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  • Le Grand Lifting des fées : avatars postmodernes du merveilleux
    Christian Chelebourg et Noémie Budin (a cura di)

    M@gm@ vol.14 n.3 Settembre-Dicembre 2016





    POUR EN FINIR AVEC LA POSTMODERNITÉ : LE SENS DU MERVEILLEUX DANS LA SÉRIE ONCE UPON A TIME

    Christian Chelebourg

    chelebourg@gmail.com
    Professeur à l’Université de Lorraine, où il dirige le laboratoire LIS (Littératures, Imaginaire, Sociétés) et la filière Études Culturelles. Spécialiste de l’imaginaire, il s’intéresse aux productions transmédiatiques à destination de la jeunesse et du grand public. Outre de nombreux articles et quelques ouvrages sur le romantisme, il est notamment l’auteur de Le Surnaturel : Poétique et écriture (2006), Les Écofictions : Mythologies de la fin du monde (2012) et Les Fictions de jeunesse (2013).


    A Dance Around The Moon - Charles Altamont Doyle (1832-1893)

    Produite par American Broadcasting Company, l’une des filiales de Disney Medias Networks, la série Once Upon a Time a conquis le public par son traitement du fonds féerique accumulé par les studios. On y découvre sous un jour nouveau les personnages de contes de fées, principalement les vedettes des longs métrages d’animation, à commencer par la première d’entre toutes : Snow White, à laquelle le générique attribue le rôle principal. Mêlant le merveilleux médiéval à l’urban fantasy, les épisodes revisitent leur destin en un contrepoint d’aventures en costumes et de drames bourgeois. Pour original qu’il paraisse, l’esprit n’est pas neuf. Outre qu’il évoque celui du comic book Fables entamé en 2003 par Bill Willingham pour Vertigo [1], il retrouve bien des procédés de renouvellement et de variation expérimentés au long des xviiie et xixe siècles, à la faveur des très nombreuses adaptations scéniques des contes de fées, que ce soit en comédie, en ballet ou à l’opéra, voire en spectacle forain [2]. L’inventivité narrative appliquée au « meccano des contes [3] », l’idée d’un territoire unique où ils se dérouleraient tous, de même que la transposition de leurs personnages emblématiques dans un contexte contemporain à la représentation, jusqu’à la mise en scène des instances auctoriales sous une forme ou sous une autre, tous ces éléments qui évoquent irrésistiblement l’esthétique postmoderne, plus l’humour et la parodie qui les accompagnent volontiers, rien de tout cela n’est vraiment neuf. On aurait beau jeu d’opposer l’histoire du merveilleux à son actualité pour disqualifier celle-ci. Mais ce serait, comme toujours, s’en tenir à une approche formelle et présumer un peu vite d’influences incertaines.

    L’élan de créativité qui a saisi le merveilleux, au début du xxie siècle, après plusieurs décennies d’adaptations relativement fidèles à leurs modèles littéraires, paraît davantage remonter à la logique des suites, impliquant la reprise de figures connues dans des aventures inédites, que les studios Walt Disney ont amorcée en 1992 avec The Return of Jafar. L’exubérance en matière de réécriture a donc sauté plusieurs générations. Qu’elle ait retrouvé des recettes anciennes importe bien moins que ce qu’elle en a fait, moins que le sens qu’elle leur a donné.

    Histoires de famille

    Au clocher de Storybrooke, l’horloge est bloquée à 20h15. « Ici, le temps est gelé [4] », explique Henry à Emma Swan. Telle est l’œuvre de la malédiction lancée par l’Evil Queen. La prison réservée, dans le Maine, aux personnages de contes de fées est une forme d’éternel présent : depuis vingt-huit ans, ils « évoluent dans le brouillard, sans vieillir, avec des souvenirs factices, coincés dans une ville maudite qui les garde inconscients [5] ». Il n’est certes pas rare que les espaces irréels du roman d’aventures féeriques, tels Wonderland, Neverland ou Narnia, jouissent d’une temporalité décalée par rapport à la nôtre. Mais dans le cas du piège imaginé par Edward Kitsis et Adam Horowitz au pilote de la série Once Upon a Time, ce cliché prend une portée singulière du fait qu’il s’applique non pas à un monde de fantasy, mais à une ville typique du Nord-Est américain. C’est dans le Monde Primaire, du moins à ses confins, que le temps s’est arrêté en même temps que la mémoire des origines et des identités se perdait. Cette situation visant à priver à jamais les habitants de Storybrooke de toute fin heureuse, l’histoire culturelle la connaît bien : c’est celle du postmodernisme, ignorant le passé comme l’avenir à la faveur d’une « fragmentation du temps en une série de présents perpétuels [6] », selon les termes fameux de Fredric Jameson. La modernité avait foi dans le progrès et comptait sur la science et les Lumières de la raison pour édifier un monde toujours meilleur. Elle avait des lendemains qui chantent. La postmodernité a fait le deuil de ces illusions au prix de tout espoir en l’avenir. Elle s’est pris à beugler « No Future » avec les Sex Pistols [7]. Les philosophes et les sociologues, toujours prompts à juger, ont voulu voir en ce mouvement un refuge douillet dans la consommation de masse et la jouissance indi­viduelle. Ce que l’on découvre en écoutant Henry Daniel Mills, c’est que cette sortie de l’Histoire est plutôt assimilable à un sort funeste qui s’est abattu sur toute une époque, sur tout un chacun. Du haut de ses dix ans dans le premier épisode diffusé sur ABC le 23 octobre 2011, Henry porte la révolte des enfants nés avec le xxie siècle [8] contre un état d’esprit qui a miné le précédent.

    Fils abandonné d’une orpheline de naissance, c’est une véritable fatalité familiale qu’à son insu il vient rompre en frappant à la porte d’Emma, sa mère biologique, le jour de son vingt-huitième anniversaire. Ce n’est pas pour rien que, peu avant que son institutrice, Mary Margaret Blanchard, alias Snow White, ne lui donne le livre de contes éponyme, on le voit penché sur le squelette d’un arbre généalogique. Tout part de là et tout y ramène.

    L’histoire de son ascendance maternelle est révélatrice de la désagrégation qu’a subi la famille dans la seconde moitié du xxe siècle. Snow White et Charming, ses grands-parents, ont envoyé dès sa naissance Emma dans notre monde pour qu’elle puisse, le moment venu, restaurer l’ordre brisé par le Dark Curse. Leur geste, alors, était un douloureux sacrifice accompli pour le bien commun, un pari sur l’avenir attestant une confiance dans l’Histoire et ses fins heureuses. En un mot, c’était un acte moderne. Le résultat, c’est une enfance gâchée, une petite fille déplacée de foyers en familles d’accueil, et tombant dans la délinquance en dépit d’un caractère privé de toute malignité. Une icône de la jeunesse contemporaine, qui ne manquera d’ailleurs pas de faire remarquer à ses parents ce que leur héroïsme lui a coûté. Incapable d’assumer sa maternité, elle a accouché sous X, ouvrant la porte à l’adoption d’Henry par Regina Mills, la maire de Storybrooke, dans laquelle il a reconnu l’Evil Queen, et qui s’avèrera parricide.

    Du côté paternel, c’est pire encore. S’il ne peut être tenu pour responsable du sort d’Henry, dont il ignorait l’existence, Neal Cassidy alias Baelfire descend lui-même d’une mère qui a préféré mener une vie de pirate plutôt que de l’élever, et de trois générations de pères abandonniques, pas moins. De part et d’autre, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons, on ne trouve que familles désunies et enfants ballottés, livrés à eux-mêmes.

    Lorsqu’il sonne à la porte d’Emma, Henry signifie son refus de reproduire ces vieux schémas. Il prend notamment le contrepied de son arrière-grand-père, réfugié dans une adolescence perpétuelle sous le nom de Peter Pan. Père de Rumpelstiltskin, l’âme damnée de Storybrooke, qu’il n’a pas hésité à livrer enfant à l’Ombre de Neverland pour retrouver le physique de ses jeunes années, celui-ci fait figure d’origine et de parangon du Mal qui ronge nos sociétés. Pour lui, le temps existe sous une forme paradoxale : rien ne change, nul ne vieillit comme à Storybrooke, mais dans la Grotte du Crâne, le grand sablier de la magie se vide inexorablement. Peter vit sous la menace de l’heure qui le verra vieillir et mourir. Pour y échapper, il est prêt à tout pour persister dans son éternel présent, jusqu’à tuer son arrière-petit-fils, autant dire à immoler l’avenir. Introduit à la saison 3, Peter Pan éclaire d’un nouveau jour l’esprit de la postmodernité. Avec lui, l’arrêt du temps apparaît comme une usurpation de la jeunesse au profit des aînés. En aspirant à l’immortalité, il commet le péché ultime de la plupart des villains de fantasy, si bien que la leçon de sa geste déborde son cas particulier pour prendre une valeur générique. Seul le renouvellement des générations peut offrir une chance au futur et ne pas réduire les hommes à l’état de Lost Boys, enfants perdus dans un univers ludique dénué de sens, prisonniers d’un imaginaire que sa péremption programmée rend stérile.

    Peter Pan renie les liens du sang pour préserver une jeunesse de pacotille ; Henry les restaure, au contraire, pour relancer l’horloge de Storybroocke, autrement dit pour remettre l’histoire en marche, pour réenclencher la mécanique de la temporalité. Il redonne par là une chance aux fins heureuses et réintroduit l’espoir dans un monde qui l’avait occulté. Si le mouvement de l’aiguille à la fin du premier épisode résonne comme une menace aux oreilles des villains, c’est qu’il sonne le glas du temps gelé de la postmodernité.

    Le salut par le livre

    Le moyen qu’il utilise pour cela, ce livre de contes illustré grâce auquel il décrypte une réalité déceptive, représente quant à lui une superbe revanche des images sur l’insignifiance que leur attribuent certains théoriciens de la postmodernité [9]. C’est parce qu’il ne veut pas voir dans les légendes un simple fatras décoratif dénué de toute référentialité qu’Henry est à même de comprendre en quoi les contes peuvent tirer la société du marasme dans lequel elle est plongée. Il élève la culture de jeunesse en rempart contre l’absurdité de l’éternel quotidien ; il en fait le réservoir insoupçonné, la source oubliée, l’origine dévaluée du sens de la vie. Au mépris des procès en naïveté, en enfantillage, qui lui sont faits, il réinsuffle du signifié dans la fable pour redonner du signifiant aux êtres comme à leurs actions. Rien à voir entre l’usage qu’il fait ainsi de la littérature et celui qui prévaut à Storybrooke, où la bibliothèque soutient l’horloge. Un décor n’est jamais fortuit, et ce choix d’architecture établit un lien direct entre, d’une part, le lieu d’archivage et de prêt des livres, de l’autre le symbole du mauvais sort historique qui s’est abattu sur la ville. Le premier est même le soubassement du second : comment mieux suggérer qu’il en est la cause ? Deux conceptions du livre s’opposent. D’un côté, il y a ceux qui reposent en rangs serrés sur des rayons métalliques, numérotés, référencés comme n’importe quel produit dans un entrepôt. De l’autre, un volume qu’Henry traîne avec lui partout, qu’il lit en plein vent, qu’il brandit comme une preuve. Les uns sont comme morts, et sauf erreur nul n’en emprunte jamais ; le second est vivant. S’il a été offert à Henry par son institutrice, le livre qui donne son titre à la série ne participe en rien du savoir scolaire. Il en est presque le contraire. La muséification de la culture l’a rendue vaine. Il faut revenir aux histoires, les réactiver, pour avoir une chance de relancer l’Histoire et de sauver le monde.

    D’où le rôle éminent que la série réserve aux écrivains. Once Upon a Time exploite à l’envi la métafictionnalité caractéristique de l’esthétique postmoderne pour mieux interroger celle-ci de l’intérieur et en dénoncer les dérives à travers le personnage sulfureux d’Isaac Heller, vendeur de télévisions reconverti en romancier à succès. À défaut d’être efficaces, ses boniments commerciaux étaient symptomatiques de sa façon d’appréhender la réalité : « Vous ne voulez pas voir le monde tel qu’il est ? C’est un endroit compliqué et les gens sont des créatures complexes. Leur vie intérieure est teintée de nombreux coloris et nuances [10] », le voit-on expliquer, en 1966, à un couple hésitant entre couleurs ou noir et blanc. Ce qu’il met ainsi en avant, c’est l’esthétique postmoderne des séries télévisées contemporaines [11]. Au nom du réalisme psycholo­gique, son rejet de l’héroïsme manichéen le conduira à coopérer avec les villains en vue de leur assurer une fin heureuse, quitte à faire basculer Emma du Côté Obscur dans la saison 4. Isaac Heller dresse sa plume contre les clichés en cultivant l’ambivalence. Il sème ainsi le trouble sur le destin des figures traditionnelles et les dote d’un libre arbitre efficient, à la manière de personnes ordinaires. Ce faisant, il prolonge à sa manière la malédiction de l’Evil Queen qui les a transférés dans la réalité de tous les jours. Du reste, le châtiment qui lui est infligé ne laisse aucun doute quant à l’analogie, puisqu’il est enfermé dans le livre, comme les personnages de contes l’avaient été à Storybrooke. Le terme trapped est d’ailleurs employé dans les deux cas [12].

    C’est à August Wayne Booth, alias Pinocchio, qu’il revient de caractériser le forfait qui lui vaut cette peine : au lieu de consigner (to record) les contes, comme l’ont fait avant lui Charles Perrault, les frères Grimm ou Walt Disney, il s’est permis de les manipuler (to manipulate), de les altérer. Et donc d’en modifier le sens. August sait d’autant mieux ce dont il parle qu’il est lui-même écrivain – on le voit, dans la saison 1, ajouter de ses propres mains l’histoire de son enfance dans le livre d’Henry – et qu’il a lui-même échoué dans sa tâche.

    Chargé par Gepetto de veiller sur Emma dans le monde réel et de l’aider à devenir la Sauveuse, il s’est dérobé à une mission trop lourde pour l’enfant qu’il était. Son rôle dans le récit, ouvrir les yeux d’Emma sur la magie, n’était autre en fait que celui d’adjuvant, également assigné au livre. Il se confond narratologiquement avec celui-ci, de telle sorte que la règle qui régit son existence vaut pour l’un comme pour l’autre. Elle détermine leur commune ontologie en opposant le bois à la chair, en menaçant implicitement chacun de woodenness : de bêtise si l’on préfère. Elle tient en trois épithètes qui donnent leur titre à l’épisode dans lequel une raideur à la jambe avertit August que l’horloge de Storybrooke est repartie : « Selfless, Brave and True » [altruiste, courageux et loyal]. La formule démarque celle de la Blue Fairy dans le dessin animé de 1940 : « Prove yourself brave, truthful and unselfisfh, and someday, you will be a real boy [13] » [Montre-toi courageux, honnête et altruiste, et un jour, tu seras un vrai petit garçon]. Un point commun, brave, mais deux nuances que la traduction ne saurait rendre. Quand truthful renvoyait à l’intégrité, à l’absence de mensonge, true signifie davantage la conformité aux faits, à la réalité. Quand unselfish mettait l’accent sur l’effort nécessaire pour ne pas être égoïste, selfless évoque plutôt l’épanouissement dans la relation aux autres. La fonction du livre dans la série renchérit sur l’impératif de vérité que Tolkien appliquait à la fantasy : il ne s’agit pas seulement que le récit soit « présenté comme “vrai [14]” », il doit être vrai pour de bon. Pour cela, il se doit de dévoiler le vrai caché sous les faux-semblants du quotidien. Il touche donc au sacré : sa vocation est de détenir une révélation. On comprend qu’August puisse parler de la « grande responsabilité [15] » des écrivains. Les mots ne sont pas choisis au hasard. Ils sont empruntés à Stan Lee, à la célèbre vignette qui clôt le premier épisode des aventures de Spiderman : « avec un grand pouvoir doit aussi advenir… une grande responsabilité [16] ! » On ne saurait mieux indiquer qu’être auteur, c’est entrer dans un costume de superhéros se vouer à sauver le monde. En un mot, être selfless. Le substantif Auteur, précise-t-il en outre, désigne un métier (job), non une personne. Son nom le dit autrement : c’est an august booth [17], une vénérable baraque foraine que des saltimbanques viennent occuper tour à tour. L’emploi convient aux artistes consciencieux, non aux ego hypertrophiés, aux humbles baladins, non aux bateleurs avides de gloire et d’argent.

    Sortie de crise

    Ce n’est pas pour rien qu’Isaac Heller, dans la saison 4, fait cause commune avec Mr Gold, alias Rumpelstiltskin. Depuis le début, celui qui ne cesse de répéter que tout a un prix, celui qui bat monnaie avec le moindre de ses sorts ou de ses artefacts, celui qui possède tout Storybrooke, personnifie le capita­lisme dans toute sa férocité. Il est le Dark One dans le Maine comme dans l’Enchanted Forest parce que l’économie est la magie noire du monde réel. C’est elle qui bloque l’Histoire, empêchant tout progrès. Produite en 2011, la série résonne encore de la crise des subprimes qui a frappé l’Amérique à l’automne 2008. Tout le monde ou presque doit quelque chose à Gold, le bien nommé ; tout le monde ou presque est endetté auprès de lui. La fin heureuse qu’Isaac lui ménage dans Heroes and Villains, au détriment de tous les Bons des contes traditionnels, est à l’image de ce qui se passe dans la société contemporaine. Elle plaît aux lecteurs parce qu’elle s’accorde au cynisme d’une époque résignée au triomphe des crapules. Isaac Heller illustre le dévoiement de la littérature dans l’industrie culturelle, de la féerie dans la fiction racoleuse. S’il a écrit Heroes and Villains, comme il l’explique à Gold qui s’étonne de sa complaisance, c’est parce qu’il se sent avec lui de multiples affinités. Faute d’avoir réussi dans les contes, il s’est décidé à laisser parler son aigreur, à libérer sa nature d’envieux pour engendrer « un monde sens dessus dessous [18] ». En renversant ainsi la morale des contes, il n’a fait que céder à celle d’une époque qui marche sur la tête. Loin de redresser les torts de son temps, il les a flattés, contribuant ainsi à les renforcer.

    Tel est le tort de la postmodernité : au lieu de continuer à « témoigner des plus grandes histoires de tous les temps et [de] les relater pour la postérité [19] », autrement dit au lieu d’alimenter en l’homme la soif d’absolu dont il a hérité, elle ne fait que se raconter à elle-même sa propre histoire, que se complaire au spectacle de sa déchéance. Elle se condamne de la sorte à cet Éternel Retour nietzschéen du Même dans lequel Gianni Vattino a pu repérer l’une de ses préfigurations [20].

    La Walt Disney Company s’est ménagée une place de choix dans la fiction à travers le personnage qui lui sert d’emblème sous les traits de Mickey : le Sorcerer Apprentice chargé de recruter les Auteurs et de les punir quand ils trahissent leur mission comme Isaac Heller. En adoubant Henry pour succéder à cette crapule, l’imprudent que l’on a vu à l’œuvre dans Fantasia répare son erreur et affiche l’héroï­sation de l’écrivain, du conteur fidèle à la tradition. Dans un monde perverti par l’argent et le pouvoir, seule la fiction détient encore la clé d’un avenir meilleur. Seul l’imaginaire peut sauver le monde. L’erreur historique à laquelle notre époque doit son désarroi et ses dysfonctionnements tient, au fond, à ce qu’elle a cessé de croire en ces histoires alors qu’elles indiquent aux hommes la voie du vrai bonheur. En cédant au pragmatisme, elle a jeté aux oubliettes les contes de fées comme de vulgaires sornettes tout juste bonnes pour les enfants, et s’est ainsi privée des ressources du rêve.

    Au détour d’une épreuve manquée et d’un instant de découragement, le Roi Arthur assène à David Nolan en grande tenue de Charming une leçon qui éclaire le contresens sur lequel l’Occident a fondé son renoncement à l’idée de progrès : « Le mot “Quête” veut dire chercher, non pas trouver. C’est la recherche qui compte [21]. » Face aux holocaustes, à la militarisation de la science, aux menaces planétaires, à l’éclatement de la famille, le xxe siècle a choisi d’abdiquer toute foi en l’idéal, de renier les valeurs qui l’avaient jusqu’alors guidé. Il a cessé de croire aux fins heureuses et ne s’est plus donné la peine d’y travailler. Pourtant aucun échec ne saurait invalider une juste cause. La réussite n’est qu’un objectif ; elle fixe une orientation dont le respect garantit à lui seul l’amélioration désirée. L’héroïsme n’est pas affaire de victoire, mais de lutte au nom du Bien. Le grand péché de la postmodernité est d’avoir érigé les revers de la modernité en obstacles insurmontables. Dans ces conditions, revenir aux promesses des contes ne relève pas de la naïveté mais d’un réflexe de sauve­garde lucide et exigeant.

    L’émouvante histoire de Leroy, agent d’entretien de l’hôpital de Storybrooke, illustre la psychologie qui a présidé à l’avènement de la postmodernité sur les ruines de la modernité. Dans l’Enchanted Forest, il a d’abord été Dreamy, un nain rêveur amoureux d’une fée maladroite. Mais il a vu s’effondrer tous ses projets d’évasion avec elle. Les nains ne sont pas faits pour les histoires de cœur, ni les fées pour se dérober à leur devoir. Il a rompu contre son gré, et repris sa place dans la mine sous le nom de Grumpy. On ne l’a plus jamais vu sourire. L’histoire du xxe siècle n’a pas fait autre chose. Elle est devenue grincheuse faute d’avoir vu fleurir ses espérances. Elle s’est résolue à son triste sort et s’en est accommodée.

    Le remède qu’Henry trouve dans les contes ne tient pas à leur morale. Le Véritable Amour (True Love), puisqu’il s’agit de lui, n’est pas une affaire d’éthique mais de sentiment ; il ne s’enseigne pas mais se ressent. Il participe de la magie ; il en est même la forme la plus puissante, la seule qui soit capable de rompre tous les sorts, à commencer par le Dark One de la postmodernité. C’est ainsi par la sphère privée que la série préconise de réparer le tissu social déchiré à l’entropie historique. Par les liens du cœur comme par ceux du sang, et par les sacrifices qu’ils inspirent. Car aimer, c’est toujours préférer l’autre à soi-même. Le Véritable Amour peut être une base pour réveiller de sa torpeur la collectivité des hommes, parce que c’est un modèle d’altruisme, à l’opposé du pouvoir et de l’argent qui nourrissent un individualisme forcené. On entend bien sûr en cela un écho de la parole christique : « Aimez-vous les uns, les autres », mais revisitée de façon concrète, à la lumière du « Home sweet home » et du care américains. Pour sortir du temps figé des idéologies, la série propose ainsi de reprendre l’édification à la base, dans l’intimité, plutôt que d’écouter les sirènes de grandes causes aussi collectives qu’abstraites. Tout le discrédit du politique transparaît dans cette prescription.

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    Si le contes sont ici mis à profit, c’est d’abord, comme l’explique Mary Margaret Blanchard dès son premier entretien avec Emma Swan, parce qu’ils permettent de penser le monde ; ensuite pour leur capacité à redonner de l’espoir à une génération en rupture avec la postmodernité. Du point de vue de sa socialisation, la série témoigne par son succès [22] d’un sentiment d’emprisonnement de la jeunesse dans une phase historique qui ne lui offre plus ni débouchés, ni perspectives. Dans cette ambiance, la réinvention des contes apparaît animée d’un désir de renouer avec des traditions plus anciennes, sans pour autant les ânonner ; de réaffirmer une identité culturelle en la faisant vivre au lieu de la muséifier. La démarche prend, dans le cas de la Walt Disney Company, une dimension réflexive. Le personnel féerique est ici pour une très large part celui des grands classiques qui ont fait sa réputation. L’intérêt est double. D’une part, cela revient à affirmer l’éminence de l’industrie du divertissement dans la transmission de la culture et son intérêt pour l’accomplissement de sa mission. De l’autre, cela permet d’appréhender la signification de l’écart grandissant que les productions contemporaines prennent avec les textes littéraires dont elles s’inspirent. Once Upon a Time, de ce point de vue, est inséparable du libre traitement des contes de Grimm dans Tangled ou Frozen, aussi bien que d’un prequel comme Maleficient, d’une variation comme le Cinderella de Kenneth Branagh ou de parodies enjouées comme Into the Woods ou Descendants Ce que l’on voit à l’œuvre dans ces films, c’est l’affirmation que la clé de l’avenir est dans le bagage intellectuel transmis par la firme à la jeunesse, car c’est là que gisent les idéaux capables de réensemencer le progrès. Ainsi la multinationale retourne-t-elle contre la légion de ses détracteurs les procès en aliénation qui lui ont été faits depuis plus d’un demi siècle [23]. Ce dont souffre notre époque, aux yeux des enchanteurs de Burbank, c’est avant tout d’une grave crise de foi dans les ressources du patrimoine imaginaire dont la jeunesse est la gardienne. Le merveilleux, dans cette logique, n’est pas un leurre propice au divertissement, mais un précieux gisement de vérités et de valeurs dont l’exploitation par une génération émancipée des idéologies peut seule permettre de sortir du cercle vicieux de la postmodernité.

    Notes

    [1] La série a parfois été taxée, à tort, d’adaptation sauvage du comic books. Voir ce qu’en dit Bill Willingham lui-même : « Bill Willingham on “Fables” vs “Once Upon a Time” », Comic Book Resources, 04/12/2011, [consulté le 25/03/2016].

    [2] Voir Féeries. Études sur le merveilleux xviie-xixe siècles, no 4, 2007, “Le Conte, la scène”, Christelle Bahier-Porte (ed) [consulté le 22/03/ 2016]. Pour la fin du xixe siècle, on se reportera à Jean de Palacio, Les Perversions du merveilleux. Ma Mère l’Oye au tournant du Siècle, Paris, Séguier, 1993.

    [3] L’expression est empruntée à Claude Bremond, « Contes et mémoire du peuple », Le Magazine littéraire, no 150, juillet-août 1979, p. 13-16 ; travail revu et considéra­blement augmenté dans « L’Étymologie des contes », Féeries, no 3, 2006, p. 181-213.

    [4] « Time’s frozen here » (01x01, 16:13).

    [5] « people have been walking around in a haze, not aging, with screwed-up memories, stuck in a cursed town that kept them oblivious » (01x02, 13:56).

    [6] « fragmentation of time into a series of perpetual presents » (Fredric Jameson, « Postmodernism and Consumer Society » in Hal Foster, The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern Culture, Port Townsend, WA, Bay Press, 1983, p. 111-125, p. 125.).

    [7] Sur le rapprochement entre ces paroles du « God Save the Queen » des Sex Pistols et la pensée postmoderne, voir Jude Davies, « The Future of “No Future”: Punk Rock and Postmodern Theory », The Journal of Popular Culture, no 29(4):3, 25 March 2004, p. 3-25.

    [8] Il est né le 15 août 2001 Henry Daniel Mills [consulté le 20/03/2016]).

    [9] « Dans la conception de l’image comme parodie, chez certains postmodernistes, l’image n’a de sens qu’en relation avec d’autres images, et c’est du réseau d’images qui résulte de ces relations, et non de la relation avec les objets du monde ou de la relation avec un sujet, que l’image tire son sens. » [« In the view of the image as parody in certain postmodernists, the image has meaning only in relation to other images, and it is to the resultant network of images in such relationships, and not in relation to things in the world or in relation to a subject, that the image makes sense. »] (Patrick L. Bourgeois, Imagination and Postmodernity, Plymouth, Lexington Books, 2013, p. 119).

    [10] « Don’t you want to really see the world ? It’s a complicated place, and people are complex creatures. Their interior lives are painted with many different hues and shades » (04x22, 00:41).

    [11] « [E]n dépit de la présence quasi étouffante de super-héros sur nos écrans de cinéma, la télévision semble, quant à elle refléter une autre vision du monde. En effet, nos sociétés postmodernes n’offrent plus nécessairement comme modèle un personnage parfait, doté de qualités irréprochables, voire même de pouvoirs surnaturels. Bien au contraire, la frontière entre le bien et le mal est plus floue que jamais et ne laisse plus autant de place à cette figure manichéenne qu’est le héros traditionnel. » (Sandrine Chapon et Cécilia Germain, « Séance 7 – Héros télévisuel, déconstruction de la figure du héros, l’antihéros – Compte-rendu », Mythes et séries télévisées. Regards croisés, Séminaire du CRI, Université Grenoble 3, [consulté le 25/03/ 2016]).

    [12] Voir les résumés de la première saison pour son appli­cation au Dark Curse, et August pour son usage à propos d’Isaac (04x17, 37:53).

    [13] Hamilton Luske, Ben Sharpsteen, Pinocchio © Walt Disney Productions, 1940, 16:58.

    [14] « It is at any rate essential to a genuine fairy-story, as distinct from the employment of this form for lesser or debased purposes, that it should be presented as ‘true.’ » [« Il est en tout cas essentiel pour un véritable conte de fées, comme étant distinct de l’emploi de cette forme pour des objectifs secondaires ou dégradés, d’être présenté comme “ vrai ”.] (John Ronald, Reuel Tolkien, On Fairy-Stories, Verlyn Flieger & Douglas A. Anderson [eds], London, Harper Collins, 2008, p. 35.

    [15] « great responsability » (04x07, 37:57).

    [16] « With great power there must also come… great responsibility! » (Stan Lee, Steve Ditko, « Spider-Man », Amazing Stories, n° 15, 15/08/1962, p. 14).

    [17] Le fan blog de la série propose deux interprétations intéressantes de son nom. D’abord, un commentaire sur l’héroïne : August Wayne Booth est l’anagramme de Snow, a tough beauty [Blanche, une beauté coriace]. Et surtout, plus convaincante, une référence critique à Wayne Booth, l’auteur de The Rhetoric of Fiction et créateur du concept d’« unreliable narrator » [narrateur incertain, non fiable] qui convient bien au métier d’Auteur tel qu’il est défini dans la série (« Polls: Who is August W. Booth, and what does his name mean? », Once Upon a Time Fan Blog, 23/02/2012, [consulté le 28/03/2016]).

    [18] « a world where up is down. » (04x22, 09:19).

    [19] « to witness the greatest stories of all time and record them for posterity » (04x17, 38:02).

    [20] Voir Gianni Vattino, The End of Modernity : Nihilism and Hermeneutics in Post-Modern Culture [La fine della modernità, 1985], John R. Snyder (trad.), Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1991, p. 106-107.

    [21] « The word “Quest” means to seek, not to find. It’s the seeking that matters. » (05x03, 28:28).

    [22] La saison 1, la plus explicite dans sa contestation, s’est maintenue autour de dix millions de téléspectateurs aux USA.

    [23] C’est avec la sortie de The Light in the Forest (1958) et Sleeping Beauty (1959) que s’est installée une tradition critique de dénigrement des productions Disney.



    Collana Quaderni M@GM@


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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