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Art versus Société : soumission ou divergence ? / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.2 2020

Journaliste et critique d’art

Marie-Laure Desjardins

magma@analisiqualitativa.com

Journaliste depuis 30 ans, a débuté sa carrière en presse quotidien puis a assuré pendant quatre ans la rédaction en chef de la revue d’art Cimaise avant de créer, en 2009, ArtsHebdoMédias, site d’information dédié à l’art contemporain et aux artistes vivants (www.artshebdomedias.com). Docteure en Sciences de l’art, elle poursuit ses recherches. Son sujet s’intéresse aux smartphones dans le champ des arts plastiques. Elle est membre associée au MICA (axe Art, Design, Scénographie), laboratoire de l’Université Bordeaux Montaigne et à l’Institut ACTE (Axe Arts, Sciences, Sociétés), Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Spécialiste des pratiques artistiques à l’intersection de l’art et de la science, elle est co-directrice de la nouvelle publication scientifique Astasa (www.astasa.org) et chargée d’enseignement à Paris1 Panthéon-Sorbonne en « Création web et pratiques en réseau ». Membre de l’Association internationale des critiques d’art (AICA), elle est également commissaire d’exposition.

 

Abstract

Dans son texte, l'auteur décrit comment l’art est entré dans sa vie de journaliste et comment il a élargi le périmètre de ses engagements. Elle dresse un constat sur son métier dans le monde de l’art et prend position pour une information indépendante dont l’action prioritaire est la transmission de la parole des artistes.

 

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Dans La Formation de l’esprit scientifique, Gaston Bachelard suggère qu’il faut savoir penser contre son cerveau [1]. Seule cette voie est capable de transformer un journaliste en critique d’art. Les lignes qui suivent relatent cet itinéraire « société versus art » et non l’inverse. Une de mes premières et marquantes leçons de journalisme fut une phrase lâchée par un rédacteur en chef au détour d’une page : « Il ne s’agit pas tant de se poser des questions que d’y répondre ». A telle enseigne qu’aucun point d’interrogation n’aurait osé s’afficher à la Une du journal. J’écris « du » journal car il fut pour moi, et de nombreux autres, « la » référence. Alors même que Pierre Lazareff, Lucien Bodard et Joseph Kessel n’étaient plus, ils ne quittaient pas nos têtes. Je suis née à France-Soir. Une école du terrain et du bon sens, qui toujours mettait le lecteur au cœur de ses préoccupations.

 

Il s’agissait d’être témoin du monde et d’en transmettre les réalités ; qu’elles soient tragiques, heureuses, désastreuses, enthousiasmantes, grotesques, étonnantes... C’était l’époque de la chute du mur de Berlin, des événements de la place Tian'anmen, de la mort de Khomeini... mais aussi celle de Bette Davis, Samuel Beckett et Salvador Dali. Nous passions des moments historiques aux faits divers, nous suivions nos affaires et n’hésitions jamais à proposer un sujet. Philippe Bouvard quittait la direction de la rédaction et Michel Schifres prenait sa place. Il n’y avait pas de grandes ou de petites informations. Il y avait l’information tout court. Le respect profond et l’attachement viscéral que j’éprouvais alors pour ce métier ne m’ont jamais quittée.

 

S’il est vrai, comme le professe l’Oulipo, que le hasard n’existe pas (mon arrière-grand-père était peintre), les méandres de la vie sont parfois insondables. C’est au détour d’une toile que j’ai rencontré celui qui devait me proposer de penser une nouvelle formule pour Cimaise. J’avais plus d’un numéro zéro derrière moi, mais aucun ne parlait d’art. J’acceptai à condition de faire du journalisme et non de la critique, de nous intéresser aux artistes vivants et non aux stars de l’histoire de l’art, d’ouvrir nos colonnes à d’autres disciplines que celles des beaux-arts. Nous étions en 2005 et l’objectif était d’offrir aux lecteurs un panorama de la création contemporaine le plus ouvert possible. Celle qui se développait près de chez eux et dont ils ignoraient peut-être tout. Je fondai alors la ligne éditoriale de Cimaise sur la collecte de la parole des artistes.

 

Une manière évidente d’apprendre mais aussi d’aborder l’art par l’humain. S’intéresser aux vies qui mènent à la création pour tenter d’appréhender le moment de basculement, celui qui substitue au verbe « faire » le verbe « créer ». Il était évident que scruter l’itinéraire de l’artiste, ses divers accidents, inquiétudes, joies, références, ambitions, méthodes de travail..., procurerait aux lecteurs des clefs pour penser l’œuvre. Donner la parole aux artistes, c’était à coup sûr réduire le filtre entre eux et le public.

 

L’art n’est pas une marchandise

 

Un temps l’appareil institutionnel qui gravite autour de l’art est venu brouiller l’horizon. Sans intention maligne, je dirigeais alors un dossier sur le fonctionnement des institutions dans le domaine des arts plastiques. Nous nous demandions quels en étaient les rouages, comment une œuvre pouvait acquérir de la valeur, un artiste de la notoriété. J’avais appris à France-Soir qu’un bon journaliste répond tout haut à la question que tout le monde se pose tout bas. Rigoureusement vérifiées par nos soins mais également par les services et personnes concernés, les informations publiées ont montré un système complexe tant concernant les prises de décision que l’attribution des subventions ou les achats d’art. Cette démonstration infographique parlait d’elle-même et eut diverses conséquences.

 

Premièrement, nous mettre à dos de nombreux décideurs du circuit de valorisation des œuvres. Deuxièmement, amuser ceux qui savaient combien notre outrecuidance serait sanctionnée. Troisièmement, nous faire prendre conscience qu’il ne suffisait pas d’informer pour être utiles. Souvent, face à une problématique, se pose la question de savoir ce que font les journalistes. Et bien n’en déplaise à leurs contempteurs, dans une immense majorité des cas... ils informent ! Mais il est rare que cela suffise pour faire bouger les lignes. Certains ont voulu utiliser notre travail pour lui faire dire plus que ce qu’il montrait, d’autres pour prouver que nous n’étions que des « francs-écriveurs » sortis de nulle part ! Peu importe, car de notre côté, nous n’avions pas l’intention de nous laisser entraîner dans une guerre picrocholine. La cause de l’information et de l’art ne passait pas par-là mais par l’ouverture de nos colonnes aux artistes, en nous appliquant à transmettre leurs paroles, leurs formes et leurs intentions dans des textes longs et dont l’écriture se devait d’être accessible à tous.

 

Exercer le journalisme dans le domaine de l’art, c’est se tenir concrètement à l’intersection de la société et de l’art. Ce qui implique donc un double engagement envers l’un comme envers l’autre. Partant du principe qu’informer, c’est témoigner, enquêter, échanger, choisir, transmettre et s’engager pour soutenir l’idée d’un monde conscient et ouvert, il ne faisait aucun doute que l’art devait être traité avec autant d’égard que la politique, l’économie ou la science. Et notamment, que le contenu le concernant ne devait pas être entaché par des relations inappropriées avec les annonceurs. L’achat d’espaces publicitaires conditionné à l’obtention de rédactionnel est un tabou absolu dans la presse. Vade retro satanas ! Dans les faits, il en va autrement. Si la mode, les cosmétiques, les automobiles, le tourisme, les appareils technologiques... sont autant de secteurs propices à cet échange illicite, cette pratique est endémique dans le monde de l’art. Un constat qui a tué dans l’œuf toute velléité de confiance ou de connivence entre nous. L’art n’est pas une marchandise, seules ses œuvres peuvent le devenir. L’heure n’était pas à la théorie mais à la preuve par l’action. S’il ne fait aucun doute que les médias jouent un rôle dans l’idée que la société se forge de l’art, notamment celui qui lui est contemporain, il n’y avait donc pas d’autre objectif que celui-là.

 

La parole des artistes est un patrimoine commun

 

Construire un magazine ou enrichir un site Web est un peu comme concevoir une exposition collective, il faut des locomotives, des pivots, des découvertes, des prises de risque... Et évaluer à quel moment, et dans quelles conditions, l’information envisagée a le plus de chance d’être favorablement accueillie. Il n’y a ni martingale, ni tactique infaillible mais une méthode affinée au gré de l’expérience. En 2009, j’ai découvert les entretiens que l’Institut national de l’audiovisuel produisait avec des historiens qui, face caméra, dissertaient des heures sur leur sujet d’expertise. La vidéo était agrémentée d’un système de recherche sémantique permettant au visiteur d’accéder aux moments de son choix. Il n’en fallait pas plus pour que je propose à l’institution de faire de même avec les artistes. Je montais un projet qui expliquait pourquoi la parole des artistes est un patrimoine au même titre que les images télévisuelles et pourquoi il faudrait la collecter. Mon projet prévoyait un programme de 30 captations nouvelles par an. 30 artistes dont la parole serait enregistrée de nouveau tous les cinq ans. Ce qui permettrait de découvrir l’évolution de leur pensée parallèlement à celle de leur œuvre. L’INA a botté en touche. L’idée n’en demeure pas moins valide.

 

Pourquoi raconter cette anecdote ? Parce qu’il n’y a pas d’autre voie que celle du temps long, de l’observation et de l’accumulation si l’on veut comprendre. Une certitude qui a guidé ArtsHebdoMédias. Après 11 ans, le média s’appuie toujours sur cette idée que la parole des artistes est un patrimoine commun à collecter, préserver et transmettre ; convaincu qu’une place plus importante devrait être consacrée aux artistes vivants, tant dans les expositions institutionnelles que dans les programmes de l’éducation nationale. Si vous doutez de cette nécessité, un rapide radio-trottoir n’importe où en France vous convaincra. Demandez aux passants de citer cinq plasticiens français toujours de ce monde. Si vous obtenez le nom de Pierre Soulages, ce sera déjà bien.

 

Pour enhardir notre réflexion, nous prenons soin de régulièrement travailler avec d’autres observateurs de l’art contemporain : des historiens de l’art, sociologues, neuroscientifiques, psychanalystes, physiciens, biologistes... La mise en perspective de ces différents regards est devenue au fil des années une signature. La complexité tant des formes que des notions dont s’emparent les artistes appelle à accroître les canaux d’analyse. Les œuvres parlent de la malbouffe comme de la délocalisation du travail, de l’accueil des migrants comme du réchauffement climatique. La multiplicité des périmètres investis transforme la relation au public. L’art tisse des liens de plus en plus visibles et précis avec la société ; bien au-delà de ceux pour ainsi dire « organiques » qui les relient de facto depuis le premier acte artistique. Toutefois, cette proximité de plus en plus grande n’empêche nullement la société de douter de l’utilité de l’art. Il suffit d’écouter amis, voisins, collègues... pour comprendre qu’il existe une indifférence, une incompréhension, voire un rejet, de l’art contemporain pourtant né des explosions et éruptions artistiques du XXe siècle. Durant ce siècle, l’art a investi et s’est servi de nouveaux champs, comme le social, l’économie, la politique ou la sphère privée pour se rapprocher de plus en plus de la vie quotidienne. Certaines pratiques artistiques ont emprunté les outils, les gestes et les habitudes de chacun. Elles ont utilisé tous les nouveaux matériaux, du plastique aux algorithmes, et se sont emparées d’objets industriels, notamment ceux de la technologie et des sciences. Aujourd’hui, l’art a également adopté le Web et ses réseaux sociaux. Il s’affiche sur les téléphones mobiles, utilise la géolocalisation, emprunte à la biologie autant qu’à la physique. L’art « à l’état gazeux » [2] poursuit ses mutations, que des épisodes comme le récent confinement lié à la pandémie mondiale démultiplient.

 

L’artiste ne guérit pas les écrouelles

 

La société s’est immiscée par tous les pores de l’art et les plus radicaux ont souhaité même qu’il s’y dissolve. Halte-là ! Pour être sur le terrain et avoir à cœur de « penser ce qui est largement vécu » [3], il est impossible de ne pas aborder les excès d’un certain art et de ses critiques. Mais pointer du doigt des dysfonctionnements de l’art et/ou de la société ne peut pas effacer les avancées de l’un et/ou de l’autre. Je fais partie de ceux qui défendent l’art contemporain, soit celui qui se crée ici et maintenant. Il ne faut pas que l’art soit stigmatisé, contesté, méprisé, ni davantage manipulé ou marchandisé. Si l’œuvre ne dit rien, c’est peut-être simplement que l’artiste n’avait rien à dire. Alors pas de panique ! L’artiste n’est pas un saint qui guérir les écrouelles.

 

L’œuvre n’est pas une icône devant laquelle se prosterner. « L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme », affirmait André Malraux. L’homme s’y retrouve donc face à lui-même et chaque société a l’art qu’elle mérite. Est-ce toujours une journaliste qui écrit ses lignes ? Il y a quelques années, une amie m’a fait remarquer : « Tu es moins journaliste qu’avant ». Avant quoi ? Avant l’art, évidemment. L’art s’est imposé à moi comme la société à mes débuts. J’ai dû penser contre mon cerveau de journaliste pour lui faire de la place. Depuis un an, je suis officiellement critique d’art. Et néanmoins journaliste. Diriez-vous à une mère qu’elle aime moins parce qu’elle a deux enfants ? Art in société est devenu mon credo, car il est urgent de poursuivre la mission, de donner à découvrir un art capable de faire s’interroger les plus récalcitrants, ceux qui ne veulent rien savoir, ceux dont la vénération pour les habitudes en toute chose nous mène droit dans le mur.

 

Le moment est grave et exaltant : il s’agit d’inventer un monde neuf avec le vieux. Qui mieux que les artistes peuvent l’imaginer ? Mais il va falloir changer. Nous allons tous devoir changer. La solution, « c’est toi, elle t’appartient », a-t-on envie de chanter comme naguère Téléphone à propos de sa Bombe humaine. La complexité de la situation engendre d’innombrables angles morts dans lesquels il est facile de se dissimuler. L’art les déjoue. Il est un révélateur essentiel.

 

La création contemporaine est à la fois un exutoire, un miroir et un laboratoire. Croire que l’art est vecteur de connaissance, d’expérience, oblige à un engagement. Qui sert à la fois l’art et la société. Les mots doivent donner à voir et à penser. « Si le mot en sait plus que l’image, c’est parce qu’il n’est ni la chose, ni le reflet de la chose, mais ce qui l’appelle, ce qui trace dans l’air son absence, ce qui dit dans l’air son manque, ce qui désire qu’elle soit  » [4], écritValère Novarina, sans lequel j’aurais eu du mal à comprendre que le mot appelle l’écriture mais aussi la parole et, qu’ensemble, ils peuvent opérer un mouvement en tenaille salutaire : informer et enseigner.

 

Notes

 

[1] Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Éditions Vrin, 1938.

[2] Yves Michaud, L’art à l’état gazeux - Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003.

[3] Michel Maffesoli et Hervé Fischer, La Postmodernité à l’heure du numérique. Regards croisés sur notre époque, Paris, Éditions François Bourin, 2016, p. 108.

[4] Valère Novarina, Devant la parole, Paris, P.O.L, 1999, p.33.

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