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  • Le corps comme étalon de mesure
    Jérôme Dubois (a cura di)

    M@gm@ vol.7 n.3 Settembre-Dicembre 2009

    MARINS, TERRIENS ET TOURISTES SUR LA CÔTE D’ALBÂTRE: «RENONCER, MOI? JAMAIS!»


    Barbara Evrard
    Michel Bussi
    Damien Femenias

    barbara.evrard@etu.univ-rouen.fr
    Laboratoire CETAPS (EA 3832), 2 UMR IDEES 6228, Université de Rouen.

    La Côte d’Albâtre se présente comme une façade maritime unique en France. Les falaises crayeuses et les plages de galets possèdent certes un intérêt paysager mais font du littoral un espace peu propice au développement des loisirs. Plusieurs auteurs (Lecoquière Bruno; 1998, Clary Daniel; 1977) attestent d’ailleurs d’un désintérêt des seinomarins vis-à-vis du littoral. Pour autant, des activités physiques et sportives de nature existent. Ces expériences corporelles peuvent-elles servir d’unité de mesure qualitative? Que mesurent-elles alors et quels en sont les indicateurs? Qu’est-ce que ces expériences produisent et de quoi sont-elles le produit?

    L’objectif de cet article est de montrer dans quelle mesure des expériences corporelles construisent des territorialités singulières. Autrement dit, en quoi les activités physiques de nature participent-elles de la production d’usages et d’images constitutifs de médiation(s) territoriale(s)? A partir d’un travail de terrain, nous cherchons à donner à voir des formes d’appropriation du littoral. Nous nous basons sur un travail d’observation in situ des pratiques et d’une analyse complémentaire d’entretiens (23) menés auprès des pratiquants, pour mieux comprendre comment se construit un territoire vécu à partir d’expériences corporelles et comment ce territoire engendre des modalités de pratique spécifiques.

    Il s’agit dans un premier temps d’identifier les caractéristiques géomorphologiques de ce territoire. Comment accède-t-on au littoral? Qui sont les usagers? Que font-ils sur le littoral? Repérer les principales caractéristiques du terrain de jeu permet de déterminer les contraintes et les potentialités locales à partir desquelles se développent des pratiques. Nous verrons alors dans quelle mesure les mises en jeu du corps peuvent servir d’étalon à l’appropriation d’un territoire.

    Nous rapporterons dans un second temps la proximité du trait de côte, constitué de lieux naturels facilement mobilisables, à l’urbanisation du département. Quelles sont les conditions du dépaysement? Quelles ressources mobilisent les pratiquants? Quelles sont les représentations et les expériences de nature construites par les pratiques? En d’autres termes, nous chercherons à comprendre comment les activités de nature peuvent servir à identifier différents rapports au milieu naturel.

    Nous verrons alors combien la maritimité des pratiquants de la côte d’Albâtre diffère de celle des autres usagers dans la mesure où ils choisissent de dépasser les représentations habituelles et de pratiquer «malgré tout». Nous tentons de repérer, pour les comprendre, les autres logiques d’actions, les autres jeux auxquelles se livrent les acteurs (Crozier Michel and Friedberg Erhard; 1977) qui participent à la construction tant physique que symbolique de la côte.

    Entre rudesse, originalité et diversité: un littoral kaléidoscopique

    La côte d’Albâtre tient son nom de ses hautes falaises crayeuses qui s’étendent de l’estuaire de Seine à l’estuaire de Somme. Si ces falaises présentent un intérêt paysager et touristique, suscité notamment par l’aiguille d’Etretat, elles constituent un frein au développement des activités de loisir. D’une hauteur qui varie de 50 à plus de 100 mètres, leur fragilité, liée à une forte érosion, se traduit par des éboulements réguliers et imprévisibles [1]. Cette érosion parfois spectaculaire pose un problème de sécurisation des accès tant pour les personnes circulant au pied qu’au sommet des falaises.

    La présence des falaises laisse également peu d’accès au littoral. Sur les 130 kilomètres de côte, seules une trentaine de vallées s’ouvrent sur les plages de galets. Difficile alors de trouver un abris pour de petites embarcations. En voilier, les seuls refuges possibles sont constitués des ports de plaisance distants de plusieurs dizaine de kilomètres et dont l’accès est parfois conditionné par la marée. Sur les cinq ports de plaisance existants, trois sont de type pleine eau. De plus les plages de galets empêchent tout échouage et limite la mise à l’eau des embarcations. Des cales de mise à l’eau existent, mais régulièrement recouvertes de galets et endommagées, elles sont coûteuses à entretenir pour les collectivités locales.

    Enfin, l’urbanisation et l’industrialisation du littoral, intensifiées après la seconde guerre mondiale, constituent un frein au développement des activités physiques de nature. Les attaques répétées de la mer sur les constructions font du littoral haut normand, pour les acteurs locaux, un obstacle et engendrent un surcoût lié à l’entretien et aux réparations des équipements. La vocation touristique et récréative de la côte disparaît peu à peu des aménagements au profit d’une reconstruction fonctionnelle, moderniste et d’une intensification de la vocation industrielle du littoral (Bussi Michel; 2007).

    La Côte d’Albâtre présente aussi d’autres facettes, c’est là tout son paradoxe. Au côté d’une urbanisation essentiellement concentrée dans les villes-ports et à l’intérieur des terres, le littoral présente des nombreux espaces faiblement aménagés. Les valleuses (petites vallées sèches) sont restées naturelles, leur accès se limite à un sentier ou encore à un escalier lorsque celui-ci a résisté aux attaques de la mer et aux éboulements. Quelques stations balnéaires se présentent comme des vallées peu urbanisées où seule une digue et un parking sont aménagés comme à Saint-Aubin-Sur-Mer. Ces paysages de falaises crayeuses, les plages de galets, la luminosité et les valleuses ont d’ailleurs inspirés de nombreux artistes qu’ils soient poètes, écrivains, peintres ou plus récemment cinéastes. Ces oeuvres donnent à voir l’originalité de paysages souvent saisissants, parfois grandioses comme à Etretat. La côte d’Albâtre présente également une réelle richesse faunistique et floristique qui justifie la présence de ZNIEFF (Zones Naturelles d’Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique). Ces îlots de verdure constituent dès lors les terrains de jeux privilégiés des pratiquants.

    Au-delà des contraintes, la côte d’Albâtre présente aussi des atouts favorables à la pratique d’activités physiques de nature. Cette côte, soumise aux marées et exposée aux vents offre la possibilité de pratiquer de nombreuses activités de glisse, comme en témoignent les sites Internet de surfeurs, kite surfeurs et véliplanchistes haut-normand. Ainsi quinze spots sont régulièrement investis par les pratiquants de windsurf, principalement au cours de la saison hivernale qui propose les meilleures conditions météorologiques pour la pratique. D’après Maxime, «le climat ici fait que les plus gros coups de vent et que les plus grosses vague tu les as quand il fait froid».

    Carte 1: Cette carte donne la plage de vent pendant laquelle le spot fonctionne. Par exemple Le Havre fonctionne de sud est à nord ouest.

    Mais les usagers du littoral n’exploitent pas ses potentialités de la même façon. Les «terriens», agriculteurs d’abord tournés vers la terre, regardent ailleurs et considèrent le littoral comme un espace difficilement accessible. Leurs usages de l’espace maritime, illustrés dans le documentaire «Les terriens» d’Ariane Doublet, s’arrêtent au bord de la falaise. La mer est d’abord l’espace hauturier de travail et de danger. Les pêcheurs du pays de Caux s’inscrivent dans la tradition des Terre-Neuvas, pêcheurs du lointain. La côte se fait d’autant moins désirable qu’elle est exposée aux vents, aux tempêtes et est difficilement accessible. De fait, pour Lecoquière la mer est ressentie comme une barrière dans la mesure où les falaises apparaissent davantage comme un obstacle que comme un passage, ce qui explique que les Normands sont plus facilement terriens que marins (Bruno Lecoquière; 1998). Habiter le littoral et se tourner vers la terre est une attitude d’autant plus paradoxale dans une société où les mythes contemporains de la mer s’ancrent profondément dans un désir d’ailleurs (Cabantous Alain, et al.; 2005) et d’autrement (Damien Féménias; 2004). Les terriens renoncent dès lors à un possible usage ludique de cette côte et sont davantage dans un mode traditionnel d’appropriation de l’espace en contradiction avec «l’esprit du temps».

    Terrain de jeux des parisiens, cette côte se présente comme la «façade littorale de Paris». La proximité de foyers urbains importants comme Rouen lui confère également une position privilégiée dans le paysage touristique. Mais il y a une distorsion entre l’immense marché potentiel qui constitue son environnement (Clary Daniel; 1977) et la réalité touristique. La côte d’Albâtre accueille surtout une clientèle de proximité constituée d’habitués et d’urbains pour un tourisme excursionniste et de courts séjours. Les «touristes» ont alors une connaissance superficielle du littoral qu’ils traversent sans l’explorer. Les valleuses, constituent les écrins d’un littoral qui mêlent ville-ports industrialisées et stations balnéaires authentiques voire désuètes. Pourtant ces sites sauvages sont généralement méconnus des touristes. Une des raisons de cette ignorance est que les valleuses sont souvent privatisées par des résidents secondaires qui tendent à en limiter l’accès. De plus, si les touristes reconnaissent la qualité paysagère de la côte, ils ignorent bien souvent les possibilités de pratique qu’elle autorise. La mer est en premier lieu un paysage qui se regarde et non un territoire qui s’explore. Les touristes pratiquent peu d’activités de nature en dehors de la randonnée, ils sont d’abord à la recherche d’un dépaysement maritime et d’une découverte patrimoniale. Ne pouvant miser sur les atouts classiques des destinations maritime, les collectivités locales s’appuient surtout sur la promotion d’un patrimoine naturel, historique, et sur les paysages mis en scène par des artistes (Bussi Michel; 2000). Les doris, barques traditionnelles des pêcheurs, les villas style XIXe, les maisons de briques et silex, mais aussi l’architecture Perret du Havre classée au patrimoine mondial de l’UNESCO constituent les emblèmes de ce territoire patrimonialisé enraciné dans le passé (Di Méo Guy; 2001 [1998]). La côte d’Albâtre ne constitue pas une destination pour les «touristes sportifs» (Sobry Claude; 2004) dans la mesure où, en dehors des séjours préalablement organisés, la pratique de découverte et les offres de location sont réduites à leur plus simple expression.

    Si la côte d’Albâtre est loin de répondre aux exigences esthétiques et de confort de la mode touristique actuelle, des pratiquants l’utilisent, malgré tout, comme un espace ludique. Ils voient dans cet espace maritime un terrain de jeu et une opportunité, là où d’autres le considère comme un obstacle. Parce qu’ils choisissent de dépasser les représentations habituelles, les pratiquants explorent l’espace maritime de multiples façons et fréquentent la côte en toute saison. Ils s’approprient ce littoral différemment des terriens ou des touristes notamment parce qu’ils l’appréhendent au travers une mise en jeu des sens. Le pratiquant s’attarde sur la côte, regarde autrement les paysages et explorer différemment le territoire. Mais être «marin» sur ce littoral signifie se rendre disponible. Pratiquer des activités nautiques suppose une adaptation aux conditions météorologiques et donc être en mesure de se donner du temps lorsque les conditions (vent, vagues et marées) sont réunies. Mais le pratiquant doit également avoir la possibilité d’être mobile. Le faible nombre d’accès à la mer et la morphologie de la côte nécessite des déplacements pour accéder aux sites. Enfin, pratiquer sur ce littoral implique également une disponibilité symbolique par laquelle les pratiquants dépassent les représentations en vogue et les contraintes pour décider de faire de ce territoire un espace ludique.

    Nous voyons que les contraintes de la côte d’Albâtre engendrent différents rapports au territoire maritime. Certains y renoncent, d’autres l’effleurent et enfin quelques-uns uns choisissent de faire avec les contraintes et de s’approprier un espace de jeu finalement accessible sous conditions et peu approprié par d’autres.

    Paysages pratiqués, les jeux de la nature et du béton

    Dans cette seconde partie, nous interrogerons le mode de rapport au milieu «naturel», les expériences de soi et les rapports aux autres, construits par les pratiques. La proximité du trait de côte constitué de lieux naturels facilement mobilisables sera étudiée au regard de l’urbanisation du département. Les paysages de la côte d’Albâtre sont effectivement plus diversifiés, plus singuliers et plus originaux qu’il n’y paraît. Ainsi, les majestueuses falaises d’Etretat sont voisines d’une centrale nucléaire et d’un port pétrolier. Pour autant, même les sites industrialisés sont investis par les pratiquants.

    1.1. Un béton «naturalisé» ou une «nature» bétonnée?

    Photo 1: Site d'Antifer, image Google map.

    Le paradoxe de la pratique des activités dites de nature sur ce littoral est qu’elles se déroulent autant dans des sites préservés qu’en proximité directe de sites industrialisés ou fortement urbanisés. La plage de Saint-Jouin-Bruneval, située à une centaine de mètres du terminal pétrolier d’Antifer, en est un exemple typique. Une seule route dessers ces deux aménagements et offre une vue surplombante sur le port pétrolier, spectacle d’une nature maîtrisée par l’homme. Les constructions donnent à voir un découpage de la falaise et l’empiètement dans la mer de l’immense digue nord. En revanche, sur la plage le port est rendu invisible par des dunes de sables et de verdure qui font oublier l’industrialisation du site. En période de grandes marées nous avons constaté une importante activité pêche à pied. De la même façon, lorsque les conditions météorologiques l’autorisent, des planchistes et kite-surfeurs s’approprient le spot. Lors de journées ensoleillées en période estivale, la cale permettant la mise à l’eau de jet-ski ou de petites embarcations à voile ou à moteur est très vite encombrée. La présence du terminal pétrolier ne change rien, «on fait avec», c’est un état de fait.

    Le site d’Octeville-sur-mer constitue un autre exemple paradoxal. Il abrite une ancienne base de l’OTAN conçue pour stocker du pétrole en période de guerre froide, et fait office de cimetière à bateaux. Echoués au large du Havre, des cargos ont été remorqués ici où la mer fait son œuvre et découvre à marée basse les carcasses rouillées. Désormais désaffectée, la base de l’OTAN accueille une association de protection de la nature. A droite de la plage, installées sur des éboulis de falaises des cabanes de pêcheurs réaménagées servent de «résidences secondaires» et de « paradis verts », pour quelques familles d’Octeville. Le haut de la falaise, affaissée, sert d’aire de décollage pour les parapentistes. Ce site est l’illustration de l’équilibre fragile entre constructions de l’homme et nature indomptable. La présence du béton s’efface et se fait absorber par une nature brute, voire authentique source de plaisir rugueux. La fragilité du littoral apparaît d’autant plus qu’elle est mise en exergue par la présence de ces «ulcérations» à quelques mètres de la plage.

    Enfin, Le Havre, premier port de commerce à l’entrée de la Manche et agglomération la plus peuplée et la plus urbanisée du littoral, est un terrain de jeu très fréquenté. Originellement port de commerce, rapidement station balnéaire, les activités ludiques ont ici toujours cohabiter avec l’activité portuaire. Les pratiquants se mêlent alors au ballet des cargos qui croisent au large. Port international, et centre ville reconstruit dans une vision fonctionnelle et moderniste après guerre, la ville apparaît aujourd’hui au classement du patrimoine mondial de l’UNESCO et se revendique comme station balnéaire à part entière. Le béton est ici valorisé et intégré à l’offre ludique et touristique de la ville.

    Ces paradoxes apparents peuvent s’expliquer de multiples façons. Le pratiquant peut être indifférant au milieu. Les loisirs ne sont effectivement plus des temps occasionnels mais s’inscrivent dans le quotidien. Les pratiquants cherchent alors des espaces de pratique de proximité facilement mobilisables. Le cadre importe peu, l’essentiel est la possibilité de s’adonner à son activité dans le temps du quotidien. Ces pratiques en milieu urbanisé peuvent aussi être une façon de s’approprier l’espace. Pour Augustin (Augustin Jean-Pierre; 1995) les activités sportives de nature participent d’une valorisation des espaces naturels et d’une naturalisation des milieux artificialisés. Par la mise en jeu des corps, les pratiques sportives de nature servent d’outils de reconquête de l’espace urbain. Enfin, il peut s’agir de montrer que malgré les contraintes, ce littoral constitue un espace ludique parmi d’autres.

    1.2. La recherche d’une fragile nature «sauvage»

    Le développement actuel des sports de nature s’inscrit dans une société où émerge une demande sociale de nature de citadins confrontés à l’artificialisation de leur milieu de vie (Leynaud Germain and Blaise Louis; 1995). Dans la mesure où ce littoral a échappé au tourisme «conquérant» des années soixante (Augustin Jean-Pierre; 1995), il présente un aspect sauvage et des îlots verts favorables au développement des loisirs de nature. Les valleuses faiblement aménagées offrent au pratiquant des espaces restés naturels, sortes de paradis verts ouverts à la «robinsonnade».

    Les activités physiques de nature semblent se combiner de plus en plus avec des préoccupations écologiques qui traduisent un désir de nature «sauvage», authentique et protégée (Kalaora Bernard; 2001). Le rapport au territoire de pratique s’en trouve lui aussi bouleversé. Les espaces naturels ne sont plus cantonnés uniquement à la sphère du loisir. Les représentations contemporaines, plus complexes, y adjoignent une dimension publique, politique et écologique. Les espaces naturels ne sont plus considérés simplement comme des terrains de jeu, mais comme des espaces fragiles et menacés dont les usages se doivent d’en respecter la préservation.

    Même les activités considérées comme destructrices se parent de préoccupations écologiques. Le président d’un club de 4x4 sur le littoral nous décrit la participation de son club à une opération de défense des loisirs verts. Ils passent ainsi une journée par an à nettoyer et débroussailler des chemins qui ont été fermés ou oubliés. Les clubs de voile ou les associations de planchistes développent également un programme écologique de sensibilisation à l’environnement ou encore de nettoyage des plages. Produits d’une époque, ces initiatives montrent combien ces activités s’inscrivent, au moins au plan symbolique, dans les préoccupations de développement durable de la société globale.

    1.3. Un territoire, des espaces de pratique

    La distinction entre sports traditionnels et sports de nature s’opère notamment par les espaces mobilisés pour la pratique (Mao Pascal and Bourdeau Philippe; 2008). Les sports traditionnels utilisent des «lieux sportifs par destination» dont les installations s’inscrivent dans les projets territoriaux. Par contre, les activités sportives de nature s’inscrivent dans des espaces multiples non définis aux contours flous. Regroupés sous le terme d’Espaces Sites et Itinéraires (ESI), les lieux de pratique ont pour support privilégié les espaces naturels. Les activités se distinguent alors moins par les pratiques que par leur rapport au territoire. Elles constituent autant d’expériences de soi, du corps et du littoral.

    Par exemple, pour les pratiquants d’activité de glisse, la qualité du plan d’eau et les conditions météorologiques sont déterminantes dans le choix du territoire investi. Ses caractéristiques techniques en fondent la valeur. Le territoire fait ici l’objet d’un marquage et d’une appropriation qui peut se traduire par des conflits d’usages. Les randonneurs sont eux, en revanche, plus attentifs au cadre de pratique. Le territoire investi est choisit pour ses qualités naturelles et paysagères. Le pratiquant est de passage dans un milieu naturel qu’il envisage comme une ressource fragile à préserver. Les conflits tendent à apparaître lorsque leurs représentations du milieu naturel et les usages qu’ils considèrent comme légitimes s’opposent à celles des autres usagers du littoral.

    Des modes d’appropriation du territoire maritime

    Les différents modes de pratique produisent alors des «tribus» (Maffesoli Michel; 1988) dont l’esthétique sert de ciment en lieu et place des institutions. Au sein de ses groupes se partagent des expériences, des valeurs et des références culturelles qui participent de multiples appropriations territoriales. Trois types de maritimité traduisent les différents modes de rapport au littoral des pratiquants.

    Les pratiques contemplatives correspondent à un usage traditionnel de la côte et s’inscrivent dans une maritimité «romantique». Le rivage en tant qu’espace de loisir est d’abord un lieu de méditation où le pratiquant vient admirer une nature sauvage. Le «romantique» s’émeut face au spectacle d’une nature grandiose qui lui rappelle la fragilité de sa condition humaine, qui fait aussi qu’il se sent en vie. «Quand tu pêches à côté de Nathalie, tu t’intéresses un peu aux crevettes, un peu aux bouquets, aux bons coins etc. mais beaucoup aux paysages, aux lumières, au soleil…». La contemplation d’une nature «tableau» à préserver et à protéger offre au pratiquant une réponse à son besoin de ressourcement (Corbin Alain; 1988) dans des activités qui sont l’occasion d’un retour sur soi. Ce mode de pratique rappelle l’esprit «bains de mer» du XIXe siècle où la nature est perçue comme bienfaitrice et l’eau froide revigorante propre à soigner les maux d’une vie citadine. Des pratiquants se livrent encore à une pratique actualisée du bain à lame où, debout dans l’eau, ils se font quotidiennement secouer par la vague salvatrice. Certains planchistes nous racontent également s’être trouvés en admiration lorsqu’ils reviennent vers la plage et qu’un coucher de soleil se reflète sur la falaise. Enfin, un parapentiste se plaît à observer les lapins et les agriculteurs lorsqu’il survole les falaises d’Octeville-sur-Mer.

    Le pratiquant qui cherche à s’endurcir au contact d’une nature rude dans laquelle il éprouve sa propre puissance se situe dans une maritimité que l’on peut qualifier de «combative». C’est de la dépense physique et du dépassement de soi que naît le plaisir de pratiquer. D’ailleurs, pour Maxime, les «vrais» pratiquants sont d’abord ceux qui sortent l’hiver au risque d’attraper engelures et autres maux. Adeptes des «grosses conditions», ces pratiquants explorent et repoussent leurs limites physiques dans une nature indomptable. Face à des conditions hostiles dans une nature extrême, le combatif éprouve sa volonté et son courage. L’affrontement réussi, sans casse, érige le pratiquant en «héros» moderne qui en sort grandit, plus fort. La présence d’autres «héros» rend possible l’engagement extrême. Monde de «durs», capables de supporter les souffrances, ils font preuves d’abnégation et de solidarité face à l’hostilité des conditions qu’ils bravent. «L’esprit marin» s’accompagne de devoirs envers les autres. Parce que chuter ou casser peut aussi signifier mettre en jeu sa vie, ils se confrontent et se protègent dans un même élan. Ce type de maritimité peut prendre la forme d’une sortie en planche pendant une tempête, du bain de la nouvelle année des «pingouins de Dieppe» ou encore d’une sortie d’endurance où les parapentistes parcours plusieurs centaines de kilomètres pour tester leurs limites.

    Enfin, le groupe des pilotes désigne des usagers en quête d’un sentiment de maîtrise. Maritimité de «navigateur», ce mode de pratique n’exclue par pour autant les activités terrestres. L’objectif du pratiquant est ici de s’adapter aux caractéristiques du terrain d’évolution et de tracer son itinéraire en fonction des météores. Ces activités correspondent à un usage complice de la nature qu’il s’agit de comprendre. L’environnement se fait terrain de jeu et la nature en est le partenaire privilégié. Le pilote est centré sur l’expérience corporelle et les sensations ressenties plus que sur les paysages traversés. Le plaisir se trouve dans la sensation de liberté procurée par la maîtrise des éléments. Ils décryptent le milieu pour mieux s’en jouer et donnent l’impression d’une «enfance de l’art». Pour Hervé, la planche à voile c’est d’abord chercher la progression dans les sauts et le travail de la vague. Cette modalité de pratique peut prendre des formes douces comme dans la baignade où le nageur construit son itinéraire et adapte son allure au courant pour se rendre d’une plage à l’autre; ou plus rude lorsque le parapentiste sort par «gros temps» et s’appuie sur sa maîtrise technique pour jouer avec les éléments.

    Cette typologie ne fige cependant pas les pratiquant dans une seule et unique modalité. Ils peuvent tour à tour passer d’une pratique contemplative, à une modalité plus rude au cours de la même sortie. D’ailleurs les pratiquants d’activités de nature sont bien souvent des multi pratiquants passant d’une activité à l’autre au gré de leurs envies ou des opportunités (Canneva Hervé, (dir.) 2005).

    Des expériences, des maritimités

    L’étude des activités physique de nature de la côte d’Albâtre montre une sédimentation des pratiques où différentes strates du présent et du passé se superposent dans une même réalité sociale. Des usages d’hier, plus contemplatifs, côtoient des activités plus contemporaines et révèlent de multiples appropriations territoriales et formes de maritimité. Les modalités de pratiques distinguent alors autant les pratiquants entre eux, que les pratiquants des autres usagers.

    Les mises en jeu du corps traduisent ici de multiples formes d’appropriation du territoire qui se donne à voir au travers des maritimités. Les pratiquants revendiquent cette territorialisation par l’affichage d’une identité «viking» qui les rapproche en même temps qu’elle les distingue des non pratiquants. Même si pour Clary (Clary Daniel; 1977) la mauvaise réputation climatique de cette région est trop souvent injustifiée, la Manche est une mer dont la température dépasse rarement les 18°C en été. Or, comme nous l’avons déjà précisé, la saison hivernale est la plus favorable à la pratique des activités nautiques qui fait dire à Hervé qu’ils sont des «vikings» dans la mesure où ils pratique dans une atmosphère «nordique minérale, dure». Etre pratiquant haut-normand est alors une identité qui s’affiche et se revendique, un pratiquant a d’ailleurs représenté l’aiguille d’Etretat sur sa planche de surf et un club porte le nom de «Viking surf club». Ces pratiques produisent des formes d’appropriation du littoral, des expérimentations physiques et des expériences de soi. Dans une société où l’identité se vit comme un bricolage de sens (Dubet François; 1994), les identités maritimes sont autant de constructions de soi. Le territoire fonctionne à la fois comme référence, élément de reconnaissance et d’identification. Les loisirs sportifs deviennent dès lors des éléments de médiation territoriale (Di Méo Guy; 2001 [1998]). Le territoire sert à la fois de référent identitaire et de liens entre les acteurs sociaux. Ainsi, la côte d’Albâtre est érigée en territoire par les activités qui y sont pratiquées et qui participent d’une appropriation de l’espace. Mais ce littoral participe lui aussi d’une construction identitaire par les référents sociaux et spatiaux qu’il génère, par les représentations qu’il fait construire.

    Pour Marc, cette côte nécessite non seulement le courage d’y aller, mais aussi une éducation du regard pour l’apprécier. Les «terriens» comme les «touristes» n’auraient pas les clés pour la comprendre. Les pratiquants, en revanche seraient capables de reconnaître la richesse et la diversité des paysages comme des terrains de jeux. Pour autant, nombreux sont les pratiquants qui, dès qu’ils en ont l’occasion, investissent d’autres littoraux qu’ils considèrent plus favorable à la pratique de leurs activités. Au creux d’autres apparences, au-delà des représentations convenues et des usages établis, c’est un littoral méconnu et «discret» que les pratiquants partagent et nous font découvrir.

    Notes

    1] De nombreuses études s’intéressent aux risques générés par l’érosion des falaises. Notons notamment Stéphane, Costa. Le risque naturel sur le littoral Haut-Normand. Etudes normandes: "La côte d'Albâtre, usages et images", 2007, pp. 20-36, 0014-2158. Jacques, Pagny. Le risque littoral sur la Côte d'Albâtre. Connaître pour agir [en ligne], 2002.

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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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