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    Maria Immacolata Macioti - Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.10 n.2 Maggio-Agosto 2012

    LE PARCOURS D’UN JUSTE: MÉMOIRES POLITIQUES, MÉMOIRES MILITANTES


    Alexandra Borsari

    amlborsari@yahoo.fr
    Docteure en science politique de l'Université Paris-Est (2010) et membre associée du Centre de Recherche sur l'Imaginaire de Grenoble (Grenoble 3).


    Ni homme politique « pur », ni « simple » militant, Robert Badinter s'est retrouvé en situation de mettre en pratique ses idéaux. Son dernier livre, Les épines et les roses, se veut le récit de son parcours de ministre de la Justice. Plus encore qu'une autobiographie au sens strict, c'est-à-dire le récit d'une vie, cet ouvrage doit donc être rangé dans la catégorie des mémoires. A ce titre, il soulève des questions sur les rapports entre mémoires rédigées et image de soi, mais aussi entre la mémoire du sujet et la mémoire collective à laquelle il participe. En effet, rédiger des mémoires, donc se raconter et se dévoiler au fil d'un récit, est un exercice singulier qui expose l'auteur tout en le dissimulant ; exercice qui remplit ainsi une fonction de mise en scène pour préciser le positionnement sur la scène publique. Cette volonté d'orienter la lecture qui sera faite de son propre parcours est bien visible dans le livre de Robert Badinter. Mais alors que le recul pris avec le temps permet de dresser un bilan de l'action accomplie, ce retour sur le passé peut aussi être une tentative d'influencer les contemporains : l'oeuvre autobiographique est également un acte militant.

    Parmi les grands thèmes qui parcourent et structurent cet ouvrage, se dégagent plus particulièrement une volonté de se démarquer du reste des hommes politiques. Le livre de Robert Badinter est ainsi non seulement le récit d'actes mais également un autoportrait dans lequel se laissent deviner les critiques auxquelles il s'est heurté. Ce livre est aussi une célébration de son grand oeuvre, qui est double au demeurant puisqu'il aura réussi durant ses quatre années et demie à la Chancellerie à rendre irréversible l'abolition de la peine de mort et aura amorcé un projet ambitieux de réforme du code pénal – même si celle-ci ne verra le jour que bien plus tard. Enfin, derrière la volonté affichée de transparence, d'honnêteté et la présentation plutôt glaciale – découpage par année, style froid, « maîtrisé » - , il est possible de déceler une mythologie personnelle qui s'inspire des grands récits fondateurs de la gauche et de l'idéal occidental d'un homme debout, maître de son destin. Le matériau mythique sert alors de support au récit, pour donner du sens aux actes et les inscrire dans une histoire bien plus grandiose, démentant ainsi la volonté d'humilité pourtant professée de la première à la dernière page.

    L'analyse du discours de l'ancien ministre permet d'entrevoir la part de « conditionnement » culturel et social dans l'élaboration du « mythe personnel » et la construction des opinions. La polysémie inhérente à l'écrit est alors éclairée par une mise en lumière de motivations plus profondes que celles affichées volontairement par l'auteur. Le récit qu'il veut sincère et objectif peut alors être compris comme un discours tendant à valider sa lecture du réel. L'aspect militant de l'oeuvre est donc double : engagée consciemment en faveur d'une cause, elle est aussi militante par le choix des éléments du récit qui traduisent, du début à la fin de cet ouvrage, la volonté de contrôler son image publique.

    Un homme ordinaire « au pays du pouvoir »

    Le mythe personnel – au sens le plus classique de récit – commence avec cette présentation. Robert Badinter se veut un homme ordinaire et c'est ainsi qu'il se présente en quatrième de couverture : « Ce livre est le récit de mon voyage au pays du pouvoir. » La posture du simple citoyen est adoptée dès le départ et sera rappelée tout au long du texte. L'expression en tant que telle est reprise dans le texte pour bien signifier que l'auteur était un novice en politique lorsqu'il a été nommé ministre de François Mitterrand. Ainsi, à propos des cérémonies de début d'année, Robert Badinter précise : « La première fois, ce rituel bizarre me surprit plus qu'il ne me ravit. Je demeurais un visiteur de passage au pays du pouvoir. » Derrière cette volonté de signifier un écart entre les « habitués » de la scène politique et son propre parcours, faut-il lire le souvenir de la gêne du débutant qui ne maîtrise pas les codes? Ou seulement l'affirmation d'une différence qui confère plus de valeur à l'homme et à ses actes, ce qui serait une bien curieuse manière de se montrer humble?

    Le manque d'habitude du protocole ministériel a dû sans aucun doute entraîné une certaine gêne à de brefs moments et si le train de vie du ministre n'a pas été extravagant – ce qui est tout à l'honneur de Robert Badinter - , il reste que, comme tout microcosme, l'arène politique et les hautes sphères du pouvoir fonctionnent avec des codes qu'il convient d'apprendre pour s'y mouvoir et y agir. Face à ces codes, ces « traditions » et habitudes, l'auteur souhaite à la fois prendre du recul et montrer qu'il ne se prend pas au jeu. Tout en s'octroyant un rôle de candide mais sans donner une image trop naïve de lui-même, Robert Badinter entend prouver qu'il a su s'adapter sans se perdre. Non seulement, il n'est pas favorable au faste, démesuré à ses yeux, de la République française, mais il ne partage pas non plus les pratiques qui peuvent avoir cours dans le monde politique. Le lien effectué entre faste et pratiques est une manière de dénoncer une certaine antinomie entre les rites jugés grandiloquents ou ridiculement pompeux et des pratiques qui ne devraient pas avoir cours. La démarche de Robert Badinter pourrait ainsi s'apparenter à une critique radicale des hommes et femmes qui font de la politique leur vie. Car dans une société complexe où les mandats politiques exigent une professionnalisation de plus en plus grande des acteurs, ce type de discours risque de servir les propos des adversaires les plus extrêmes de la démocratie et d'encourager une certaine méfiance de l'ensemble des citoyens à l'égard de leurs représentants. En effet, le simple, le pur, le droit Robert Badinter se dépeint à l'écart des coups bas et des arrangement avec la morale que suppose, selon lui, l'exercice quotidien du pouvoir. Mais en affichant ainsi sa vertu, il se retrouve à établir, en creux, le portrait d'une classe politique qui a perdu ses idéaux et se laisse diriger par ses plus bas instincts. Ainsi, face au luxe jugé ostentatoire, le ministre répond par la rigueur et l'exemplarité, notamment sur le plan financier. Le ministre met ainsi un point d'honneur à ne pas trop dépenser, au moins pour lui-même. Les déplacements professionnels sont les plus économes possibles et la chasse au gaspillage s'effectue même sur le temps des déjeuners. Les références à la frugalité sont nombreuses : les repas du ministre et de son équipe sont simples et rapides pour ne pas trop amputer la journée, de même les vacances sont courtes et les destinations peu exotiques. L'auteur s'enorgueillit ainsi d'avoir refusé un voyage officiel. Tout est fait dans ce livre, pour montrer un homme simple que l'exercice du pouvoir n'a pas changé.

    Quelques exceptions cependant viennent donner du relief à ce style de vie voulu exemplaire : un Noël sur le Nil avec le Président, Anne et Mazarine Pingeot par exemple en 1984. La mention de ces vacances égyptiennes avec la famille cachée de François Mitterrand illustre la confiance et l'amitié qui lient les deux hommes. Cette proximité avec François Mitterrand est mentionnée à plusieurs reprises dans le texte. Sans que cette amitié n'engendre des passe-droits, elle scelle plutôt la communion d'esprits « supérieurs ». Ainsi, les fameuses vacances sur le Nil sont avant tout des vacances studieuses pour chacun : le dépaysement ne vise pas le divertissement mais la quête de culture et le travail. Il ne s'agit pas non plus de vacances luxueuses pour « v.i.p. » : les gendarmes sont peu nombreux, le bateau est ancien. Et malgré cette intimité avec le Président, la vie est simple: il ne s'agit pas d'une cour mais d'un groupe d'amis soudé et serein. Le voyage en Egypte ne sacrifie pas à une quelconque « mode » : il s'agit bien au contraire d'un voyage dépeint à la manière des voyages d'études du XVIIIe et du XIXe siècle en Orient. Et même si les voyageurs ne répugnent pas, aux escales, à se fondre dans la masse, le tableau est parfait.

    Au-delà des témoignages de culture, l'autoportrait qui se dessine est celui d'un homme qui malgré ses protestations, cherche à être aimé et à casser l'image d'un ministre rigide et guindé. Cette recherche de considération a posteriori apparaît comme une opération de reconquête d'une opinion qu'il n'a pas cherché à flatter en exerçant son rôle de ministre. Et si la valeur morale affichée par l'auteur est prépondérante comme il sera vu plus loin, le caractère ordinaire et simple du personnage peut être résumé par son manque d'ambition personnelle : Robert Badinter ne veut pas courir après le pouvoir politique. Face au discrédit dont souffre la classe politique française à l'heure actuelle, l'ancien ministre se fait l'avocat de sa propre cause et vient rappeler que s'il n'a pas été un ministre très populaire, il incarnait cependant un modèle que l'opinion plébiscite aujourd'hui. Ce manque d'ambition revendiqué par l'ancien ministre est notamment perceptible dans l'emploi très fréquent du « nous » dans le texte. Robert Badinter n'hésite pas, en effet, à valoriser ses collaborateurs, même si cette valorisation reste très sexuée. Ainsi, si le mérite des collaboratrices est salué, il s'agit avant tout de mette en avant leur délicatesse face aux compétences plus techniques des hommes. Certes, leur professionnalisme est reconnu mais ce sont leurs qualités considérées classiquement comme « plus féminines » qui rendent la présence des femmes précieuse. Plus loin dans le texte, pour expliquer son audace de vouloir placer une femme à la tête de l'administration pénitentiaire, Robert Badinter vantera son côté maternel au Président de la République. La femme est ainsi d'abord une compagne douce et maternante ; qualificatifs qui attestent de préjugés tenaces et qui, se voulant agréables, sont en réalité bien plus nuisibles à la cause des femmes que la stricte reconnaissance de leur mérite. Il est ainsi peu probable que, si un homme avait été choisi, l'accent ait été mis sur son « humanité ». De même, la mention d'Elisabeth Badinter qui approuve le choix de cette nomination est accompagnée de la précision « mon épouse » alors que, ailleurs dans le texte, elle sera seulement nommée par son prénom. L'approbation de l'épouse compte ici plus que celle de la philosophe.

    Le récit du grand oeuvre : le long parcourt du nouveau code pénal

    Dans sa volonté de légitimer son action, Robert Badinter se place au-delà de l'action politique à court terme : il souhaite réaliser une oeuvre et donc profiter de son accession temporaire au pouvoir pour imprimer sa marque. L'abolition faisait partie du programme de campagne du candidat socialiste en 1981. Le garde des Sceaux s'attachera à rendre cette abolition irréversible; objectif qu'il atteindra. Parmi les autres résultats qu'il revendique, l'auteur insiste tout particulièrement sur son action en faveur des prisons et se félicite d'avoir réussi à rendre la Cour européenne des droits de l'homme accessible aux citoyens ordinaires. Mais à côté de ces réalisations, qui restent admirables, l'homme est en quête d'une oeuvre à accomplir. Ce sera la refonte du code pénal. Le récit de ce projet parcourt l'ouvrage : des débuts difficiles jusqu'à son accomplissement, bien après le départ de Robert Badinter de la Chancellerie. Ce projet joue ainsi, d'une certaine manière, le rôle de fil directeur du livre après avoir été, en partie, celui de l'action du ministre en exercice.

    Cependant, plus que l'oeuvre d'un ministre, il s'agit de celle d'un homme : d'une ambition portée par une vie consacrée au droit et à la justice. Rien de plus normal dans ces conditions que de vouloir marquer son temps et mettre à profit le pouvoir exercé, même sur un temps très court, pour tenter de réaliser ce grand projet. Robert Badinter est d'ailleurs très clair sur ses principales motivations : outre la volonté d'accorder le code pénal aux mentalités actuelles, il s'agissait également d'un chantier enthousiasmant du fait de son caractère historique. Voilà un homme parvenu momentanément au pouvoir qui peut mettre en application ses principes et tenter d'imprimer sa marque sur la société. Le caractère éphémère du pouvoir s'efface avec ce projet puisqu'il permet de continuer d'agir bien après la perte de ses fonctions de ministre. L'abolition de la peine de mort et le combat mené par Robert Badinter pour que celle-ci soit irréversible fonctionnent sur le même mode: l'oeuvre accomplie est rendue pérenne.

    Mais avec un nouveau code pénal, il s'agissait d'aller plus loin encore en accordant le droit avec ses convictions. En effet, la volonté de « dépoussiérer » le code pénal, n'est pas seulement enthousiasmante de part son action modernisatrice : elle ouvre un horizon d'action où les valeurs pour lesquelles l'auteur a combattu, pourront s'exprimer dans un texte contraignant. En effet, si la volonté de mettre en adéquation le code pénal avec les mentalités de la fin du XXe siècle semble un projet universaliste, il s'agit tout du moins, de partir des conceptions de son propre camp et de ses convictions intimes pour juger de l'évolution des mentalités. Bien sûr, le travail n'est pas solitaire et de nombreux niveaux de contrôle permettent d'éviter les dérives. Mais au final, il s'agit bien plus de mettre en conformité le code pénal avec les valeurs défendues par la gauche que d'envisager une modernisation a minima sur la base d'un consensus global au sein de la population et des acteurs politiques.

    De nombreux obstacles se dressent sur le chemin de ce nouveau code. Parmi les difficultés principales, l'auteur cite tout particulièrement la lenteur des réalisations et surtout le désintérêt pour les questions de justice : désintérêt constant de l'opinion mais aussi de la classe politique dans son ensemble, y compris du gouvernement. Ce code ne sera adopté qu'en 1994, mais l'oeuvre de Robert Badinter était alors accomplie. Non seulement l'ancien ministre prouvait la valeur du travail effectué à la Chancellerie, mais il s'inscrivait également dans le temps long de l'histoire des institutions. Plus de trente années après sa prise de fonction en tant que garde des Sceaux, l'auteur peut ainsi se féliciter d'avoir laissé son empreinte sur la société française. Par le truchement de son code, son action se trouve ainsi réactualisée au quotidien comme si elle s'inscrivait dans une sorte de présent perpétuel. Cette volonté d'agir sur le long terme sur la société était présente dès le départ chez Robert Badinter et elle est également perceptible au travers des critiques à l'encontre du gouvernement de Nicolas Sarkozy et des revendications qui sont formulées à plusieurs endroits de l'ouvrage. Le projet de départ, qui se voulait la retranscription fidèle d'une expérience ministérielle, sert ainsi de support à l'expression de revendications encore très actuelles. Le livre de Robert Badinter a été écrit pour attester d'une action passée et en assurer une certaine lecture, mais il constitue surtout une tribune de plus pour le militant que l'auteur n'a jamais cessé d'être. En effet, les occasions de s'exprimer publiquement ne manquent pas. Jusqu'en septembre 2011, Robert Badinter était sénateur et prenait la parole en tant qu'élu. Son site web reflète ses combats continus, de même que ses nombreuses prises de position dans la presse.

    Un intellectuel toujours engagé

    Le caractère militant de ces mémoires apparaît très clairement avec le rappel des revendications formulées lors de son passage à la Chancellerie ; revendications non satisfaites qui semblent à l'auteur avoir encore toute leur légitimité. Au-delà de la mise en récit de l'oeuvre accomplie, il se livre ansi à un inventaire partiel des mesures qu'il aurait souhaité voir adoptées il y a trente ans et qui présentent toujours un intérêt à ses yeux. Parmi ces revendications, figure celle de la réforme de l'instruction ; réforme au statut particulier puisqu'elle fait aussi partie des mesures emblématiques de l'actuel chef de l'Etat, Nicolas Sarkozy. Cette réforme est pour l'instant suspendue mais elle est significative d'un conflit idéologique radical entre gauche et droite. Tandis que Nicolas Sarkozy prône un système « à l'américaine », laissant à la défense seule la charge de rassembler des preuves en faveur de l'accusé, Robert Badinter plaide, de son côté, pour la solution qu'il avait souhaitée mettre en oeuvre en 1985 : la création de chambres d'instruction pour remédier à la « solitude du juge ». Soulignant le déséquilibre entre l'accusation et la défense aux Etats-Unis, l'auteur instiste également sur la nécessaire indépendance de la justice. La loi du 10 décembre 1985 dont Robert Badinter avait été l'artisan prévoyait une collégialité de l'instruction plutôt que la suppression pure et simple du juge d'instruction. Or, du fait de l'alternance, cette loi ne fut pas appliquée. Le ralliement de la droite à la collégialité de l'instruction en 2007, permet ainsi à l'auteur non seulement d'illustrer la qualité de son travail et ses talents visionnaires, mais également le manque de constance de ses adversaires. En réaction à l'affaire dite d'Outreau, où les droits de la défense ont particulièrement été mis à mal avec l'incarcération et le traitement médiatique à charge d'individus accusés à tort de pédophilie, la collégialité était de nouveau envisagée, malgré les préférences du Président de la République pour la suppression du juge d'instruction. Déplorant une perte de temps, Robert Badinter rappelle ainsi que si le climat de 1986 lui avait été moins hostile, la collégialité de l'instruction aurait été mise en place et de nombreux dérapages auraient pu être évités.

    Les critiques vis-à-vis de l'actuelle majorité ne se limitent pas aux tentatives de réformes de l'instruction. Sont visées également la précipitation et la volonté de se placer toujours du côté des victimes. Si ces critiques servent à justifier l'attitude et les actes de l'ancien ministre, elles visent aussi, pour le lecteur de 2011-2012, tout particulièrement Nicolas Sarkozy et ses différents ministres. Viennent ainsi immédiatement à l'esprit les propos répétés en faveur des victimes de l'ancienne garde des Sceaux de N.Sarkozy : Rachida Dati. L'intérêt de l'auteur pour les prisons est également un moyen de rappeler à différents endroits du texte une conviction profonde qui fonde tout un système de pensée en opposition avec les principes de l'actuelle majorité. Le temps du récit vient ainsi télescoper celui de l'écriture : les mémoires deviennent armes de guerre en dénonçant l'actuel gouvernement. Le rappel du passé justifie des critiques très contemporaines. La volonté de départ de Robert Badinter de proposer un témoignage fidèle - « Ces années de luttes, je les raconte telles que je les ai vécues. » - est ainsi transcendée par un engagement toujours actuel, et ce d'autant plus qu'approche l'élection présidentielle du printemps 2012.

    Mythologie personnelle et mythologisation de la gauche

    Tout au long de son ouvrage, Robert Badinter insiste sur sa droiture et sa fidélité à ses convictions. Son engagement politique ne vise pas à satisfaire des fins personnelles mais s'inscrit dans une recherche du bien commun. Sa carrière professionnelle répond d'ailleurs à cette volonté de mettre en adéquation ses valeurs et ses actes ; volonté qui oriente son action politique et conditionne son rapport au pouvoir. Plus qu'un privilège, l'auteur considère que l'accès aux responsabilités engage avant tout à être exemplaire. Cette volonté d'exemplarité est présentée comme l'un des axes directeurs de sa conduite : qu'il soit simple citoyen ou ministre, Président du Conseil constitutionnel ou sénateur, sa conduite doit refléter ses convictions. L'arrestation et le procès de Klaus Barbie fournissent à Robert Badinter une occasion exceptionnelle de mettre en pratique ses idéaux. Ainsi, dans le récit que l'ancien ministre en donne, l'accent est mis sur la volonté de justice et sur l'effacement de l'histoire personnelle de l'auteur dont le père a été déporté sur ordre de Barbie. Cet événement permet à Robert Badinter d'illustrer sa force morale puisqu'à l'époque, il n'a pas été révélé que son père faisait aussi partie des victimes de Barbie. Pourtant, la révélation de cette histoire personnelle douloureuse aurait pu permettre de calmer les attaques dont le garde des Sceaux était la cible, notamment de la part de militants d'un rétablissement de la peine de mort.

    Ainsi, l'action du ministre s'inscrit-elle dans le pur respect de la fonction : l'homme s'efface derrière le ministre. De même, ce récit tardif de la portée familiale du procès Barbie pour les Badinter participe-t-elle d'une conception de la politique sur le long terme : Robert Badinter revendique le jugement de l'histoire plus que celui – immédiat – des urnes. Il souhaite ainsi rester, dans la mémoire collective, un homme de conviction qui ne transige pas avec ses valeurs. En ouverture de l'ouvrage, l'auteur cite le Deutéronome : « La justice tu chercheras ardemment. » (16,20). Cette référence à un texte de l'Ancien Testament confère à la fois solennité et rigidité, voire rigorisme, à l'ouvrage. Dès le départ, le ton est donné : ce livre se veut un récit d'un parcours de ministre en accord avec des convictions. D'ailleurs, le texte de Robert Badinter prend parfois les accents d'une véritable profession de foi : ainsi quand l'auteur défend sa conception humaniste de la société et de l'Etat ou quand il revendique son attachement aux symboles qui attestent de la victoire de la justice. L'emploi du présent de l'indicatif dans ces deux passages souligne la constance de l'auteur qui n'a pas renoncé à ses valeurs avec l'exercice du pouvoir. Son rapport à l'argent est ainsi emblématique de l'image qu'il souhaite donner de lui-même. Il se veut exemplaire et souhaite que la République le soit tout autant, surtout lorsqu'elle est gouvernée par la gauche.

    Robert Badinter veut s'inscrire dans une longue tradition de penseurs et d'hommes d'Etat : il revendique ainsi l'héritage de Jean Jaurès et Léon Blum et estime que son principal mérite réside dans sa constance et sa fidélité aux principes qui sont, à ses yeux, fondateurs de l'idéal de société porté par la gauche : la quête de justice et le respect des libertés. Lorsqu'en 1984, l'opinion lui deviendra un peu plus favorable, c'est à cette constance dans l'action et à son respect absolu des principes de justice que l'auteur accordera cette évolution, bien plus qu'à un phénomène d'adaptation à la conjoncture : l'opinion l'accepte finalement alors qu'il n'a jamais cherché à lui plaire. Et c'est ainsi, sans rien changer à son attitude et encore moins à ses principes, qu'il finit par se faire accepter et à jouir d'une certaine popularité parmi les militants et sympathisants socialistes et, plus largement, au sein de la gauche dite « républicaine ». Il gagne aussi l'estime des autres membres du gouvernement et des élus socialistes, ainsi que celle de François Mitterrand, estime rarement exprimée directement mais qui comptera à l'époque beaucoup dans sa réussite et dont il souhaite aujourd'hui que le souvenir soit rendu pérenne. Ainsi, alors qu'au début de son premier septennat, François Mitterrand se plaisait à dire que les juristes ne comprenaient rien à la politique, il reconnaîtra plus tard la valeur du travail de son garde des Sceaux et citera ses réalisations parmi les plus grandes réussites de son premier septennat. En allant jusqu'au bout de ses idéaux, l'auteur parvient à une juste reconnaissance : cette manière de se présenter comme un homme intègre récompensé au terme d'un parcours semé d'embûche par l'opinion et le Parti socialiste donne ainsi plus de poids à l'individu et fait de sa popularité une victoire personnelle plus que le fruit d'une conjoncture favorable :

    « En cet hiver 1986, les demandes affluaient pour me faire participer à des meetings aux côtés de candidats socialistes. [...] Mon chemin était désormais semé de roses. [...] Le Monde écrivait : ''Les socialistes ont deux héros, MM. Mitterrand et Badinter. [...] Le garde des Sceaux paraît porter en lui les valeurs éternelles de la gauche non communiste actualisées au fil des dernières années.'' »

    Cette citation mérite tout particulièrement de figurer dans le corps du texte de cet article. En effet, en citant la presse, Robert Badinter peut ainsi évoquer son mérite personnel sans avoir l'air trop satisfait de lui-même. L'usage dans cette article du Monde de l'expression « valeurs éternelles de la gauche » sert d'appel à une reprise du terme « éternel » un peu plus loin dans le texte par l'auteur lui-même. A propos d'un discours prononcé devant des militants enthousiastes, Robert Badinter indique ainsi : « J'étais emporté, hors des contingences de l'immédiat, par l'essentiel : le message éternel de justice et de solidarité de la gauche. [...] La salle debout explosa en acclamations. » Afin de donner un caractère sacré aux valeurs qu'il défend, l'auteur se livre ici à une mythologisation de la gauche assez classique en France. En effet, alors que les différents acteurs ont bien conscience de l'historicité des mouvements politiques, une tendance très nette s'est imposée du côté de la gauche française pour s'ériger en unique représentante d'une société juste et généreuse. Les combats politiques depuis l'époque des Lumières et notamment l'affrontement entre progressistes et conservateurs tout au long du XIXe siècle pour ou contre le retour d'une république et le processus de sécularisation qui l'a accompagné ont forgé une mythologie où la gauche apparaît comme la seule voie possible. Cette conception étroite du bien qui appartiendrait à un seul camp est à la fois la force et la faiblesse des partis et mouvements de gauche en France. Pourtant, il s'agit d'un phénomène relativement banal dans lequel les valeurs morales défendues en priorité par son camp sont jugées les seules légitimes.

    La construction de l'ouvrage, sans fioriture, sans beaucoup d'élan non plus, sans introduction et sans conclusion, hormis un épilogue sous forme de morale, donne au texte l'apparence d'une fable. Robert Badinter analyse, en moraliste, le milieu politique en faux profane. Ce rôle de candide l'autorise à se présenter comme extérieur à cet univers auquel il participe néanmoins pleinement depuis 1981. Le livre a été publié en 2011 : Robert Badinter achevait alors son dernier mandat de sénateur. L'apprenti politique qu'il était en 1981 s'est mué en véritable homme politique. Mais en voulant se montrer différent, non carriériste, uniquement mu par des intérêts supérieurs aux siens propres, l'auteur achève de s'ériger en modèle et parvient à faire oublier qu'il évolue également, et depuis plus de trente ans, dans des milieux proches du pouvoir politique, quand il n'y participe pas directement. La fin du livre lui donne ainsi raison : rigoriste, ennuyeux sans doute, mais légitime et méritant. Dans les dernières pages, il analyse son triomphe sur l'opinion et son succès auprès des militants et sympathisants socialistes. Du plus dur au plus agréable, le parcours se lit comme une initiation où la détermination, la ténacité et la force morale ont permis de gagner son combat sans pour autant s'aliéner. La rigueur qui sera souvent reprochée à l'homme est revendiquée tout au long de l'ouvrage. D'ailleurs, la volonté de contrôle est très sensible : le texte est plutôt froid et sans âme. En incorrigible perfectionniste, Robert Badinter veut tout contrôler et surtout son image. L'auteur se montre ainsi capable d'analyser ses erreurs et de faire amende honorable. Concernant la réforme de l'exécution des peines par exemple, Robert Badinter concède avoir commis une erreur politique. Toutefois, comme indiqué dans le texte, cette erreur est politique et donc imputable à son manque d'expérience : il ne s'agit pas d'une erreur de fond. Les erreurs pointées du doigt dans le texte sont avant tout des signes de son inexpérience du pouvoir et non pas des aveux de faiblesse ou de fourvoiement idéologique.

    La volonté de laisser une image lisse, propre et parfaite de combattant pour la justice est ainsi particulièrement sensible. D'ailleurs, alors qu'à l'été 1985, débute l'affaire du Rainbow Warrior en Nouvelle-Zélande, les mémoires de l'ancien ministre ne la mentionne à aucun moment. Certes, Robert Badinter n'a rien à voir avec les ordres qui ont été donnés à la DGSE par le Président de la République et son ministre de la Défense d'empêcher le navire de Greenpeace d'aller gêner les essais nucléaires français menés en Polynésie. Toutefois, en tant que membre du gouvernement, il sera mis au courant rapidement de la situation et sera consulté, notamment concernant les suites juridiques de cette affaire. Pourtant, il n'y fait jamais mention dans le texte. La partie consacrée à l'année 1985 est entièrement focalisée sur la réalisation des objectifs annoncés en début d'ouvrage : réforme pénitentiaire, lancement de la réforme du code pénal et irréversibilité de l'abolition de la peine de mort. Bien sûr, le bilan est flatteur pour l'ancien ministre et nul ne peut lui reprocher d'avoir ni chômé ni manqué à ses obligations. Mais l'absence de toute mention au Rainbow Warrior entache cependant le discours, notamment parce qu'elle laisse libre cours à toutes les interprétations.

    Dans Verbatim, Jacques Attali indique, sans plus d'explication, que le garde des Sceaux semble « prêt à tout » pour ne pas être mêlé à l'affaire. La sauvegarde de sa réputation semble ainsi importer plus à l'auteur que l'établissement de la vérité. Concernant la visite, en 1985 également, du chef de l'Etat polonais, Jacques Attali note que Robert Badinter a poussé Laurent Fabius, alors premier ministre, à se désolidariser du Président pour bien montrer son soutien au mouvement de révolte alors incarné par Lech Walesa contre le régime en place. La belle figure du juste se fissure. Robert Badinter a cherché à se protéger : en « poussant » le Premier ministre à intervenir devant les parlementaires, c'est bien l'image du gouvernement et donc la sienne également qu'il voulait protéger, fut-ce aux dépends de la cohésion nécessaire au sein de l'exécutif entre le Président et son gouvernement.

    La figure du héros solitaire, prototype du grand homme en Occident

    En se décrivant comme un homme impopulaire, raillé, mais ne perdant jamais de vue ses objectifs et agissant toujours en conscience, Robert Badinter joue, sans doute en partie inconsciemment, avec les images stéréotypées du héros solitaire, seul juste parmi les méchants. Cette référence implicite à une figure déclinée de multiples façons, y compris dans la culture populaire – cow-boy, super héros, chevalier errant, etc. - rend l'auteur familier et permet au lecteur de s'y identifier plus facilement : qui voudrait, en effet, endosser le costume du mauvais personnage? La victoire sur l'opinion relatée à la fin de l'ouvrage est donc « logique » et correspond au final attendu : quelles que soient les épreuves, le héros triomphe toujours. Mais cette figure a une histoire qui débute au moins avec les Lumières lorsqu'est forgée la figure du grand homme. Ce ne sont plus la naissance ou la participation à une nature divine comme pour les héros antiques qui comptent désormais, mais la vertu personnelle, le mérite. Parfois à contre courant de son époque, le grand homme est un visionnaire qui va marquer son temps et surtout les époques à venir. Sans exagérer et prêter à Robert Badinter une ambition qui n'est peut-être pas la sienne, il faut cependant reconnaître que sa manière de se présenter emprunte, ne serait-ce qu'inconsciemment, aux stéréotypes forgés par l'histoire. La mémoire de la Résistance, si importante pour la gauche française, offre également des modèles qui, sans être revendiqués explicitement dans l'ouvrage, contribuent sans doute également à façonner la figure idéale de l'homme politique, intègre et juste, fidèle à ses principes malgré l'adversité, dans laquelle cherche à se couler Robert Badinter.

    Cependant, si l'ancrage dans la mémoire de la gauche française et dans la figure du grand homme et du héros solitaire s'appuie sur un héritage mémoriel qui remonte au moins au mouvement des Lumières et qui a été particulièrement réactivé avec la Résistance, il est remarquable que dans ces mémoires, se retrouvent également quelques-uns des stéréotypes les plus prégnants pour l'identité occidentale. Ainsi, Robert Badinter est un homme juste et droit, debout. Cette revendication de la station debout et la promotion d'un certain type de démarche est révélateur des mentalités et des valeurs en Occident. L'homme occidental – plus encore que la femme – se doit de marcher droit et d'avancer vite à grandes enjambées : il sait où il va, il a un but et maîtrise son environnement. Cet idéal de redressement et de contrôle érigé comme le but suprême de l'homme occidental se laisse ainsi deviner à la fois dans la mise en récit de son expérience de ministre mais aussi dans la réaffirmation de sa moralité sans faille.

    Cette obsession de laisser une belle image de soi est sensible tout au long de l'ouvrage. Mémoires politiques, ce livre est l'autoportrait d'un homme qui s'est retrouvé en situation de pouvoir et qui, par la suite, ne s'est jamais véritablement éloigné du milieu politique. Si son dernier mandat s'est achevé courant 2011, Robert Badinter reste un combattant, un militant. Son rigorisme qui tend parfois à la moralisation peut sembler exaspérant. Cependant, quel sympathisant de gauche ne rêverait pas, avec lui, d'une République exemplaire avec des dirigeants moins gourmands en honneurs et privilèges? Toutefois, la critique qui s'exprime tout au long de ces pages tend à donner raison à certains mouvements extrémistes qui souhaitent décrédibiliser la classe politique. Est-ce une meilleure façon de servir la politique? Il semble, tout au contraire, que si les citoyens sont en droit et ont le devoir de se montrer exigeants vis-à-vis de leurs représentants, assimiler « les politiques » à un groupe de parvenus, déconnectés de la société, revient à leur ôter toute légitimité. La cohérence demande, pour les partis républicains et leurs sympathisants, ainsi que pour l'ensemble des électeurs qui ne se reconnaît pas dans les extrêmes, non seulement d'exiger l'exemplarité mais aussi d'accepter pleinement d'être représenté et de ne pas oublier, par conséquent, que les représentants élus sont le reflet de la société. Contrairement à ce qu'il professe tout au long de l'ouvrage, Robert Badinter se laisse ainsi aller avec ses critiques du monde politique, à adopter le discours d'une certaine doxa, de plus en plus dominante et dangereuse, qui tend à opérer une coupure radicale entre les citoyens et les élus. Bien sûr, les critiques de Robert Badinter doivent être contextualisées. Cependant, nul auteur n'est maître de la manière dont ses écrits seront reçus et utilisés. La volonté de maîtrise de son image et de la mémoire de son action de ministre semble donc vouée à l'échec.

    En revanche, ce texte fournit de précieux indices sur la personnalité de l'auteur. Car si la plupart des faits rapportés sont connus depuis longtemps, le dévoilement de l'homme derrière le ministre vient nourrir les réflexions sur la nature du pouvoir et sur le rôle de la personnalité et des convictions dans l'exercice d'une fonction politique. Surtout, il s'agit d'un texte militant, qui tout en effectuant un travail de mémoire, s'inscrit dans l'espace public comme un texte polémique. Robert Badinter est toujours au combat et c'est sans doute l'image qu'il souhaiterait laisser.

    Bibliographie

    ATTALI Jacques, Verbatim, Tome 1, Chronique des années 1981-1986, Paris, Fayard, 1993.
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    INGOLD Tim, Being alive, Essays on movement, knowledge and description, Londres, Routledge, 2011.
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    PROCHASSON Christophe, La gauche est-elle morale ?, Paris, Flammarion, 2010.


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