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  • Le mythe de la maîtrise du risque dans les sociétés modernes
    Jawad Mejjad (a cura di)

    M@gm@ vol.13 n.2 Maggio-Agosto 2015





    LE RISQUE DANS L’ENTREPRISE : DU DRAME DU JE, AU TRAGIQUE DU JEU

    Stéphane Hugon

    stephane.hugon@eranos.fr
    Cofondateur et dirigeant d'Eranos (www.eranos.fr), institut spécialisé dans la prospective des imaginaires de consommation et des nouveaux comportements sociaux. Docteur en sociologie, membre du CeaQ (Centre d'Etude sur l'Actuel et le Quotidien) Paris-Descartes Sorbonne, enseigne à l'ENSCI-LesAteliers.

    Jawad Mejjad

    jawad.mejjad@orange.fr
    Docteur en sociologie, chercheur au CEAQ - La SORBONNE, et chef d’entreprise (dans le secteur de l’électronique) après avoir eu une longue expérience dans l’entreprise. Enseignant au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) dans le master Marketing-Vente, anime des cycles de formation pour de grands groupes ou des associations professionnelles. Ses réflexions et recherches, plus généralement, portent sur les valeurs et les structures d’organisation de l’entreprise à l’aune de la postmodernité. En 2010, il a publié « Le rire dans l’entreprise » L’Harmattan.

    Une dénonciation récurrente et légitime ces derniers temps est celle concernant la répartition des richesses. Les travaux d’un Thomas Piketty en ont fait largement écho, et la question se pose toujours quant à la justification des hauts salaires de certains hauts dirigeants, et encore plus de la rémunération respective du capital des actionnaires et du travail des salariés. Si historiquement, l’enrichissement a été corrélé à la prise de risque et l’on trouvait sinon normal du moins logique que l’entrepreneur qui a risqué son capital en tire une rémunération équivalente, qu’en est-il aujourd’hui ?

    L’entreprise, structure organisatrice de la modernité et fine pointe de ses valeurs, concentre les richesses de nos sociétés, mais cette richesse est-elle encore en rapport avec une prise de risque ? Le risque est-il encore une valeur dans l’entreprise ? Notre but dans ce travail est de comprendre d’abord comment l’entreprise est devenue la structure fondamentale de la modernité et comment elle a été structurée autour du risque, ensuite d’évaluer les profonds changements que connait l’entreprise dans cette postmodernité naissante, pour enfin nous poser la question de la prégnance de la prise de risque par l’entreprise aujourd’hui.

    1. Les fondements mythologiques et historiques de l’entreprenariat : une petite archéologie de l’entreprise

    La modernité a déstructuré l’organisation sociale de telle sorte que pour subvenir à nos besoins, il y a peu d’alternatives au travail, et par conséquent à l’entreprise. Il ne nous est guère possible de vivre en dehors de l’entreprise : celle-ci est omniprésente, et a envahi l’ensemble de nos activités. La quasi-totalité des biens et services dont nous avons besoin sont produits par des entreprises, et même les services publics adoptent petit à petit le fonctionnement des entreprises, et transforment leurs usagers en clients. Nous lui confions de plus en plus toutes nos activités : ce que nous mangeons est fabriqué par des multinationales de l’agroalimentaire, nos loisirs nous sont servis par des entreprises de l’industrie culturelle, nos parents et grands-parents sont pris en charge par des sociétés d’aide à la personne, etc. La deuxième moitié du XXème siècle a montré ainsi combien un certain nombre d’activités et d’échanges relevant jusqu’alors de la sphère de l’économie et des solidarités familiales ou de proximité ont été couvertes plus en plus par les services marchands [1]. L’entreprise est devenue le modèle organisationnel indépassable et tend à prendre en charge l’ensemble de nos vies. Même si l’on est rentier ou que l’on vit de son patrimoine, la richesse en définitive vient d’une financiarisation qui trouve son aboutissement au bout du compte dans les entreprises. L’entreprise est tellement devenue la structure organisatrice de nos sociétés, qu’il y a d’ailleurs confusion entre les termes : l’autre dénomination de l’entreprise n’est-elle pas société ? Notre environnement est organisé par et pour l’entreprise, et l’on vient jusqu’à confondre la crise sociétale avec la crise économique: Wall Street viendrait à dévisser, Lehman Brothers à faillir, l’inflation à stagner et nous parlerons de crise, sans sentir le besoin de préciser qu’elle n’est qu’économique. Mais peut-être pourrait-on dire aussi que la crise économique est la conséquence d’une mutation sociétale, l’entreprise étant devenue la cause et la conséquence de notre culture moderne. Le rôle central de l’entreprise dans nos sociétés modernes ne fait en définitive que traduire le concept de désencastrement de l’économie des relations dans la modernité, développé par K. Polanyi [2].

    Pour comprendre ce rôle central de l’entreprise dans notre monde social, il nous faut préciser la genèse des valeurs de la modernité, genèse qui va aboutir à la prédominance de l’économique, et de l’esprit du capitalisme. Nous sommes passés d’une épistémè centrée sur la gloire et la recherche des louanges à une société où il est légitime de privilégier ses propres intérêts et d’assouvir ses besoins. La prise de risque a changé de perspective : quand un Achille risquait sa vie pour mourir glorieux, ou un Pascal faisait un pari pour gagner le Paradis, un Bill Gates va risquer son compte en banque. Le point de rupture se trouve à  l’orée du 16è siècle, où la société de l’époque ne s’est plus trouvée en congruence avec ses valeurs, où paroles et actions se sont trouvées en contradiction [3]. Il faut se rappeler que l’époque, celle de l’Empire Chrétien, est structurée par l’Eglise. Or la valeur fondamentale affichée par la chrétienté, en réaction à l’excès de gloire des époques grecques et romaines, est l’humilité, humilité mise à mal par le faste et l’apparat de l’Eglise romaine et de ses papes. Dès lors, la rupture est consommée entre une parole qui est censée manifester Dieu, et une action papale qui affiche le contraire. La Réforme va naître de cette contradiction, et sans expressément le vouloir, donner les fondements, comme le montrera M. Weber [4], à l’esprit du capitalisme. Un point fondamental de la Réforme est l’introduction du libre arbitre, expression d’un rapport individuel qu’un « je » individuel va établir directement avec Dieu, sans l’intermédiation d’un clergé.    

    La modernité est donc datée : elle démarre à la Renaissance et succède à la conception chrétienne du monde. La césure principale est celle de l’avènement de l’individualité : un sujet qui s’affirme sans passer par l’altérité. Descartes viendra formaliser et officialiser ce qui est souvent utilisé comme la première pierre de l’édifice moderne : « Je pense donc je suis ». Avec l’utilisation ostentatoire du je, elle insiste sur le fait qu’il n’y a de pensée qu’individuelle. On y retrouve aussi la prégnance du raisonnement causal, à travers la conjonction « donc ».  La société va donc devenir un agrégat d’individualités cherchant leurs intérêts, et ce qui va guider le sujet, ce sera son intérêt et ses droits. D’où une société fondée sur l’économie et le droit, comme le développe L. Dumont dans son « Homo Aequalis », s’appuyant sur les travaux de Locke et d’A. Smith, pour montrer que l’économique est devenue « la catégorie suprême de notre univers [5]. »

    La modernité est donc fondée sur des individus cherchant à satisfaire leurs besoins, et ce sont les satisfactions égoïstes individuelles qui vont créer le bienfait général. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’une civilisation se construit non sur les vertus mais sur les vices. Ce que nous retrouvons dans « La fable des abeilles » de Mandeville en 1714 (les vices privés font le bien public). L’homme moderne est condamné dès lors, comme le dira Hobbes,  à aller de désirs en désirs, sans jamais s’arrêter. D’où notre société de consommation et de marketing. Un bon citoyen est un bon consommateur, et l’entreprise est son temple. Dès lors, l’entreprise, à l’instar de l’Eglise pour la chrétienté, va incarner et porter les valeurs de la modernité, notamment celles liées au risque.

    Le risque est le non-dit structurant de la modernité. C’est contre le risque du conflit religieux que se sont développées les valeurs modernes et c’est au nom de la maîtrise de soi et de la Nature que va se développer notre époque. La recherche de son propre intérêt est justifiée par ce besoin fondamental de maîtrise du risque. C’est ce que montre A. Hirshman dans son archéologie du capitalisme, quand il précise que les avantages d’un monde gouverné par l’intérêt sont la prévisibilité et la constance, et que « le comportement de l’homme de passion est, en règle générale, lunatique et fluctuant – et c’est cette inconstance qui en constitue l’un des aspects les plus répréhensibles et les plus dangereux [6].» Les passions, les émotions seront donc à bannir pour l’homme moderne, et seul le raisonnement sera valorisé. Comme nous l’avons vu à travers la formule de Descartes, la pensée causale est au fondement de la modernité, et celle-ci est étroitement liée à une vision scientiste du monde. Il faut se rappeler qu’aux côtés d’un Calvin cherchant une solution au chaos de l’époque pré-moderne, solution qu’il pense trouver dans une foi d’un autre genre, d’autres tentatives ont existé, et principalement celle de Galilée, pour un langage objectif, un langage scientifique qui traduirait la réalité du monde. Et c’est cette approche qui permettra les développements scientifiques qui vont donner les moyens de maîtrise et de domination de la Nature. Il s’agit de mettre le monde en équations et le rendre prévisible. Le temps linéaire et le progrès permanent deviennent des corollaires de cette vision du monde.

    Ainsi un glissement subreptice s’est opéré aux 16è et 17è siècles pour légitimer la recherche de son intérêt propre, dans une logique de maîtrise de la Nature et de progrès permanent. Et l’on finira par assimiler l’intérêt, « à une seule passion bien déterminée, à savoir l’amour de l’argent  [7]», ce que l’on retrouvera chez Simmel [8], quand il montre comment les fonctions et qualités de la monnaie incarnent l'émergence de la modernité. Et à partir de la seconde partie du 17è siècle, s’imposera progressivement l’idée que le commerce est l’activité noble, et non plus la guerre, et qu’au contraire, la guerre et les conflits sont néfastes au commerce et à l’enrichissement.  

    L’entreprise moderne va naitre dans la jonction de ces différents éléments : le développement technologique, l’avènement de l’individualisme, l’amour de l’argent, la valorisation du commerce, la légitimité de la satisfaction des besoins et de la prise en compte de ses propres intérêts. L’entreprisation du monde  [9], pour reprendre l’expression de A. Solé, peut avoir lieu. La figure de l’entrepreneur capitaliste va alors émerger. Toutefois, cette émergence ne sera ni rapide ni linéaire. Le concept même d’entreprise qui nous paraît si évident aujourd’hui ne tombe pas sous le sens. Ce qui est premier est le marché, et comme le montent les travaux de R. Coase en 1937, connus sous la dénomination de la théorie de la firme et qui lui ont valu le prix Nobel en 1991, une activité est prise en charge par l’entreprise quand les coûts de transaction sont supérieurs aux coûts d’organisation interne de l’entreprise. L’entreprise et le marché sont ainsi en concurrence, et ce qui est premier dans la construction de la modernité, c’est le marché. D’ailleurs, il n’est nullement question de l’entreprise ou de l’entrepreneur chez Adam Smith dans « La richesse des Nations ». Par contre on retrouve cette notion chez R. Cantillon cinquante ans plus tôt. Puis, on la retrouve chez J. B. Say, chez K. Marx bien sûr à travers ses « manufactures », pour disparaître de l’économie classique de la fin du 18è siècle,  mais c’est pour mieux revenir avec J. Schumpeter qui en fera un usage structurant.

    L’organisation en entreprise s’est développée tout le long des 17è et 18è siècles, pour s’accélérer au 19è siècle et trouver son plein développement au 20è, suivant en cela le développement technologique et la commercialisation de biens manufacturés. Il est à noter qu’avant la Révolution française, 80% des actifs étaient des travailleurs indépendants, alors que maintenant 80% des actifs sont salariés d’entreprises. Le législateur, comme à son habitude en retard sur les pratiques sociales, intervient en trois dates pour la construction législative de l’entreprise : en 1864, 1884 et 1901. Les trois fois pour réglementer, encadrer et poser un statut légal à des catégories d’organisation : sociétés par actions, syndicats, associations. Depuis, le statut de l’entreprise n’a pas arrêté de s’adapter aux usages, et on trouve actuellement toutes formes juridiques pour toutes formes d’activité (SARL, SA, SASU, EURL, EIRL, SNC, SCPI, ..) et on continue d’en inventer, le dernier en date étant celui d’auto-entrepreneur, censé adapter l’activité personnelle à la crise de l’emploi.

    Ce que nous retrouvons finalement dans le concept d’entreprise et dans celui d’entrepreneur est cette mythologie fondatrice de la modernité : la maîtrise de l’incertain, et c’est cette prise de risque face à l’incertitude qui détermine l’entrepreneur, et qui, logiquement, est rémunérée dans l’esprit du capitalisme. Une différence est à pointer entre l’entrepreneur innovateur qui va prendre des risques, et celui gestionnaire qui va les limiter. Le rôle du gestionnaire est de maîtriser les risques, autrement dit de ne pas en prendre, ou alors de prendre des « risques calculés », et tout est dans le calculé. Le bon gestionnaire est celui qui va externaliser le risque, soit auprès de sous-traitants (le cas le plus fréquent), soit par les fournisseurs, les clients, et le cas échéant les salariés, avec en dernier recours l’appel aux assurances. A l’inverse, l’entrepreneur dans le sens schumpetérien, avance sans filet. Il va croire, sans forme de certitude, être capable de naviguer dans une zone d’incertitude, et va prendre des risques dans ce sens. Il va investir son temps et son argent dans cet objectif, en incarnant une des valeurs fondatrices de la modernité : le report de la jouissance, autrement dit sacrifier l’instant présent pour un avenir meilleur. D’où la notion importante de l’investissement, et du risque inhérent. Investir c’est prendre un risque sur l’avenir, en supputant un gain futur.

    2. L’entreprise à l’épreuve de la société : la transformation de la forme entrepreneuriale

    C’est donc par la maîtrise du risque que ce constitue la mythologie de l’entreprise, espace à la fois de l’exposition à l’incertain, mais également preuve par l’action de sa maitrise et de sa rationalisation. Cet équilibre de force, qui a constitué une certaine constante dans la modernité économique, semble connaître des modifications profondes au tournant du XXè siècle, à la mesure d’une transformation sociétale profonde.

    Le contexte global dans lequel évoluent les entreprises d’aujourd’hui a été soumis à des modifications très importantes, probablement plus importantes pendant les quinze dernières années que depuis la période d’après-guerre. Il y a de fait une densité particulière dans les événements qui font culture et qui marquent ainsi jusque dans les pratiques du travail. L’hypothèse ici est de considérer que différents indicateurs sur les transformations de la société tendent à dessiner le passage du millénaire comme une rupture entre deux moments économiques et sociaux plus homogènes. Il ne s’agit pas seulement de parler des trente glorieuses si souvent invoquées pour faire époque. L’hypothèse est ici de considérer que la dernière décennie marque une rupture plus importante que les diverses modulations historiques connues durant les deux derniers siècles. On avancera donc qu’à une modernité européenne portée par le mythe prométhéen évoqué plus haut, a succédé une période qui, sans s’opposer à la précédente, lui est au moins postérieure.

    Bon nombre de marqueurs semblent accréditer cette idée de rupture. En dehors des indicateurs quantitatifs qui témoignent d’une augmentation exponentielle des niveaux de production, de mobilité, et/ou de destruction, c’est davantage sur les fondements même de cette culture que porte probablement la mutation.

    Un regard sur la démographie indique un vieillissement de la population française qui est le fait d’une augmentation de l’espérance de vie des personnes : 79,3 ans pour les hommes en 2014, 85,5 pour les femmes [10], avec un léger tassement depuis les trois dernières années. On note également une augmentation plus forte des ménages que de la croissance globale de la population, la part des personnes vivant seules est donc en forte augmentation. Ceci indique un émiettement des ménages et une modification du lien social. Les démographes insistent sur l’injonction contradictoire de l’impératif du travail et du fort taux de chômage qui accentue cette mutation. Autre paradoxe, entre 2005 et 2030, la population des plus de 60 ans va augmenter d’un tiers. Une population âgée qui est sous-représentée désormais dans l’entreprise, et qui en a pourtant dessiné les contours et rendu opérationnels les fondements.

    Les transformations d’ordre économique sont également très marquantes sur la période des quinze dernières années. Les plus grosses capitalisations boursières de l’année 2015 sont le fait d’entreprises qui n’existaient pas il y a encore une douzaine d’années. Ceci accentue encore le sentiment que l’entreprise d’aujourd’hui obéit à des logiques nouvelles, et que la mutation sociale traverse l’espace du travail. Ici, le digital cristallise à la fois une culture économique, des modes de fonctionnement du travail, et une forme particulière de relations sociales dans le travailler ensemble que la culture managériale des trente glorieuses comprend mal.

    Pour bien saisir la rupture sociétale à l’œuvre qui traverse donc les entreprises, il faut évoquer ces rencontres entre des encadrants, recruteurs ou DRH, et les jeunes collaborateurs, par exemple lors des recrutements. La culture managériale de bon nombre d’entreprises consiste à tenter d’évaluer l’engagement des collaborateurs, et notamment leur investissement à moyen ou long terme dans l’entreprise. On retrouve là aussi une valeur judéo-chrétienne du sacerdoce, c’est-à-dire une forme de sacrifice de soi dans l’instant au profit d’un surcroît de valeur à venir, dans le futur. Cette culture du renoncement et de l’effort, classique dans les entreprises européennes, et désormais débordée par des entrants qui annoncent clairement qu’ils ne savent pas s’ils seront dans l’entreprise à moyen terme. Et que ce qui leur importe est davantage une expérience qui peut être dense, mais centrée sur le court terme. Cet écart de perspective est parfois la cause d’une mécompréhension entre les générations de collaborateurs. La culture du risque qui en découle est totalement différente. Résilience à court terme pour les uns, maîtrise et projection au long cours pour les autres.

    Pour le dire de manière plus marquée, la culture qui constitue les bases des entreprises du XXè siècle peut se lire entre les lignes du Code civil. Les notions de propriété, d’identité, le rapport au territoire, les formes de filiation et de transmission, et enfin le temps passé à l’activité de travail ont traversé presque deux siècles, deux siècles avec ce premier code napoléonien. Elles semblent pourtant aujourd’hui connaître  une transformation. On remarque que ces bases sont ainsi celles qui ont connu le plus de transformation ces dernières années. Le digital, en tant que culture, plus que comme forme technologique, a modifié l’idée même de valeur économique, le rapport à la propriété, la notion de territoire, sans compter celle d’action et de travail. Le sentiment d’un changement de paradigme dont Internet constitue le révélateur, semble cristalliser des cultures du travailler-ensemble, et des formes entrepreneuriales qui tranchent avec la tradition léguée par le modèle industriel issu de la modernité. La place du risque comme valeur et comme contrainte en est probablement transformée.

    Les bases de la culture moderne du travail ont directement été façonnées par une influence judéo-chrétienne sur l’éthique de l’effort. Le travail y était avant tout considéré comme une activité par laquelle l’individu s’éprouve à modifier son environnement, et transformer des ressources, et à extraire des richesses considérées comme des extériorités. Cette volonté d’ordonnancement et de rationalisation de l’espace, de la nature, de la matière, induit tout naturellement une vision du monde. Il y avait dans le risque - dans sa définition comme dans sa maîtrise -  le récit en acte de la définition du héros qui à la fois s’expose à la mort tout en maitrisant sa destinée. Cette figure du héros-entrepreneur, « self made man » qui affronte et arraisonne l’aléatoire par sa force individuelle résonne avec différentes formes de la culture du travail et de l’entreprise.

    Différents entretiens avec des personnes en charge des ressources humaines dans des entreprises d’Ile-de-France ont permis d’identifier les bases sémantiques de leur culture d’entreprise, notamment dans les moments particuliers que sont les phases de recrutement, les entretiens individuels annuels des collaborateurs, et lors de la mise en place de projets d’entreprise. Nous avons pu constater qu’une culture du travail s’exprime, dans sa verbalisation et le langage qu’elle emprunte, à travers le registre des mots qui sédimentent les pratiques de travail. Les phases écoute ont permis d’identifier une différenciation des champs sémantiques. Ainsi, trois champs émergent.

    D’abord celui issu d’une culture martiale. L’entreprise est un espace de combat, la culture est celle de la guerre, et le collaborateur un combattant. La notion de risque est donc liée à un risque total, qui suggère la question de la survie, même si celle-ci est une survie économique. On a pu également collecter des éléments issus de la culture sportive. La sémantique de l’équipe, de la compétition, de l’entrainement et de la performance sont alors la base des échanges. Le collaborateur est ici considéré comme un équipier, la question du collectif est plus présente, et le risque y prend place comme élément de dépassement et de motivation à la performance. Nous voyons émerger aujourd’hui également le paradigme du jeu, celui-ci permettant à tout un imaginaire de se déployer et de trouver une résonnance sémantique très forte dans l’ensemble du collectif de l’entreprise. Le risque prend ici une dimension différente, puisqu’il est à la fois dénié tout en constituant parfois le support même de l’expérience. Ces trois imaginaires du travail et du risque peuvent probablement constituer un marqueur d’une évolution récente de l’entreprise dans sa forme – symbolique et tangible – sous l’influence de la mutation de la société tout entière.

    3. Quelle culture du risque aujourd’hui dans l’entreprise ?

    La vision portée par la modernité d’un monde à maîtriser a ainsi trouvé dans l’entreprise toute son application. Loin de la mythologie d’un entrepreneur aventurier, défricheur à ses risques et périls de contrées nouvelles, la réalité de l’entreprise moderne a été plutôt de maîtriser les risques, de dompter l’imprévisible et d’éviter l’incertitude. L’entreprise a besoin de planifier ses activités, en mettant en équation toutes les situations auxquelles elle est confrontée, l’objectif étant à partir d’une situation présente, de prévoir l’avenir. Le cadre ou le dirigeant le plus valorisé dans l’entreprise est celui qui arrive à mieux modéliser les situations, c’est-à-dire celui qui a l’intelligence et le savoir-faire pour identifier les variables pertinentes pour schématiser un problème, établir l’équation reliant ces variables à même d’identifier et de prévoir les situations futures. A été valorisée dans l’entreprise moderne l’intelligence mécanique capable de tels raisonnements. On voit bien que le risque dans de telles approches est totalement intégré, il fait partie de l’équation. Le « je », figure tutélaire de la modernité et de l’entreprise, ne prend pas de risque, il se doit de contrôler les aléas, de maîtriser la contingence. Et c’est effectivement ainsi que l’entreprise moderne a fructifié, forte de ses résultats, et ceci d’autant plus que le monde moderne s’est bien prêté à ce que Bergson appelait l’intelligence géométrique [11]. Cette forme d’intelligence est en effet bien adaptée aux solides, avec des formes géométriques stables, qu’il est aisé de schématiser et de mettre en équation. Autrement sont les liquides et leurs écoulements aléatoires.

    Or la société est devenue liquide, pour reprendre la formulation de Z. Bauman [12], et est devenue beaucoup plus réticente à une mise en équations. L’intelligence mécanique de nos énarques et polytechniciens n’est plus aussi efficiente, les choses leur échappent. Autrement dit, pour reprendre la catégorisation élaborée par M. Maffesoli [13], la modernité se confrontait à de drames, c’est à dire des situations où il y a au bout du compte une solution, alors que la postmodernité est tragique : la situation est insoluble et il faut faire avec ce qui est imposé. Et pour mieux préciser notre propos, nous pouvons reprendre la distinction entre risque et incertitude qu’a développée l’économiste F. Knigt dans son livre « Risk, Uncertainty and Profit », en 1921. La modernité a considéré le monde sous l’angle de risques à maîtriser, alors que la postmodernité vit les situations dans leur incertitude irréductible.

    Nous retrouvons cette évolution dans la conception du risque dans l’entreprise aujourd’hui, où la contingence a repris toute son importance. Il est loin le temps où une direction était dédiée à l’élaboration de plans à 5 voire à 10 ans, le poste de Directeur du Plan a pratiquement disparu des entreprises, et même le budget, qui était l’outil de référence de toute bonne gestion, a perdu de son évidence, ou alors il est devenu glissant, c’est-à-dire revu chaque trimestre, sinon chaque mois. Le maître mot est l’adaptation aux aléas et la réactivité aux soubresauts de la vie réelle et à ses incertitudes. Il en est de même dans l’approche qu’ont les salariés de leur parcours professionnel : plus personne ne croit ni n’élabore un plan de carrière, comme nous l’avons précisé plus haut. Les parcours seront tributaires des opportunités, et le kairos retrouve toute son effectivité antique. La question « quel est votre projet ? » si évidente dans les entretiens dans les années 70 et 80, est devenue anachronique, et tout jeune qui intègre une entreprise, intègre en même temps la probabilité de la quitter, et le risque de continuer ailleurs, et ceci sans états d’âme particuliers. L’entreprise est vécue sous la forme d’une tragédie au quotidien, avec ses petites morts acceptées tant bien que mal, et non plus comme un espace de lutte dramatique avec des victoires acharnées. Il n’est plus question de sacrifier un présent même compliqué, à un futur de toute manière incertain. La figure qui semble porter la manière dont se vit l’entreprise est celle du joueur, avec une apparence qui se veut légère (cf les comportements et les façons de s’habiller dans les start-up), mais surtout une dimension tragique fondamentale qui accepte l’incertitude irréductible de la vie.

    L’entreprise est donc porteuse de modifications fortes de nos valeurs et de nos imaginaires. Ceux-ci traversent désormais l’ensemble des publics, a fortiori les salariés. L’effet est donc paradoxal, puisqu’il injecte au cœur même des structures qui étaient supposées maitriser le risque, des publics qui en font culture. U. Beck rappelait que l’acceptabilité sociale du risque diminue, et que nous entrons dans une société qui paraît cultiver une sorte de dénégation à son égard. Et parallèlement, on voit arriver des publics qui semblent non seulement s’accommoder d’une sorte de fatalité, mais également en faire parfois le ressort de leur existence, et considérer que l’entreprise pourrait être le lieu de cette manifestation de l’inattendu.

    Le risque est donc moteur d’expériences relationnelles, support du lien et du travailler-ensemble, générateur de surprises et de modification des relations. Si ces dynamiques entrent directement en conflit avec les principes de l’entreprise moderne, elles ont pourtant un effet sur la cohésion et la cohérence relationnelle des collaborateurs. On retrouve ici ce que M. Maffesoli avait évoqué comme élément caractéristique de la postmodernité. Il s’agit de la description d’une société de l’ennui et de la rationalisation de l’existence, débordée en son sein par des pratiques de remagification des relations sociales et des pratiques de créations collectives.

    Notes

    [1] Castel, Robert, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.

    [2] Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 2009.

    [3] Pierre Manent, Montaigne, la vie sans loi, Flammarion, 2014.

    [4] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964.

    [5] Louis Dumont, Homo Aequalis, Gallimard, 1977, p.75.

    [6] Albert O. Hirshman, Les passions et les intérêts, PUF, 1980, p.48.

    [7] Id, p.53.

    [8] Georg Simmel, Philosophie de l'argent, PUF, 1999.

    [9] Andreù Solé, L’entreprisation du monde, in Repenser l’entreprise, dir J.Chaize, F.Torres, Le Cherche Midi, 2008.

    [10] Source INSEE, 2015.

    [11] Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF.

    [12] Zygmunt Bauman, La vie liquide, Hachette Pluriel, 2013.

    [13] Michel Maffesoli, Homo eroticus. Des communions émotionnelles, CRNS Editions, 2012.



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