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  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    DE PROFUNDIS D’OSCAR WILDE: LA QUÊTE D’IDENTITÉ DU DANDY EN PRISON


    Agathe Brun

    agathe.brun@voila.fr
    Doctorante en deuxième année en littérature anglaise à l’Université de Nice Sophia-Antipolis, sous la direction du professeur Michel REMY. Elle a consacré son mémoire de Master 2 à la représentation et l’esthétique wildiennes dans Le Déclin du Mensonge et De Profundis. Ses recherches actuelles portent sur l’art du faux dans l’écriture fin de siècle dans la littérature d’Oscar Wilde, Walter Pater et Marcel Schwob. Elle est membre de la Société Oscar Wilde en France.

    «Être devenu un homme plus profond est le privilège de ceux qui ont souffert. Et c’est ce que je crois être devenu.» [1]

    Plus d’un siècle après sa mort, Oscar Wilde continue de susciter l’intérêt tant pour son œuvre que pour sa vie. Dandy toute sa vie, d’une taille hors du commun, ce n’est pas seulement l’artiste mais aussi l’homme qui a marqué son siècle et continue d’enthousiasmer le lecteur du vingt-et-unième siècle. Oscar Wilde a fait parler de lui pour ses pièces, ses poèmes, son roman et ses théories esthétiques jusqu’au jour où la société qui avait fait de lui un prince l’a bousculé de son piédestal. Ainsi, à la période faste qui voit Wilde devenir le roi de l’art et l’invité attendu des salons de Londres se substitue le temps des règlements de compte: Wilde est allé trop loin, il a fait l’éloge inconditionnel de la jeunesse et a perverti celle-ci. Il a vécu pour le plaisir et oublié la condition de pécheur de l’homme. Il a aimé la beauté grecque et la société perçoit en lui le catalyseur de la déchéance britannique, déchéance mise en exergue par les théoriciens de l’eugénisme à une période où la fin du siècle approche et où le contexte politique et social plonge le pays dans la crainte [2]. Alors il faut faire vite et condamner ce fauteur de trouble qui fait des jeunes gens les instruments de sa perversion. C’est en tout cas ce que pense Lord Queensberry et beaucoup d’autres personnes lorsque le couperet tombe: Wilde est condamné à deux ans de travaux forcés pour pratiques homosexuelles. Deux années coupé du monde gracieux de l’art et de la gloire, mais une vie entière ruinée, anéantie sous couvert de punir «l’amour qui n’ose dire son nom», vers tiré du poème de Lord Alfred Douglas, «Two Loves» publié dans The Chameleon en décembre 1894 - dans le même numéro que les Formules et Maximes à l’usage des jeunes gens d’Oscar Wilde - et utilisé contre Wilde au cours du second procès. Au cours d’une seule vie, il connaît le succès, la honte, l’emprisonnement, le rejet, et tombe de bien plus haut que quiconque. Elevé au rang d’idole, il est aussi vite plongé dans les cercles de l’enfer de Dante.

    Dans ce contexte, quand Oscar Wilde entame la rédaction de la longue lettre que nous connaissons sous le nom de De Profundis, c’est un homme brisé par la servitude, la solitude et l’anonymat qui prend la plume pour faire entendre sa douleur depuis le fond de sa cellule. De Profundis a longtemps et est encore souvent mis à part dans les études portant sur Oscar Wilde. En effet, de nombreux critiques mentionnent le texte en termes élogieux mais ne s’attachent pas davantage à son étude. La raison de cet «oubli» ne provient certes pas de la qualité du texte mais sans doute plus de son statut ambigu: parmi les autres œuvres d’Oscar Wilde, pièces, poèmes, dialogues et essais, De Profundis fait figure de texte plus personnel, plus hermétique et ne requérant pas - à première vue - une audience similaire à celle d’une pièce ou d’un essai sur l’art. Alors, il a suffit bien souvent de mettre de côté ce «texte» alors que c’est l’écrit de Wilde qui se rapproche le plus d’un travail autobiographique [3].

    Mais de quel Wilde parlons-nous? Car, il n’est en fait plus «Wilde», nom honorable et rattaché à un héritage culturel fort, nom de du dramaturge et de l’artiste, nom du dandy aux cheveux longs et aux costumes extravagants; le nom en soi n’est rien s’il est coupé de ce qu’il représente. Alors après le procès, en prison, c’est le prisonnier C. 3. 3. qui écrit, qui cherche ce qu’il reste d’un certain Wilde, car comment s’écrire quand on n’est plus? Lorsqu’on est en souffrance, qu’est ce qui peut pousser à exprimer celle-ci par l’écriture?

    Les conditions de l’écriture en prison

    Sur vingt-quatre mois d’emprisonnement, Wilde passe les dix-huit derniers à Reading Goal et c’est dans cette prison qu’il écrit enfin après avoir attendu en vain une lettre du jeune Bosie. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir eu le désir d’écrire et de donner libre court à son besoin d’expression. Mais à Reading, on est libre de rien, même pas d’épancher sa peine par les mots. En effet, le malheureux Wilde est transféré à Reading alors que le contrat du colonel Isaacson touche à son terme, et ce dernier ne recule devant rien pour priver les prisonniers de liberté physique d’abord, morale ensuite: installations sanitaires moyenâgeuses, planches de bois en guise de lit viennent compléter l’harassement provoqué par les travaux forcés inutiles auxquels se livrent les prisonniers. De même, il leur est strictement interdit de communiquer entre eux. L’enfermement physique s’accompagne ainsi d’un enfermement psychologique total. Mais l’arrivée à l’été 1896 du major Nelson, directeur bienveillant et humain, change la détention de Wilde: on lui accorde quelques privilèges en raison de sa santé fragile, il travaille moins dur et a accès à la bibliothèque de la prison avec plus de facilité… mais il reste un numéro parmi tant d’autres.

    Privé de son public, de son allure de dandy, privé de ce qui faisait de lui un personnage célèbre, Wilde se tourne vers ce qu’il sait faire mieux que quiconque, qui a fait de lui un prince mais l’a aussi précipité en prison, l’écriture. Il faut prendre conscience du fait que le port même de la tenue de forçat a eu sur Wilde plus d’impact qu’il aurait pu en avoir sur n’importe qui d’autre: le personnage Wilde, tel qu’il s’est lui-même construit, est brillant tant dans son langage et son écriture que dans sa prestance, sa présence et ses codes vestimentaires. Alors que l’apparence compte plus que tout aux yeux de Wilde, que le superficiel l’emporte sur l’essence, Wilde est privé de tout ce qui compte pour lui. L’anecdote rapportée par Ellmann à propos de la séance de coupe des cheveux est en ce sens particulièrement révélatrice: «Un gardien fut charger de lui couper les cheveux […] ‘Faut-il les couper? demanda Wilde, les larmes aux yeux. Vous n’imaginez pas ce que cela représente pour moi.’ On le tondit.» [4] Le gardien ne pouvait en effet pas comprendre ce que cela représentait pour Wilde.

    Le changement de direction de l’établissement pénitentiaire, la «longue et vaine attente» (Wilde, 565) d’une lettre de Douglas, toutes les pensées qui ont pu assaillir Wilde laissent enfin place au mode privilégié d’expression de l’artiste Wilde même s’il avertit Douglas que «tout ce qui, à me lire, est source de douleur pour toi, est pour moi, à l'écrire, source de douleur plus grande encore » (Wilde, 567). Car Bosie est bien sûr le destinataire de cette lettre: «si je t'écris à présent comme je le fais, c'est parce que ton silence et ta conduite durant mon long séjour en prison l'imposent» (Wilde, 601). Et pourtant, témoignage d’une souffrance trop grande, la «lettre» de Wilde semble avoir eu besoin d’un plus grand auditoire que Douglas et son «égoïsme étroit» (Wilde, 612) et il est possible qu’au fil des mois, Wilde ait envisagé une publication qui n’était pas prévue au moment où il a commencé la rédaction de la lettre. Il peut enfin écrire mais il dispose d’une marge de manœuvre toujours très restreinte, on lui retire définitivement ses écrits en fin de journée - ils lui seront uniquement rendu à sa sortie de prison - et il ne peut écrire autre chose que de la correspondance. Alors voilà le nouveau défi de Wilde: garder le fil de sa pensée au fil des jours pour poursuivre sa tâche d’écriture.

    Un regard sur le passé

    Tout commence par un coup d’œil par-dessus l’épaule. Quand la rupture entre le passé, le présent et, s’il y en a un, l’avenir est si forte que lorsqu’on est banni de la société après en avoir été roi, aucune tentative de reconstruction de la vie et de soi ne peut être conçue sans un regard sur le passé. Wilde tente alors de se réconcilier avec celui-ci. Dès les premières pages de la lettre, il signifie à Bosie, ou tout autre lecteur du texte, son intention première de ne pas laisser la haine fermer son cœur en écrivant «l’idée que l’aversion, l’amertume et le mépris puissent jamais prendre en mon cœur la place qu’y tint jadis l’amour m’attriste profondément» (Wilde, 565). C’est ce qui pousse Oscar Wilde à faire ce constat à la fin de De Profundis: «Ce qui s’offre à ma vue, c’est mon passé. Il faut que je parvienne à le regarder avec des yeux différents, à convaincre le monde de le regarder avec des yeux différents, à convaincre Dieu de le regarder avec des yeux différents. Cela je ne puis le faire en refusant de le voir, en le méprisant, en le louant, ou en le récusant.» (Wilde, 689)

    Wilde parle de sa vie avant le scandale, de sa célébrité, de ses sorties et de son train de vie mondain. Wilde tente de se libérer de la noirceur de ce passé qui l’a conduit en prison et pense qu’en l’extériorisant, il pourra s’en débarrasser. Il insiste néanmoins pour mettre en avant le fait que sa vie a commencé à changer avec Bosie; malgré le grand attachement qu’il éprouve pour le jeune homme, il reconnaît qu’il a commis l’erreur de se laisser priver de volonté propre par amour. Leur relation pour le moins tumultueuse et donc l’issue funeste est l’emprisonnement d’Oscar Wilde semblait préparer Wilde à l’expérimentation de la douleur. Il écrit alors: «Moi aussi j'avais mes illusions, je croyais que la vie allait être une comédie étincelante et que tu en serais un des nombreux personnages pleins de grâce. J'ai découvert que c'est une tragédie révoltante, répugnante, et que la sinistre cause de la grande catastrophe – sinistre par sa concentration sur l’objectif unique et par la force de volonté extraordinairement restreinte qu'elle manifestait - c'était toi, dépouillé de ce masque de joie et de plaisirs qui m'avait, tout autant que toi, trompé et dévoyé.» (Wilde, 595)

    Et Wilde d’accuser Douglas d’avoir entraîné sa perte: brisant la créativité d’abord, la volonté ensuite. Bien que son jugement sur Bosie soit particulièrement dur, Wilde se défend de vouloir lui faire de la peine ou le blâmer, il pense en fait donner une leçon de vie au jeune homme grâce à son expérience nouvelle: «Après ma terrible condamnation, quand j’eus revêtu l’habit de prisonnier et que la prison se fut refermée sur moi, je me retrouvai assis parmi les ruines de ma vie merveilleuse, écrasé d’angoisse, hébété de terreur, étourdi de douleur. Mais je refusais de te haïr.» (Wilde, 605)

    Ecriture de vie et réflexion sur la souffrance et l’enfermement

    Wilde connaît à présent les ravages que la souffrance du corps inflige à l’esprit et il ne lui viendrait plus l’idée de dire comme il l’a fait dans L’âme de l’homme sous le socialisme que «l’opinion publique n’a pas la moindre valeur» (Wilde, 939) ni encore moins qu’«après tout, même en prison un homme peut être tout à fait libre. Son âme peut être libre. Sa personnalité peut rester sereine. Il peut être en paix» (Wilde, 940). Et Ellmann de conclure: «On a écrit beaucoup de sottises sur la prison, et Wilde le premier avant d’en faire l’expérience» (Ellmann, 517). Mais Wilde comprend bien vite que l’âme n’est pas libre en prison, que la souffrance, l’éreintement du corps, la faim et le manque de sommeil ne sont pas des mots mais bien une réalité et un mur dressé contre la réflexion et qu’il n’y a ni imagination ni rêve que puissent totalement le libérer. Oscar Wilde découvre le monde de la souffrance et de la douleur, il lui faut maintenant en faire le récit. On perçoit très clairement que par-delà la fatigue et la faim, la souffrance que Wilde met le plus en avant est celle provoquée par la sensation d’arrêt du temps. En effet, il fait référence à une anecdote de sa vie avec Bosie qui a eu lieu en 1894 et fait le commentaire suivant: «Trois ans se sont écoulés et c'est pour toi une durée très longue. Mais pour nous qui vivions en prison, et qui ne connaissons dans notre vie d’autres événements que la souffrance, les élancements de la douleur et le souvenir des instants cruels sont la mesure du temps. Nous n’avons rien d’autre à penser. La souffrance, si curieux que cela puisse te paraître, est le seul moyen grâce auquel nous existons, car c’est le seul moyen qui nous permette d’avoir conscience d’exister ; et le souvenir de la souffrance passée nous est nécessaire, car il est le garant, la preuve, de la persistance de notre identité. Un abîme me sépare du souvenir de la joie, qui n’est pas moins profond que celui qui me sépare de la joie dans sa réalité.» [5] (Wilde, 582)

    Et il semblerait que ce sentiment de temps figé soit l’une des principales causes de souffrance de Wilde: revivre indéfiniment les minutes de sa relation catastrophique avec Bosie, sa déchéance, son procès, la mort de sa mère, la honte qui s’est abattue sur sa femme et ses enfants. Douleur sans fin du souvenir, c’est cela le nouveau quotidien de Wilde: «Pour moi, c’est comme si les choses s’étaient passées, je ne dis pas hier, mais il y a un instant. La souffrance est un long moment unique. Nous ne pouvons la diviser en saisons. Nous pouvons tout au plus en enregistrer les états successifs, et relater leur retour. Pour nous le temps lui-même n’avance pas. Il tourne sur lui-même. Il donne l’impression de pivoter autour d’un centre de douleur. (…) Pour nous il n’est qu’une saison, la saison de la douleur. Même le soleil et la lune, nous avons l’impression qu’ils nous ont été ravis. Dehors, le jour est peut-être d’azur et d’or, mais la lumière qui se glisse au travers du verre profondément obscurci de la petite fenêtre à barreaux sous laquelle nous sommes assis est grise et parcimonieuse. Dans notre cellule, c’est toujours le crépuscule, comme dans notre cœur il est toujours minuit. Et dans la sphère de la pensée tout autant que dans la sphère du temps, le mouvement est aboli.» (Wilde, 612)

    La quête du nom

    Un autre intérêt manifeste du texte pour évoquer le sujet de l’écriture de soi en souffrance est la particularité de la rédaction, faite de fluctuations, d’hésitations mais aussi d’affirmations qui montrent, ou en tout cas laissent entrevoir l’artiste et le monde à travers un travail minutieux de représentation. Ici, il convient de noter que lorsque nous parlons de représentation, nous entendons par ce terme la mise en scène et la re-création artistique du monde réel ou de l’âme de l’artiste à travers l’art. Loin d’être synonyme de copie fidèle de la réalité ou d’expression des sentiments, la représentation est ici comprise comme la traduction du monde et de l’esprit telle qu’elle est perçue par la sensibilité et la subjectivité de l’artiste. C’est également la manifestation d’un désir de mettre en exergue sa personnalité et de découvrir son identité: Wilde se met en représentation lorsqu’il emprunte le costume du dandy et se crée un personnage qui fait sa gloire.

    En prison, privé de son mode d’expression physique, il doit se recréer une nouvelle identité et se met à nouveau en représentation. Mais cette fois, il affiche un nombre grandissant de masques: il est le pêcheur, le Christ, celui qui implore le pardon, celui qui comprend la souffrance et espère recevoir et donner encore de l’amour. Il cherche ce qu’il est devenu et ce qu’il pourrait devenir, espérant tour à tour retrouver sa place dans la société puis perdant toute illusion d’un quelconque retour à la civilisation. Wilde évoque ce qui l’attend à sa sortie: «Bien sûr je sais que d’un certain point de vue les choses seront plus difficiles pour moi que pour d’autres (…). Car je suis passé, non pas de l’obscurité à la célébrité momentanée que donne le crime, mais d’une sorte de gloire éternelle à une sorte d’infamie éternelle.» (Wilde, 631)

    Il tâtonne et nous offre une multitude de représentations de lui-même au gré de ses hésitations et de sa quête d’identité. Forcé de partir à la redécouverte de lui-même, l’artiste superpose les masques et nous oblige à nous demander s’il existe une représentation «à nu» de Wilde, laquelle serait enfin le vrai visage de l’artiste révélé par l’art de l’écriture. La disparition du nom est d’ailleurs un thème récurrent du texte et prouve l’importance du nom du père dans la création identitaire. Wilde comprend très tôt que son nom est désormais lié dans l’esprit de ceux qui l’ont condamné à tout ce qu’il y a de plus sordide: «[Ma mère] et mon père m’avaient légué un nom auquel ils avaient donné honneur et noblesse non seulement en art, en littérature, en archéologie et en science, mais aussi dans l’histoire officielle de mon pays, dans son évolution en tant que nation. J’avais à tout jamais déshonoré ce nom.» (Wilde, 613)

    Mais le nom est perdu, il ne rime plus avec gloire mais avec déshonneur. Comparant son statut à un tour en enfer, il écrit: «dans la fange la plus infâme de Malebolge, je siège entre Gilles de Rais et le marquis de Sade» (Wilde, 575) puis rapporte à nouveau cette comparaison plus loin dans le texte: «il y avait quelque ironie (…) de me voir installé entre Gilles de Rais et le marquis de Sade» (Wilde, 610). Mais l’humiliation de s’arrête pas là puisque si le nom de ses parents devient honteux, lui, ne peut même plus le porter: «Dans cette grande prison où j’étais incarcéré j’étais seulement le numéro et la lettre d’une petite cellule dans un long couloir, l’un des mille nombres sans vie et l’une des mille vies sans vie» (Wilde, 607). C. 3. 3., voilà la nouvelle identité de Wilde, identité bien médiocre car ne correspond qu’à un numéro sur une porte, il a été attribué à d’autres avant lui et à d’autres encore après. C’est aussi pour cela que Wilde raille Douglas lorsque celui-ci se fait «rappeler à son bon souvenir» sous le pseudonyme léger et enfantin de Prince Fleur-de-Lys. C’en est plus que l’homme devenu C. 3 3. ne peut en supporter et il écrit: «Ah! si ton âme avait été, comme elle aurait dû l’être pour atteindre à sa propre perfection, blessée de douleur, courbée sous le remords, rendue humble par la peine, ce n’est pas ce déguisement qu’elle aurait choisi pour chercher à entrer dans la maison des douleurs!» (Wilde, 608)

    La re-connaissance de soi

    Si ce sont les écrits de Wilde tout autant que son personnage de dandy qui l’on rendu célèbre, ce sont également eux qui l’ont en partie condamné; Wilde trouve néanmoins la force d’écrire sa souffrance et sous sa plume naît une nouvelle œuvre d’art. Peut-être le portrait de l’artiste à nu? Plus vraisemblablement un nouveau masque car qui peut prétendre se connaître? C’est en tout cas ce que suggère Wilde lui-même dans De Profundis. Avant tout, rappelons-nous que l’artiste n’a pas toujours accordé une valeur particulière à la nature de l’être, bien au contraire. Il écrit d’ailleurs dans les Formules et maximes à l’usage des jeunes gens que «le premier devoir dans l'existence, c'est d'être aussi artificiel que possible» (Wilde, 969) et que «seules les personnes superficielles se connaissent. (…) Seules durent les qualités superficielles. La nature profonde de l’homme ne tarde jamais à être mise à nu.» (Wilde, 970)

    Alors lorsque Wilde connaît enfin la vraie nature de la vie de prisonnier, son opinion change, privé de nom, privé de vie, il comprend que le monde et l’aspect sous lequel on y apparaît ne sont que mise en scène de la vie et non la vie elle-même. Il écrit alors dans De Profundis que «le vrai sot, (…), c’est celui qui ne se connaît pas lui-même» (Wilde, 566), en référence au précepte qui figure au fronton du temple de Delphes: le fameux «connais-toi toi-même». Il va même plus en avant dans sa réflexion sur la connaissance de soi au fil des pages et déclare que selon lui «il est bien sûr nécessaire, comme le déclare l’oracle grec, de se connaitre soi-même. Mais reconnaître qu’une âme humaine est inconnaissable, voilà l’ultime réalisation à laquelle puisse parvenir la sagesse. Notre mystère ultime, c’est nous-mêmes.» (Wilde, 655) La superficialité n’a plus lieu d’être, le superflu et le futile ont perdu leur saveur pour un homme assoiffé de liberté et privé de l’essentiel: la reconnaissance par la société et par lui-même de son identité. Ainsi, «la faute suprême, c’est d’être superficiel» (Wilde, 567) et c’est bien cela qu’il peut reprocher à Douglas. Le jeune homme semble atteint, en effet, selon Wilde de «ce vice suprême (…) d’être superficiel.» (Wilde, 605)

    Un nouveau Wilde

    A priori, l’expérience de la souffrance est transformée pour donner naissance à un nouveau Wilde transfiguré par la connaissance et la compréhension de la vie. Il semble qu’il existe une fonction performative de l’écriture dans De Profundis: un nouveau Wilde voit le jour en même temps qu’il décrit son expérience et sa quête de lui-même. Prisonnier anonyme accroché à l’espoir de reconstruire son identité, Wilde établit un parallèle entre ses erreurs du passé, ses théories erronées sur la valeur de la vie et sa nouvelle conception de celle-ci: «Je vivais autrefois pour le plaisir, et pour lui seul. J’évitais douleur et souffrance sous toutes ses formes. Je les exécrais l’une et l’autre. […] Elles n’avaient pas de place dans ma philosophie» (Wilde, 633). A présent, Wilde adopte une position schopenhauerienne en constatant que la souffrance est la pierre angulaire de l’existence lorsqu’il écrit «je vois à présent que la douleur, qui est la suprême émotion dont l’homme soit capable, est en même temps le modèle et la pierre de touche de tout grand art.» (Wilde, 634)

    «Derrière la douleur, on trouve toujours la douleur. La souffrance, à la différence du plaisir, ne porte point de masque. La vérité en art est l’unité d’une chose avec elle-même; l’extérieur devenu expressif de l’intérieur; l’âme devenue chair; le corps doué d’esprit. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de vérité comparable à la douleur.» (Wilde, 635)

    Oscar Wilde se projette dans le futur et nous offre son portrait après sa sortie de prison: celui d’un homme brisé mais qui a appris la valeur de la vie, qui ne s’occupera plus de mondanités et vivra de plaisirs simples. Il croit cependant toujours que la vie a des choses à lui apporter car «la découverte de la douleur l’a mené à la découverte de la consolation» (Ellman, 549): «Je sais également que bien des choses délicieuses m’attendent au-dehors, depuis ce que saint François d’Assise appelle ‘mon frère le Vent’ et ‘ma sœur le Pluie’, deux choses adorables, jusqu’aux vitrines et aux couchers de soleil des grandes villes. […] Je puis être parfaitement heureux tout seul. Avec la liberté, des livres, des fleurs, et la lune, qui ne serait heureux? (Wilde, 657-58)

    L’écriture de soi en souffrance, comme nous le voyons à travers De Profundis, aboutit à la preuve que son génie artistique est intact. Avons-nous entrevu le «vrai» Wilde? Nul ne peut le dire, pas même Wilde lui-même puisqu’il cherche à se découvrir. En revanche, si Oscar Wilde a réellement considéré la souffrance comme repère de l’existence pendant son séjour en prison, alors il nous a prouvé que celle-ci n’annihile en rien son talent. L’écriture combat la souffrance de l’isolation et de la déchéance, mais dans le cas de Wilde, c’est également le moyen de se reconstruire en tant qu’homme et en tant qu’artiste: il n’a plus de nom, plus de reconnaissance par les hommes, mais le texte, que Wilde l’ai pensé ou non, est une nouvelle œuvre d’art qui montre la capacité et la force de l’esprit en condition d’oppression.

    Notes

    1] Oscar WILDE, «De Profundis» dans Œuvres, introd. Pascal Aquien, trad. Jean Gattégno. Paris: Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 657. Les références suivantes à l’œuvre sont inclues dans le texte au format (Wilde, numéro de page).
    2] La première guerre des Boers a révélé les faiblesses de l’armée britannique et la perte de cohésion progressive de l’Empire. De plus, l’industrialisation a provoqué une vague incontrôlée d’urbanisation provoquant insalubrité et paupérisation au sein des villes surpeuplées. Les théoriciens de l’eugénisme, tel Francis Galton, se sont appuyés sur ses données pour montrer l’affaiblissement de la «race» et la dégénérescence annoncée de celle-ci.
    3] Notons cependant les études récentes sur le texte qui suscite de plus en plus d’intérêt, comme par exemple celle de Joséphine M. GUY et Ian SMALL, «Reading De Profundis» in English Literature in Transition 1880-1920. Gale Group, Vol. 49, 2006. pages 123 et suivantes.
    4] Richard ELLMANN, Oscar Wilde, trad. M. Tadié et P. Delamare, Paris : Gallimard, 1994, p. 529.
    5] Il poursuit en ces termes: «Si notre vie commune avait été ce que le monde s’imaginait qu’elle était, une vie faite simplement de plaisirs, de dissipation et de rires, je serais incapable d’en évoquer un seul moment. C’est parce qu’elle a été pleine d’instants et de jours tragiques, amers, inquiétants par ce qu’ils présageaient, ternes ou affreux par la monotonie de leurs scènes et l’inconvenance de leurs violences, qu’il m’est possible de voir ou d’entendre chaque incident distinct dans tous ses détails, et qu’en vérité je suis presque incapable de voir ou d’entendre rien d’autre. La douleur est à ce point la raison de vivre des hommes qui habitent en ce lieu, que mon amitié pour toi, telle que je suis obligé de me la rappeler, me semble toujours un prélude qui s’harmonise avec ces divers modes de souffrance qu’il me faut chaque jour éprouver; que dis-je? elle me paraît les rendre nécessaires: comme si ma vie, quoi que j’aie pu en penser ou que les autres aient pu en penser, avait constamment été une véritable symphonie de la souffrance (…)» (Wilde, 582).


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