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  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    DU DÉSESPOIR: ÉCRITURE DE SOI EN SOUFFRANCE DANS L’ŒUVRE DE DANIELLE COLLOBERT


    Corinne Godmer

    corinne.godmer@wanadoo.fr
    Doctorante à Paris IV-Sorbonne, thèse intitulée « Écriture en souffrance (Mathieu Bénézet, Danielle Collobert, Benoît Conort, Franck Venaille, Jean-Louis Giovannoni) » sous la direction de Didier Alexandre.

    Quel sens donner à l’écriture de soi en poésie? Figure du poète, représentation sociale, personne physique, et jeu narratif, le sujet de l’écriture se présente comme une entité complexe. L’œuvre poétique cependant se nourrit de ces différentes individualités, en quelque sorte, qui parviennent, entre union et tension, à produire une unité de sens. Quelle serait dès lors la place d’un auteur singulier dont l’œuvre s’envisage en souffrance?

    L’œuvre de Danielle Collobert nous apparaît en effet comme particulièrement intéressante dans cette indistinction des genres. Les données biographiques la concernant nous permettent de retracer un destin singulier, entre disparition très tôt programmée [1] et une certaine indépendance dans la pratique de l’écriture.

    Il nous semble alors que l’écriture de soi en souffrance serait ici une écriture en souffrance de la souffrance, ou comment envisager en vis-à-vis l’écriture de soi et l’écriture de la souffrance, l’écriture en souffrance et la souffrance d’écrire. Ou d’être, plus simplement. Pour expliciter cette intuition, nous nous intéresserons à cette écriture qui se singularise et peine à proposer une continuité de genre. Une approche plus précise de l’écriture de soi chez Danielle Collobert sera cependant nécessaire, nous permettant d’en distinguer les limites comme les non-dits. Enfin, nous tenterons d’expliquer comment et pourquoi l’écriture de soi rejoint l’écriture de la souffrance.

    Pour mener à bien cette étude, nous nous limiterons à quelques extraits tirés de Meurtre [2] et Il donc [3]. Nous porterons également une attention soutenue aux Cahiers [4], sorte de journal de vie qui viendra illustrer la complexité de cette écriture de soi.

    Écriture en souffrance, entre cassure et mouvement

    Poèmes en prose longuement menés puis, d’un recueil à l’autre, mise en forme minimale, l’écriture de Danielle Collobert n’apparaît pas comme linéaire et fluide mais s’envisage plutôt en choix indifférenciés, sorte de mouvement des genres qui lui donne, aussi, une certaine force. Le genre évolue en effet sans cesse, s’appuyant sur des souvenirs soigneusement repris, mis en scène sous le jeu de la réécriture, ou bien livrant une dénomination brute où les mots s’égrènent sans lien syntaxique apparent. Dans cette nébuleuse de genres, deux textes, par leur comparaison, nous permettront de figurer plus précisément cette incertitude formelle.

    Un extrait de Meurtre, tout d’abord, nous présente une écriture de facture classique: «C’est étrange cette rencontre de l’œil intérieur, derrière la serrure, qui voit, et qui trouve l’œil extérieur, pris en flagrant délit de vision, de curiosité, d’incertitude. Celui qui regarde au-dehors, pour voir hors de lui, ce qui se passe dans le monde, peut-être, ou à l’intérieur de lui-même, mais d’une manière hésitante, tellement imprécise, que lui-même, cet œil, ne sait plus s’il regarde dans le vide, dans l’air, dans l’autre, ou dans un paysage lointain, qu’il a fait naître, comme un souvenir, un décor voulu, choisi, une force élémentaire, qui pourrait être la toile de fond de sa vie. Alors cet œil, assis sur cette chaise, qui regarde par la serrure, ou peut-être bien par la fente comprise entre les deux lattes de bois qui forment le dossier de cette même chaise, cet œil, je dis, ébloui par le soleil qui vient dans mon dos, sur mon dos, dans moi, par les épaules, chauffées comme un acier, a le pouvoir, ou mieux, la puissance de deviner les choses […]» [5].

    L’écriture, ample, aux scansions bien marquées, ne présente pas de coupures syntaxiques majeures ou de déconstructions formelles. Attentifs aux objets, aux impressions d’un sujet narratif dont la présence est marquée, le texte semble construit de façon cohérente. Il nous entraîne également dans une sorte de monologue intérieur, comme un retour sur soi de l’écriture, dont la thématique rejoint l’écriture de soi. Mais cette écriture de soi déguisée, que nous dit-elle? Une partie du corps propre se singularise en effet puisque l’œil semble ici tenir le rôle ascendant, par l’usage des verbes d’action qui le caractérise, mais également par sa reprise anaphorique. Les verbes employés le retournent en sujet agissant, provoquant situation et prise de conscience du narrateur, comme si ce dernier obéissait aux impulsions d’un élément organique tiré de son propre corps. Mais l’œil est un élément particulier du corps, dans la mesure où il se constitue aussi en symbole de ce qui constitue un rapport au monde comme à soi. L’œil est en effet ce qui permet d’appréhender le monde, de se représenter concrètement ce qui entoure puis d’assimiler ce qui a été vu. Il est aussi «œil intérieur», intéressante métaphore de l’inconscient qui, de même, enregistre, soumet au cerveau puis transforme en message qu’il convient d’interpréter. Force psychique active, l’inconscient, comme l’œil ici, permet d’entrer en mouvement à partir de ce qui a été constaté puis assimilé.

    Ce choix se présente dès lors comme un détournement des motifs habituellement employés, notamment en poésie, puisque la partie du corps généralement citée se concentre sur la main, sur le toucher, sur ce qui permet donc le contact entre la feuille et le poète, comme entre le poète et le monde. Ce motif particulier de l’oeil se double aussi d’une réflexion sur ce que l’écriture de soi peut prendre comme «apparence», pourrait-on dire, puisqu’il est ici question de vision. L’écriture de soi suppose en effet de se construire soi-même sous la double contrainte de la représentation, celle-là même à l’œuvre dans l’écriture, mais également de la connaissance de soi. Cet extrait, dans son apparent classicisme formel, se présente ainsi comme une rupture. Mais la poésie de Danielle Collobert nous fournit également des cassures plus formelles et plus apparentes.

    Cette rupture des codes s’inscrit cependant dans une querelle idéologique dont nous rappellerons brièvement les enjeux. L’oeuvre de Danielle Collobert se comprend en effet sous la visée littéraliste, ce mouvement né dans les années 70 qui prône une mise à plat du langage. Expérimentations, déconstruction formelle, l’écriture littéraliste s’inscrit en faux contre un lyrisme poétique dont elle dénonce, parfois violemment, les formalités.

    Un poème tiré de Il donc nous donne un exemple intéressant de cette rupture:
    ou bien - contraire - finalement accepte la forme future - déjà inscrite à l’intérieur des mots -se voit écrit - à la fin - dernier mot dernier signe écrit lumière
    dernier de l’écrit - muré - tombeau - si tenté l’inscription sur la porte - tandis que derrière le corps en poudre - l’écrit absolu imaginaire - un nom
    un nom sujet
    absent le corps
    aucune identité nulle part dans la poussière
    sujet le nom - au corps
    la verticalité du visible
    entouré de visions infiniment
    transmis
    tandis qu’identifiable
    rejeté sur les mots
    le lit du temps
    couché là - l’espace horizontal délié [6].

    Phrases nominales, rythme scandé, voire cassé, par les tirets, le poème présente d’importantes coupures syntaxiques. Aucune majuscule, une présentation que nous pourrions qualifier de brute, les vers s’enchaînent en déconstruisant langage et mode d’apparition classiques du poème. Une unité sémantique se reconstruit cependant par le rythme même qui, suggérant une respiration haletante, permet aussi une accélération de la vitesse de lecture, et, paradoxalement, entraîne une compréhension peut-être plus fine ou du moins différente d’une lecture habituelle. Il s’agirait en effet pour le lecteur de saisir dans cette rapidité ce qui fonde le sens même du poème, les mots prenant valeur de pépites, en quelque sorte, qu’il lui appartient de saisir. Notons qu’ici encore le rapport à l’inconscient est possible, dans le décousu de ces mots qui dénotent malgré tout une organisation réfléchie; dans cette obligation, également, d’utiliser l’association d’idées pour en lire le sens.

    Cette même association nous permet cependant de lier le poème à l’écriture de soi. La récurrence des mots liés à l’écriture ne rencontre finalement en vis-à-vis que le sujet, «nom sujet», «sujet le nom», ce même sujet qui accepte, dans l’écriture, d’être conçu par elle, c'est-à-dire de ne se représenter que par la signature future. La trace mnésique sera ainsi celle du nom, inscrit sur le livre comme il pourrait l’être sur une pierre tombale puisque le corps tombe en «poussière» puis dans «l’absence». Ce sera aux mots de remplir cet «espace horizontal délié», c'est-à-dire la ligne du poème, en place du sujet-corps dans sa «verticalité du visible». L’écriture de soi, ici, pourrait être celle qui tente de reconstruire un sujet dans une écriture en souffrance. De projeter également corps, nom, sujet, dans un au-delà de la présence physique pour ne la matérialiser que sous la forme de l’écriture, la seule à même de défier «le lit du temps». Cette écriture, nous rappelle le poème, est également celle qui sera finalement identifiée, c'est-à-dire qu’elle seule donnera au nom une réalité, voire une identité.

    Écriture de soi en souffrance donc, pour un poète qui signant de son nom en détourne l’usage comme les apparitions. Longs poèmes en prose, courts poèmes déstructurés, l’écriture de Danielle Collobert casse les modèles canoniques et semble rechercher dans ces expériences formelles le sujet même de l’œuvre. Ce sujet, cette présence narrative personnalisée, nous en trouvons en effet difficilement la trace au cœur des poèmes.

    Écriture de soi dépersonnalisée


    Associer l’écriture de soi à l’œuvre de Danielle Collobert semble, dans un premier temps, surprenant. Les données personnelles sont en effet peu présentes et si quelques éléments biographiques figurent dans l’œuvre, ils ne sont souvent reconnus comme tels que parce que validés par des sources proches ou des données biographiques extérieures [7]. Le lecteur doit, en quelque sorte, reconnaître par lui-même des éléments personnels qui lui ont été signalés.

    La Bretagne, et plus particulièrement Rostrenen où Danielle Collobert a passé ses premières années d’enfance, imprègne ainsi l’œuvre de son souvenir. La mer, même si elle se trouve très souvent associée à la noyade ou à la perte, se constitue en paysage récurrent. Mais c’est tout un environnement qui se retrouve également reconstitué, assimilé à l’écriture de soi: «J’ai une mer intérieure, pas bien grande, mais elle m’emplit tout entier. Ce n’est pas une eau tranquille, dormante, comme on dit. Suivant les jours, les heures, elle se gonfle, me secoue. Elle suit le rythme des marées, les miennes. Les vagues montent et roulent dans ma tête. Elle se rue sur mes digues. Elle frappe de toutes ses forces mes rochers, elle s’engouffre dans mes cavernes, les grottes les plus reculées, elle se brise contre mes falaises. […] Autour de nous, bascule dans le soir, une large baie, très douce, avec des îles, émergeant à peine, comme des bancs de sable, recouvertes de varech, de buissons d’herbes épineuses ; des odeurs. Dans les parties basses, stagnent des marais. De là, parfois, partent vers le large, au-dessus de nos têtes, des vols d’oiseaux lourds, et dans le soleil, lorsqu’il affleure au ras de l’eau, dans les rayons, dorés, montent des milliers d’insectes, au-dessus des joncs. Dans la même ligne que son front, passent des barques noires qui amènent, en glissant dans la baie, leur voile triangulaire, couleur de terre brûlée» [8].

    Le poème se construit en effet autour de la double désignation d’un état psychique et d’un lieu, «mer extérieure» contre «mer intérieure». Il désigne, dans un premier temps, une assimilation aux caractéristiques de la mer. Ce n’est plus le poète qui décrit le phénomène des marées mais ces mêmes phénomènes qui deviennent symptomatiques des souffrances du poète, comme si l’élément extérieur décrit devenait finalement, et par retournement, le substrat psychique. Il ne s’agit plus simplement ici de se référer à la mer comme une métaphore d’un état intérieur mais bien de signifier un déplacement de l’objet vers le sujet. La deuxième partie de cet extrait se concentre sur une longue suite descriptive, un procédé plutôt rare dans l’œuvre de Danielle Collobert. L’énoncé est précis, s’attarde sur les couleurs et le relief, apportant un soin particulier aux formes également. Les odeurs ne sont pas oubliées, tandis qu’une mise en perspective spatiale dessine progressivement un paysage pour les yeux du lecteur. Mais plus étonnant est ce mouvement qui semble émaner de la description, comme si le texte, par l’accumulation de précisions, dépassait la forme visuelle pour acquérir une force motrice. Ce mouvement est celui des éléments du paysage, faune et flore agités par la nature ou leur décision propre. Il s’observe cependant aussi dans la première partie du texte, celle-là même construite sur cet état psychique animé par l’assimilation à la mer. Il s’agirait donc ici d’un mouvement ample, emmenant avec lui un sujet qui perd son pronom pour se fondre dans un «nous» puis un «nos» détaché. Les phrases, plus amples, emporteraient dans leur finale un possessif attribué à l’autre, «son», le sujet s’absentant peu à peu. Ce dernier nous semble cependant simplement caché, laissant à la description, et à elle seule, le droit de se déployer. En prenant, en quelque sorte, la place du sujet, la thématique maritime, détaillée dans ses représentations comme par ses perceptions, permettrait au narrateur de se maintenir. Ce sujet nous semble également perceptible, sous le jeu de l’association libre, dans certains termes choisis. «Parties basses», «émergeant à peine», telle serait ainsi la position d’un sujet effacé au profit de ce qu’il énonce.

    D’un souvenir d’enfance reconstitué, se dessine ainsi la problématique apparition d’un sujet fantôme, présent puis absent, caché mais surgissant sous forme de signifiant. L’écriture de soi, parce qu’elle n’est pas manifeste, demande un travail de creusement dans les jeux de l’écriture.

    Une autre difficulté se présente lorsqu’il s’agit d’associer l’œuvre de Danielle Collobert à l’écriture de soi: la singularité de ce sujet écrit. Les Cahiers de Danielle Collobert se présentent ainsi comme un journal de ses pérégrinations, nous permettant d’envisager une tournure plus personnelle de ses écrits. Pourtant, malgré son existence en tant que journal, la retranscription des souvenirs affronte ce que Thomas Clerc relève être une «rupture de l’embrayage personnel» [9]. Les phrases nominales abondent en effet, souvent construites sans le support du «je» et de ce qui constitue donc la trace d’une subjectivité. Cette disparition du «je» entraîne dès lors une rupture de l’acte énonciatif et une dépersonnalisation du texte. Plus étonnant encore, remarque Thomas Clerc, l’apparition même du «je» suscite des questionnements, retournant la subjectivité en interrogation : qui est ce «je» soudain qui intervient? Le pronom apparaît ainsi comme un élément extérieur au poème, alors même qu’il devrait en permettre le mouvement. Ainsi, cet extrait, daté de janvier 1962, nous permet d’observer cette subjectivité en souffrance:
    rester à vide
    cette histoire - pas même écrire - pas même parler -
    éclater - rester là dans la gorge - étouffer - bloquée-
    rien à faire - des jours
    quelqu'un parle et tout à coup - comme un cri -
    nouée -
    comment faire
    retours à des impressions très anciennes -
    est-ce que je vois?
    changement d’un jour à l’autre?
    incapacité - rester dans l’imaginaire
    imaginer des actes jusqu’au moment de leur réalisation
    - ne pas arriver au bout [10].

    Il se présente en effet comme une radicalisation de la non subjectivité puisqu’une seule référence à la première personne apparaît. La succession de phrases nominales aux nombreux verbes à l’infinitif semble signifier l’effacement du sujet jusque dans son action. Ni nommé, ni maître de son verbe, le sujet se manifeste par l’absence. Pourtant, le choix de ces mêmes verbes appelle à une présence indirecte: «rester», «écrire», «parler», ou «imaginer» se réfèrent à l’écriture, à ce qui nous renvoie donc au sujet de l’écriture, au narrateur effacé de ce poème. Ces verbes nous rapportent aussi un état psychique, tel qu’il est ressenti par le narrateur: «éclater», «étouffer», sont des termes forts qui supposent, s’il nous est permis d’analyser ici a posteriori, une certaine colère face aux évènements. Notons par ailleurs la présence, par deux fois, du verbe «faire», verbe d’action, sans sujet donc mais qui se constitue, en quelque sorte, en relais du sujet.

    Cet extrait, s’il témoigne d’une subjectivité difficile à mettre en regard de l’écriture de soi, nous apporte également des «impressions», en référence à un passé ou par anticipation du futur. Il figure des questionnements, une inquiétude, qui représentent les bases de la présence du sujet. Le poème signe ainsi un sujet plus effacé qu’absent, un sujet en retrait de son propre texte et qui se contente de l’essentiel pour aller au plus vite. Malgré son énonciation dépersonnalisée, les poèmes se caractérisent donc par une «subjectivité indirecte» [11]. Il nous semble également que l’isotopie lexicale participe à cette présence du sujet, imprimant dans le poème une force émotionnelle rare. Cette écriture de soi en souffrance dépasse la question de la biographie, de la retranscription brute de faits réels ou réécrits. Elle relève plutôt d’une écriture qui tente, en cachant son sujet, d’en livrer le plus intime, la souffrance.

    Écriture de la souffrance en souffrance

    L’écriture de soi, lorsqu’elle s’organise difficilement, suppose de s’interroger sur les raisons de cet élan qui semble nécessaire et se construit pourtant dans le chaos. Et en effet, pourquoi parler de soi? La réponse la plus évidente serait qu’il y a quelque chose à dire, quelque chose de si important que cela transcende la difficulté d’écrire. Ce que nous pourrions dire de ce quelque chose est qu’il apparaît dans la douleur même de l’écriture, qu’il nous renvoie, en fait, à la souffrance même du poète. Le lien entre écriture et souffrance serait de l’ordre de l’intrication, l’écriture de soi participant de cette dynamique. Chez Danielle Collobert, cette souffrance apparaît comme le substrat même de l’œuvre. Elle transparaît jusque dans le choix de ces deux titres Meurtre, Survie, à mettre en parallèle avec cette suite Dire I, Dire II [12]. Elle recouvre les motifs de l’œuvre, s’installe dans les descriptions, la disposition graphique des poèmes et touche jusqu’à l’écriture, saccadée à l’extrême. La souffrance éclate enfin dans cette confession:
    J’écris parce que je vais mourir.
    Il me reste un an à vivre - peut-être moins [13].

    L’énoncé est direct et ne s’embarrasse pas de fioritures. En épurant son style, Danielle Collobert prononce finalement la sentence de son écriture. Elle y marque une subjectivité de la souffrance comme élément constitutif de son oeuvre, malgré l’entreprise de dépersonnalisation. Cette subjectivité de la souffrance impose peut-être aussi de parler de soi, quel que soit le mode choisi. Mais comment dire le je alors?

    Nous l’avons mentionné, l’apparition du «je» constitue dans l’œuvre de Danielle Collobert une source de confusion, entraînant, paradoxalement, des interrogations sur l’identité de ce sujet. Peut-être faudrait-il alors s’interroger sur ce que nous dit ce «je» lorsqu’il intervient et ce que cela nous apprend de son implication. Cet extrait, tiré une nouvelle fois des Cahiers nous livre une réflexion autour de l’écriture et de la souffrance: «à U. Bonsoir - j’ai déjà voulu souvent t’envoyer un mot ça ne s’est pas fait - pourquoi - tu sais - on écrit toujours pour se parler à soi-même - toujours - je n’ai pas vraiment écrit une ligne depuis longtemps- à part des poèmes - mais tu sais bien - ça n’est pas écrire quelque chose […] Et pourtant quand je me retourne il y a ce malaise - le souvenir que je suis mal - que j’ai besoin parfois des autres - c’est si fort en ce moment que je voudrais qu’il arrive n’importe qui - j’ai de la boue au bout des doigts – il faut que je fasse quelque chose - que j’écrive - […] pas de besoin d’écrire - pas de nécessité - je le fais peut-être parce que les jours s’écoulent et que je les meuble par ce qu’il y a de mieux pour moi - en tout cas - pas écrire pour quelqu'un - pour les autres - et puis composer - imaginer des personnages - je ne peux pas - c’est faux…» [14]

    Sous forme de lettre, donc indépendante de l’écriture poétique, les émotions de l’auteur reflètent une plus grande authenticité. Elle s’y autorise un peu de recul également, revenant sur son rapport à l’écriture. Celle-ci devient écriture à soi plus qu’écriture de soi, moyen de composer machinalement pour échapper à l’angoisse sans être pour autant reconnue comme telle. Apparaissent ici d’importantes contradictions entre cette écriture qui dénie la poésie, que ce soit ici un jugement sur son travail ou sur la pratique en général, et ce besoin, aussitôt nié, d’y avoir recours. Notons cependant cette allusion à Baudelaire par la mention de cette «boue au bout des doigts» qui, par le jeu des assonances et allitérations, nous signifie bien la présence de la poésie au cœur même d’un texte qui en conteste l’utilité. L’écriture du je, dès lors, se trouve ici confrontée à une hésitation qui en complique les modalités. Pourtant, cette impossibilité de composer ou d’«imaginer» des personnages nous semble liée au refus du «je» de travestir une émotion préexistante au poème et qui apporte, en quelque sorte, un gage de sincérité.

    Le «malaise» s’apparente ainsi à un mal-être qui semble tourner en rond à la recherche d’une issue. Celle-ci peut venir sous les traits de l’autre, pourtant lui aussi soumis à la contradiction. Si l’écriture s’envisage en solitaire, en dialogue de soi à soi, «écrire pour se parler à soi-même», «pas écrire pour quelqu'un», elle désigne aussi autrui comme une force extérieure. Rappelons qu’il s’agit tout de même d’une lettre, d’un texte donc adressé, dont le destinataire est invité au dialogue ou du moins à la lecture attentive. Autrui, comme la poésie, relève de la relation trouble. Appelé, mais indésirable, «l’autre» est placé au cœur d’une réflexion sur l’écriture, pris entre ce que cette écriture peut dévoiler de la souffrance et ce que ce regard autre en comprend. Autrui se présente en effet, dans l’œuvre de Danielle Collobert, comme une modalité de l’écriture de soi.

    Les poèmes ne se réfèrent donc pas à une identité fortement marquée, troublant le jeu de la subjectivé. Mais, ainsi, le poème invite le lecteur à se projeter dans le texte. Cette «mer intérieure», cet «œil intérieur» ne seraient finalement qu’un appel au regard en miroir du lecteur, obligé d’entrer dans le monde intérieur du poème, de faire de ce moment qui appartient au poète un retour sur soi. Ce serait donc autant la subjectivité du lecteur que celle du poète, comme si l’écriture de soi, finalement, serait celle d’une expérience commune qui nourrit l’un et l’autre. Puisque peu d’éléments se réfèrent à l’intime, puisque le «je» s’efface de son propre récit de soi, il ne reste au lecteur qu’à s’immiscer dans l’absence, ou, comme nous avons tenté de le faire, de jouer de l’association libre et d’interpréter le texte, utilisant au besoin les données biographiques existantes.

    Ces données nous renvoient également à une autre facette d’autrui, envisagé cette fois comme une mémoire de la souffrance. Certains évènements évoqués dans l’oeuvre sont en effet de nature biographique mais ne renvoient pas à l’histoire personnelle de l’auteur. Ils s’appuient plutôt sur des traces mémorielles qu’un travail de recherche seul permet d’identifier. Lorsque Danielle Collobert évoque par exemple un «garçon en bleu - pendu par un crochet au balcon de la maison à l'angle de la place - et les Allemands autour -» [15], il s’agit d’une reprise, nous apprendnJean-Pierre Nédelec, d’un évènement réel, identifiable aisément pour «[une] population, qui y reconnaît Louis Briand, dix huit ans, sacrifié par la Wehrmacht, au lendemain du débarquement, et en représailles aux actions d’une résistance offensive en pays de Poher» [16]. Cette mémoire de la souffrance joue sur le mode du partage, elle s’énonce sans référence, fermant le lien à l’évènement historique, mais permet, par cette omission, de désigner une figure collective de la souffrance.

    Autre donnée biographique, et qui appelle au même constat, la mention, déguisée, d’un élément de l’histoire familiale. La tante de Danielle Collobert a en effet été arrêtée puis déportée à Ravensbrück. Pendant un bref moment, qu’elle n’a pas saisi, une fuite aurait pu être possible [17]. Si Danielle Collobert insère cet évènement dans Meurtre: «Ils sont venus me prendre. Je les attendais. Pourquoi n’être pas parti » [18], elle ne mentionne pas le lien familial et utilise un accord de l’adjectif au masculin pour empêcher toute identification de la victime. Elle offre cependant une trace mnésique à toutes les autres. Ces faits biographiques ne sont en effet retracés par l’auteur que pour transmettre une mémoire. Mais la force de la mémoire constitue aussi une des bases de l’écriture de soi. C’est par la transmission et le travail de mémoire que se constitue l’être humain dans sa singularité. Par le choix des mémoires recomposées, l’écriture de soi nous livre une nouvelle expérience commune autour de la souffrance.

    Motifs invoqués, subjectivité du poète appelant à celle du lecteur, histoire personnelle offerte sur le mode collectif, l’écriture de la souffrance rencontre son miroir dans l’écriture de soi. Mais ne s’agit-il pas, dans toute écriture de la souffrance, d’une écriture de soi?

    L’écriture de soi en souffrance prend, dans l’œuvre de Danielle Collobert, l’acuité d’une incertitude formelle, hésitant entre prose et déstructuration. Dans ces expériences, le sujet peine à marquer sa subjectivité, s’effaçant derrière le texte même.

    Pourtant, cette présence narrative reste palpable, par des émotions, des traces d’implication disséminées dans l’œuvre. L’écriture de soi chez Danielle Collobert dépasse en effet la retranscription brute et tente, malgré et par un sujet effacé, de nous livrer un quelque chose de l’écriture intime. Ce quelque chose serait de l’ordre d’une subjectivité de la souffrance. Substrat même de l’œuvre, la souffrance trouve en effet dans l’écriture de soi un mode opératoire aussi bien qu’un miroir. L’écriture de la souffrance s’y engage cependant par la contradiction, notamment face à autrui, invité et repoussé, appelé et craint. Écriture de soi par l’autre, il lui permet cependant de poser une mémoire de la souffrance, fondement même de l’être dont la trace tente de s’effacer mais demeure.

    Écriture de soi ou écrire malgré soi, le poète compose ainsi avec sa psyché propre, il se dévoile de façon plus ou moins explicite mais imprègne l’œuvre de sa subjectivité. L’écriture de soi, finalement, consiste peut-être en ce qui reste de l’émotion lorsque forme et style ne déstabilisent plus notre lecture du poème.

    Notes

    1] Danielle Collobert s’est donnée la mort le jour de ses 38 ans dans une chambre d’hôtel à Paris.
    2] Meurtre, Paris, Gallimard [1964], repris dans Œuvres I, Paris, POL, 2004.
    3] Il donc, dans Œuvres I, op. cit.
    4] Cahiers, 1956-1978, Seghers Laffont, [1983], repris dans Œuvres II, Paris, POL, 2005.
    5] Meurtre, op. cit., p. 23.
    6] Il donc, op. cit., p. 408-409.
    7] Signalons ainsi un numéro du «Cahier du Refuge» qui lui est consacré et qui comprend le témoignage de sa mère, ainsi qu’une bio-bibliographie assez conséquente; voir Le Cahier du Refuge, «Danielle Collobert», centre international de poésie, Marseille, juin 2006.
    8] Meurtre, op. cit., p. 45-46.
    9] Thomas Clerc, «Le journal d’écrivain dans la littérature française du XXe: sémiostylistique d’un genre», Thèse d’État, direction Georges Moliné, 1999, p. 404.- Cette thèse s’appuie en partie sur les Cahiers de Danielle Collobert.
    10] Cahiers, op. cit., p. 304.
    11] Ibid, p. 405-406.
    12] Tous ces recueils se trouvent rassemblés dans le premier volume Œuvres I, op. cit.
    13] «Textes manuscrits laissés inédits, (vers 1959)», dans Œuvres II, op. cit., p. 35.
    14] Cahiers, dans Œuvres II, op. cit., p. 293-294.
    15] Cahiers, dans Œuvres II, op. cit., p. 297.
    16] Jean-Pierre Nédelec, Danielle Collobert et la Bretagne, Blanc Silex, 2002, p. 11.
    17] Voir le récit qui en est fait par Jean-Pierre Nédelec, Danielle Collobert et la Bretagne, op. cit., p. 16.
    18] Meurtre, op. cit., p. 51.


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