres concernent l’impact plus ou moins conscient de l’humanité sur la planète Terre où elle vit, avec ses conséquences, telles que la pollution, la crise climatique (le changement climatique), les extinctions massives, la destruction de l’environnement, les pandémies, comme celle qui est en cours pendant la publication de ce texte. Ces situations ne sont qu’apparemment déconnectées les unes des autres ; en réalité elles sont toutes liées et résultent de l’impact de notre espèce sur notre environnement, de notre anthropocentrisme, c’est-à-dire de l’idée que du haut de la pyramide du vivant sur laquelle elle s’est idéalement et philosophiquement hissée, l’humanité peut disposer de l’existant à volonté, presque comme s’il s’agissait d’un objet, en en tirant profit sans payer de facture.

 

Ce faisant, l’humanité met en danger sa propre survie, et elle devrait réfléchir plus globalement et plus incisivement à la complexité du vivant et du non-vivant dont nous dépendons, dans une perspective qui inclue le « non-humain », sans prétendre être, comme elle l’a pensé pendant des siècles, au sommet de cette pyramide. Il faut ouvrir les yeux sur le « non-humain », approfondir nos relations avec lui, comprendre ses besoins, apprendre à vivre avec lui de manière équilibrée, pouvoir mesurer notre impact sur la planète et évaluer ses conséquences[10] .

 

Depuis la création des premières images, il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, l’humanité a toujours représenté le vivant et la nature. Depuis ses origines et tout au long de son évolution, elle a représenté, simulé, modifié et réinventé la nature à des fins diverses. La nature et le vivant ont été l’inspiration, la solution et l’horizon événementiel des activités humaines, dans la résolution de problèmes pratiques pour obtenir protection, connaissance et efficacité dans le monde phénoménal[11]. Et aussi pour inventer des récits, pour générer de nouvelles esthétiques, pour créer de nouvelles formes d’art.

 

La robotique, l’intelligence artificielle, la vie artificielle, les algorithmes intelligents, la biologie synthétique, le génie génétique, les biotechnologies, les nanotechnologies, l’internet des objets, la dé-extinction et d’autres disciplines repoussent aujourd’hui les limites de la vie et de l’évolution. De nombreux artefacts, dispositifs, machines, entités, deviennent de plus en plus puissants, complexes, autonomes et indépendants. L’évolution scientifique a permis de modifier profondément les organismes existants et de créer de nouvelles espèces que l’évolution naturelle n’aurait jamais engendrées. Nous assistons à l’extension de l’idée de la vie et des formes de vie du domaine organique à un paysage complexe avec des formes de vie organiques, inorganiques et mixtes. Grâce à la science et à la technologie, l’humanité crée une sorte de « troisième vie », issue de la culture humaine, qui évolue de manière indépendante et autonome en élargissant la nature à partir de son propre domaine. J’ai appelé ces formes de vie émergentes « troisième vie », la « première vie étant la vie biologique, et la « deuxième vie » la vie dans sa dimension symbolique[12].

 

Du fait de cette profonde transformation, de nombreuses questions du passé semblent dépassées et inadéquates, et de nouveaux paradigmes émergent. Les processus décrits ci-dessus font évoluer la connaissance et la conscience humaines, en élargissant ses limites et ses objectifs vers de nouveaux territoires sous le signe de la différence, de l’altérité, qui ne peuvent plus être limités à la dimension humaine, ou aux sociétés humaines. Ils sapent la position centrale, hégémonique séculaire de l’humanité en remettant en cause ses fondements théoriques, en révélant ses limites scientifiques, son inadéquation pour la survie de l’humanité elle-même. Comment la recherche artistique va-t-elle évoluer ? L’art pourra-t-il, comme par le passé, anticiper et affronter les nouveaux paradigmes ? Sera-t-il capable d’envisager l’humanisme de manière critique et globale ?

 

À la lumière des profondes transformations en cours, l’art qui ne s’interroge que sur le social, demeurant centré sur la dimension humaine, apparaît limité, presque oléographique. Nous avons besoin d’une recherche artistique consciente, capable de voler plus haut, capable de sortir de la clôture dans laquelle elle a été traditionnellement enfermée, d’opérer de manière transdisciplinaire, de dépasser la dimension anthropocentrique obtuse qui ne la considère que dans le cadre humain. Il faut un art éclairé, capable de considérer et d’impliquer aussi ce qui est extérieur à l’humain, c’est-à-dire non humain (l’environnement, les autres espèces...)[13], de prendre en compte et de dialoguer de manière égale avec la complexité de l’existant, en dépassant les préjugés qui sont encore bien ancrés au sommet de cette pyramide.

 

2. Trois exemples

 

Dans cette deuxième partie de notre texte nous présentons les œuvres de trois artistes qui illustrent les considérations que nous avons présentées dans la première partie.

 

2.1 Eduardo Kac, Genèse, 1999

 

Le Brésilien Eduardo Kac est l’un des artistes les plus célèbres dans le domaine du bio-art[14]. La Genèse, un ouvrage de 1999, critique un verset du livre de la Genèse qui place l’humanité au sommet de la pyramide des vivants en lui donnant la suprématie sur tous les autres êtres vivants : « Faisons l’homme à notre image, comme nous, et qu’il règne sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tout ce qui vit à plat sur la terre »[15] .

 

Kac crée un gène synthétique, inexistant dans la nature, un gène d’artiste, traduisant ce verset d’abord en code Morse - officiellement choisi parce qu’il représente l’aube de l’ère de l’information, mais probablement aussi parce qu’il ne comporte que deux éléments, ce qui simplifie le processus - puis en code ADN, qui est inséré dans une population de bactéries par les quatre bases azotées (Cytosine, Thymine, Adénine et Guanine). Dans la même boîte de Pétri, coexistent des bactéries fluorescentes de couleur cyan (qui contient également le gène synthétique) et des bactéries fluorescentes mutantes jaunes, qui peuvent ou non produire un mélange de couleurs (vert). Le gène synthétique - et donc le verset du livre de la Genèse - peut muter à la fois à la suite du processus normal de multiplication et de l’interaction entre la bactérie et l’intervention humaine. Cette dernière peut se produire par l’activation, via une interface Web, d’une source de lumière ultraviolette dirigée sur la bactérie. L’installation permet aux participants de suivre l’évolution de la bactérie à la fois localement, dans la galerie, et à distance via une caméra vidéo.

 

L’ensemble - composé d’une boîte de Pétri contenant des bactéries, d’une petite caméra vidéo et d’une source de rayons ultraviolets - est relié à un vidéoprojecteur et à deux ordinateurs en réseau, dont l’un fonctionne comme un serveur web en diffusant en direct des fichiers audio et vidéo, et gère les demandes d’activation à distance de la source de rayons ultraviolets. L’autre ordinateur coordonne la synthèse musicale de l’ADN (la musique est générée en direct dans la galerie et envoyée en ligne à l’aide d’algorithmes de multiplication et de mutation). Grâce à la petite caméra vidéo, la projection vidéo dans la galerie montre les interactions entre les bactéries et leur multiplication. La lumière ultraviolette, activée à distance par les utilisateurs, a pour effet que la bactérie émet une lumière visible cyan et jaune, et perturbe la séquence d’ADN en accélérant le taux de mutation. Selon Kac, le système à triple code de Genesis - langage naturel, code ADN et logique binaire - explore le fait que les processus biologiques actuels sont devenus inscriptibles et programmables, capables de stocker et de traiter des données de la même manière que les ordinateurs numériques.

 

À la fin de l’exposition, le verset du livre de la Genèse, transcrit et lu en anglais, est décodé et les mutations qui ont déconstruit le texte initial sont mises en évidence[16].

 

2.2 Robertina Šebianič, Aurelia 1+Hz/proto viva sonification, 2015

 

En 2015, la slovène Robertina Šebianič a créé Aurelia 1+Hz/proto viva sonification, une installation qui explore la sonorisation de l’environnement, la bioacoustique sous-marine et la communication entre les espèces : ce sont des questions importantes à une époque marquée par la problématisation de la relation de l’homme avec l’environnement et avec le vivant non humain. Le dialogue inter-espèces vise une relation responsable avec l’altérité animale non humaine, de reconnaissance, de compréhension, de respect, de dépassement et de valorisation des différences. La diversité est l’un des moteurs de l’évolution du vivant ; dans la sphère humaine, elle est aussi à la base de la connaissance, de l’information, de l’art.

 

Dans l’installation de Šebianič, le mouvement des méduses, de l’espèce Aurelia Aurita, est suivi par une caméra vidéo reliée à un ordinateur qui convertit en temps réel les mouvements et les interactions en sons.

 

Depuis plus de 500 millions d’années, les méduses vivent dans les océans et les mers du monde entier. Aujourd’hui, en raison du changement climatique, leur nombre augmente rapidement, ils semblent être des organismes parfaitement adaptés à l’anthropocène : l’actuelle sixième extinction massive, selon certains chercheurs[17], ne s’applique pas à elles. Il existe de nombreuses espèces de méduses, dont certaines sont immortelles, mais on sait très peu de choses sur leur mode de communication. Selon certaines hypothèses, elles peuvent percevoir les vibrations de l’environnement dans lequel elles se trouvent, d’autres affirment qu’elles utilisent leur odorat.

 

Aurelia Aurita, une méduse commune, possède des nerfs sensoriels rudimentaires à la base des tentacules qui lui permettent de percevoir la lumière, l’odeur et l’orientation. Ses récepteurs de gravité présentent des similitudes avec l’oreille humaine. Ces structures fournissent des informations de position basées sur la direction de la gravité. Selon Šebianič, l’exploration de la communication entre les espèces est un moyen de rétablir une relation profonde entre les formes de vie et d’améliorer la compréhension de l’environnement terrestre. La relation entre les animaux humains et non humains peut favoriser une meilleure interaction avec l’environnement naturel. Les êtres humains ont un impact massif sur les autres espèces, il est donc essentiel de décoder leurs comportements et comment elles nous perçoivent[18] .

 

2.3 Guy Ben-Ary, CellF, 2015

 

Fin 2015, l’Australien Guy Ben-Ary a créé CellF, un projet de collaboration impliquant des scientifiques, des ingénieurs, des artistes et des musiciens, qui peut être considéré comme le premier synthétiseur neuronal. Instrument totalement autonome constitué d’un réseau biologique de neurones se développant dans une boîte de Pétri et contrôlant en temps réel un appareil de synthétiseurs analogiques modulaires construit ad hoc - pour des analogies opérationnelles entre réseaux de neurones et synthétiseurs analogiques - interagissant avec des musiciens humains et jouant avec eux.

 

Le réseau neuronal a été créé avec le corps de l’artiste, par une biopsie de sa peau dont les cellules ont été cultivées. Grâce à la technologie iPSC (Induced Pluripotent Stem Cell), ces cellules ont d’abord été transformées en cellules pluripotentes, c’est-à-dire capables d’évoluer en différents types de cellules dans le corps. Puis on les a fait évoluer en cellules souches neuronales pour créer le réseau de neurones, qui a été porté à environ 100 000 cellules. C’est bien moins que les 100 milliards de neurones du cerveau humain, interconnectés par des billions de synapses, bien que ces réseaux neuronaux produisent une énorme masse de données, répondent à des stimuli externes, présentent des propriétés plastiques et ont une certaine durée de vie[19].

 

La musique produite par les musiciens stimule les neurones qui réagissent en contrôlant les synthétiseurs analogiques et en créant à leur tour de la musique, des morceaux en direct et des jam-sessions qui ne sont pas entièrement humaines. Le son est spatialisé en reflétant la disposition spatiale de l’activité dans la boîte de Pétri et envoyé à seize haut-parleurs, de sorte que marcher dans l’espace de performance est un peu comme marcher en temps réel dans le cerveau externe de l’artiste. Dans CellF, le musicien et l’instrument de musique deviennent une seule entité, une sorte de musicien cybernétique jouant de la musique post-humaine. Qui est l’auteur de la musique ? CellF est aussi une réflexion radicale sur la nature des instruments de musique et la génération du son.

 

Selon Ben-Ary, CellF a été inspiré par le désir narcissique de l’artiste de se réincarner et de poursuivre un de ses rêves d’adolescent : devenir une rock star. Lorsqu’il a dû choisir un nouveau corps, il a préféré abandonner le paradigme humaniste en créant une sorte d’autoportrait cybernétique[20]. CellF répond au souhait de l’artiste de s’interroger sur les nouvelles biotechnologies en les plaçant dans un contexte artistique, avec la conviction que la pratique artistique peut agir comme un vecteur de pensée : dans quelle mesure les œuvres d’art utilisant les technologies biologiques et robotiques peuvent-elles apporter des réponses concernant la perception souvent confuse de la vie et la compréhension de la matérialité du corps humain ?[21]

 

* Traduit de l’italien par Hervé Fischer.

 

Notes

 

[1] Roman Jakobson, Linguistica e Poetica, in Saggi di linguistica generale, Milan, Feltrinelli, 1963.

[2] Francesco Monico, Fragile. Un nuovo immaginario del progresso, Milan, Meltemi, 2020.

[3] Marshall McLuhan, Understanding Media: Extensions of Man, New York, McGraw-Hill, 1964, p. 65. Cette citation et la suivante sont en anglais dans le texte de Pier Luigi Capucci.

[4] Ibidem.

[5] Sur le concept de « transdisciplinarité » et les différences avec des concepts tels que « interdisciplinarité » et « multidisciplinarité », voir Bernard C. K. Choi, Anita W.P. Pak, Multidisciplinarity, interdisciplinarity and transdisciplinarity in health research, services, education and policy : 1. Définitions, objectives and evidence of effectiveness, Clin Invest Med, n. 29 (6), 2006, pp. 351-364.  Disponible en ligne : www.ncbi.nlm.nih.gov (dernier accès, 25 août 2020).

[6] Marshall McLuhan, op. cit., p. 41.

[7] Pour une recension récente, voir Pat Brown, Review : Wim Wenders’s Until the End of the World on Criterion Blu-ray, Slant Magazine, 8 Janvier 2020, en ligne, www.slantmagazine.com (dernier accès, 3 août 2020).

[8] Pier Luigi Capucci, Simonetta Simoni (direction), Arte e complessità, Ravenne, Noema Media, 2018, ebook.

[9] Roy Ascott, intervention lors de la conférence The Spirit of Discovery : Art, science et nouvelles technologies, Transcoso, Portogallo, 18-20 Mai 2006.

[10] Sur la question symbolique et culturelle de l’impact de l’humanité sur la planète Terre, voir Pier Luigi Capucci, Ambiguous humanity. Reflections between hope and future starting from Greta Thunberg, Noema, 6 Janvier 2020, en ligne, noemalab.eu (dernier accès, 7 septembre 2020).

[11] J’ai introduit ces concepts dans le livre que j’ai édité, Il corpo tecnologico. L’influenza delle tecnologie sul corpo e sulle sue facoltà, Bologne, Baskerville, 1994.

[12] Sur le concept de « troisième vie », voir nos textes « From life to life. The multiplicity of the living », dans R. Ascott, G. Bast, W. Fiel, M. Jahrmann, R. Schnell (direction), New Realities : Being Syncretic, Vienne, Springer-Verlag, 2009, pp. 56-59 ; Declinations of the living : Toward the Third Life, in D. Bulatov (direction), Evolution Haute Couture. Art and Science in the Post-Biological Age, Kaliningrad, BB NCCA, 2013, pp. 50-63 ; Art as a philosophy of contemporaneity. Poetics of complexity, Third Life, locality and universality, in P.L. Capucci, Cipolletta (direction), The New and History. art*science 2017 Conference Proceedings, Ravenne, Noema Media & Publishing, 2018, pp. 49-62.

[13] Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Flammarion, 1990.

[14] Sur la longue et riche activité d’Eduardo Kac voir, entre autres, Eduardo Kac, Telepresence & Bio Art. Networking Humans, Rabbits & Robots, Ann Arbor, The University Michigan Press, 2009. Pier Luigi Capucci, The Deep Meaning of Poetry : Eduardo Kac’s Art of the Fundamental Processes, in A. Sgamellotti, B.G. Brunetti, C. Miliani (direction), Science and Art. The Contemporary Painted Surface, Londres, The Royal Society of Chemistry, 2020, pp. 338-355.

[15] Genèse, 1, 26.

[16] Eduardo Kac, Genesis, op.cit., pp. 249–263. Pier Luigi Capucci, Art as a philosophy of contemporaneity. Poetics of complexity, Third Life, locality and universality, in P.L. Capucci, G. Cipolletta (direction), op. cit.

[17] Gerardo Ceballos, Paul R. Ehrlich, Rodolfo Dirzo, Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines, Proceedings of the National Academy of Science (PNAS), 25 Luglio 2017, vol. 114, n. 30. Voir en ligne, goo.gl (dernier accès, 23 août 2020).

[18] Robertina Šebjanič, Aurelia 1+Hz / proto viva sonification, 14 Luglio 2017, voir en ligne robertina.net (dernier accès, 17 août 2020).

[19] Ryszard W. Kluszczyński (direction), Nervoplastica. Guy Ben-Ary. Bio-robotic Art and Its Cultural Context, Gdańsk, Laznia Center for Contemporary Arts, 2015.

[20] Guy Ben-Ary, CellF, 2015, voir en ligne, guybenary.com (dernier accès, 7 juillet 2020).

[21] Ibidem.

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