 
 
      Scritture di sé in sofferenza
       Orazio Maria Valastro (a cura di)
M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010
ÉCRIRE ET S'ÉCRIRE EN PRISON
        
    Lionel Rebout
rebout.lionel@live.fr
        Après des études en histoire 
                    de l’art, je soutiens une thèse en philosophie au printemps 
                    2009 à Paris Nanterre: «Processus de visibilisation et mode 
                    d’apparaître en milieu carcéral». J’ai observé des détenus 
                    écrire ou étudier en prison, et ai participé à un atelier 
      d’écriture.
Dans cette contribution, 
                    j’entendrai l’écriture de soi au sens de la subjectivité, 
                    c’est-à-dire un rapport à soi nécessairement recomposé et 
                    remis en cause dans le champ carcéral, cadre décontenançant 
                    par la force des choses et source d’une souffrance originale 
                    dans la vie d’un homme. Et j’entendrai l’écriture de soi dans 
                    ses rapports à l’écriture en tant que technique, pratique 
                    de l’intime pour approcher, saisir, questionner l’autre écriture, 
                    celle de soi. Ainsi j’interrogerai la prison lorsqu’elle touche 
                    au fondement de l’être, de celui qui est enfermé et j’interrogerai 
                    les rapports et les conditions de l’écriture en prison entretenues 
                    pour les détenus et leur environnement.
                    
                    Ma démarche va s’appuyer dans un premier temps sur l’expérience 
                    carcérale, telle que j’ai pu l’observer ces dernières années, 
                    avant de retravailler des concepts dans un second temps, ceux 
                    de Foucault et de la philosophie plus largement. Prenant conscience 
                    de la place limitée qui m’est offerte ici, place heureuse 
                    néanmoins, je me contenterai de tracer les grandes lignes 
                    d’une réflexion embryonnaire et un début de problématique. 
                    J’ai la faiblesse de croire que ces prémices seraient susceptibles 
                    d’être repris et amplifiés par d’autres. Et ce avec talent.
                    
                    1. Dire et écrire en prison
                    
                    D’emblée la prison opère une distinction et même une opposition 
                    entre dire et écrire. Pour dire qu’il est en prison, le détenu 
                    prendra sa plume. Ecrire aux proches afin de signaler sa présence 
                    derrière les barreaux ou plutôt son retrait de l’espace public. 
                    Magnanime, la prison offre les premiers timbres, faute de 
                    voix, et ainsi permettre la courtoisie d’annoncer la sinistre 
                    nouvelle. Voilà donc l’arrivée en prison. Voici donc par ailleurs 
                    la première confrontation à l’écrit dans sa dimension personnelle.
                    
                    L’autre confrontation à l’écrit serait le dossier de l’instruction 
                    qui s’épaissira à vue d’œil, alourdi par une expertise, une 
                    commission rogatoire, un procès-verbal, acte probant et codifié: 
                    dimension publique et régie de l’écriture, sur laquelle le 
                    détenu ne peut presque rien, sauf à écrire à son avocat, voire 
                    au magistrat instructeur.
                    
                    Nous sommes là devant une contradiction majeure. La procédure 
                    judiciaire et l’Administration pénitentiaire se plaisent à 
                    utiliser la voie de l’écrit pour notifier, enregistrer alors 
                    que le délinquant est dans la plupart des cas en déficit de 
                    langage, d’élaboration symbolique. D’où son passage à l’acte 
                    souvent selon certaines thèses en sociologie [1]. 
                    De ce point de vue, s’installe un hiatus entre la main qui 
                    a méfait, langage agi, et une langue contrainte à écrire, 
                    à défaut de s’écrier.
                    
                    La quasi-totalité des rapports institués avec l’Administration 
                    se déploient dans l’écrit: formulation d’une demande, d’une 
                    permission, d’une information. Un code s’établit et de fait 
                    constitue matière à un diagnostic. Précisément, il est préférable 
                    de suivre une forme de politesse, l’emploi d’un ton amène. 
                    Sans cela, la demande peut se trouver rapidement au fond d’une 
                    poubelle. Epreuve ou épisode qui permet à l’Administration 
                    de jauger le détenu, son caractère et son évolution. L’écriture 
                    est donc un filtre, un moyen, un poste d’observation, une 
                    zone de contact et de confrontation entre deux parties opposées 
                    par nature.
                    
                    2. L’écriture: d’un mode de communication à une technique 
                    de soi
                    
                    En dehors de l’usage de l’écriture, voie principale de la 
                    communication institutionnelle, l’écriture prend ou retrouve 
                    selon le contexte une place autre, un usage plus noble, car 
                    plus constructif pour l’individu détenu. Ecrire réclame du 
                    temps en fonction de l’importance de l’exercice.
                    
                    Il existe en prison des vrais temps d’écriture: la nuit, le 
                    week-end, en vue d’envoyer le courrier au bon moment; existe 
                    aussi une économie de l’écriture: recherche d’enveloppes et 
                    de timbres, conseils pour toucher au but, notamment pour ceux 
                    qui manient moins bien la langue. L’écriture permet aussi 
                    de faire passer le temps. C’est une pratique occupationnelle 
                    ou voulue comme telle. Bien des détenus s’appliquent à écrire 
                    et retrouvent le sens de l’écriture. Et ce d’autant plus, 
                    lorsqu’il s’agit d’écrire à la famille, à l’épouse, liens 
                    à conserver, à entretenir [2]. 
                    D’où des précautions malgré les fatales incompréhensions et 
                    maladresses.
                    
                    La relation épistolaire ouvre le champ de l’intime: il faut 
                    se raconter, raconter la prison et l’affaire, se justifier 
                    peut-être face aux critiques. C’est là dans l’écriture qu’une 
                    souffrance s’expose, est rendu lisible à l’autre dont on attend 
                    un réconfort. La prison est souvent synonyme de souffrance: 
                    remords lorsqu’on est coupable ou en capacité de se sentir 
                    coupable; éloignement forcée de la compagne et des enfants; 
                    deuil d’une vie passée, d’une vie perdue; vie déracinée, tronquée, 
                    une vie placée à l’ombre. D’où des difficultés à apparaître 
                    au grand jour.
                    
                    Parfois des détenus retrouvent les joies de l’écriture par 
                    la reprise des études. Mais plus encore quand c’est le moyen 
                    de communiquer avec l’extérieur. Certains détenus diront apprécier 
                    ces moments d’écriture et la tournure qu’elle prend quand 
                    il y a derrière les mots une vive émotion. J’ai entendu des 
                    détenus dire qu’ils écrivaient pour la première fois à leur 
                    compagne ou qu’ils n’avaient jamais eu ce type de moments, 
                    a priori de qualité avec celles-ci. Etrange impression. Autre 
                    façon d’apparaître.
                    
                    3. La prison: une nouvelle écriture de soi
                    
                    La prison impose par son cadre exceptionnel pour celui qui 
                    est détenu et parfois pour celui qui y travaille une nouvelle 
                    relation à soi-même. En cela la prison n’est pas directement 
                    une nouvelle écriture de soi mais davantage une tournure stylistique 
                    différente, adaptée. Dit en des termes plus sociologiques 
                    des adaptations secondaires (Goffman). La prison entraîne 
                    par son poids, sa routine ou par le choc de l’arrivée et par 
                    la durée une forme de violence et une recomposition de l’individu 
                    incarcéré. C’est la subjectivité de la personne détenue dont 
                    il est question ici. En cela nous attirons l’attention sur 
                    ce que l’écriture autorise, permet dans son nouveau rapport 
                    à soi; sur la prison quand elle induit, incite des comportements 
                    autour de l’écriture au travers des animations comme un atelier 
                    conduit par un écrivain; sur ce que permet l’écriture quand 
                    elle parle de souffrance, de l’être enfermé.
                    
                    Ici il ne s’agit pas de reproduire avec une certaine candeur 
                    généreuse le poème d’un détenu quand bien même serait-il de 
                    grande facture; il s’agit de gratter plus loin, de déceler 
                    le palimpseste de l’âme qui souffre derrière une écriture 
                    sociale de l’être, une écriture obligée et codifiée, elle-même 
                    source de souffrance. Comment s’écrire en prison? Comment 
                    déployer une subjectivité, un rapport à soi lorsque le détenu 
                    est empêché d’apparaître au grand jour? Lorsque sa prérogative 
                    tronquée qu’est la présentation de soi le place dans le corps 
                    d’exception? Alors qu’il y aurait d’autres voies de passage, 
                    comment l’écriture vient tracer des passerelles entre les 
                    sphères publiques et privées? Comment l’écriture retourne 
                    sans cesse comme un boustrophédon l’intime et l’extime?
                    
                    Une voie d’accès au champ carcéral est d’interroger le détenu 
                    dans son incapacité à apparaître au grand jour, sujet de la 
                    thèse que j’ai achevée récemment. De ce point de vue, l’écriture 
                    permet une première apparition, diaphane sans doute, hésitante 
                    et vacillante, mais apparition tout de même. Si je définis 
                    le mode d’apparaître comme l’entrée symbolique d’un individu 
                    au monde (Arendt) [3], sa 
                    mise au monde en quelque sorte, je dois admettre que l’écriture 
                    de soi serait une première mise en scène, un acte théâtral, 
                    s’appuyant sur une grammaire pour partie universelle, un donné 
                    anthropologique, destiné à communiquer et à rendre consistant 
                    le mollusque que nous sommes.
                    
                    En tant que pratique l’écriture est une manifestation de ce 
                    mode d’apparaître, un acte fort, un acte de dignité (une dignité 
                    en acte), un acte qui fait dialoguer des symboles entre eux. 
                    Et c’est précisément à cet endroit que la prison blesse l’individu 
                    qui sort du monde de l’apparition par son entrée-exit de l’espace 
                    carcéral. L’herbe se fait moins verte; la vie s’essouffle, 
                    se dégonfle. Dit autrement, l’individu incarcéré s’amoindrit 
                    sur le plan de ses relations aux autres, des symboles employés, 
                    un tout censé l’engager dans le monde en tant qu’être entier 
                    et de plein droit.
                    
                    4. Pratiquer l’écriture: apparition et subjectivité
                    
                    Alors qu’il s’agit d’une pratique solitaire voire introvertie, 
                    l’écriture est probablement une manière d’apparaître en prison. 
                    Ecrire, c’est entendre différemment sa voix intérieure, une 
                    voix si intérieure qu’elle n’offrirait aucune épaisseur particulière. 
                    Ecrire représente un premier détachement de soi, sans pour 
                    autant s’oublier. Bien au contraire, l’écriture naît de soi 
                    et revient vers soi. Comme une pellicule qui se détache doucement 
                    et qui finira par se décanter. Il s’agit là d’un mouvement 
                    lent et irréversible si le candidat à l’écriture l’emploie 
                    et s’emploie à la solliciter souvent au travers d’exercices 
                    bénins mais toujours significatifs, au moins pour soi-même. 
                    Cela peut se nicher dans un courrier au chef de détention. 
                    Des détenus aiment écrire en acrostiche ou en rime, peut-être 
                    à l’aide de contrepèteries; user de mots rares ou à double 
                    sens. Ces manifestations pourraient nous faire douter de la 
                    catégorie que l’on plaque sur les détenus, celle qui veut 
                    que ces derniers seraient en langage restreint, c’est-à-dire 
                    en déficit de langage ou de symbolisation.
                    
                    Certaines batailles se jouent dans ces mots qui circulent, 
                    des mots qui ne servent à rien en apparence mais qui sont 
                    le champ de la lutte entre l’Administration et le détenu. 
                    Autre seuil, celui-là plus symbolique que matériel. Façon 
                    d’apparaître, de conserver cette prérogative et au final d’exister 
                    au travers d’une subjectivité construite et donnée en propre. 
                    L’écriture permet, appuie et maintient une subjectivité. La 
                    sphère de l’écriture s’étend de la prise de notes sur son 
                    affaire (notes marginales dans le dossier, lettres diverses) 
                    jusqu’à une écriture qui revêt un caractère créatif (poèmes, 
                    nouvelles).
                    
                    Le propre de l’écriture est le retour sur soi, l’analyse de 
                    soi, le début d’un accouchement de l’âme, un soulagement, 
                    une soupape de sécurité. Pour certains détenus l’écriture 
                    équivaut pour ces effets à un transport chimique (légal ou 
                    non). L’association des deux n’étant pas exclusif l’un de 
                    l’autre. Les motifs d’inspiration sont étendus.
                    
                    L’écriture est à la fois le moment et l’opérateur d’une surprise 
                    de soi dans un double mouvement de saisissement et dessaisissement; 
                    de recueillement et d’abandon tout à la fois. L’individu apparaît 
                    dans l’interstice, dans le marque-page glissé négligemment 
                    là. Finalement propulse l’intéressé plutôt, ne le freine jamais 
                    vraiment. L’écriture avance comme l’eau, rien ne l’arrête. 
                    Si je tiens l’apparaître comme le grand instant de la subjectivité, 
                    lorsque celui-ci se produit au cours d’une rencontre primordiale, 
                    pourquoi ne pas retenir l’écriture comme l’autre grand instant 
                    de la subjectivité, une subjectivité isolée à la différence 
                    de la première? L’écriture fait apparaître l’individu et l’individu 
                    fait surgir en même temps l’écriture. Dans une sorte d’exercice 
                    où elle est conductrice, médiatrice du flux électrique de 
                    l’être qui s’éprouve.
                    
                    Etre détenu, c’est revenir à l’essentiel de l’existence. La 
                    liberté s’est volatilisée, sanction oblige; ne reste que l’os: 
                    la chair est partie. Dans ce contexte, l’écriture permet de 
                    faire vivre ou d’entretenir cet essentiel de couture, ce bagage 
                    à main, ce nécessaire au voyage carcéral. Pourquoi ne pas 
                    dire une boite à outil de la subjectivité carcérale? L’écriture 
                    a ce je ne sais quoi de prodigieux qui prolonge par d’autres 
                    moyens la subjectivité alors que la parole même se perd de 
                    plus en plus profondément dans la gorge du détenu. Là de nouveau, 
                    on peut reprendre la distinction entre dire et écrire. Dans 
                    l’expérience carcérale, la parole du détenu s’absente, s’amoindrit, 
                    se détourne des mots, ceux qui ont été appris par le monde 
                    et son instituteur. Ainsi, l’écriture a bien plus de chances 
                    de réussir quand la parole échoue fatalement.
                    
                    5. L’écriture: une boîte à outil de la subjectivité
                    
                    Ci-contre je vais tenter de dire en quoi l’écriture serait 
                    une boîte à outil de la subjectivité, une condition de celle-ci. 
                    Il faut entendre l’écriture comme une ressource, un conducteur 
                    de la subjectivité. Que reste-t-il au détenu pour s’opérer 
                    en tant que sujet une fois pris dans la tourmente carcérale?
                    
                    A l’arrivée même dans l’enceinte de la prison, après une multitude 
                    de portes et de couches à défaire, de procédures et de fouilles, 
                    le nouveau venu ressent une dépossession de soi. Sentiment 
                    qui se niche dans la perte des objets usuels, des objets de 
                    la vie civile: effets personnels (portefeuilles, clés, petits 
                    trucs, etc.). Sentiment qui se construit par le mouvement 
                    irréversible que l’on subit: odeur de renfermé, lumière tamisée. 
                    Et surtout premier jour et première nuit dans la cellule, 
                    une cellule déjà occupée par plus rompu que soi dans l’exercice.
                    
                    Dans un deuxième temps, il y aurait besoin de signaler l’affaiblissement 
                    de la parole, sujet inépuisable, déjà esquissé plus haut. 
                    J’ajouterai que pour ceux qui vivent la prison de l’intérieur 
                    la parole est cadenassée ou empêchée par des dispositifs pour 
                    ce faire. Alors qu’à certains moments, la parole est organisée 
                    au travers de groupes dit de paroles (notamment pour les délinquants 
                    sexuels), au travers de l’aumônerie par exemple, le détenu 
                    fait le rude constat que sa parole est vaine, inutile, quand 
                    bien même chercherait-il à crier ou à répéter.
                    
                    Dans un troisième temps, la subjectivité en prison est remise 
                    en cause au travers des relations au quotidien que l’Administration 
                    pénitentiaire entretient avec ses pensionnaires. Tout d’abord, 
                    le canal de la relation est très étroit. Le temps passé hors 
                    de la cellule est de deux à trois heures en maison d’arrêt. 
                    Ensuite, la relation se joue dans cet espace très particulier 
                    et informel qu’est le seuil de la porte [4], 
                    seuil articulé aux moments des repas pour l’essentiel. Ce 
                    qui explique le commerce et les stratégies qui s’y développent 
                    avec une force peu commune.
                    
                    Si je résume en quelques traits, la prison constitue un frein 
                    majeur à la subjectivité. Tandis que le cadre carcéral s’impose 
                    aussi aux personnels de l’Administration, cette dernière s’emploie 
                    dans sa relation au détenu à signifier du mépris ou de l’indifférence. 
                    Notamment, il y a un manque de soin flagrant des personnes. 
                    En cela le détenu peut ressentir légitiment un déni de reconnaissance 
                    (Honneth) [5], origine d’une 
                    souffrance allant jusqu’au suicide. Derrière les barreaux, 
                    on observe un mal être, un mal d’amour qui se traduit par 
                    une série de pathologies touchant à la santé du corps ou de 
                    l’esprit.
                    
                    Egalement sur un autre plan, le détenu est retiré de l’espace 
                    publique et souvent ses droits sont bafoués. C’est ce point 
                    qui m’a amené à m’interroger sur la pertinence du concept 
                    du corps d’exception appliqué aux détenus, individus qui ne 
                    sont plus ordinaires.
                    
                    Décliné sous trois figures (le corps infirme, le corps invisible, 
                    le corps furieux), le concept du corps d’exception s’entend 
                    à dénoncer la construction politique et sociale d’individus 
                    inférieurs dans le corps politique. Ce concept traduit la 
                    perception sociale des personnes à exclure par la mise en 
                    place de dispositifs légaux destinés à entériner cette différenciation. 
                    Là encore comment peut se réaliser une subjectivité pleine, 
                    une subjectivité portée par les mêmes outils que les autres 
                    personnes du groupe?
                    
                    On en revient donc à l’écriture qui dit la subjectivité, qui 
                    rend possible la subjectivité, comme s’il s’agissait du rempart 
                    ultime face à l’iniquité lors de bataille juridique, face 
                    à la souffrance des êtres subissant jour après jour l’humiliation 
                    d’une fouille, le mépris d’une requête, l’indifférence dans 
                    une relation des plus élémentaires. Doit-on dire à la manière 
                    de Foucault que la subjectivité n’existe pas, n’existeraient 
                    que les moyens qui la rendent possible? En prison, y aurait-il 
                    par ailleurs d’autres moyens que l’écriture pour maintenir, 
                    assurer, alimenter une subjectivité coûte que coûte?
                    
                    6. Ecriture pour soi
                    
                    Quand la parole est rentrée dans la gorge parce que la porte 
                    se referme brutalement sans un mot (pourquoi parler quand 
                    on referme une porte?), ne resterait plus que la main. Celle 
                    qui a mal agi, celle qui est condamnable, celle qui a parlé 
                    plus que de raison, celle qui a outrepassé le droit pour choisir 
                    le gauche…, celle qui est sollicitée une fois encore pour 
                    délier la langue. On retourne à la main, celle que l’on cherche 
                    à dompter en prison; tout y est fait: absence de paroles, 
                    travail pénal qui privilégie la main dans l’ouvrage (tri, 
                    manipulation, montage de petites pièces).
                    
                    Ainsi le détenu retourne la main non pas contre son maître 
                    mais dans l’usage qu’on lui impose, celle qui a induit la 
                    perte de liberté, peut rendre un espace différent dans la 
                    cellule. De la à dire espace de liberté nous obligerait à 
                    verser dans le poncif! Il faut seulement dire pour l’instant 
                    que la main qui écrit ouvre un espace pour soi, dans l’entre 
                    soi, un espace très difficile à pénétrer car les mots écrits 
                    ici ou là seront lus par la même personne. Il est rare que 
                    le codétenu surplombe l’épaule de l’écrivant ou que l’Administration 
                    en vienne à s’insérer jusque là, sauf peut-être après un suicide 
                    ou autre événement grave engageant la vie d’une personne. 
                    Sauf si l’écrivant consent à s’ouvrir au regard tiers.
                    
                    Qu’est-ce qu’être détenu? Voilà la question qui se pose ici 
                    pour mieux comprendre ce que signifie écrire en prison. Qu’est-ce 
                    qu’être détenu? Voilà la question que se pose au jour le jour 
                    le détenu au fond de sa cellule. Etre détenu, c’est éprouver 
                    les limites de sa cellule de 9 à 15 m², seul ou à deux, voire 
                    à trois. Très vite le détenu comprend qu’il ne maîtrise pas 
                    l’ouverture de la porte; il faut 15 à 20 jours pour intégrer 
                    l’idée d’être enfermé. Etre détenu, c’est être coupé de sa 
                    vie d’avant, ne plus avoir prise notamment sur l’extérieur, 
                    sentiment peu habituel en Occident. Etre détenu, c’est attendre 
                    et encore attendre, la fin ou le début d’une multitude de 
                    choses n’ayant pas nécessairement d’importance. Etre détenu, 
                    c’est être dépouillé de certains attributs ou d’habitudes 
                    qui constituaient l’individu auparavant; c’est donc éprouver 
                    une certaine vacuité, que d’aucuns qualifieraient d’ennui. 
                    Etre détenu, c’est rarement une chance ou une occasion de 
                    faire autre chose d’inconnu ou participer à une activité autrement. 
                    C’est rarement un plaisir ou un bonheur. Enfin, être détenu, 
                    c’est éprouver une angoisse vis-à-vis de la peine que l’on 
                    va subir, une angoisse face à l’éloignement de l’épouse, des 
                    enfants; c’est s’énerver face à ce que l’on ne peut plus faire, 
                    c’est-à-dire gérer un espace plus ouvert ou conçu comme tel, 
                    un espace qui rendait possible sa vie d’avant.
                    
                    Ainsi, être détenu, c’est revenir sans cesse à soi et au temps 
                    de la prison; c’est toujours revenir à soi malgré des détours, 
                    malgré des fuites, des expédients, des ersatz de vie (jeux 
                    ou consommations diverses). C’est se penser autrement; c’est 
                    être obligé de se penser autrement. Le mur n’offrant aucune 
                    réponse, c’est se parler le jour, la nuit quand on ne dort 
                    pas. Etre détenu, c’est être obligé de se faire autre, en 
                    accentuant un trait, une aptitude en sommeil depuis l’enfance, 
                    en apprenant quelque chose de nouveau. C’est finalement par 
                    rapprochement procéder à une opération semblable à celle de 
                    l’écriture.
                    
                    Quelques détenus plus ou moins naturellement, pour ceux qui 
                    connaissaient déjà l’exercice, se placent devant une petite 
                    table avec un stylo, la même table qui sert à prendre le repas, 
                    voire à travailler quand le travail pénal s’effectue en cellule. 
                    Se crée ainsi un espace privilégié dont l’incitation peut 
                    être l’encellulement ou alors le groupe de parole, une émission 
                    à la télévision, choses vues ici ou là, choses entendues à 
                    l’aumônerie. L’incarcération oblige l’individu à reconsidérer 
                    les espaces qui le composent à partir de lui-même, le noyau 
                    initial jusqu’à plusieurs cercles en temps ordinaire. Dans 
                    l’incarcération, les cercles les plus éloignés disparaissent 
                    ou s’estompent (l’espace public); se resserrent donc au plus 
                    près de la personne, plus prompte à user de ce qui lui est 
                    nécessaire dans cette situation extrême. Faute d’espaces ouverts 
                    et élargis, le détenu va multiplier les nuances de ces cercles 
                    au fur et à mesure qu’il se rapprochera de ce qu’il croit 
                    être son espace ultime, un noyau indivisible, lui-même. Quand 
                    la pensée fuse, regard sur les murs, regard à la fenêtre, 
                    l’écriture est l’espace de la nuance, l’espace de la cristallisation 
                    de ces cercles. L’écriture permet de se raconter, de faire 
                    revivre des souvenirs, d’expliquer la faute et de s’en justifier. 
                    Biens des détenus diront le bien que cela représente d’écrire. 
                    De vrais besoins d’évacuer, d’identifier les choses, de les 
                    nommer existent. De ce point de vue, on serait tenté de dire 
                    que l’écriture à l’égal de la parole aurait une capacité performative. 
                    Cela signifierait qu’écrire vaudrait dire dans certaines situations. 
                    L’individu accéderait à une réalisation de soi-même, celle-ci 
                    sans détriment causé à un tiers, à une remise en ordre ou 
                    à une remise en marche de ce qui ne fonctionnerait plus.
                    
                    L’entre soi créé par l’écriture existe dans le temps de l’exercice 
                    sous la forme d’une pleine adéquation, une pénétration intérieure. 
                    L’écrivant se loge dans l’écriture, espace virtuel dans lequel 
                    il peut flotter, être dur, oublier l’extériorité subie par 
                    la prison. A parler de cercles, je crois pouvoir décrire ce 
                    moment comme un espace réel de quelques mètres autour de l’individu. 
                    L’esprit est pénétré par l’acte d’écrire, une concentration 
                    intense qui repousse l’autre réalité. Si écrire est ardu, 
                    la difficulté ne se fait pas sentir, ne connaît aucun trouble 
                    alors même que la porte s’ouvre sans prévenir. L’individu 
                    rentre dans l’acte d’écrire après quelques préparatifs en 
                    appuyant sur un commutateur qui annonce le moment d’écrire. 
                    Là je décris ce que j’ai observé en prison et notamment quand 
                    l’écriture se veut profonde, œuvre de création ou exercice 
                    orientée dans un au-delà d’un petit mot pour le voisin.
                    
                    Ainsi l’individu écrivant a loisir d’aller et venir grâce 
                    à ce commutateur ou devrais-je dire disjoncteur du temps carcéral, 
                    et ce d’autant plus facilement qu’il tombera régulièrement 
                    dans l’exercice d’écrire. L’écriture offre par conséquent 
                    une autre relation à la prison et au temps carcéral. La subjectivité 
                    qui s’y développe est propre, endémique au lieu si on peut 
                    dire. Elle tient grâce à des supports parfois ténus par des 
                    effets répétés et maintenus. Cependant, en dehors de la cellule, 
                    il existe également des espaces d’écritures différents créés 
                    et proposés par l’Administration : les ateliers d’écriture.
                    
                    7. Ecrire avec les autres
                    
                    Dans quelques maisons d’arrêts, tel a été mon expérience, 
                    des ateliers d’écritures sont proposés aux détenus qui consentent 
                    à y participer. Effet du temps présent et avec un succès divers, 
                    les ateliers se développent autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. 
                    La population candidate à ce type d’atelier est disparate 
                    avec néanmoins quelques lignes de force. Participent des individus 
                    ayant un parcours scolaire élevé (le bac et plus); des individus 
                    qui ont une forte activité d’écriture dans leur cellule ou 
                    qui désirent être tirés vers le haut; des individus curieux 
                    qui profitent d’une activité calme et d’une occasion pour 
                    sortir de leur cellule, voir un copain, faire un peu de trafic.
                    
                    Alors que l’écriture en cellule peut prendre soi en point 
                    de mire ou en point de départ, l’écriture en atelier touche 
                    à d’autres prétextes. Les thèmes ou les techniques abordées 
                    proviennent de l’animateur qui prépare la séance et qui l’organise 
                    selon son bon vouloir. En règle générale, le thème mis sur 
                    la table renvoie à autre chose que la prison. Cependant, l’expression 
                    y revient pour une part importante ou s’en déduit. Ceci est 
                    d’autant plus sensible pour les nouveaux venus: ils puisent 
                    dans une matière proche d’eux. Petit à petit, s’en détachent 
                    pour atteindre des tournures très originales; le style s’élabore 
                    également au fil des semaines.
                    
                    Dans la pratique les séances se déroulent sur deux heures 
                    environ, composées du temps de l’accueil, du règlement de 
                    détails divers, de sorties s’il y a convocation, de lecture 
                    de textes rédigés précédemment, puis commentaires et discussions, 
                    enfin mise au point de nouvelles consignes pour rebondir et 
                    alimenter une nouvelle livraison. Toute forme de style apparaît, 
                    peu importe la valeur. L’atelier parle de tout ou presque. 
                    En raison du climat créatif de l’atelier, la prison se fait 
                    moins sentir et devient une thématique qui recule un peu à 
                    la différence des sujets de conversation au cours des promenades 
                    et retrouvailles diverses.
                    
                    Au sein de l’atelier, quelle est la place de la voie intérieure 
                    qui se développe dans l’écriture pour soi? Il y a toujours 
                    le candidat qui écrit à l’atelier comme il écrit dans sa cellule, 
                    hermétique aux autres et gardant un style qu’il met en avant, 
                    outil de sa subjectivité. Une subjectivité propre, objet de 
                    discussions et d’échanges qui ne démentiraient ni Hegel, ni 
                    Honneth, quand il s’agit de pointer des processus de reconnaissance. 
                    Là justement se trouve l’intérêt de l’atelier d’écriture dans 
                    ce qu’il permet de s’ouvrir aux autres. Les participants y 
                    consentent comme une condition intrinsèque de leur participation. 
                    L’atelier par son fonctionnement et par sa forme dessine un 
                    forum qui articule deux types de posture, celle qui veut que 
                    l’on parle de soi et de l’autre, celle qui veut que l’on se 
                    taise et que l’on écrive.
                    
                    La seconde ne réclame que peu de commentaires; la première 
                    intéresse davantage les relations vis-à-vis d’un tiers. L’entre 
                    soi se trouve dépassé par le forum au cours duquel on apprécie 
                    la production de son voisin. Il ne s’agit plus de la même 
                    écriture dans la pratique que celle qui s’élabore dans la 
                    cellule: exercice au jour face à un exercice de la nuit.
                    
                    * * *
                    
                    Au final, mon interrogation s’est portée sur la subjectivité 
                    en prison au travers de la pratique de l’écriture. Et sans 
                    cesse labourer la question de la subjectivité dans l’expérience 
                    limite de la prison, dans ce qu’elle a d’exceptionnel et bouleversant 
                    dans la vie d’un homme.
                    
                    Je retiens que la prison favorise la pratique de l’écriture 
                    en raison du poids de l’environnement: un retour sur soi intervient 
                    ainsi ou s’amplifie. Dans ce contexte, le papier s’avère être 
                    un réceptacle pertinent. Mais il n’est pas le seul, d’autres 
                    privilégient davantage le corps. De la même façon, les deux 
                    écritures (de la main et de soi) se superposent dans un processus 
                    pour partie semblable au travers de l’entre soi décrit plus 
                    haut.
                    
                    D’autre part, si l’écrit reste un sommet dans l’expression, 
                    paradoxalement l’écrit vient souvent cacher un déficit de 
                    paroles. A l’inverse le passage à l’écrit doit être considéré 
                    comme le début d’un accouchement de soi, au sens psychanalytique. 
                    J’ai observé quelques effets dans ce sens: des détenus comprenaient 
                    davantage leur passage à l’acte.
                    
                    Indéniablement, la prison permet une écriture de soi, pour 
                    partie liée au milieu spécifique de la cellule, mais une écriture 
                    qui se déplace par ses moyens et le terrain où elle s’inscrit. 
                    Cette nouvelle écriture permet-elle de se sentir mieux ou 
                    plus heureux? Question qui peut paraître absurde mais qui 
                    a déjà été posée par Bentham avec son Panoptique [6]. 
                    Le moins qu’on puisse dire, la prison oblige à des adaptations 
                    et des conciliations qui profitent parfois au détenu.
                    
                    Reste à dire ce que serait cette écriture de soi après la 
                    prison, une fois le détenu libéré. Si l’on considère l’individu 
                    comme une oscillation sur un graphique, comment pourrait-on 
                    représenter les différentes phases de l’écriture de soi? La 
                    sortie de l’individu serait-elle synonyme d’une reprise de 
                    la vie d’avant? Pour ce que j’en ai observé, il est difficile 
                    de plaquer des modèles trop théoriques, prompts à répondre 
                    à toutes de questions. Tout est dans la nuance: le plein et 
                    le délié.
                    
                    Je me propose d'étudier l'écriture de soi en prison au travers 
                    de l'expérience personnelle des détenus. Plus précisément 
                    encore leur rapport à l'écriture de leur souffrance exposée 
                    seule dans leur cellule ou plus collectivement dans des ateliers 
                    d'écriture.
                    
                    J'ai le projet de réfléchir sur la manière qu'ont les détenus 
                    pour s'écrire pour eux-mêmes dans des pratiques, des exercices 
                    intimes, parfois plus ouverts dans des petits groupes conduits 
                    par un intervenant tiers. Qu'est-ce qu'écrire en prison pour 
                    des personnes en souffrance? Comment en prison l'écriture 
                    autorise une écriture de soi pour soi et vis-à-vis d'autres 
                    qui trouveraient par là un miroir, un échange? Comment en 
                    tant que institution la prison fait pour faciliter ou freiner 
                    l'écriture de soi? Comment la prison comme lieu à part sur 
                    l'échiquier politique et personnel d'un individu induit naturellement 
                    l'écriture? Quelle identité accorder à l'individu détenu au 
                    travers de son écriture de soi, son inscription dans la société?
                    
                    Notes
                    
                    1] Bessette Jean-Michel 1982: 
                    Sociologie du crime, Paris: Puf.
                    2] RICORDEAU Gwénola 2008: 
                    Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à 
                    l’ombre des murs, Paris.
                    3] ARENDT Hannah: Condition 
                    de l’homme moderne, Calman-Lévy.
                    4] Voir le chapitre de ma 
                    thèse sur le seuil de la porte pour comprendre ce qui se passe 
                    dans cet espace temps très court.
                    5] Se référer à l’ensemble 
                    de son travail et surtout La lutte pour la reconnaissance.
                    6] Voir la pensée de l’utilitarisme 
                    et les écrits de Bentham sur le Panoptique et le bonheur.
 
 
      
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