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  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    NATHALIE SARRAUTE, AUTOFICTION ET CONSTRUCTION DE SOI: LES YEUX LARGEMENT FERMÉS


    Pascale Fautrier

    fautrierpascale@yahoo.fr
    Docteur agrégée de Lettres Modernes; Master pro II cinéma - réalisation, scénario, production; Membre de l’ITEM-CNRS, groupe Sartre; membre du Groupe d’Etudes Sartriennes.

    L’objectif de ma contribution est au moins triple: rendre hommage à Serge Doubrovsky, qui nous a livrés ce mot éclairant et difficile, l’autofiction, préciser ce qu’il y a d’autofiction dans l’autobiographie de Nathalie Sarraute, Enfance [1], (et ce faisant, m’expliquer sur mon propre emploi du mot autofiction); enfin, redoubler l’hommage à Serge Doubrovsky d’une mise en pratique pour mon propre compte du programme qu’il s’assignait dans le préambule de ses Autobiographiques: «discerner et souligner l’engagement individuel du chercheur dans les recherches apparemment les plus impersonnelles» [2].

    L’exigence exorbitante à laquelle Doubrovsky soumet ici l’écriture critique, de vérité et d’authenticité, me paraît infiniment précieuse: impliquée par une double allégeance à la philosophie existentielle sartrienne d’une part, à la psychanalyse de l’autre à laquelle je souscris également, je la comprends comme le souci hautement éthique de prononcer des mots justes et des mots nécessaires pour celui qui écrit - et à cette seule condition, ils peuvent l’être aussi pour le lecteur.

    Cette exigence éthique est commune à l’écriture critique de Serge Doubrovsky et à son écriture littéraire - c’est elle qu’il met en pratique et en lumière dans le chapitre passionnant des Autobiographiques, «Autobiographie/vérité/psychanalyse» où, éclairant son entreprise d’écriture autofictionnelle, il s’explique du même coup sur sa démarche critique à propos de ses auteurs de prédilection (Corneille, Proust, Sartre), abordés dans les autres chapitres. L’autofiction apparaît même comme une tentative pour rassembler sans pour autant les unifier les diverses voix (qui correspondent à autant de projets d’existence) par lesquelles Doubrovsky comme nous tous, parle et est parlé. Ainsi il écrit: «le texte, […] opère dans une vie, non dans le vide. Son partage, sa coupure, son écartèlement sont ceux-là même qui structurent et rythment l’existence du narrateur, son suspens indéfini entre deux pays, deux métiers, deux femmes, deux mères, deux langues, deux prénoms, gémellité dissymétrique, moitiés non superposables, dualité insurmontée.» (op. cit. p. 70). Dans cet article, faisant un pas de plus, il cherche à, sinon surmonter du moins confronter, une autre de ses gémellités : ses deux pratiques d’écriture, l’écriture critique et l’écriture autofictionnelle.

    Parce qu’en effet, il s’agit ici de réfléchir au parallélisme énigmatique de ces deux régimes de l’écriture, théorique ou métatextuel (celui du critique ou du professeur) d’une part, proprement littéraire (celui de l’écrivain) de l’autre - dualité moins insurmontable à New York qu’à Paris, en tout cas à coup sûr, de l’une à l’autre il faut passer des frontières: quelles frontières, et est-ce que les deux pratiques se recoupent (avant l’infini)?

    Au-delà du «cas» Doubrovsky, la lecture des Autobiographiques nous éclaire de manière éclatante sur le fait que de Corneille à Sartre en passant par Proust et Doubrovsky, l’écriture naît sur une faille sismique du sujet, dualité de l’identité (sexuelle) du scripteur, en tout cas polyphonie - qui m’amène naturellement à Nathalie Sarraute et à la «conscience ouverte» polyphonique de son très radical roman: Tu ne t’aimes pas [3].

    Enfance, déjà, n’était pas pour rien écrit à deux voix: l’une des deux voix rappelant l’autre à l’ordre à l’orée du texte - et en passant, Sarraute en personne, ce nom d’auteur en couverture, lié jusque-là pour ses lecteurs et pour la critique à ce dogme théorique anti-biographique qu’ont en fait transgressé tous les nouveaux romanciers; ainsi Robbe-Grillet qui assurait (en 1963) que «l’œuvre n’est pas un témoignage sur la réalité extérieure» [4], pour ensuite déclarer (au moment de la publication de ses «autobiographiques» Romanesques): « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi» [5].

    «Alors, tu vas vraiment faire ça? «Evoquer tes souvenirs d’enfance?» … Comme ces mots te gênent […] c’est peut-être que tes forces déclinent …», ironise le narrataire de Enfance (p. 989 [6]). La pratique de l’écriture (autofictionnelle) démentirait-elle la théorie? - celle chez Sarraute d’un sujet multiple, pas unifiable sous les traits unitaires d’un je autobiographe, autoconnaissant.

    Jeune étudiante, à ma première lecture de Critique et vérité, j’avais souligné avec passion cette phrase de Barthes: «Passer de la lecture à la critique, c’est changer de désir, c’est désirer non plus l’œuvre, mais son propre langage. Mais par là même aussi, c’est renvoyer l’œuvre au désir d’écriture, dont elle est sortie» [7].

    Si j’ai consacré de longs mois à écrire une thèse sur Nathalie Sarraute puis ensuite à publier de nombreux articles sur cette œuvre, c’est à la fois pour combler et élucider (freiner?) ce «désir d’écriture», parcourir cet interminable «passage» à l’écriture, tel que Barthes m’en avait fourni le programme (ce fut son programme jusqu’à la fin - voir le terrible et magnifique cours sur la «préparation du roman» où la pratique littéraire est objet et terre de conquête de l’écriture critique). Et j’avais choisi Sarraute d’autant que, on l’a dit, le thème central de son œuvre est «l’effort créateur à l’état naissant» [8].

    L’écriture chez Sarraute est suspension de toutes les identités, y compris celle d’être écrivain: l’écriture vivante doit lutter sans cesse contre l’image d’elle-même, passée, conquise, sa statue morte, elle ne doit pas s’auto visiter - le roman de Sarraute Entre la vie et la mort [9] prenant l’exact contre-pied de la «visite à l’écrivain», ce topos journalistique et culturel que Barthes avait mis à mal dans les Mythologies («L’écrivain en vacances», 1957).

    En ce point asymptotique où «nous», écrivains et critiques, devions nous rencontrer, l’écriture devenait critique, incessant dépliement intertextuel chez Sarraute de «l’usage de la parole» énoncée, entendue, vécue (et des innombrables «petits crimes» par elle stigmatisant un moi à la profondeur «indicible» - tout et rien [10]); Sarraute sondant la sous-conversation, cherchant ce qu’il y a sous les mots (sons, sensations), trouvait des «variations approximatives» pour dire le tropisme du ressenti (le vécu ainsi scriptible, mais non conceptualisable, de l’usage de la parole), sans qu’aucun d’eux ne puisse être isolé des autres pour être servi en pâture au critique: nulle essentialisation possible, nulle vérité du texte, disait le lecteur authentique surgissant à la fin des Fruits d’or - après épuisement de la valse mondaine des jugements de valeur littéraires et autres vains exercices critiques (à prétention scientifique, ô la dure ironie sarrautienne). Le critique, snob chercheur d’or, était voué par Sarraute à se «casser les dents» (OC 544) sur le Nouveau Roman (emblématiquement «Les Fruits d’or», le livre imaginaire qui donne son titre au «roman» de Sarraute), comme les oiseaux du siècle d’or athénien sur les raisins peints de Zeuxis [11].

    Déjà, en 1977, l’autofiction selon Doubrovsky (et sa première occurrence dans la quatrième de couverture de son roman Fils) attestait que le sujet faisait retour (selon l’expression consacrée), mais plutôt brisé de ses aventures théoricistes, structuralistes et post-structuralistes, psychanalytiques.

    Lorsque Sarraute écrit son autobiographie en 1983, elle le fait absolument dans le soupçon qui pèse chez les modernes, comme le rappelle Doubrovsky dans les Autobiographiques, sur le sujet auto-connaissant (y compris l’auto-connaissance qui se réclame de la psychanalyse [12]): il n’y a plus de maître dans la maison, Sa Majesté le Moi court encore en tous sens, mais c’est justement parce qu’il a la tête coupée. Le «sot projet [qu’il a eu] de se peindre» comme en jugeait déjà Pascal à propos de Montaigne cité par Doubrovsky … (là je me dois de signaler, écrivant cette citation de citation, que je ne cesse de la lire ainsi: le sot projet de se plaindre …). L’entreprise «autobiographique» sarrautienne, quête sur les effets de la parole reçue des autres, de la mère en premier lieu, désamorçait en les ruminant ces mots russes: tiebia podbrossili, «on t’a abandonnée» que l’enfant avait reçus en pleine figure: non, l’enfant n’avait pas été abandonnée par sa mère (le sot projet de se plaindre), d’ailleurs au fond, il ne s’agissait même pas d’une petite fille, mais de la genèse de l’écrivain - qui s’affirmait justement dans la remise en jeu de la parole de l’autre, vécue comme une assignation identitaire, une limitation et une positivité mensongère, comme une violence.

    Le «sujet Sarraute» est à la fois cette affirmation (qui s’éprouve dans la pratique de l’écriture, dans le dispositif des tropismes), c’est un sujet-qui-(s’)écrit: et en même temps, il demeure dans l’indéfinition - rien/tout - puisque virtuellement il échappe à toutes les définitions trop restrictives, et qu’aussi il peut, partiellement, virtuellement, se reconnaître dans toutes (voire les voix contradictoires de Tu ne t’aimes pas, de «celui qui s’aime» et de «celui qui ne s’aime pas» par exemple, qui traversent (ou occupent) la conscience sans qu’elle soit l’une ou l’autre). Sarraute est la petite fille abandonnée - elle est aussi bien celle qui sait que l’«abandon» maternel la sauve d’un péril plus grand encore, la culpabilité névrotique qui l’avait assaillie avant l’abandon, lorsqu’elle avait fait l’expérience de l’usage meurtrier des mots - non plus en victime cette fois, mais pour déloger l’incomparable mère de son incomparabilité: «[la poupée de coiffeur] est plus belle que maman», «maman a la peau d’un singe» (OC 1038-1046) [13] etc.

    Le sujet Sarraute héautontimoroumenos de la mère trop aimée - seule femme et seul Ecrivain, unique en son genre: elle écrivait sous un nom d’homme, Vichrovsky, ouragan en russe, des contes pour enfants - ne veut et ne veut pas se différencier d’elle, et préfère l’englober, l’incorporer, la «ruminer», en faire une de ses «voix» possibles: telle est l’autofiction sarrautienne et l’inconfort d’une position subjective «suspendue» au tropisme qui ne peut s’assumer que comme indécidable sujet de l’écriture – ni La Femme ni l’Ecrivain (la place est déjà prise).

    D’ores et déjà, l’autofiction est un chapitre qui vient après le Nouveau Roman dans la future histoire de la littérature du début du XXX ème siècle: «L’autofiction c’est la fiction que j’ai décidé, en tant qu’écrivain, de me donner de moi-même et par moi-même, en y incorporant, au sens plein du terme, l’expérience de l’analyse, non point seulement dans la thématique, mais dans la production du texte», écrit Doubrovsky en 1988 (art. cit. p. 77). Le tropisme chez Sarraute est invention et construction d’un soi qui s’oppose et s’affirme dans sa profondeur inconceptualisable mais scriptible (et sensible), au moi social dont parlait déjà Proust (Sarraute s’en souvenait bien sûr) - fût-il «écrivain» [14].

    On retiendra ici cette définition doubrovskyenne qui vient compléter dans les Autobiographiques celle mieux connue de Fils [15] - à condition d’y ajouter que l’exigence de vérité informée par la psychanalyse que revendique Doubrovsky est du même coup pour le critique une lucidité à l’égard de la résistance à l’analyse qu’est la pratique de l’écriture littéraire: le problème, et c’est évidemment la psychanalyse qui en énonce les données, c’est que la vérité moïque est peu compatible avec la vérité inconsciente. Le sujet moderne est le siège d’une double vérité (au moins), fantasmatique et rationnelle, et il ne peut renoncer ni à l’une ni à l’autre (la folie consistant, en un retournement significatif, dans l’impossibilité d’admettre le double registre de la vérité - là où elle a longtemps été définie par l’impossibilité inverse d’une coïncidence à soi ; celui qui prétendrait aujourd’hui dire toute la vérité sur soi passerait au mieux pour un imbécile et au pire pour un psychotique dangereux).

    Loin donc de favoriser un fantasme de retour au sujet auto-connaissant (grâce aux lumières de la psychanalyse), l’autofiction selon Doubrovsky est clairement une parade du sujet (analysé ou analysant) pour tenter de maîtriser cette double vérité en jouant sur les deux tableaux du fantasme et de la vérité analytique - en occupant à la fois la position de l’analyste et celui de l’analysé, en faisant jouer dans le discours en liberté surveillée l’analyse et la résistance à l’analyse.

    Doubrovsky est trop averti pour ne pas voir aussitôt que dans cette stratégie de l’entre-deux vient s’épanouir ce qu’il donne explicitement pour son propre symptôme (et celui de quelques-uns des écrivains qu’il lit), à savoir la résistance à l’assomption d’une identité sexuelle stabilisée: non seulement moi/ça mais mâle/femelle; il écrit à propos de sa propre écriture autofictionnelle: «En un cercle curieusement vicieux, sous le prétexte, ou mieux sous le couvert de relater son expérience analytique, [l’écriture] évite au sujet d’affronter la castration, affrontement dont la nécessité l’avait justement conduit en analyse!» (art. cit. p. 70).

    Son expérience de critique (particulièrement celle qu’il nous livre dans les Autobiographiques) l’alerte sur le fait que la poéticité assumée de l’écriture (qui reconnaît la plurivalence du message verbal) ouvre un espace de signifiance qui permet au scripteur de rejouer dans l’écriture la subjectivation sexuelle qu’il croit en conscience stabilisée: «un projet scriptural commence par être ou est en soi un projet existentiel [on soulignera la référence à la philosophie existentielle sartrienne et spécifiquement au suprême chantier sartrien des biographies critiques] et il n’est d’existence que sexuée» (op. cit. p. 105).

    La question que j’ai cherché à poser dans tous mes articles critiques sur Sarraute est bien celle du projet scriptural comme projet existentiel [16]: drôle de projet «existentiel» qui cherche à prendre la tangente chez Sarraute de toutes les identités, et avant tout de l’identité sexuelle, dans la profondeur (les «limbes» dit Sarraute dans Enfance) d’une position confusionnelle ainsi décrite dans son premier roman Portrait d’un inconnu [17], où le narrateur (masculin) «chasseur de tropismes» confond dans le tropisme ceux qu’il observe, un Père et sa Fille (tout droit sortis de Guerre et Paix ou d’Eugénie Grandet) [18]: «Il leur semble que leurs contours se défont, s’étirent dans tous les sens, les carapaces, les armures craquent de toutes parts, ils sont nus, sans protection, ils glissent, enlacés l’un à l’autre, ils descendent comme au fonds d’un puits […] ici, où ils descendent maintenant, comme dans un paysage sous-marin, toutes les choses ont l’air de vaciller» (OC 143-144).

    Explicite et revendiquée est chez Sarraute la résistance à la psychanalyse, dont elle considère comme trop restrictive l’ontogénèse normative: les «complexes» et autres névroses (ou «folies» obsessionnelles comme celle de la petite fille dans Enfance) ne sont encore que des positions possibles, des postures psychiques provisoires d’un sujet qui doit se découvrir dans la pratique de l’écriture une infinité d’autres possibles, notamment celle de pouvoir se démettre de sa position de Fille ou de Fils, de Père ou de Mère dans la triade oedipienne: «Ici il n’y a ni Père ni Mère», écrit Sarraute dans Tu ne t’aimes pas, et par conséquent pas de (petite) Fille non plus, tout juste un enfant.

    Le «projet existentiel» sarrautien consiste à affirmer une identité indicible, qui se manifeste seulement par sa pratique : l’invention et l’écriture des tropismes. L’écriture est déclarée «neutre» [19]: toute position sexuée étant vécue dans l’écriture (à l’instar de toutes les autres identités) comme superficielle et provisoire. Ce qui était chez Doubrovsky un symptôme devient ici un dogme. De la petite fille qu’elle décrit dans Enfance [20], elle dit: «J’ai voulu décrire un enfant plutôt qu’une petite fille» [21].

    C’est donc à sa manière que l’écriture de Enfance se rattache à l’autofiction doubrovskyenne: l’autobiographie classique restait une pratique de type confessionnel où la vérité sur soi ne se jauge qu’en fonction d’un idéal moral (et la psychanalyse peut fournir un modèle de subjectivation normatif [22]). Rejoignant l’autofiction selon Doubrovsky, Sarraute revendique l’affranchissement à tout assujettissement normatif (y compris à un genre préconstruit): l’écriture du tropisme est une pratique de subjectivation libre qui pose la liberté comme structure ontologique du sujet d’une manière toute sartrienne.

    On peut aussi la penser comme «pratique de soi» au sens où Michel Foucault emploie ce terme dans ses derniers cours au collège de France [23]: ce n’est plus la vérité d’un sujet a priori qui est à dire, le sujet écrivant (sa vision du monde) se fait être, se crée par la pratique artistique. Ce «mode d’assujettissement» esthétique a cependant ceci de particulier chez Sarraute qu’il est censé manifester la vérité ontologique de tout sujet: sa liberté précisément de s’inventer (un style). Le sujet s’invente en inventant sa propre technique d’écriture qui est une technique d’appréhension des phénomènes: «La technique, c’est le mouvement même par lequel la réalité accède à l’existence. Une réalité qui, pour chaque artiste, est sa réalité propre, où il est tout entier engagé, qui s’est élaborée en lui depuis son enfance, au cours d’un long processus inconscient» (OC, 1661). Le tropisme est une phénoménologie qui a pour Sarraute une valeur heuristique – même si cette nouvelle vision du monde est appelée à être dépassée par d’autres (s’il n’y a pas de progrès en art pour Sarraute, il y a une nécessité de renouvellement constant des formes – qui sont les formes mêmes de la sensibilité d’une époque donnée).

    La forme nouvelle, pour être originale, doit être proprement «subjective»; à propos de son invention du tropisme, Sarraute écrit: «dans ce petit domaine, je sentais que je pourrais enfin me sentir chez moi» (OC 1702: je souligne) Elle affirme avoir pressenti les tropismes «dès l’enfance» [24], et Enfance noue explicitement, je l’ai rappelé brièvement, la subjectivation de l’écrivain - et même sa survie psychique – à la possibilité de pratiquer son art - en l’occurrence d’écrire les tropismes.

    Ce texte bizarrement autobiographique (puisque le seul «sujet» qu’il construit est le sujet «chasseur de tropismes», écrivain, scripteur) retrace de manière fragmentaire les grandes étapes, les grandes crises de cette subjectivation qui se confond avec le devenir-écrivain - notamment la crise racontée dans la partie centrale du livre où l’enfant frôle la «folie», et où le critique averti par la psychanalyse (que récuse Sarraute) peut voir aisément la description d’une névrose obsessionnelle provoquée par le conflit entre la mère et la fille, et que leur séparation permet de résorber. L’enfant cesse d’être «Fille de sa Mère» (et de son Père dans Portrait d’un Inconnu, premier roman de Sarraute mais qu’on peut lire comme une suite anticipée de Enfance) pour devenir sujet des tropismes, pour s’abstraire en «conscience ouverte», où viennent résonner pêle-mêle les mots des Autres: où les imagos paternels et maternels s’élaborent en «voix» impersonnelles.

    Sur le plan éthique, la construction de soi ou la pratique de subjectivation proprement littéraire est un refus de l’objectivation sociale identitaire (parfois nécessaire sur un autre plan: le lobbying politique, mais qui est la source du pire: l’insulte, la diffamation, la stigmatisation, la haine, celle, antisémite, qui a conduit par exemple Nathalie Sarraute juive à se cacher sous un nom d’emprunt pendant toute la guerre): elle se veut résistance, dissidence à la loi sociale de la force, du sens commun ou du snobisme, et autres engouements mimétiques plus ou moins violents.

    Doubrovsky écrit à propos de sa propre entreprise: «Le sens d’une vie n’existe nulle part, n’existe pas. Il n’est pas à découvrir mais à inventer, non de toutes pièces mais de toutes traces: il est à construire.»(je souligne, op. cit., p. 77). Et Sarraute pourrait contresigner.

    A première vue, l’affranchissement à tout assujettissement moral semble plus net chez Sarraute que chez Doubrovsky: chez ce dernier se manifeste comme une nostalgie du genre et une résistance à la «position féminine» qu’il analyse longuement chez lui et chez les autres. Chez Sarraute, pas de nostalgie, pas d’analyse: au contraire une volonté affichée de dépasser le genre.

    Certes on pourrait ici poser le voile pudique de l’histoire littéraire et considérer, on l’a vu, que cette «neutralité» de l’écriture (comme le déni de toute expression subjective) est d’époque, et la renvoyer à ses justifications métaphysiques [25]. Il se pourrait bien cependant que le refus de la psychanalyse et du «genre» relève, chez Sarraute également, d’une résistance au sens psychanalytique du terme - une résistance pensée comme telle chez Doubrovksy, impensée chez Sarraute.

    Loin de réduire la position sarrautienne (pas plus que celle de Doubrovsky) à un «complexe», il s’agit de voir que la question de l’identité et plus précisément de l’identité sexuelle se joue dans l’écriture de Sarraute … dans les termes d’un fantasme de castration. La nécessité pour le sujet parlant de se choisir dans le langage (et de choisir ne serait-ce que grammaticalement, particulièrement en français, une identité sexuée) est nettement vécue comme une amputation, comme une «opération»: si «l’usage de la parole» tue, c’est qu’il «coupe» le sujet d’une partie de ses possibles (en droit infinis).

    C’est par une scène de «déchirure» (la petite fille ne peut s’empêcher de déchirer un divan de soie bleue) que commence Enfance, ça a été très commenté, notamment par la critique anglaise Ann Jefferson qui y voit la scène originaire de l’acte d’écrire pour Sarraute [26]. Nous ajouterons ici à ce commentaire incontestable (le «déchirement» ou la «déchirure» étant par ailleurs le sème le plus fréquent de l’écriture sarrautienne, ce qui n’a échappé à aucun critique [27]) que le «sacrilège» [28] de cette «effraction» [29] est manifestement dirigé contre la Mère (la Mère Ecrivain et Femme incomparable, unique en son genre). Lorsque la petite fille se sépare de sa mère, cela est dit en ces termes: «ce sera douloureux de trancher moi-même ce lien qui m’attache encore à ma mère, […] mais les paroles de mon père agissent comme un anesthésiant qui m’aide à achever d’arracher sans trop souffrir ce qui s’accroche encore … voilà, je l’ai fait, ‘C’est ici que je veux rester’» (OC, 1086).

    On n’est jamais trois dans l’écriture sarrautienne («je ne les ai jamais vus, je ne peux pas les imaginer se rencontrant, lui et ma mère …», écrit Sarraute en parlant de ses parents (OC, 1020) - sauf à (se) détacher du corps de l’Autre, la Mère (ou le Père dans Portrait d’un inconnu), avec qui on ne fait originellement qu’Un, (en détachant) les mots qui semblent ne devoir la désigner qu’Elle (originairement la Mère, la langue maternelle), ne faire qu’Un avec elle: par exemple, et exemplairement la Beauté. De même, dans Portrait d’un Inconnu, il s’agit pour le «chasseur de tropismes» d’imposer au Père une autre vision du monde, celle des tropismes, en l’arrachant, «grosse araignée», au tissu rassurant de ce savoir scolaire au centre duquel il se tient.

    Cependant il ne s’agit pas de s’approprier ces mots: ils demeurent étrangers, une prothèse qui demeure pour toujours un attribut maternel (ou paternel) - exemplairement, le mot «Beauté». Pour toujours la Beauté reste assimilée à cette «poupée» «trop belle» «toute dure, trop lisse», aux mouvements trop mécaniques, trop «raides», cadeau du père et dont la petite fille a la phobie (OC, 1015). Dans Entre la vie et la mort, l’Ecrivain devient lui-même ce pantin (motif récurrent de l’œuvre de Sarraute) lorsqu’il se laisse aller à la «belle» écriture, à la «belle» langue, au lieu de plonger dans les limbes sensibles du verbe. Dans L’Ere du soupçon [30], Sarraute accuse le personnage du roman réaliste d’avoir «la rigidité des momies» et de n’être capable que de l’«apparence de la vie».

    Bref quelque chose doit inéluctablement, et ne doit pas, être «tranché» (le lien avec la mère). Cette castration symbolique qu’est nécessairement l’accès au langage doit être incessamment réparé. Pour demeurer vivante, pour cesser d’être tuante, la parole écrite ne doit jamais tout à fait se détacher du corps de l’écrivain (de l’indicible de ses impressions premières - les impressions du dessous du langage, ou de l’époque - celle de l’in-fans - où l’on ne parle pas); le mot ne doit pas accéder à l’autonomie du concept, il doit demeurer dans cet espace d’entre-deux, indécidable, de renvoi interminable du sens à la pulsion innommable et retour. Le tropisme, fantasmatiquement, réincorpore le continent maternel avec lequel l’enfant ne fait qu’Un, où l’infans (celui qui ne sait pas parler) se réfugie au cœur du texte adulte, totalité narcissique inaccessible et inviolée.

    «Ici il n’y a ni Père ni Mère», écrit Sarraute dans Tu ne t’aimes pas, et par conséquent pas de (petite) Fille non plus, tout juste un enfant, on l’a vu ; dans cette «autre réalité» du tropisme où tout se met à «vaciller», aucun nom ne permet d’arrêter la réversibilité des sexes provoquée par la hantise de la castration. L’«usage de la parole» est bien ce supplément phallique, trait d’union entre moi et l’Autre (la mère): par lui, au niveau des apparences, nous sommes enfin trois, mais le travail du tropisme est de ramener le trois à l’Un - au Texte, au Tout d’un Sujet où vient résonner, comme dans Tu ne t’aimes pas, toutes les voix possibles, toutes les postures subjectives dicibles: l’invisible, l’insaisissable sujet en proie à l’écriture, qui n’est aucune d’elles, mais virtuellement, toutes.

    On pourra être déçu que la genèse de l’identité (sexuelle) qu’est interminablement le texte de Sarraute se joue dans les termes ressassés par la vulgate «psy» de la «castration»: quoi de plus fatigant en effet, et Sarraute elle-même s’en plaignait, que la monotone récurrence de certains fantasmes! Fatigue du clinicien et du critique, plus encore de l’écrivain: on retrouve chez Sarraute la défiance justifiée d’un Sartre envers une essentialisation paresseuse des faits psychiques (ici le fantasme de castration) qui semble une butée irrémédiable à l’invention libre de soi. Lorsqu’on l’interrogeait sur le savoir freudien qui repère ces fantasmes [31], Sarraute répondait - en cela délicieusement maligne et plus retorse qu’il n’y paraît: «Il faut beaucoup d’innocence pour écrire!» [32].

    En fait cette grammaire inconsciente est un autre langage auquel l’écriture a à faire et qu’elle a à déjouer. Si l’écriture du tropisme nous montre la voie d’une inouïe liberté moïque (au-delà notamment de l’assignation au genre), cela ne se fait pas sans provoquer (sans réveiller) un «malaise» qui est aussi le sujet de cette écriture et sur lequel il ne faut pas fermer les yeux. Les lecteurs de Sarraute ressentent souvent très fortement cette angoisse, qui parfois les détourne de l’œuvre ou bien au contraire les fascine: c’est que quelque chose des «idées» obsessionnelles qui hantent la petite fille dans Enfance résiste, insiste dans les tropismes [33] - quelque chose dont seul le langage littéraire peut rendre compte (les concepts «psys» n’en disent rien, Sarraute avait raison [34]).

    Les tropismes permettent d’élaborer au plus près les scories de l’enfance en nous - notre rébellion contre cette tunique de Nessus (poison et prison) qu’est parfois le langage. Et qu’il est nécessairement pour tout écrivain créateur: sinon il ne mettrait pas toute son énergie à le renouveler, à le travailler, à le réinventer. Angoisse de l’écriture (une telle transgression, vertigineuse révolte, sans filets!)

    J’ai longtemps travaillé sur Sarraute les yeux largement fermés quant à l’angoisse de castration qui sous-tend cette œuvre : je vois à présent combien elle est un moteur puissant du tropisme, technique contraphobique qui permet de réincorporer les mots, assimilés au supplément phallique, dans la sensation primitive, de les rattacher à leur résonance sensible. Telle est finalement l’expérience littéraire selon Sarraute: ni «protestation phallique», ni assomption d’une identité «féminine», mais neutralisation de l’identité (sexuée) par l’écriture dans la hantise (la jouissance?) de la castration symbolique effectuée par le verbe (qui toujours «tranche», limite, découpe, discrimine ce qui est de droit infini - le sentiment intérieur, l’être irremplaçable et riche que l’on doit être pour soi-même [35]).

    Dans une communication faite à New York University en 2004, j’avais tenté de comprendre quelle fascination exerçait sur moi cette œuvre, mais aussi dans quelle «position existentiellement intenable» (dans quel refuge invivable) elle me plaçait (je me plaçais en elle); j’avais échoué alors (me perdant dans la tentation de rattacher le nom propre de Sarraute à la politique, motif paternel dans mon propre imaginaire, symptôme du refoulement), mais je peux reprendre ici la conclusion proustienne que j’avais alors invoquée pour justifier ma démarche: on ne peut comprendre un texte que si l’on se comprend soi-même à travers lui.

    Ce que je comprends mieux aujourd’hui, c’est un rêve que j’ai fait à la fin de ma psychanalyse, au moment où je commençais tout juste à publier mes articles. Non, je ne vais pas raconter mes souvenirs d’enfance (pas ici), mais ce rêve: «Je suis dans la maison de M comme d’habitude dans mes rêves. Un invité de marque va venir, il est venu, je n’ai pas eu le temps de descendre pour aller m’habiller, alors je me tiens en bas de l’escalier, derrière le rideau, nue ou presque. L’invité parle avec mon père dans la salle, c’est S. le grand écrivain; enfin il se dirige avec mon père vers la porte, ils continuent à parler sur le perron. Je peux enfin traverser la salle, m’habiller, les rejoindre: mais il est trop tard, le grand écrivain est devenu tout petit, il est sorti et il est devenu tout petit, il s’est comme dégonflé, il est dehors et il n’est plus rien, il est minuscule et pitoyable, je n’aurais pas eu envie de descendre dans la salle pour ça.»

    Dans la maison d’enfance, ça discute toujours, ça parle politique, la grande salle est occupée par ces voix d’hommes qui parlent politique, philosophie, théorie, c’est la salle commune, le lieu public, habituellement ce sont les hommes qui parlent et il y a toujours un scandale à ce qu’une femme s’en mêle. Et pourtant il y a ce désir mais empêché, retenu et gardé derrière le rideau - lorsqu’il est prêt à se manifester, ça ne vaut plus le coup, il n’y a plus d’interlocuteur valable. Comme si de le devenir, celui qui a la parole, le grand écrivain, la lui prendre, ça ne marche pas - le père ne cesse de se tenir dans la salle qui résonne des éclats de voix. J’ai toujours pensé: j’écris derrière le rideau, je me cache, je ne publie pas (je n’ai publié qu’un seul texte à l’époque du rêve - d’où le rêve sûrement). En m’exposant (ma nudité), j’expose ça qui me fait honte, je suis coupable, c’est dégoûtant (fange nauséeuse et toujours malodorante pour les autres, misérable petit tas de secrets), ça fait désordre dans la salle commune, ça n’a pas droit de cité et pourtant c’est ça que je désire, « prendre la parole » en public, publier, m’exposer.

    C’est un rêve sur l’écriture et sur la publication: sur cette double jouissance, cachée puis déceptive - à la fois jouissance phallique, l’avoir finalement (le dernier mot), et puis jouissance de la castration et de la déception: on ne l’a jamais, c’est toujours trop tard, une fois qu’on l’a, on ne l’a plus, ça appartient aux autres (tous ceux qui ont publié font et refont l’expérience de cette déception; ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas publier ne peuvent pas ou ne veulent pas s’y exposer). Personne pour attester que vous l’avez (la parole, la place dans la salle commune), pas de témoin, puisque le témoin, vous l’avez pris, vous l’êtes devenu(e), l’Autre s’est évanoui. Mirage de la position phallique. La position féminine, c’est la salle occupée (qui jouit d’être occupée) que je suis aussi, la maison de M. que je suis aussi - mais bientôt la salle sera vide. En ne quittant pas le rideau, je ne quitte pas l’enfance, la maison d’enfance où toujours c’est l’Autre qui parle (le Père, l’Ecrivain) - je suis rivée, vouée au fantasme de castration, à la culpabilité de la «protestation phallique», à l’horreur (délicieuse, dégoûtante, déprimante) de la (dé-)possession (à quoi s’assimile dans le fantasme la position dite «féminine»).

    Le désir d’écriture perdu et retrouvé dans le mitan des rivières théoristes toujours refoulantes (Barthes), et aussi bien dans le commentaire infini de Sarraute (écriture dans la marge, derrière le rideau, dans la maison d’enfance). Toujours, dans le métatexte, l’Autre, l’Ecrivain, demeure droit comme un S. au milieu de la salle commune, et le critique écrit caché derrière le rideau - témoin admiratif ou déçu du supplément phallique (l’or des Fruits d’or, la Valeur littéraire, le «talisman» des snobs) avec quoi il confond la Littérature pour mieux en chanter les louanges. Serge Doubrovsky a raison de dire que le déni majeur, dans l’écriture, celui du critique aussi bien que de l’écrivain (mais pas à la même place), c’est le déni, sinon de la position (possession) «féminine», du moins de cette expérience jouissive et déceptive, lucide, du mirage phallique - du mirage de l’assimilation de l’écriture à une position de maîtrise: c’est toute «l’histoire» de ce roman génial qu’est Les Fruits d’or.

    Sous les mots, le tropisme, sous la théorie, le sensible, sous la critique, l’autofiction, voix éclatées qui résonnent encore en tous sens dans la salle commune (la bibliothèque ô combien hantée du château de Cerisy) bien après que leur signification se fût perdue. Ombres dansantes, chatoiements dans la caverne …

    Ah! c’était seulement ça (disent les imbéciles).

    Notes

    1] Nathalie Sarraute, Enfance, Paris, Gallimard, 1983.
    2] Serge Doubrovsky, Autobiographiques, PUF, Paris, 1988, p. 7.
    3] Paris, Gallimard, 1989.
    4] Pour un Nouveau Roman, Paris, Gallimard, 1963, p. 132.
    5] Titre d’une conférence donnée en juin 86, transcrite par Michel Contat, cf. Michel Contat dir., L’auteur et le manuscrit, Paris, PUF, 1991.
    6] On notera ainsi désormais les références aux Œuvres complètes de Nathalie Sarraute, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1996.
    7] Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 79.
    8] Yvon Belaval l’avait noté […], à propos de Tropismes, mon premier livre, paru pour la 1ère fois avant la guerre: «C’est l’effort créateur à l’état naissant». Je crois qu’il avait raison, toujours la substance première de l’écriture a fait l’objet de ma recherche, dans tous mes livres» (Entretien avec Geneviève Serreau, «Nathalie Sarraute et les secrets de la création» La Quinzaine littéraire, 1er mai 1968, p. 3-4 (OC 1846: on notera désormais ainsi les références au pléiade des Œuvres complètes de Nathalie Sarraute, Gallimard, 1996). Sarraute déclare ailleurs: «toujours la substance première de l’écriture a fait l’objet de ma recherche, dans tous mes livres».
    9] Entre la vie et la mort, Paris, Gallimard, 1968.
    10] Nathalie Sarraute, Qui êtes-vous? Conversations avec Simone Benmussa, La Manufacture, Paris, 1987: «Il y a en nous toutes les virtualités. L’autre jour, j’ai lu une phrase de Goethe: «Il n’y a pas de crime que je ne me sente capable de commettre.» (p. 81); «L’identité n’est pas vraie et vue du dedans il y a tout. Il y a l’univers entier. Je suis tout. - Donc il n’y personne. - Oui, il n’y a personne et je suis tout» (p. 114); «Quand on travaille, on est dans la chose elle-même. On n’est rien» (p. 164); «Ce dont je parle est une sorte de conscience ouverte.» (p. 145)
    11] Cf. Pascale Fautrier, «Les fruits d’or ou le livre imaginaire comme désir de subjectivation», Revue des Sciences humaines, n°266-267, avril-septembre 2002, pp. 381-394.
    12] Elle salue cependant la psychanalyse dans ses articles critiques comme cette révolution qui opérant un décentrement du sujet interdit qu’on puisse désormais traiter les individus comme des «personnages» - entités fermées et finies, définies. D’un autre côté elle déclare «détester» la psychanalyse, lorsque celle-ci prétend réduire à rien «ce que nous avait révélé Proust» (Qui êtes-vous, op. cit , p. 44.)
    13] Cf. Pascale Fautrier, «Enfance, généalogie d’une écriture», Critique n°656-657 spécial Nathalie Sarraute, janvier-février 2002.
    14] «C’est cela qu’on exige de vous: que vous soyez la grand-mère, la mère, l’écrivain… je ne sais quoi», Qui êtes-vous? , op. cit. p. 70.
    15] «Fiction, d’évènements et de faits strictement réels; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage …», définition rappelée dans l’article cité, Autobiographiques, p. 69.
    16] «Il n’y a d’autre existence qu’unique singulière individuée. Historique si l’on veut. Il n’est point d’autre lieu d’élaboration pour l’écriture que cette histoire.», prévenait Doubrovsky, toujours dans le préambule d’Autobiographiques. On verra plus loin que Sarraute partage ce présupposé très sartrien: concernant les rapports de Sarraute à Sartre et à la philosophie sartrienne, je me permets de renvoyer à Pascale Fautrier, «Sarraute à l’épreuve de Sartre», Etudes sartriennes n°10, 2005, pp. 231-256.
    17] Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu, Paris, Gallimard, 1948, préface de Jean-Paul Sartre, Collection Folio, 1985.
    18] Sous les coups de boutoir de la «vision» du chasseur de tropismes, l’univers du Père se met à vaciller, comparée à une «grosse araignée» (remarquons le féminin) la toile étroitement tissée de significations où il se tient (il passe son temps à relire des manuels scolaires) se «déchire» à deux reprises: lorsqu’il découvre que sa Fille lui a volé un bout de savon (longue description de la barre de savon coupé) et lorsqu’il constate la fuite derrière la baignoire: ce trou dans la toile de reps (dans les deux cas, faut-il le préciser, on a affaire à une angoisse de castration). La Fille est décrite comme une «sangsue», elle suce le sang du Père, lui extorque de l’argent, bref elle est la figure castratrice qui tente de s’approprier ce phallus anal - ou peut-être qui tente de l’être (ce père féminin est depuis toujours, et dans Enfance explicitement, à réparer : la mère trop «impulsive» a abandonné le foyer conjugal). Tout cela finit dans une scène de corps-à-corps maritime en partie citée plus haut, où l’image de la méduse resurgit - elle est présente à plusieurs reprises dans l’œuvre de Sarraute (on pense bien sûr au texte de Freud, «La tête de Méduse», où l’histoire de Méduse échevelée est l’image même du fantasme de castration). Cf. Pascale Fautrier, «Un trou dans la toile de reps : réflexions sur l’autre réalité», in Nathalie Sarraute et la représentation, textes réunis par Monique Gosselin-Noat et Arnaud Rykner, Editions Roman 20/50, coll. «Actes», Lille, février 2005.
    19] «A l’intérieur où je suis [quand j’écris], le sexe n’existe pas. […] Quand je travaille, je ne pense pas en tant que femme, cela ne m’a jamais effleurée. C’est une chose qui est absolument hors de mes considérations. […] Je suis à tel point dans ce que je fais que je n’existe pas. Je ne pense pas que c’est une femme qui écrit. Cette chose-là, ce que je travaille, est en train de se passer quelque part où le sexe féminin ou masculin n’intervient pas. […] moi en écrivant je ne peux voir autre chose qu’un neutre.» Qui êtes-vous?, op. cit. p. 140-141-142 (je souligne en gras).
    20] C’est-à-dire incontestablement elle-même (sur ce point le pacte autobiographique est respecté), néanmoins fille «nombreuse»: de la mère (qui la nomme), Natacha, et du père (qui la nomme), Tachok, et aussi de l’école républicaine française (où la prénomme): Nathalie, devenue enfin épouse de l’avocat Sarraute, après avoir été fille du père russe en exil Tcherniak.
    21] Cité par Monique Gosselin-Noat, Enfance de Nathalie Sarraute, Paris, Gallimard, foliothèque n° 57, p. 21.
    22] Chez Doubrovsky au contraire, la psychanalyse a la même fonction que les préceptes stoïciens dans les hupomnemata qu’analyse Foucault - à savoir un discours qui ne vaut qu’à être «opératoire», à guider le sujet dans le sens d’une plus grande intégration (et donc maîtrise) de sa double vérité imaginaire et factuelle, pulsionnelle et réflexive, mais sans que la pratique d’écriture ait pour vocation à résoudre la contradiction: «glissant en un mouvement perpétuel dans les frayages du double sens créant son propre sens ambigu, androgyne, l’écriture est inventée par la névrose», écrit Doubrovsky (art. cit. p. 70).
    23] Cf. Pascale Fautrier, «Les Fruits d’or ou le livre imaginaire comme pratique de subjectivation», art. cit. p. 393. «Pratique de subjectivation»: Le sujet se construit pour Foucault selon un mode d’assujettissement (éthique ou esthétique) qui est une "conversion à soi", où il s’agit de "constituer le soi comme objectif à atteindre" par un certain nombre de pratiques, de la gymnastique à l’écriture: la copie de sentences philosophiques. Cf. notamment L’Herméneutique du sujet, Paris, Gallimard-Seuil, coll. "Hautes études", mars 2001, pp. 13, 247, et note 5 p. 60. Le «mode d’assujettissement» esthétique vise à constituer le soi dans la pratique de création, à faire de sa vie une œuvre d’art, à produire une «esthétique de l’existence». Le tropisme (la pratique littéraire du tropisme) comme pratique de soi est une ascèse et une esthétique de l’existence.
    24] Nathalie Sarraute, Digraphe, mars 84, p. 9-11.
    25] J’ai pointé dans d’autres de mes articles (notamment dans la communication que j’avais faite ici à Cerisy en 2001 publiée dans la Revue des Sciences humaines, «Les Fruits d’or ou le livre imaginaire comme désir de subjectivation», op. cit., ou encore dans un autre texte paru en 2005 dans les actes du colloque de Nanterre: «Un trou dans la toile de reps») l’énorme différence qu’il y a entre la désubjectivation blanchotienne par exemple et l’entreprise sarrautienne: différence philosophique, Sarraute se rattache explicitement à une philosophie de la conscience et de la liberté comme condition ontologique de la subjectivité pour le dire vite - on sait le rôle qu’a pu jouer Sartre dans sa formation intellectuelle).
    26] Nathalie Sarraute, Œuvres complètes, op. cit. p. 1940 (notice de Enfance rédigée par Ann Jefferson).
    27] Cf. Pascale Fautrier, «Enfance, généalogie d’une écriture», op. cit., p. 46.
    28] «J’ai voulu décrire comment naît la souffrance qui accompagne le sentiment du sacrilège. Quel sacrilège? Celui qui a consisté pour l’enfant à nier le mensonge originel, à mettre en question la beauté originelle, la suavité, la sublimité, la beauté maternelle qu’elle avait pourtant jusque-là reconnue, absorbée avec volupté. Un sacrilège qui peut-être déclenché la vie d’un écrivain», Nathalie Sarraute, in «Portrait de Nathalie» (entretien avec Viviane Forrester), Magasine littéraire, n° 196, juin 1983, p. 19.
    29] Le mot est de la critique Françoise Asso: cf. Nathalie Sarraute, une écriture de l’effraction, PUF, 1995.
    30] L’Ere du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, coll. Folio-essais, 1987.
    31] Il faut remarquer ici que Sarraute se réfère plus volontiers aux sciences cognitives qu’à la psychanalyse pour étayer sa conception de la conscience polyphonique (voir sa référence à Jacques Monod, OC, 1699; elle aurait été ravie de lire cet article récent du Monde à propos du livre du neurobiologiste Daniel C.Dennett: De beaux rêves obstacles philosophiques à une science de la conscience (Ed. de l’éclat). Daniel qui conçoit la conscience comme le terrain d’une lutte de contenus en quête de notoriété (prenant le pas sur d’autres et accédant à la conscience réflexive par insistance): pas de «moi total» donc mais une «relation démocratique quelque peu anarchiste» entre des flux d’activités localisées dans des zones diverses du cerveau; notons par ailleurs que la polyphonie sarrautienne est orchestrée par une pulsion majeure, la pulsion narcissique («s’aimer»), qui peut impose à la conscience une tyrannie moïque - ou ce que les moralistes du XVII7me appelaient l’amour-propre; elle oppose à cette politique narcissique une contestation politique et morale et économique de cette unification accidentelle de la conscience (mais non moins en partie inévitable). De même il y a une conscience nette chez Sarraute des processus de dramatisation propre au travail de création comme au travail du rêve dont les deux traits sont la transformation d’un désir ou d’une pensée plus ou moins consciente en situation dramatique, et distribution de la personnalité en plusieurs personnages ou voix.
    32] Conférence de N. Sarraute, centre culturel d’Oslo, octobre 1984, cité in Monique Gosselin commente Enfance de Nathalie Sarraute, foliothèque n°57, p. 11.
    33] Les tropismes, Sarraute le dit, ce sont les «idées» obsessionnelles de la petite fille, mais élaborées, abstraites de leur contexte, détachées du sentiment hainamoureux pour la mère. Sarraute décrit ainsi la fin de la névrose obsessionnelle cesse: «Des idées … pas «mes» idées … plus de ce «mes» louches […] Je l’ai pensé et cela n’appartient qu’à moi. Je n’ai à en rendre compte à personne» (OC 1064). Double mouvement donc, de généralisation et d’appropriation. A propos des tropismes, Sarraute a déclaré un jour à Viviane Forrester: «Au fond, je n'aurai vécu que pour une idée fixe» (Viviane Forrester, «Les regards de Nathalie Sarraute», Le Monde, 15 juillet 1994).
    34] «Il se passe quelque chose que je ne veux pas définir psychologiquement. Il se passe quelque chose à l’intérieur de la vie psychique qui ne peut être rendu que par de l’écriture, du langage. […] Presque uniquement par la métaphore, mais aussi par le rythme, la phrase.», Nathalie Sarraute, Qui êtes-vous? , op. cit., p. 149
    35] Cet être en droit éternel dont Tchékhov veut croire qu’il est encore au-delà de sa propre mort (et Sarraute avec lui, racontant cette histoire au début de L’usage de la parole, Paris, Gallimard, 1980): «Ich sterbe», «Je meurs», déclare-t-il, et Sarraute de commenter en style indirect libre: «Avec ces mots bien effilés, avec cette lame d’excellente fabrication, elle ne m’a jamais servi, rien ne l’a émoussée, je devance le moment et moi-même je tranche: Ich sterbe» (OC, 926). L’écrivain héautontimoroumenos est ici «la plaie et le couteau» dans une affirmation de surpuissance magique: le mot tue, mais c’est l’écrivain qui le manie - pour «trancher» le fil de la vie même. On a ici comme une allégorie du rapport très ambivalent de Sarraute au langage - surpuissant et mortifère.


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